BALZAC, Honoré de (1799-1850) : Le Message (1832). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (17.VI.2002) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de l'édition donnée dans la Petite Collection Balzac (n°5) par A. Skira en 1946. Le Message par Honoré de Balzac ~~~~A MONSIEUR LE MARQUIS DAMASO PARETO J'AI toujours eu ledésir de raconter une histoire simple et vraie, au récitde laquelle un jeune homme et sa maîtresse fussent saisis defrayeur et se réfugiassent au coeur l'un de l'autre, comme deuxenfants qui se serrent en rencontrant un serpent sur le bord d'un bois.Au risque de diminuer l'intérêt de ma narration ou depasser pour un fat, je commence par vous annoncer le but de monrécit. J'ai joué un rôle dans ce drame presquevulgaire ; s'il ne vous intéresse pas, ce sera ma faute autantque celle de la vérité historique. Beaucoup de chosesvéritables sont souverainement ennuyeuses. Aussi est-ce lamoitié du talent que de choisir dans le vrai ce qui peut devenirpoétique. En 1819, j'allais de Paris à Moulins.L'état de ma bourse m'obligeait à voyager surl'impériale de la diligence. Les Anglais, vous le savez,regardent les places situées dans cette partie aériennede la voiture comme les meilleures. Durant les premières lieuesde la route, j'ai trouvé mille excellentes raisons pourjustifier l'opinion de nos voisins. Un jeune homme, qui me parutêtre un peu plus riche que je ne l'étais, monta, pargoût, près de moi, sur la banquette. Il accueillit mesarguments par des sourires inoffensifs. Bientôt une certaineconformité d'âge, de pensée, notre mutuel amourpour le grand air, pour les riches aspects des pays que nousdécouvrions à mesure que la lourde voitureavançait ; puis, je ne sais quelle attraction magnétique,impossible à expliquer, firent naître entre nous cetteespèce d'intimité momentanée à laquelle lesvoyageurs s'abandonnent avec d'autant plus de complaisance que cesentiment éphémère paraît devoir cesserpromptement et n'engager à rien pour l'avenir. Nous n'avions pasfait trente lieues que nous parlions des femmes et de l'amour. Avectoutes les précautions oratoires voulues en semblableoccurrence, il fut naturellement question de nos maîtresses.Jeunes tous deux, nous n'en étions encore, l'un et l'autre,qu'à la femme d'un certain âge,c'est-à-dire à la femme qui se trouve entre trente-cinqet quarante ans. Oh ! un poète qui nous eûtécoutés de Montargis, à je ne sais plus quelrelais, aurait recueilli des expressions bien enflammées, desportraits ravissants et de bien douces confidences ! Nos craintespudiques, nos interjections silencieuses et nos regards encorerougissants étaient empreints d'une éloquence dont lecharme naïf ne s'est plus retrouvé pour moi. Sans doute ilfaut rester jeune pour comprendre la jeunesse. Ainsi, nous nouscomprîmes à merveille sur tous les points essentiels de lapassion. Et, d'abord, nous avions commencé à poser enfait et en principe qu'il n'y avait rien de plus sot au monde qu'unacte de naissance ; que bien des femmes de quarante ans étaientplus jeunes que certaines femmes de vingt ans, et qu'endéfinitive les femmes n'avaient réellement quel'âge qu'elles paraissaient avoir. Ce système ne mettaitpas de terme à l'amour, et nous nagions, de bonne foi, dans unocéan sans bornes. Enfin, après avoir fait nosmaîtresses jeunes, charmantes, dévouées, comtesses,pleines de goût, spirituelles, fines ; après leur avoirdonné de jolis pieds, une peau satinée et mêmedoucement parfumée, nous nous avouâmes, lui, que madame une telleavait trente-huit ans, et moi, de mon côté, que j'adoraisune quadragénaire. Là-dessus, délivrés l'unet l'autre d'une espèce de crainte vague, nous reprîmesnos confidences de plus belle en nous trouvant confrères enamour. Puis ce fut à qui, de