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ALONNIER, Edmond(1828-1871) : Augustine(1859).

Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.IX.2010)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire(Bm Lx : 4856)de la Médiathèque du recueil de l'année 1858-1859 des Cent mille feuilletons illustrés,publié à Paris.


Augustine
Roman complet
par
Edmond Alonnier


~ * ~

Il y a deux ou trois ans, peu importe l’époque, elle n’est de nulleimportance dans ce récit, une jeune ouvrière d’un atelier de brochurereçut la lettre suivante :

« Madame, si je ne vous croyais pas une femme supérieure, la lettre quej’ai la témérité de vous écrire ne vous serait jamais parvenue, et jegarderais au plus profond de mon coeur les sentiments que j’éprouve pourvous.

« Ce début doit vous surprendre. Écoutez-moi un peu, ou plutôtlisez-moi, et, lorsque vous m’aurez suivi jusqu’au bout, interrogezvotre coeur, et, si je ne me suis trompé, il vous dira mon nom, que pardélicatesse je n’ose placer au bas de cette lettre.

« Si votre coeur reste muet, jetez-la au feu et n’y voyez que l’oeuvred’un fou.

« Voilà bientôt six mois que j’ai eu le plaisir de vous voir pour lapremière fois, et tout d’abord je vous ai distinguée d’entre toutes voscompagnes.

« Pourtant je ne vous avais pas parlé, à peine si je m’étais approchéde vous, nul regard ne m’avait encouragé ; d’où provenait cecommencement d’amour, je l’ignore.

« Du reste, je raconte et ne discute pas. Je vous aime de l’amour leplus pur ; j’aime le son de votre voix, la couleur de vos cheveux ;tout en vous me charme et me séduit. Connaissant votre position, je nevous demande rien, ni regards ni espérance.

« Je voulais seulement vous dire que je vous aimais, et que vous aviezen moi le plus respectueux de vos admirateurs. »

A quelque condition qu’appartienne la femme qui reçoit une tellelettre, fût-elle duchesse ou ouvrière, son amour-propre est toujoursflatté.

Augustine fut heureuse.

Du reste, l’auteur de la lettre avait fait tout ce qui était nécessairepour que l’on songeât à lui. Il avait su adroitement piquer lacuriosité.

 Quand Augustine reçut cette lettre, elle était à son travail ;elle la lut assez tranquillement, non sans qu’une légère rougeur nevînt trahir l’état de son âme. Lorsqu’elle eut fini de lire, son regardvoilé se promena sur les fenêtres d’un atelier voisin ; c’était là quedevait être l’auteur, son coeur le lui disait ; pourtant elle hésitait àse prononcer.

Mais, avant d’aller plus loin, il est bon d’esquisser le portrait denotre héroïne.

Elle avait alors vingt-deux ans, le séjour de l’atelier lui avait faitperdre ses couleurs de jeune fille, comme ses douleurs d’épouse luiavaient tracé sur le front des rides précoces ; ses cheveux noirs etabondants joints à de beaux yeux ombragés de longs cils, donnaient àl’ensemble sa physionomie quelque chose de vaporeux et d’indéfinissablequi charmait ceux qui l’approchaient.

C’était probablement ce regard voilé qui avait porté le désordre dansl’âme de celui qui lui avait écrit cette singulière lettre.

Toute la journée, Augustine discuta avec elle-même pour savoir cequ’elle devait faire, car, il faut bien le dire, le nom de l’auteur dela lettre lui était connu.

Le soir, sa détermination était prise ; elle resta la dernière àl’atelier et ne sortit qu’au moment où les ouvriers de la fonderiequittaient leurs travaux.

Elle passa rapidement, et, s’approchant de l’un d’eux, avec lequel elles’arrêtait parfois à causer :

- Monsieur Georges, lui dit-elle vivement, je désirerais vous parler.

Malgré qu’elle eût baissé les yeux pendant ces quelques mots, elleaperçut une légère rougeur monter au visage de l’ouvrier.

- C’est lui ! se dit-elle.

Et elle continua de marcher, sûre d’être suivie. Elle ne s’arrêta quelorsqu’elle se trouva dans la pépinière du Luxembourg, au rond-point,en face de la statue de Velléda, ce chef-d’oeuvre de Maindron.

Deux minutes après, Georges, qui l’avait suivie sans affectation, étaitdevant elle muet et respectueux.

