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AZAÏS, Marcel (1888-1924) :  La Revanche du Bourgeois : Monsieur GastonLe Révérend (1922).
Saisie du texte : O Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21.VIII.2017)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Première parution dans la revue Essais critiques du 1er mai 1922.Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : nc) de Le Chemin des Gardies : essais critiques,Paris, 1926 .


LA REVANCHE DU BOUGEOIS

Monsieur GastonLe Révérend
par

Marcel AZAÏS
_____



LES quelques citations que j'ai faites naguère de M. LeRévérend et lesquestions qu'elles m'ont fait poser n'ont pas été sans écho et j'ai puconnaître les oeuvres de cet écrivain. Réservons, pour le moment, lespoèmes. Ils sont pleins de hautes qualités, mais, l'auteur annonçantune nouvelle publication pour bientôt, nous nous ferons alors uneopinion d'ensemble.

Je veux m'en tenir à un petit volume de quatre-vingts pages, qu'unsemblable va suivre sous peu, intitulé la Revanche du Bourgeois. Jesuis trop incertain sur le sens du titre pour l'expliquer ; je voudraisen montrer la matière qui est toujours intéressante et souventprécieuse.

M.Gaston Le Révérend, instituteur dans une petite ville normande, nousconfie ses opinions et les observations de son postemodeste. Ce sont quelques pages de maximes, de notes, de portraits, oùil y a du Montaigne, du La Bruyère et du La Rochefoucauld assoupli.L'auteur, bonhomme narquois aux griffes rentrées, fait le modeste,mais on devine l'étiage de sa fierté et de son orgueil à l'ironietempérée qui court dans toutes ses pages. « Ronger un os, pour lechien, c'est déjà toute une affaire », dit-il ; mais il ronge le sienvigoureusement, avec beaucoup de chair autour. Pourquoi écrit-il ? Ilneveut pas le dire, car il aurait trop peur de ne pas faire son petiteffet en le dévoilant ; néanmoins, il nous avoue plus loin que c'estpour foncer sur ses propres défauts aperçus chez les autres. A sonavis, d'ailleurs, tout écrivain est utile, car le plus maladroit donne,du moins, à rire, « alors que tant entretiennent le monde en humeurchagrine et sévère ». Ses théories littéraires se résument en ceci :être modéré, être soi-même. Le haut du tonneau est plein d'écume, lebas de fange, au milieu se trouve l'excellent ; ainsi l'élite se placeau milieu : c'est l'aurea mediocritas, telle que l'entendait le poète.

Cet écrivain charmant n'est point anarchiste : il a, pour parler de ladiscipline, une manière fraîche qui la ferait accepter par le plusrétif :

La discipline doit être comme la grande porte des fermes, qui est assezvaste pour que toutes les moissons puissent entrer dans la cour sur levéhicule où on a coutume de les charger. Un jour viendra peut-être oùil la faudra gigantesque, où il sera mieux de la supprimer tout à fait; ce.jour-là ne semble pas arrivé.

La porte de la ferme ne le gêne pas, il y fait passer des chariotsabondamment chargés. Son petit livre est débordant de fleurs et degraines, il y a aussi pas mal d'explosifs glissés au milieu et si cetopuscule était signé d'un nom célèbre, il ferait quelque bruit.

Pour lui, la poésie découle naturellement de la vue des choses belles.II ne se laisse pas intimider par « la profondeur, cette dimension quise mesure si difficilement ». C'est une joie de l'entendre parler des «poètes » obscurs :

Il y a des poètes qu'il ne faut pas chercher à comprendre, et qu'il nefaut pas approfondir. On y perdrait sa peine et ses illusions. Leur oeuvreest un jardin clos de murs, avec des éclats de verre dessus. Il faut supposer des merveilles à l'intérieur, mais segarder d'y aller voir. Ces riches ont accaparé une lieue de terre et desoleil ; mais il y a, à côté de leur bien, tout l'univers. Courons lesgrands chemins ensemble, mon ami ; et si, du haut de leur mur, ils nousharcèlent, sachons dire merde aux disciples de Mallarmé.

Voilà, n'est-il pas vrai, une phrase admirable ? Elle pourrait, à elleseule, servir d'esthétique. Répétée mentalement plusieurs fois parjour, elle suffirait à rendre l'esprit clair et le coeur sensible. Envérité, je ne crois pas qu'on ait écrit depuis longtemps des mots silourds de sens et de poésie : « Sachons dire merde aux disciples deMallarmé. » Si j'avais connu cette phrase, il y a deux ans, elle auraitservi d'épigraphe à ces fascicules.