nous deux, accuserait le plus desentiment. L'un avait fait une fois deux cents lieues pour voir samaîtresse pendant une heure. L'autre avait risqué de passer pour unloup et d'être fusillé dans un parc, afin de se trouverà un rendez-vous nocturne. Enfin, toutes nos folies ! S'il y adu plaisir à se rappeler les dangers passés, n'y a-t-ilpas aussi bien des délices à se souvenir des plaisirsévanouis : c'est jouir deux fois. Les périls, les grandset petits bonheurs, nous nous disions tout, même lesplaisanteries. La comtesse de mon ami avait fumé un cigare pourlui plaire ; la mienne me faisait mon chocolat et ne passait pas unjour sans m'écrire ou me voir ; la sienne était venuedemeurer chez lui pendant trois jours au risque de se perdre ; lamienne avait fait encore mieux, ou pis si vous voulez. Nos marisadoraient d'ailleurs nos comtesses ; ils vivaient esclaves sous lecharme que possèdent toutes les femmes aimantes ; et, plus niaisque l'ordonnance ne le porte, ils ne nous faisaient tout juste depéril que ce qu'il en fallait pour augmenter nos plaisirs. Oh !comme le vent emportait vite nos paroles et nos douces risées ! En arrivant à Pouilly, j'examinai fortattentivement la personne de mon nouvel ami. Certes, je crus facilementqu'il devait être très sérieusement aimé.Figurez-vous un jeune homme de taille moyenne, mais très bienproportionnée, ayant une figure heureuse et pleine d'expression.Ses cheveux étaient noirs et ses yeux bleus ; ses lèvresétaient faiblement rosées ; ses dents, blanches et bienrangées ; une pâleur gracieuse décorait encore sestraits fins, puis un léger cercle de bistre cernait ses yeux,comme s'il eût été convalescent. Ajoutez àcela qu'il avait des mains blanches, bien modelées,soignées comme doivent l'être celles d'une jolie femme,qu'il paraissait fort instruit, était spirituel, et vous n'aurezpas de peine à m'accorder que mon compagnon pouvait fairehonneur à une comtesse. Enfin, plus d'une jeune fillel'eût envié pour mari, car il était vicomte, etpossédait environ douze à quinze mille livres de rentes, sans compter les espérances. A une lieue de Pouilly, la diligence versa.Mon malheureux camarade jugea devoir, pour sa sûreté,s'élancer sur les bords d'un champ fraîchementlabouré, au lieu de se cramponner à la banquette, commeje le fis, et de suivre le mouvement de la diligence. Il prit mal sonélan ou glissa, je ne sais comment l'accident eut lieu, mais ilfut écrasé par la voiture, qui tomba sur lui. Nous letransportâmes dans une maison de paysan. A travers lesgémissements que lui arrachaient d'atroces douleurs, il put meléguer un de ces soins à remplir auxquels les derniersvœux d'un mourant donnent un caractère sacré. Aumilieu de son agonie, le pauvre enfant se tourmentait, avec toute lacandeur dont on est souvent victime à son âge, de la peineque ressentirait sa maîtresse si elle apprenait brusquement samort par un journal. Il me pria d'aller moi-même la lui annoncer.Puis il me fit chercher une clef suspendue à un ruban qu'ilportait en sautoir sur la poitrine. Je la trouvai àmoitié enfoncée dans les chairs. Le mourant neproféra pas la moindre plainte lorsque je la retirai, le plusdélicatement qu'il me fut possible, de la plaie qu'elle y avaitfaite. Au moment où il achevait de me donner toutes lesinstructions nécessaires pour prendre chez lui, à laCharité-sur-Loire, les lettres d'amour que sa maîtresselui avait écrites, et qu'il me conjura de lui rendre, il perditla parole au milieu d'une phrase ; mais son dernier geste me fitcomprendre que la fatale clef serait un gage de ma missionauprès de sa mère. Affligé de ne pouvoir formulerun seul mot de remerciement, car il ne doutait pas de mon zèle,il me regarda d'un œil suppliant pendant un instant, me dit adieuen me