Augustine, embarrassée, gratta quelque temps du bout de son ombrelle lesable de l’allée. Elle n’osait parler. Une idée subite l’avaitilluminée ; son orgueil de femme, assoupi un instant par la passionpeut-être, venait de s’éveiller en elle.

- C’est lui avouer que je l’aime que de lui parler de sa lettre,s’était-elle dit.

Si rapide que cette pensée lui fût venue, elle ne put échapper àGeorges.

- Madame, lui dit-il, excusez ma témérité, mais cette contrainte que jegardais vis-à-vis de vous me tuait ; c’est moi qui suis l’auteur de lalettre que vous avez reçue ce matin.

- Je m’en étais doutée, dit Augustine en souriant ; mais nous nepouvons rester ici.

Georges s’empressa d’offrir son bras, et, débarrassés de toute gêne etde toute contrainte, ils se mirent à parcourir les allées tortueuses ettouffues de la pépinière tout en causant, non avec cette timidité et cemystère de deux jeunes amoureux, mais avec l’abandon de deux amis devingt ans.

- Monsieur, dit Augustine, avant de répondre à votre lettre, quoique maprésence ici puisse vous donner à penser que c’est une réponse, je doisvous faire un aveu : je ne suis pas libre.

- Je le sais, madame.

Augustine leva sur Georges un regard étonné.

- Ah ! fit-elle surprise.

- Oui, madame, je sais que vous êtes mariée et que vous êtes séparéedepuis deux ans d’un homme indigne d’être votre époux.

- Alors, monsieur, qu’avez-vous à espérer, lorsque vous savez qu’unabîme nous sépare ?

- Je vous l’ai dit, madame, rien...

Il y eut un moment de silence embarrassant. Un banc inoccupé setrouvait sur le parcours de leur promenade, Augustine émue y pritplace, et d’un geste invita Georges à s’asseoir auprès d’elle.

- Quoique ce lieu soit peu propre aux confidences, dit-elle, je lepréfère à tout autre endroit où nous pourrions être épiés.

Pour le récit qui va suivre, nous croyons devoir nous mettre à la placed’Augustine. Voici à peu près ce qu’elle raconta :

Ayant eu le malheur de perdre son père à l’âge de douze ans, Augustineresta avec une mère paralytique. Un oncle paternel, homme dur etgrossier, les prit chez lui, et leur fit payer cher le pain que la loile forçait de leur donner.

Augustine avait atteint sa dix-huitième année lorsque sa mère mourut.Son oncle, qui venait d’être débarrassé par la mort d’une boucheinutile, comme il appelait sa belle-soeur, résolu de se défaire de laseconde par le mariage. Augustine était jolie ; il ne tarda pas à luitrouver un mari. Sans s’enquérir de ses moeurs, il le présenta à sanièce.

- Voilà le mari qu’il te faut, ma fille, lui dit-il ; si tu n’en veuxpas, tu t’arrangeras pour trouver une autre condition.

Augustine accepta. Que n’eût-elle pas fait pour sortir de cette maison,où chaque jour le genre de vie qu’on lui faisait mener devenait de plusen plus intolérable ?

Pendant six mois, elle fut heureuse de cette union ; mais bientôt leshabitudes d’intempérance que Pascal (c’était le nom de son mari)semblait avoir perdues depuis son mariage recommencèrent. Il se mit àfréquenter le cabaret et à délaisser l’atelier, aux applaudissementsdes camarades, qui croyaient que sa femme l’avait ensorcelé.

C’est une triste engeance que celle de ces soi-disant amis qui se mettraient en quatre pour vous faire obtenir à crédit chez lemarchand de vins, et en trouvent jamais qu’un regret dans leur pochelorsqu’un camarade leur demande quelques sous pour acheter du pain.

Au nombre de ces bons amis, de ces vrais camarades qui applaudirentPascal lorsqu’il reprit ses anciennes habitudes, se trouvait un nomméMérillac, beau parleur, discourant avec force, s’entendant parfaitementà régler un dîner et à oublier de payer son écot. Ses mains potelées,ses lèvres grosses, charnues et tombantes, ses paupières rouges et sanscils, une calvitie prématurée (car il n’avait guère que trente ans),écrivaient sur son front luxure et gourmandise.