Voici, d'autre part, le travail qu'on effectue dans les petiteschapelles littéraires :

On s'y exerce à pissoter, pissailler, pissotonner, pissotailler,pissotonnailler, à terre, en l'air, contre le vent et contre soi ; etc'est bien le divertissement le plus digne d'un esthète moderne quej'aie encore vu imaginer.

A cette langue drue et directe, à cette science innée de la languefrançaise reconnaissez un maître satirique.

C'est aussi un maître critique. Ses formules sont raccourcies et sesidées claires. Il tient tellement à la clarté, fille de l'intelligence,du jugement et du goût, qu'il la préfère même à la sincérité. « Necroyez pas, jeune critique, que le lecteur vous demande avant toutd'être sincère.» En effet, un imbécile aurait beau parler dans toutela simplicité de son coeur, il n'en serait pas moins un imbécile. Ilfaut aussi au critique du sang-froid, de la retenue, « savoir comparer». M. Le Révérend donne l'exemple. Il écrit de Jules Renard qu' « il nepréparait que des desserts ». L'oeuvre de M. Marcel Proust estprésentée ainsi :

C'est une soupe épaisse comme un mur, dont la matière est excellente,mais faite, on dirait, sans eau. Piquez la cuiller dedans, elle s'ytient droite. Les gourmets sourient et se récusent : ils ne s'attaquentpoint à des plats aussi éloquents. Qu'importe ! Le nouveau maître est àla mode ; il a d'enthousiastes partisans. Et les gloutons essaient defaire bonne contenance, quoiqu'ils tirent déjà du gosier.

On pense bien que les vieilles objections contre l'exercice de lacritique ne le troublent pas. En voici une, tranquillement démolie :

Tant qu'on n'est point leur égal, il est insolent de railler les.Maîtres. Ainsi je ne pourrai pas dire que Regnus vieillissant ne mecharme plus, et qu'il devrait savoir se taire. Qui, cependant, le dira ?Ses pairs ?... Mais ils sont au même point que lui, plus bas,peut-être. Ce sera donc moi..., moi, très pauvre et très inconnu, caril faut vraiment que cela soit dit.

Je voudrais citer en entier ce petit volume ; mais il faut choisiretse borner à quelques points où la pensée de M. Le Révérend apparaît unpeu incertaine. Quel est, en dernier ressort, le juge de l'écrivain ?quel est le critère de sa valeur ?Réponse nette :

Il n'y a qu'un juge compétent : le public ; j'entends le commun etinnombrable public.

Quelques pages avant, au sujet de PRESTIS, qui cache M. Pierre Benoît,M. Le Révérend raille « ces Jean-Jean Nicodème qui confondent cetaimable amuseur de petites bourgeoises et de nouvelles riches...(épargnez-nous donc ces nouvelles riches !), cet artisan adroit etproductif, avec un artiste et un écrivain ». Il y a là une contradiction, mais qui se chargera dela résoudre ? Pour ma part, je ballotte depuis toujours sans pouvoir me fixer. Le succès de Carmen et de Maria Chapdelaine plaide pour le public, mais que de sottises n'avale-t-ilpas avec délices, depuis le cinéma jusqu'à la lecture des grands journaux ? La crispation que procurent les coterieslittéraires, la musique ennuyeuse, les pièces dormitives, les livresobscurs que prônent les chapelles font crier : Vive le mélodrame oùMargot a pleuré ! M. Claudel nous jette dans les bras de M.Decourcelle. Pourtant, le public nous donne à son tour de tels exemplesde mauvais goût et de naïveté qu'il nous rebute aussi. C'est un cerclevicieux difficile à briser et le mieux serait de ne pas s'y mettre.L'opinion publique doit être considérée comme une indication. Elle estincapable de discerner les chefs-d'oeuvre ; sensible aux qualitésinférieures, elle se laissera facilement tromper sur la marchandise,mais aucun vrai chef-d'oeuvre ne la trouvera réfractaire. Le publicapplaudit tout, sauf l'ennuyeux ; ce n'est pas quand il goûte uneoeuvre qu'il est intéressant, mais quand il ne la goûte pas. Si j'étaisécrivain ou dramaturge populaire, l'approbation des foules melaisserait insensible, mais sa froideur me ferait réfléchir. On sepresse à la Tosca, on fait monter le Feu à je ne sais quel mille,aucune importance ! mais une oeuvre patiemment construite ne créeaucun mouvement du public ? c'est qu'il y a en elle quelque chose deraté. Vous dites qu'elle est peut-être trop profonde. Hé ! mais c'est undéfaut, d'être trop profond ! L'excellence d'une oeuvre doit êtreprouvée par ces deux autorités : l'élite, le public. Si l'un des deuxjuges condamne, la cause est entendue : il n'y a pas chef-d'oeuvre.