saluant par un mouvement de cils, puis il pencha la tête,et mourut. Sa mort fut le seul accident funeste que causa la chute dela voiture. - Encore y eut-il un peu de sa faute, me disait leconducteur. A la Charité, j'accomplis le testamentverbal de ce pauvre voyageur. Sa mère était absente ; cefut une sorte de bonheur pour moi. Néanmoins, j'eus àessuyer la douleur d'une vieille servante, qui chancela lorsque je luiracontai la mort de son jeune maître ; elle tomba demi-morte surune chaise en voyant cette clef encore empreinte de sang ; mais commej'étais tout préoccupé d'une plus hautesouffrance, celle d'une femme à laquelle le sort arrachait sondernier amour, je laissai la vieille femme de charge poursuivant lecours de ses prosopopées, et j'emportai la précieusecorrespondance, soigneusement cachetée par mon ami d'un jour. Le château où demeurait lacomtesse se trouvait à huit lieues de Moulins, et encorefallait-il, pour y arriver, faire quelques lieues dans les terres. Ilm'était alors assez difficile de m'acquitter de mon message. Parun concours de circonstances inutiles à expliquer, je n'avaisque l'argent nécessaire pour atteindre Moulins. Cependant, avecl'enthousiasme de la jeunesse, je résolus de faire la routeà pied, et d'aller assez vite pour devancer la renomméedes mauvaises nouvelles, qui marche si rapidement. Je m'informai duplus court chemin, et j'allai par les sentiers du Bourbonnais, portant,pour ainsi dire, un mort sur mes épaules. A mesure que jem'avançais vers le château de Montpersan, j'étaisde plus en plus effrayé du singulier pèlerinage quej'avais entrepris. Mon imagination inventait mille fantaisiesromanesques. Je me représentais toutes les situations danslesquelles je pouvais rencontrer madame la comtesse de Montpersan, ou,pour obéir à la poétique des romans, la Juliettetant aimée du jeune voyageur. Je forgeais des réponsesspirituelles à des questions que je supposais devoirm'être faites. C'était à chaque détour debois, dans chaque chemin creux, une répétition de lascène de Sosie et de sa lanterne, à laquelle il rendcompte de la bataille. A la honte de mon cœur, je ne pensaid'abord qu'à mon maintien, à mon esprit, àl'habileté que je voulais déployer ; mais lorsque je fusdans le pays, une réflexion sinistre me traversa l'âmecomme un coup de foudre qui sillonne et déchire un voile denuées grises. Quelle terrible nouvelle pour une femme qui, toutoccupée en ce moment de son jeune ami, espérait d'heureen heure des joies sans nom, après s'être donnémille peines pour l'amener légalement chez elle ! Enfin, il yavait encore une charité cruelle à être le messagerde la mort. Aussi hâtais-je le pas en me crottant et m'embourbantdans les chemins du Bourbonnais. J'atteignis bientôt une grandeavenue de châtaigniers, au bout de laquelle les masses duchâteau de Montpersan se dessinèrent dans le ciel commedes nuages bruns à contours clairs et fantastiques. En arrivantà la porte du château, je la trouvai tout ouverte. Cettecirconstance imprévue détruisait mes plans et messuppositions. Néanmoins j'entrai hardiment, et j'eusaussitôt à mes côtés deux chiens quiaboyèrent en vrais chiens de campagne. A ce bruit, une grosseservante accourut, et quand je lui eus dit que je voulais parlerà madame la comtesse, elle me montra, par un geste de main, lesmassifs d'un parc à l'anglaise qui serpentait autour duchâteau, et me répondit : - Madame est parlà… - Merci ! dis-je d'un air ironique. Son par là pouvait me faire errer pendant deux heures dans le parc. Une jolie petite fille à cheveuxbouclés, à ceinture rose, à robe blanche, àpèlerine plissée, arriva sur ces entrefaites, entendit ousaisit la demande et la réponse. A mon aspect, elle disparut encriant d'un petit accent fin : - Ma mère, voilà unmonsieur