Chaque fois que, trop pris de vin pour rentrer chez lui, Pascal avaitbesoin d’un soutien, c’était Mérillac qui l’accompagnait, et chaquefois il ne manquait pas de plaindre la pauvre femme esclave d’un telmari.

Mais, quelque soin qu’il prît pour cacher son manége, Mérillac ne putlongtemps garder son sang-froid. Un jour il oublia sa prudencehabituelle et développa, sans y prendre garde, tout son plan deconduite : sa passion l’avait rendu aveugle.

Augustine le repoussa avec mépris.

Le misérable, n’osant recourir à la force, crainte de scandale, sortiten poussant de sourdes imprécations et en proférant des menaces.

Le lendemain, Augustine raconta à son mari la scène de la veille. Cettelâcheté de son ami indigna Pascal ; il promit de rompre dès ce jouravec lui et avec sa passion pour le vin.

Mais Mérillac fut si humble, qu’il lui pardonna, et mit sur le comptede l’ivresse ces propositions de la veille. A la suite de ses loyalesexplications, on but, et tant, que le soir, Mérillac, qui avait suconserver son sang-froid, reconduisit encore Pascal à sa femme.

Augustine resta sans voix en les voyant entrer. Elle jeta un regard depitié sur son mari.

- Vous êtes trop faible pour lutter avec moi, lui dit le monstre, quisur ces paroles sortit en ricanant.

Augustine vit alors tout son bonheur détruit, et la suite ne lui fitque trop voir qu’elle avait eu raison de penser ainsi.

Bientôt la gêne se mit dans le ménage, car Pascal n’apportait plusd’argent ; ce qu’il touchait chez son patron suffisait à peine poursolder ses dépenses du cabaret, le gain d’Augustine était trop faiblepour pouvoir les faire vivre.

Par moments, le malheureux comprenait tout ce qu’il y avait d’abjectdans son genre de vie ; mais ces idées, qui lui venaient seulement lessamedis de paye, disparaissaient le lundi dans les fumées de l’ivresse.

Un tel genre de vie ne pouvait durer longtemps ; et un samedi, que sonmari rentrait ivre et sans argent, Augustine lui annonça qu’elle étaitdécidée à le quitter.

- J’ai attendu jusqu’à ce soir, pleine de confiance dans tes promesses; j’ai eu tort d’espérer. Voilà vingt-quatre heures que je n’ai pasmangé ; j’en suis à regretter le temps où j’étais chez mon oncle ; ilfaut nous séparer ; je te laisse le peu que nous possédons ; le jour oùtu auras rompu avec Mérillac et quitté le cabaret pour l’atelier, tu meretrouveras prête à retourner avec toi.

Ces paroles avaient été prononcées d’une voix ferme. Pascal, qui étaitresté debout tout le temps que sa femme avait parlé, et dont la têteoscillait à droite et à gauche, la regarda quelques instants d’un airhébété.

- Tu veux t’en aller, ma fille ? eh bien ! va-t-en, bon voyage ! jereste avec Mérillac ; Mérillac est un ami qui ne m’abandonnera pas dansle malheur.

Et il se laissa choir lourdement sur une chaise qu’il brisa.

- Allons, bon ! voilà que je casse mon mobilier.

Et, sans s’inquiéter de la façon dont il était tombé, il étendit sesbras et s’endormit sur le plancher.

Augustine quitta son village, peu distant de Paris, et vint se logerchez une amie jusqu’au moment où elle put s’acheter un lit et quelquespetits objets mobiliers. Il y avait un an qu’elle était à Paris, saposition s’était améliorée, lorsqu’un matin elle trouva Mérillac à saporte ; elle poussa un cri d’effroi et devint pâle comme un linceul.

- Que me voulez-vous, monsieur ?

- Vous le savez bien.

- Misérable !

- Pas de tragédies, dit Mérillac avec un horrible sang-froid ; votremari ignore encore où vous demeurez... je vous jure...

- Ne jurez pas, et retirez-vous ; je n’ai rien à craindre de mon mari.

- Ouais ! dit Mérillac en souriant méchamment, c’est ce que nousverrons.

Et il la quitta.

Le soir, lorsqu’elle revint de son travail, elle vit Pascal chez leconcierge. A la vue de cet homme, que pendant quelque temps elle avaitconsidéré comme un libérateur, elle sentit son coeur se serrer. Lesrides précoces qui couvraient le visage de son mari, le délabrement deson costume, indiquaient assez qu’il n’avait rien changé à sesanciennes habitudes.