Je serais bien étonné si la contradiction de M. Le Révérend ne serésolvait ainsi. Ailleurs, cet écrivain pose une autre question :

ESCAR blâme un ouvrage, et il en rit ; il en fait rire ; il le démolità grands coups bien assurés et avec l'aisance d'un homme sûr de soi. Jel'approuve, non par méchanceté, mais parce que ses raisons me semblentbonnes, et sa manière franche.

En loue-t-il un autre, au contraire ? Il y met le même emportement,mais il ne me convainc point ; et je me désole que celui qui avait toutà l'heure tant de bon sens affecte maintenant tant de mauvais goût.

Cette remarque est très subtile et très vraie. Les explications quetente M. Le Révérend sont peut-être moins justes : Escar se meut, sansdoute, en dehors de la beauté, ou, s'il l'aperçoit, elle le saisittellement qu'il en reste muet. Je crois la réponse plus simple. D'abordla méchanceté humaine, la jalousie littéraire, le penchant unanime à laférocité, fait accueillir plus facilement les blâmes que les éloges.Ereintez n'importe qui, il se trouvera cent personnes pour vousféliciter. Criez votre admiration, on s'étonnera de votre engouementfacile, de votre manque de goût. Toutes considérations viles mises àpart, il est plus facile de démolir quelqu'un que de proclamer sesmérites. Les lèche-pieds et les valets de plume écartés, le vraicourage consiste à affirmer qu'une oeuvre est belle. Cette explication,qu'une courte expérience fait apercevoir, ne vaut pas quand il s'agitde M. Le Révérend. Pourquoi approuve-t-il Escar quand Escar blâme ets'en écarte-t-il quand celui-ci loue ? Probablement parce que l'accordest plus facile sur des négations. En art, comme en politique, il estfacile de s'entendre contre quelque chose, l'accord « pour » est bienplus ardu. Je fonce sur M. Claudel, mille mains applaudissent. Si jem'en tiens là, je passe pour un homme de sens et de goût ; si j'ail'imprudence d'offrir d'autres écrivains à l'approbation, mon prestigediminue. Voici M. Dorgelès — il ne sait pas écrire. M. Duhamel il nesait pas ce qu'il veut. M. Ghéon — il nous ennuie. Fagus — c'est un fleuve de scories. M. Arnoux — soyez sérieux.

M. Le Révérend doit savoir combien il est facile d'être suivi dans lasévérité et combien l'éloge fait sourire. Lui qui écrit : « On esttoujours l'imbécile de quelqu'un », pourrait ajouter qu'on est toujoursl'Escar de quelqu'un et traiter Escar avec indulgence.

Je me permets de sortir de la Revanche du Bourgeois et de suivre M. LeRévérend dans les réflexions qu'il confie au Carillon. J'espère qu'il ya là matière à un livre futur, car aucune production de cet écrivain nepeut nous laisser indifférents ; telles qu'elles sont, j'y cueillececi :

Les Français, qui ne voyagent pas, ont les idées des peuples arriéréset demi-morts. Et les études gréco-latines ne sont point faites pournous rajeunir. Que ne nous met-on à l'école anglaise, ou germanique ?Que ne remplace-t-on Homère par Shakespeare, Virgile par Erasme, etTacite par le bon Rabelais ? Que ne nous envoie-t-on, plutôt encore,nous instruire à Philadelphie ?

Je croyais jadis que le Français, moins voyageur que l'Anglais oul'Américain, leur était, de ce fait, inférieur. Je me suis aperçu plustard qu'il reste chez lui parce qu'il a plus de chance d'y savourer deschoses belles et bonnes et que, si les autres viennent chez nous, c'estparce qu'ils s'ennuient chez eux. L'Américain, fils d'un pays maussade,à moitié barbare, a tout intérêt de venir à Paris prendre conscience deson humanité ; nous avons moins de raisons pour aller à Philadelphie.

