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ALEXIS, Paul(1847-1901) : Nuit de printemps(1883).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.IV.2013)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière de l'édition donnée à Bruxelles en 1883 par Henry Kistemaeckers dans le recueil : Le Collage
 
NUIT DE PRINTEMPS
par
Paul ALEXIS

~*~

I

Au commencement d'avril, il a fait quelques soirées magnifiques. Parune lune pleine, toute ronde, suspendue dans la direction du Champ deMars, comme un superbe louis d'or, les Champs-Elysées, vraiment dignesde leur nom, semblaient un lieu de délices surnaturelles. Devant lescafés-concerts, qui n’avaient pas fait leur réouverture, des promeneursattardés respiraient avec émotion les effluves du renouveau. Soudain, àl’entrée de « l'Allée des Veuves », un fiacre, contenant une femmeseule, s’arrêta. Le fiacre était payé. La femme se contenta de refermerbruyamment la portière et s'éloigna, non sans avoir adressé au cocherun familier signe de tête.

— Eh bien ! dit celui-ci du haut de son siège, il n ya qu'à la regarderse carapatter… Mince ! elle vous a une jolie cuite, la particulière !

Il y avait de ça. Hortense ne faisait pas positivement des festons enmarchant ; mais, de la façon dont elle filait sous les beaux arbres,yeux allumés, frimousse au vent, chignon de travers, on devinaitquelque chose de pas ordinaire.

Ce n'était pas tant ce qu’elle avait bu là-bas, tantôt, à la Vacherie,lorsque la voiture avait fait halte. Non ! s'il lui prenait à présentdes envies de crier, de sauter, de se rouler sur le gazon ras despelouses, c'était du contentement, plutôt encore qu'un plumet en règle.Cette fille venait d'avoir de la chance. Dès huit heures et demie, àpeine au sortir de table, en arrivant dans la grande allée, elle avaitfait une bonne rencontre. Au nez des camarades jalouses, un étrangertrès sérieux, à lunettes d'argent, l'avait emmenée pour un tour envoiture. Aussi, des fiertés la prenaient, et levant en l’air son nezretroussé, elle regardait la lune, semblable là-haut à un beau napoléontout neuf. Elle en avait trois, elle, dans son porte-monnaie, de beauxnapoléons tout neufs. A peine onze heures, et avoir déjà fait soixantefrancs ! Disposée à accepter une nouvelle promenade, elle recommençaità sourire aux passants bien mis, lorsque tout à coup, non loin du cafédu Chalet, elle se trouva nez à nez avec Chichite, qui lui dit àbrûle-pourpoint :

— Bonsoir, payse... Ta vas me payer quelque chose ?


II

Hortense voulait passer outre. Mais Chichite, une de ces gaillardes quin'ont pas froid aux yeux, lui barra le chemin.

— Sacré payse ! tu as eu de la chance, toi... tu viens d'étrenner...Qu'est-ce que tu paies ?

Hortense, qui n'avait pas mauvais caractère, ne se fâcha pas tout desuite.

— Tu te trompes, ma fille... je n'ai pas fait un sou... répondit-elleavec douceur.

Sans être plus fausse ni plus ladre qu’une autre, Hortense n'avaitqu'une idée : éviter la tuile, se débarrasser n'importe comment decette gouappe de Chichite, et, sans perdre de temps, se remettre autravail. Toute lancée qu'elle était, elle voulait fermement restersérieuse. Que diable ! on n'est pas en veine tous les jours. Tantôt, ense tirant les cartes, elle avait vu ça : tous les trèfles étaientsortis ! Aussi, maintenant qu'elle avait gagné de quoi payer sachambre, ce serait bien sot à elle de ne pas faire le même soir soncostume neuf et, qui sait ? peut-être son chapeau.

— Pas un sou! affirma-t-elle avec aplomb. J'ai pas même dîné...

Et, apercevant à quelques pas la baraque d une marchande de limonadefraîche, de coco, de sucre d'orge, elle eut la présence d’esprit d'ycourir.

— Avez-vous un morceau de viande, madame la marchande ?

Chichite arrivait furieusement sur les talons d'Hortense. Tout ça,c’était de la frime. On ne la lui faisait pas ! Encore si elle nel’avait pas vue grimper en voiture avec le pékin chic ! Car, à coupsûr, celui-là n'était pas un poseur de lapin. Entre camarades, semonter ainsi le coup n'était pas honnête.

Et, comme l'autre faisait encore mine de détaler, Chichite la saisitpar le bras, en vociférant :

— Un cognac!... Tout de suite, un cognac !... Ma payse vous le paiera,madame la marchande, moi, je n'ai pas un rond...