- Que me voulez-vous, Pascal ? lui demanda-t-elle avec douceur.

- Je veux te parler, lui répondit-il d’un voix qu’il chercha à rendreferme ; mais cet endroit est peu convenable.

Augustine eut presque peur en se voyant seule avec lui.

- Parlez vite, dit-elle, lorsqu’ils se trouvèrent dans sa chambre.

- La belle question ! Je veux rester ici.

- Rester ici ! dit Augustine avec accablement.

- Certainement ; mon marchant de sommeil ne veut plus de moi, et sansMérillac, qui a découvert ta demeure, je ne sais vraiment où j’auraispassé la nuit.

- Vous êtes en garni ! et notre ménage, que je vous avait laissé,qu’est-il devenu ?

- C’était bien antique, c’était du noyer ; Mérillac m’a fait comprendreque ce n’était plus de mode, je l’ai vendu pour en acheter un en acajou.

- Mais vous ne voyez donc pas que cet homme est votre mauvais génie !

- Allons donc ! dit Pascal en levant légèrement les épaules ; c’est unhomme charmant, que tu n’as pas su apprécier.

- N’espérez pas, dit Augustine, sans répondre aux dernières paroles deson mari, vous installer ici.

- Ma chère amie, dit Pascal qui retrouvait de plus en plus son aplomb,on connaît ses droits. J’ai pu te laisser quelque temps vivre à taguise ; aujourd’hui, il n’en est plus de même. Vous n’êtes pas sanssavoir que je suis le chef de la communauté. Je ne vous ai jamaisfrappée, dès lors toute demande en séparation sera rejetée. Vous levoyez, vos grands airs ne servent à rien. Je suis ici chez moi, j’yrecevrai qui bon me semblera... Mais je pense, dit Pascal changeantsubitement de ton, que tu seras raisonnable, et....

- Oh ! s’écria Augustine, je ne croyais pas que vous pussiez tomber sibas. Oui, vous avez raison, tout ce qui est ici [est] à vous ; vouspouvez en disposer à votre gré. Je n’ai rien à dire, le bon droit estpour vous. Le produit de mon travail servira quelque temps à entretenirvos débauches... mais ne comptez jamais me faire subir votre présence.

Et, rapide comme la pensée, elle ouvrit brusquement la porte et sortiten fermant la serrure et en emportant la clef.

Elle se rendit chez son patron, qui, déjà au fait de sa situation,l’accueillit avec bonté, et parvint même, par l’entremise du concierged’Augustine, à lui faire recouvrer ses effets.

Furieux de la façon dont sa femme l’avait quitté, Pascal, aidé desconseils de Mérillac, voulut vendre les meubles ; mais cette fois lesdeux dignes associés furent déjoués. Le propriétaire réclama quatretermes de loyer qui ne lui étaient pas dus.

- Ces gredins s’entendent tous pour nous voler ! s’écria Pascal, forcéde renoncer à son idée de vente, et, de plus, obligé de déguerpir.

Il n’eut plus alors qu’une pensée, se venger sur sa femme des maux quelui causait son inconduite. Aussi celle-ci fut-elle longtemps sans osersortir seule, car plus d’une fois elle avait vu rôder autour de sonatelier son mari en compagnie de Mérillac.

Il y avait bientôt seize mois qu’ils s’étaient séparés ; Pascal perdaitchaque jour de ses facultés, l’usage des spiritueux avait donné à savoix cet enrouement voilé qui dénote l’homme de mauvaise vie.

Voilà l’époux qu’avait eu cette jeune femme ; voilà le sort qui luiétait réservé après trois années de mariage.

- Vous connaissez ma vie, dit Augustine en terminant, vous savez ce quema position exige de retenue et de circonspection. Quoique séparée defait de mon mari, il n’ignore rien de ma conduite, grâce à Mérillac,qui épie ou fait épier mes moindres démarches.

- Vous ne me dites pas tout, Augustine, dit Georges, qui avait écoutéce long récit de misère et de souffrance avec douleur etrecueillement... Vous ne m’avez pas dit que le misérable, exploitantvotre horreur de tout scandale, vous soutire une partie de votre gain.

- Quoi ! vous savez cela, monsieur ?