qui veut vous parler. Et moi de suivre, à travers lesdétours des allées, les sauts et les bonds de lapèlerine blanche, qui, semblable à un feu follet, memontrait le chemin que prenait la petite fille. Il faut tout dire. Au dernier buisson del'avenue, j'avais rehaussé mon col, brossé mon mauvaischapeau et mon pantalon avec les parements de mon habit, mon habit avecses manches, et les manches l'une par l'autre ; puis je l'avaisboutonné soigneusement pour montrer le drap des revers, toujoursun peu plus neuf que ne l'est le reste ; enfin, j'avais fait descendremon pantalon sur mes bottes, artistement frottées dans l'herbe.Grâce à cette toilette de Gascon, j'espérais ne pasêtre pris pour l'ambulant de la sous-préfecture ; maisquand aujourd'hui je me reporte par la pensée à cetteheure de ma jeunesse, je ris parfois de moi-même. Tout à coup, au moment où jecomposais mon maintien, au détour d'une verte sinuosité,au milieu de mille fleurs éclairées par un chaud rayon desoleil, j'aperçus Juliette et son mari. La jolie petite filletenait sa mère par la main, et il était facile des'apercevoir que la comtesse avait hâté le pas enentendant la phrase ambiguë de son enfant. Étonnéeà l'aspect d'un inconnu qui la saluait d'un air assez gauche,elle s'arrêta, me fit une mine froidement polie et une adorablemoue qui, pour moi, révélait toutes ses espérancestrompées. Je cherchai, mais vainement, quelques-unes de mesbelles phrases si laborieusement préparées. Pendant cemoment d'hésitation mutuelle, le mari put alors arriver enscène. Des myriades de pensées passèrent dans macervelle. Par contenance, je prononçai quelques mots assezinsignifiants, demandant si les personnes présentesétaient bien réellement monsieur le comte et madame lacomtesse de Montpersan. Ces niaiseries me permirent de juger d'un seulcoup d'œil, et d'analyser, avec une perspicacité rareà l'âge que j'avais, les deux époux dont lasolitude allait être si violemment troublée. Le marisemblait être le type des gentilshommes qui sont actuellement leplus bel ornement des provinces. Il portait de grands souliers àgrosses semelles : je les place en première ligne, parce qu'ilsme frappèrent plus vivement encore que son habit noirfané, son pantalon usé, sa cravate lâche et son colde chemise recroquevillé. Il y avait dans cet homme un peu dumagistrat, beaucoup plus du conseiller de préfecture, toutel'importance d'un maire de canton auquel rien ne résiste, etl'aigreur d'un candidat éligible périodiquementrefusé depuis 1816 ; incroyable mélange de bon senscampagnard et de sottises ; point de manières, mais la morgue dela richesse ; beaucoup de soumission pour sa femme, mais se croyant lemaître, et prêt à se regimber dans les petiteschoses, sans avoir nul souci des affaires importantes ; du reste, unefigure flétrie, très ridée, hâlée ;quelques cheveux gris, longs et plats, voilà l'homme. Mais lacomtesse ! ah ! quelle vive et brusque opposition ne faisait-elle pasauprès de son mari ! C'était une petite femme àtaille plate et gracieuse, ayant une tournure ravissante ; mignonne etsi délicate, que vous eussiez eu peur de lui briser les os en latouchant. Elle portait une robe de mousseline blanche ; elle avait surla tête un joli bonnet à rubans roses, une ceinture rose,une guimpe remplie si délicieusement par ses épaules etpar les plus beaux contours, qu'en les voyant il naissait au fond ducœur une irrésistible envie de les posséder. Sesyeux étaient vifs, noirs, expressifs, ses mouvements doux, sonpied charmant. Un vieil homme à bonnes fortunes ne lui eûtpas donné plus de trente années, tant il y avait dejeunesse dans son front et dans les détails les plus fragiles desa tête. Quant au caractère, elle me parut tenir toutà la fois de la comtesse de Lignolles