Un vieil officier de l'année coloniale à qui je parlais des merveillesdu monde, que je questionnais sur tel paysage, telle coutumepittoresque, la saveur de tel fruit, me répondit avec mystère : « Tout cela ne vaut pas la forêt de Fontainebleau, une farandoleprovençale, un raisin de Pignan ou une pomme de Normandie, mais nous lefaisons croire pour ne pas avoir l'air de grands sots et de grandes dupes. Il serait tropridicule d'avoir vécu loin de la France sans compensations. » Maisl'objection de M. Le Révérend contre les Anciens mérite une plus amplediscussion. Il est trop triste de voir un tel esprit dans cette posture.

Je ne sais comment a pu naître la légende que les classiques étaientennuyeux. Ceux qui l'ont créée n'ont jamais lu une ligne des auteursdont ils parlent ou en sont restés à leurs impressions d'élèvesparesseux. Je n'oublierai jamais, pour ma part, ma première rencontreavec les Géorgiques, quand j'avais dix ans. Depuis, j'ai réuni millepreuves de l'intérêt qu'inspirent les Anciens aux esprits simples etnon prévenus. J'ai vu, pendant la guerre, des ignorants écouter lalecture de Lucrèce comme ils n'auraient pas écouté celle d'un journal,un camarade s'emparant des Métamorphoses que j'avais laissé traîner etles lisant avec des exclamations passionnées. Je connais telle jeunepersonne qui ne peut supporter jusqu'à la fin les Bas-Fonds et s'évadeau dernier entr'acte, qui se passionne aux malheurs de Philoctète etau crime de Clytemnestre.

Le gros danger, en pareil cas, est le pédantisme. M. Abel Hermant ou M.Thibaudet ne peuvent parler de Mes-bottes sans y mêler Platon ouLysias. Pour prouver qu'il pleut, ils auront besoin de citer Plutarqueet leurs écrits ne seront que des habits d'arlequin trempés dans desencriers.

Un autre écueil non moins périlleux sera la froideur par l'abus de lamythologie. L'humanisme, ou, plutôt, sa caricature, nous encombre denymphes, de dieux, de déesses. Nombre de poètes ne peuvent appelerl'amour autrement qu'Eros et pour dire : j'aime, il leur faut desflèches et un carquois. L'émotion est absente de ce bric-à-brac et si,par hasard, elle y est, on ne l'aperçoit pas sous ces déguisements.
 
Tout cela est à l'humanisme ce que la tartuffiade est à la religion.Cette mascarade dérisoire est fille du vieux désir d'épater les voisins; la véritable dévotion se comporte autrement. Pourtant, ce sont cespédanteries et ces pastiches qui ont perdu l'humanisme dans l'esprit detant d'honnêtes gens. Comment goûter des oeuvres que les bonnetspointus vous assènent, à tous coups, sur les oreilles ? Comment espérerun renouveau d'une littérature encombrée de mythes desséchés depuisdeux mille ans ? Je me meurs quand je trouve dans un texte eurythmie ou Hellade ; c'est comme, à l'autre bout, éperdu. Par contre-coup, leserreurs modernisantes et notre décadence intellectuelle découlent delà. Les maîtres de notre Etat sans réflexion ont secoué l'enseignementclassique comme un joug parce que leur myopie n'est pas allée plusloin que le masque de Vadius.

Les meilleurs se sont laissé tromper. Il m'est très pénible de voir M.Le Révérend écrire : « Que ne remplace-t-on Homère par Shakespeare,Virgile par Erasme, et Tacite par le bon Rabelai s? » On peut répondreque rien ne les empêche de coexister. Mais, comme il s'agitd'éducation, on répondra plus simplement que les premiers sont d'abordplus faciles, partant de commerce plus profitable. Homère se livre toutseul et l'Odyssée se lit comme un roman ; les Géorgiquessont à laportée de toutes les jeunes âmes ; Tacite, bien plus difficile, permetdu moins des extraits très amicaux. Je ne crois pas les Ancienssupérieurs aux Français et s'il y avait une querelle des Anciens et desModernes, je sais bien où je me rangerais ; le problème n'est plus lemême qu'au XVIIe siècle, depuis que les gens d'alors — et d'autresencore — ont emporté la balance. Mais je crois ces Anciens trèssupérieurs aux Anglais et aux Germaniques. Sur ce point, il fautapplaudir de tout coeur à ce que vient d'écrire M. Rosny aîné sur lesidoles étrangères : Shakespeare, Goethe et Dante. (Je réserve Cervantèsque M. Rosny n'épargne pas). Dans ces renommées, il y a dubluff pour moitié. J'ai dit mon sentiment sur
Shakespeare, plusieurs fois. Je trouve Faust languissant et souventflasque ; que dire d'Hermann et Dorothée ?  Le Goethe, à mon sens,admirable, le Goethe lyrique, celui de Prométhée, on n'en parle guère.Dante brille surtout par ses épisodes ; les allusions dont fourmilleson poème nécessitent des commentaires qui étouffent le texte. Pour deséclairs de beauté éblouissante, que d'ennui ! que d'ennui ! M. Rosny,nouveau Pococurante, vient d'écrire là-dessus quelques lignes dont touthonnête homme devrait se pénétrer pour avoir le courage de braver lesopinions reçues.