- Je n’ignore rien de votre conduite, Augustine. Ah ! pourquoi ne vousai-je pas connue il y a trois ans !....

Ils se levèrent et marchèrent en silence, se tenant l’un près del’autre, sans toutefois se donner le bras, lorsque tout à coup, audétour d’une allée, Augustine étreignit convulsivement le bras du jeunehomme et poussa un faible cri.

- Qu’avez-vous ? demande celui-ci en la voyant pâlir et chanceler.

- Mérillac... qui vient de passer près de moi.

Encore tout ému au souvenir des souffrances de la jeune femme, Georgesallait s’élancer sur le misérable, qui continuait sa route sansaffectation, lorsque Augustine l’arrêta.

- Malheureux ! s’écria-t-elle, vous voulez donc me perdre tout à fait !

Cette puissance qu’ont certains hommes de courber sous leur volonté desindividus qui savent être trompés par eux paraît quelque chosed’incompréhensible. Mérillac, qu’Augustine venait d’apercevoir dans lapépinière, était un de ces hommes. A la sortie du Luxembourg, il fit larencontre de Pascal.

Les deux dignes acolytes se serrèrent la main, démonstration d’amitiéde nulle valeur chez eux.

- Es-tu riche ? demanda Mérillac à son ami.

- Je n’ai pas le rond ! répondit celui-ci d’un ton traînant propre auxrôdeurs de barrières.

- Tu ne pouvais donc pas en demander à ta femme ? Dieu merci ! ellegagne d’assez bonnes journées.

- Ça ne laisse pas que d’être un peu humiliant.

- Allons donc !... des scrupules !... je t’engage à en avoir, après laconduite qu’elle mène.

- Oh ! pour ça, dit Pascal, s’il y a à dire pour le reste, sous lerapport des moeurs, tu as dit un jour qu’il n’y avait pas ça à luireprocher.

Et Pascal, pour donner plus de poids à ses paroles, introduisit l’onglede son pouce droit sous une de ses dents et fit entendre un coup sec.

- Il y a longtemps ; mais aujourd’hui, que dis-je, tout à l’heure, situ avais été avec moi, tu aurais vu ta femme en compagnie d’un joligarçon.

Tout en parlant, ils étaient arrivés sur le boulevard, assez désert lesoir. En entendant Mérillac parler ainsi, Pascal lui sauta à la gorgeet le saisit par sa cravate.

- Tu mens ! tu mens ! s’écria-t-il.

Mérillac, surpris par cette brusque attaque, fit un haut-le-corps et,d’un coup de poing lancé en pleine poitrine, envoya rouler dans leruisseau le mari d’Augustine.

- Ah ! je mens !... eh bien ! nous verrons si j’ai menti et si tu as ducoeur !

Pascal, souillé de fange, le visage meurtri, se releva, et comme, danscet élan d’indignation, il avait puisé toute son énergie, il vint sereplacer près de son ami, se contentant de gronder sourdement.

- Tu as beau grommeler, dit Mérillac du ton du juste qui se voitcalomnier, je suis trop ton camarade pour te cacher ce que j’ai vu.

- Eh bien ! demande Pascal aiguillonné par la jalousie, qu’as-tu vu ?

- Tu es si bonace, dit Mérillac en souriant de pitié et qui évitait derépondre, que tu ne me croiras pas.

- Je ne te croirai pas ! si, je te croirai, malgré que...

- Tu vois, tu fais déjà des réticences !

- Mais parle donc ! tu ne vois donc pas que je suis impatient det’entendre ?

- J’ai vu, dit Mérillac en se penchant mystérieusement vers Pascal eten promenant autour de lui un regard inquiet, j’ai vu ta femme marchantcôte à côte avec un ouvrier mécanicien qui travaille près de sonatelier.

- Ensuite ? demanda Pascal fiévreusement.

- Ensuite ! répéta Mérillac étonné de voir sa confidence produire sipeu d’effet.

- Tu as vu autre chose probablement ?

- Pauvre garçon ! dit Mérillac avec un douloureux soupir, si tu lesavais vus comme moi, tu ne me demanderais pas autre chose ; ta femmesemblait si heureuse près de lui !... Du reste, il faut avouer quec’est un joli garçon, et qu’on pourrait trouver plus mal.