et de la marquise deB…, deux types de femme toujours frais dans la mémoired'un jeune homme, quand il a lu le roman de Louvet. Jepénétrai soudain dans tous les secrets de ceménage, et pris une résolution diplomatique digne d'unvieil ambassadeur. Ce fut peut-être la seule fois de ma vie quej'eus du tact et que je compris en quoi consistait l'adresse descourtisans ou des gens du monde. Depuis ces jours d'insouciance, j'ai eu tropde batailles à livrer pour distiller les moindres actes de lavie et ne rien faire qu'en accomplissant les cadences del'étiquette et du bon ton qui sèchent les émotionsles plus généreuses. - Monsieur le comte, je voudrais vous parleren particulier, dis-je d'un air mystérieux et en faisantquelques pas en arrière. Il me suit. Juliette nous laissa seuls, ets'éloigna négligemment en femme certaine d'apprendre lessecrets de son mari au moment où elle voudra les savoir. Jeracontai brièvement au comte la mort de mon compagnon de voyage.L'effet que cette nouvelle produisit sur lui me prouva qu'il portaitune affection assez vive à son jeune collaborateur, et cettedécouverte me donna la hardiesse de répondre ainsi dansle dialogue qui s'ensuivit entre nous deux. - Ma femme va être au désespoir,s'écria-t-il, et je serai obligé de prendre bien desprécautions pour l'instruire de ce malheureuxévénement. - Monsieur, en m'adressant d'abord àvous, lui dis-je, j'ai rempli un devoir. Je ne voulais pas m'acquitterde cette mission donnée par un inconnu près de madame lacomtesse sans vous en prévenir ; mais il m'a confié uneespèce de fidéicommis honorable, un secret dont je n'aipas le pouvoir de disposer. D'après la haute idée qu'ilm'a donnée de votre caractère, j'ai pensé que vousne vous opposeriez pas à ce que j'accomplisse ses derniersvœux. Madame la comtesse sera libre de rompre le silence quim'est imposé. En attendant son éloge, le gentilhommebalança très agréablement la tête. Il merépondit par un compliment assez entortillé, et finit enme laissant le champ libre. Nous revînmes sur nos pas. En cemoment, la cloche annonça le dîner ; je fus invitéà le partager. En nous retrouvant graves et silencieux, Juliettenous examina furtivement. Étrangement surprise de voir son mariprenant un prétexte frivole pour nous procurer untête-à-tête, elle s'arrêta en melançant un de ces coups d'œil qu'il n'est donnéqu'aux femmes de jeter. Il y avait dans son regard toute lacuriosité permise à une maîtresse de maison quireçoit un étranger tombé chez elle comme des nues; il y avait toutes les interrogations que méritaient ma mise,ma jeunesse et ma physionomie, contrastes singuliers ! puis tout ledédain d'une maîtresse idolâtrée aux yeux dequi les hommes ne sont rien, hormis un seul ; il y avait des craintesinvolontaires, de la peur, et l'ennui d'avoir un hôte inattendu,quand elle venait, sans doute, de ménager à son amourtous les bonheurs de la solitude. Je compris cette éloquencemuette, et j'y répondis par un triste sourire plein depitié, de compassion. Alors, je la contemplai pendant un instantdans tout l'éclat de sa beauté, par un jour serein, aumilieu d'une étroite allée bordée de fleurs. Envoyant cet admirable tableau, je ne pus retenir un soupir. - Hélas ! madame, je viens de faire un bien pénible voyage, entrepris… pour vous seule. - Monsieur ! me dit-elle. - Oh ! repris-je, je viens au nom de celui qui vous nomme Juliette. Elle pâlit. - Vous ne le verrez pas aujourd'hui. - Il est malade ! dit-elle à voix basse. - Oui, lui répondis-je. Mais, degrâce, modérez-vous. Je suis chargé par lui de vousconfier quelques secrets qui vous concernent, et croyez que jamaismessager ne sera ni plus discret ni plus dévoué. - Qu'y a-t-il ? - S'il ne vous aimait plus ? - Oh ! cela est impossible !s'écria-t-elle