— Tu n'as pas le rond ! fit Hortense à bout de patience. Zut à la fin!... Faut pas tant en donner à ton Gustave... et tu auras aussi de lagalette !

Et elle dégagea violemment son bras. Cela se gâtait. Elles avaientautant bu l'une que l'autre. A leurs éclats de voix, venaientd'accourir sept ou huit filles, lasses de rôder inutilement dans lesallées peu fréquentées. Les lazzi et les rires de cette galerieenvenimèrent la querelle.

— Et si je l'aime, moi, Gustave !... Et s'il me plaît de lui endonner...
alors ?

— Alors ! merde... pour toi et pour lui !


III

Puis, des gros mots, sans qu’on sût qui avait commencé, Hortense etChichite en vinrent aux voies de fait. Hortense, comme une chatteenragée, souple et terrible, bondissait. L'autre, imposante par lamasse, un vrai dromadaire dont les deux bosses semblaient n'en fairequ'une, assénait dans le vide de formidables coups de poing.

D’abord, elles ne se firent pas grand mal. Une gifle bien appliquéechanta pourtant sur la bonne grosse joue de Chichite. Mais le nezretroussé d'Hortense fut tout de suite en sang. Folle alors, poussantd'aigus cris de rage, celle-ci fit un saut en arrière ; et, ramassantson en-tout-cas tombé au commencement de la dispute, elle voulut enassommer l’autre ; mais la pomme lui resta à la main, tandis quel’en-tout-cas se brisait contre la baraque. D'émotion, la marchande enrenversa une carafe de limonade, et se mit à crier à la garde. Amuséeet grossissant à vue d’œil, la galerie se tordait.

Quand la garde arriva enfin, il fallut un certain temps pour relever etséparer les deux femmes, qui, réunies par les hasards de la rixe, neformaient plus qu'un seul être : un monstre informe, roulé à terre,gigottant de ses huit membres enchevêtrés, ballottant ses deux têtes,en train de se griffer lui-même, de se mordre. Cela au milieu d'unepelouse de jeune gazon, fraîchement arrosée et devenue un lit de vasenoirâtre.


IV

Le lendemain matin, vers cinq heures, au poste du Palais del’Industrie, dans un « violon », Chichite fut éveillée à demi par lasensation d'être couchée à la dure, sur un banc de bois.Presqu'aussitôt, une crampe à la cuisse gauche la fit s'apercevoirqu'elle n'était pas seule. Hortense dormait là profondément, pelotonnéeà ses pieds, prenant une de ses larges cuisses pour oreiller.

Sans s'éveiller complètement, encore pompette, Chichite ne fit quedégager sa jambe. Mais, n'ayant pas chaud, elle remonta contr'elle cecorps moite. Pour ne pas tomber du banc étroit, instinctivement,l’autre finit par la prendre tout à fait dans ses bras. Et ellesdormaient encore ainsi, vers sept heures, lorsqu'un gardien de la paixvint les déboucler.

— Eh bien ! mes tourterelles, vous ne vous êtes pas mangé le nez cettenuit ?... Je le savais bien, moi, qu’une fois ici, vous vous tiendriezchauds vos petits petons...


V

Avant de comparaître devant le commissaire de police, elles durentattendre une heure et demie, dans le poste, au milieu d'une vingtainede gardiens de la paix. Ces messieurs se montrèrent aimables. Il nefaisait pas chaud, et le poêle ronfla comme en hiver. On leur prêta unevieille brosse chauve, un peigne à moustaches.

Bien qu'ayant couché ensemble, dans les bras l’une de l'autre, elles nes'étaient pas encore parlé. On leur permit d'aller à la fontaine, dansla cour. Là, après s'être observées quelque temps du coin de l’œil,sans se départir de leur grande froideur, elles se rendirent pourtantcertains petits services.

— Voudriez-vous, s'il vous plaît, m'aider à rattacher mon chignon ?

— Madame me donnerait-elle un coup de brosse là, entre les deux épaules?

— Madame, je vous remercie...

Soudain, s'étant regardées bien en face. L’une et l'autre, en mêmetemps, elles pouffèrent de rire.

— Quelle cuite, hier! avoua Hortense. Dis, étions-nous bêtes, toi etmoi ?

— Sacré payse, va ! s'écriait l'autre, très émue.

Elle ne put que répéter, sept ou huit fois de suite, son « sacré payse». Tout finit par un déjeuner copieux en cabinet particulier. Hortenseoffrit ça d'elle-même, dans sa joie, dès que le commissaire les eutrelâchées. Les soixante francs y restèrent, et l'on se passajoyeusement de Gustave. Vers cinq heures du soir, Hortense et Chichite,les mains égarées, la bouche à la peau, dormaient pâmées aux bras l’unede l'autre.