- Mais tu veux donc que je les tue ! Tais-toi ! s’écria Pascal furieux,pour qui chaque parole de son ami était un coup de poignard ; tu nesais donc pas que, quoique séparé d’elle, car, après tout, c’est unecoquine, il ne se passe pas de jour que je ne pense à elle, pas de nuitque je ne la voie dans mes rêves ?

- Allons, allons, dit Mérillac qui voyait avec plaisir la douleur de savictime, voilà que tu as de vilaines idées !

- Oui, dit Pascal après un moment de silence, que son compagnon n’avaitpas osé troubler par ses sarcasmes, il ne tenait qu’à moi d’êtreheureux ; mais c’est elle qui ne l’a pas voulu... Je l’accuse... etaprès tout, reprit-il en souriant, faut avouer qu’elle ne voyait passouvent la couleur de mon argent ; à la fin, ça peut lasser.

- Que diable dis-tu là ?

- Laisse-moi tranquille ; c’est toi et un peu les autres qui êtes causede ce qui arrive.

- Comment, je t’ai perdu ? s’écria Mérillac indigné, se campant aumilieu de la chaussée et arrêtant son ami ; qu’est-ce qui est restéavec toi après le départ de ta femme ? c’est moi.

- Oui, c’est toi ; seulement, dans un jour de noce, tu m’as conseilléde vendre le ménage.

- Sois raisonnable ; il fallait quelqu’un pour faire le lit et balayerla chambre, et ni toi ni moi n’en étions capables !

- Tu auras toujours raison !

- Certainement, dit Mérillac, et, pour te prouver que je suis encore unbon camarade, il me reste six sous ; si tu veux, nous allons allerprendre une chopine. C’est pas ta femme qui ferait cela !

Et les deux dignes personnages firent leur entrée chez Richefeu.


Cette soirée où Augustine avait montré à Georges tous les trésors deson coeur, où, pleine de confiance dans sa loyauté, elle lui avait faitle récit de ses infortunes, ne sortait pas de l’idée du jeune homme.

Depuis cette époque, ils se voyaient chaque soir, et, malgré l’obstaclequi s’opposait à leur entier bonheur, ils trouvaient le plus grandcharme dans ces douces rêveries. Augustine avait fini par oublier cequ’il y avait de triste dans sa position. Pour la première fois soncoeur s’ouvrait à l’amour, doux sentiment qui jusqu’alors lui avait étéinconnu. Le respect dont l’entourait Georges, le mystère qui présidaità leurs rendez-vous, tout semblait se réunir pour donner à ces réunionsle charme que comprendront seuls ceux qui ont réellement aimé.

Malgré le soin qu’ils mettaient à cacher leurs relations, ellesn’avaient pu échapper à Mérillac, cet homme qui depuis longtempscouvait dans son coeur une passion pour Augustine  et que les refusméprisants de celle-ci n’avaient fait qu’irriter. Il savaitparfaitement, même en amenant par un esclandre Georges et Augustine àne plus se voir, celui-ci n’en aurait pas moins d’horreur pour lui ;mais cet homme en était arrivé à cet état de fureur où l’on perd touteretenue. Trop lâche pour attaquer lui-même, il essaya de tout fairefaire par Pascal. Quoique, par les informations qu’il avait su prendreadroitement, il n’ignorât pas l’entière innocence d’Augustine, il ne seposa pas moins devant son mari en homme indigné de la conduite de safemme, qui, foulant aux pieds les devoirs les plus sacrés, osait vivrepubliquement avec un individu de la pire espèce.

Ces accusations répétées devaient tôt ou tard produire leur effet ; unfait qui se produisit servit à souhait les projets du misérable.

Les habitudes de paresse que Pascal avait contractées le réduisaientpar moments à de dures extrémités, et bientôt les demandes d’argent àsa femme eurent lieu toutes les semaines ; mais celle-ci, recouvrant unpeu d’énergie, ne remit rien à son envoyé. Poussé par le vin, et plusencore par les conseils de son digne ami, il vint un soir attendre safemme à la porte de son atelier, comptant qu’elle n’oserait lui refusercomme à son messager ; mais, contre son attente, il fut repoussé.

- Ah ! c’est comme ça ! s’écria-t-il.

Et le misérable fut assez lâche pour la frapper.