Le grand bienfait que nous apportent les Anciens, c'est le sens durelatif. C'est par là surtout qu'ils nous apprennent à connaîtrel'homme. Quand je lis dans Lucrèce que le temps n'existe pas en soi, jesuis moins étonné par M. Einstein. Quand Plaute fait crier ses hérossur le luxe des femmes d'alors, je prends moins au tragique leslamentations de ma grand'mère. Homère m'apprend que toutes lesgénérations se croient abâtardies, qu'aucune ne vaut celles qui lui ontdonné le jour. « Quand je lis, dit à peu près M. Anatole France, qu'ilvient de se passer un fait absolument nouveau, je suis certain de leretrouver dans l'histoire avec tous ses détails. » Les Belles-Lettres,plus riantes que l'Histoire, enseignent, comme elle, les vuesgénérales, la modestie aussi bien que l'orgueil. Elles empêchent qu'onne s'hypnotise sur le moment présent et apprennent à le situer dans lecours des âges. Tandis que les ignorants triomphent et brandissent unfait divers de gazette comme preuve de leurs chimères, les lettréssavent qu'il faut attendre et voir venir. Ils se mettent à leur placedans le rang et ne prennent pas le moindre de leurs vagissements pourune invention merveilleuse ; la comparaison de leur temps avec lestemps passés rabaisse à la fois le lyrisme des badauds et les imprécations des mécontents. Ilssavent que le passé n'était ni un enfer ni un paradis. que de toustemps les hommes se sont débattus de leur mieux contre leur pauvrehumanité et que l'issue de cette lutte n'était ni meilleure, ni pirequ'aujourd'hui. L'humanisme ainsi entendu, sans superstition, estl'introduction nécessaire à la vie des individus et des sociétés. C'estpourquoi les époques de haute civilisation ont été celles où futpratiquée le plus largement l'étude des Anciens.

Si je me suis livré à cette longue dissertation au sujet de quelqueslignes de M. Le Révérend, c'est pour montrer le prix que j'attache auxopinions de cet écrivain. Peut-être aussi pensé-je à Escar et ai-jel'espoir de mieux faire aimer l'instituteur normand en le discutant. Jene peux le quitter sans louer son style et sans dire hardiment que cestyle est un des meilleurs dont on use aujourd'hui. Alors que lesmandarins et les pédants s'enferment dans une écriture tendue etfactice, et les autres, les ignorants prétentieux, dans un grotesquebaragouin, celui-ci écrit la langue la plus vivante qu'on puisseimaginer. Correcte sans afféterie, directe sans grossièreté, ellemérite d'être donnée en modèle. Sa magnifique santé n'a pas peur desmots et ne se plie pas à l'hypocrisie du siècle.

La santé, le goût, la bonhomie et l'envergure, voilà les qualitésmaîtresses de M. Le Révérend. Qu'elles florissent chez un petitinstituteur, demeuré tel, voilà de quoi ne pas désespérer de l'avenirde nos lettres. Le peuple de France n'est pas vidé, lesjeunes arrivistes plus ou moins bafouilleurs qui s'efforcent à faire unpeu de mousse et beaucoup de boue, n'illusionnent personne en dehorsd'un petit cercle de naïfs. Celui qui mériterait d'être appelé « lebonhomme de Lisieux », M. Gaston Le Révérend, les disperserait ensoufflant dessus.
 
L'art et le génie auraient beau faire ; un fruit gâté déplaît toujours,un fruit vert et ridé aussi ; et fussent-ils présentés dans une couped'or, on les jettera aux ordures.

La Revanche du Bourgeois rejoint ici la Vénus d'Arles. L'instituteurnormand comme le libraire provençal Aubanel s'unissent dans le même cri: Luise tout ce qui est beau, tout ce qui est laid se cache !