En ce moment sortaient les ouvriers de la fonderie ; Georges setrouvait avec eux : indigné, il s’élança sur Pascal, qu’il eut peu depeine à terrasser.

Mérillac, accoudé sur une borne, contemplait la scène.

On emmena Augustine, qui s’était évanouie, et les ouvriers fondeursentraînèrent leur camarade.

- Eh bien ! mon vieux, dit Mérillac d’un ton de voix légèrementironique, il ne te manquait plus que d’être battu par l’amant de tafemme !

- Cet individu !... c’est lui ?

- Oui, mon cher, c’est le beau promeneur du Luxembourg ; tu vois qu’ila encore le poignet solide.

- Oh ! je me vengerai !

- Tu es trop bête pour ça !

- Ah ! je suis trop bête ! Si jamais je les trouve ensemble, tu verrassi je suis un lâche, dit Pascal furieux.

- Nous verrons si tu es de parole, dit Mérillac en forme de conclusion.

Deux jours après cette scène, Georges recevait d’Augustine la lettresuivante :

    «  Mon ami,

« J’avais trop compté sur mes forces ; le malheur qui me poursuitdepuis ma naissance semblait s’être lassé de me frapper. La scène qui aeu lieu avant-hier m’a démontré le contraire. Cessez donc, mon ami, deme voir. Cette séparation me coûte beaucoup ; mais, comme elle devaitavoir lieu un jour ou l’autre, il vaut mieux que ce soit maintenant.

                          « AUGUSTINE. »

A la lecture de cette lettre, Georges voulut courir chez Augustine ;mais comprenant bientôt combien sa position exigeait de ménagements, ilse contenta de lui écrire. Avant de se séparer, il voulait la voir, luidire adieu. Mais comme il craignait d’être épié, il lui donnaitrendez-vous à Versailles pour le dimanche suivant, qui se trouvait êtreun jour de grandes eaux.

Quelle est la femme qui eût refusé de souscrire à une telle demande,surtout lorsqu’elle était faite par l’homme aimé ?

Le dimanche, à dix heures, Georges arrivait à Versailles par l’un desconvois de la rive droite et se rendait à l’embarcadère de la rivegauche y attendre Augustine. Leur réunion fut tout le contraire de cequ’ils avaient paru souhaiter. Georges ne pouvait se faire à l’idéed’une séparation, et, quoique la raison la commandât à Augustine, ellene pouvait y songer qu’avec effroi.

Cette journée passa comme un songe, et le soir, oubliant leur réservedu matin, ils se dirigèrent vers l’embarcadère de la rive droite.Autant que possible, ils cherchaient à prolonger cette journée debonheur et retarder l’heure de la séparation.

La nuit était venue ; ils traversèrent les boulevards déserts, et,comme l’heure du dernier convoi approchait, pour arriver plus vite,Georges, à qui la ville était familière, prit une allée qui conduit duboulevard la Reine au marché. Tout entiers à leurs douces confidences,ils ne remarquaient pas que depuis quelques instants ils étaientsuivis. Ils venaient de s’engager dans l’allée, sorte de couloirobscur, où l’un de ceux qui les épiait les avait précédés en courant.

- Augustine, lui disait Georges, la conduite de cet homme vous a déliéede tout serment. Je possède trois mille francs ; c’est peu, il estvrai, mais c’est encore assez pour mettre la mer entre lui et nous, etattendre une position dans le pays que nous aurons choisi pour notrelieu d’exil. Pour vous, j’abandonne tout, famille, amis, patrie.Augustine, vous êtes ma vie, vous tenez mon sort entre vos mains :c’est à vous à prononcer.

Un éclat de rire sardonique, comme seul peut en faire entendre le géniedu mal, joint au fracas d’une porte que l’on fermait avec violencederrière eux, glaça d’épouvante Augustine.

Au même instant, le couloir fut illuminé par une lueur rapide, et uncoup de feu, suivi d’un cri de douleur, retentit dans l’allée.

Dans ce moment, Georges et Augustine venaient de reconnaître Pascalqui, tirant sur eux deux, venait de tuer Mérillac. Celui-ci, pour queses victimes ne pussent lui échapper, s’était placé devant la porte,afin de leur ôter tout moyen de fuite.

Quoique épouvanté par cette brusque attaque, Georges s’emparad’Augustine, et, enjambant par-dessus le corps de Mérillac, il ouvritla porte et gagna le boulevard qu’il venait de quitter quelquessecondes avant. Pendant ce temps, l’allée se garnissait de monde. Onenleva Mérillac et on le transporta dans la salle basse d’uncabaretier, où il ne tarda pas à expirer en lançant une imprécation auciel.

 Epouvanté de son crime, Pascal fuyait dans la direction du cheminde fer.

- Si je puis gagner Paris, se disait-il, je suis sauvé !

Au moment où il touchait le seuil de l’embarcadère, la sonnette pour laclôture des billets tintait.

- Trop tard ! s’écria-t-il avec un geste de désespoir.

Mais, inspiré par une réflexion soudaine, il gravit rapidementl’escalier qui conduit aux salles d’attente, les traversa en courant,et arriva sur la voie au moment où le convoi se mettait en marche.

Toutes les portières étaient fermées ; les wagons regorgeaient demonde. Les roues faisaient entendre sur les rails ce frottement du ferqui comment à s’échauffer. Le sifflet de la locomotive avait peine àcouvrir les chants joyeux et discordants des Parisiens. Cependanttoutes les voitures passaient devant lui. Pascal avisa un wagon àimpériale, il s’y élança, et fut assez heureux pour saisir une poignée; mais son pied droit ne put rencontrer le marchepied ; il resta doncsuspendu par une main. Au-dessus de lui, des jeunes gens, occupés àchanter et à fumer, n’avaient qu’à lui tendre la main pour le sauver ;mais aucun ne l’apercevait, et ses cris étaient couverts par leurschants.

Le convoi avançait toujours, et toujours plus rapidement ; une sueurfroide coulait sur le front du meurtrier. Bientôt on sortit del’embarcadère, et le convoi, lancé à toute vapeur, gagna la campagne. Achaque instant, on apercevait les lumières des cantonniers annonçantque la voie était libre. Dans cette rapidité vertigineuse, il luisemblait qu’il était au centre d’une ronde infernale.

- Si je puis me tenir à cette poignée jusqu’à Viroflay, je suis sauvé,pensait-il.

Il se cramponna à cette poignée avec l’énergie du désespoir, car ilsentait avec effroi que ses muscles se détendaient. La stationapprochait, mais le convoi, loin de se ralentir dans sa marche,semblait aller avec plus de rapidité ; et bientôt il passa comme uneflèche devant la station, qui, au bout de quelques secondes, ne parutplus que comme un point. Il vit qu’il était perdu ; la seule chance quilui restait était de se précipiter sur la voie, car il sentait que s’iln’avait pas assez d’énergie pour accomplir cet acte de suprêmedésespoir, avant peu il tomberait sous les roues des wagons. En cemoment terrible, toute sa vie se déroula à ses yeux : il se vit enfantsur les genoux de sa mère ; puis, au jour de son mariage, il se vit encompagnie de Mérillac ; la scène du meurtre parut à son tour. Lemisérable, au milieu de toutes ces images qui passaient devant luitoutes plus rapides que la pensée, murmurait des mots sans suite. Ilcherchait à se rappeler la prière que tout enfant sa mère lui faisaitréciter chaque soir.

- Si je me souviens de Notre Père, je suis sauvé, se disait-il.

Mais, malgré tous ses efforts, sa mémoire restait rebelle à sa volonté.

Le convoi continuait toujours sa marche rapide. Semblable à la têted’un immense serpent, la locomotive, par une manoeuvre du conducteur,changea de voie en décrivant une courbe et passa sous un pont sec quesoutenaient par le milieu deux immenses colonnes de fonte, contrelesquelles frottaient les wagons. Par un coup d’oeil rapide, lemisérable vit qu’il était perdu.

- Seigneur, balbutia-t-il, prenez pitié de moi !

Et les colonnes de fonte, au moment où il passait devant elles, lebroyèrent sur la voiture. Du sang, des lambeaux de chair y restèrentcollés, et la masse du corps tomba morte et sanglante sur le sable duchemin. Chose horrible ! une partie du bras par lequel le malheureuxs’était soutenu avait été arrachée ; mais sa main, crispée par ledésespoir, tenait encore la poignée de fer. Et le convoi, au milieud’une température douce et embaumée, semblable à une longue traînée defeu, s’avançait rapidement sur Paris au milieu des chants de joie etd’amour.

EDMOND ALONNIER.

FIN.