en laissant échapper un légersourire qui n'était rien moins que franc. Tout à coup elle eut une sorte de frisson, me jeta un regard fauve et prompt, rougit et dit : - Il est vivant ? Grand Dieu ! quel mot terrible !J'étais trop jeune pour en soutenir l'accent, je nerépondis pas, et regardai cette malheureuse femme d'un airhébété. - Monsieur ! monsieur, une réponse ? s'écria-t-elle. - Oui, madame. - Cela est-il vrai ? oh ! dites-moi lavérité, je puis l'entendre. Dites ? Toute douleur me seramoins poignante que ne l'est mon incertitude. Je répondis par deux larmes quem'arrachèrent les étranges accents par lesquels cesphrases furent accompagnées. Elle s'appuya sur un arbre en jetant un faible cri. - Madame, lui dis-je, voici votre mari ! - Est-ce que j'ai un mari. A ce mot, elle s'enfuit et disparut. - Hé ! bien, le dîner refroidit, s'écria le comte. Venez, monsieur. Là-dessus, je suivis le maître dela maison qui me conduisit dans une salle à manger où jevis un repas servi avec tout le luxe auquel les tables parisiennes nousont accoutumés. Il y avait cinq couverts : ceux des deuxépoux et celui de la petite fille : le mien, qui devait être le sien; le dernier était celui d'un chanoine de Saint-Denis qui, lesgrâces dites, demanda : - Où est donc notre chèrecomtesse ? - Oh ! elle va venir, répondit le comtequi après nous avoir servi avec empressement le potage s'endonna une très ample assiettée et l'expédiamerveilleusement vite. - Oh ! mon neveu, s'écria le chanoine, si votre femme était là, vous seriez plus raisonnable. - Papa se fera mal, dit la petite fille d'un air malin. Un instant après ce singulierépisode gastronomique, et au moment où le comtedécoupait avec empressement je ne sais quelle pièce devenaison, une femme de chambre entra et dit : - Monsieur, nous netrouvons point madame ! A ce mot, je me levai par un mouvement brusqueen redoutant quelque malheur, et ma physionomie exprima si vivement mescraintes, que le vieux chanoine me suivit au jardin. Le mari vint pardécence jusque sur le seuil de la porte. - Restez ! restez ! n'ayez aucune inquiétude, nous cria-t-il. Mais il ne nous accompagna point. Le chanoine,la femme de chambre et moi nous parcourûmes les sentiers et lesboulingrins du parc, appelant, écoutant, et d'autant plusinquiets, que j'annonçai la mort du jeune vicomte. En courant,je racontai les circonstances de ce fatalévénément, et m'aperçus que la femme dechambre était extrêmement attachée à samaîtresse ; car elle entra bien mieux que le chanoine dans lessecrets de ma terreur. Nous allâmes aux pièces d'eau, nousvisitâmes tout sans trouver la comtesse, ni le moindre vestige deson passage. Enfin, en revenant le long d'un mur, j'entendis desgémissements sourds et profondémentétouffés qui semblaient sortir d'une espèce degrange. A tout hasard, j'y entrai. Nous y découvrîmesJuliette, qui, mue par l'instinct du désespoir, s'y étaitensevelie au milieu du foin. Elle avait caché là satête afin d'assourdir ses horribles cris, obéissantà une invincible pudeur : c'était des sanglots, despleurs d'enfant, mais plus pénétrants, plus plaintifs. Iln'y avait plus rien dans le monde pour elle. La femme de chambredégagea sa maîtresse, qui se laissa faire avec la flasqueinsouciance de l'animal mourant. Cette fille ne savait rien dire autrechose que : - Allons, madame, allons ?... Le vieux chanoine demandait : - Mais qu'a-t-elle ? Qu'avez-vous, ma nièce ? Enfin, aidé par la femme de chambre, jetransportai Juliette dans sa chambre ; je recommandai soigneusement deveiller sur elle et de dire à tout le monde que la comtesseavait la migraine. Puis, nous redescendîmes, le chanoine et moi,dans la salle à manger. Il y avait déjà quelquetemps que nous avions quitté le comte, je ne pensai guèreà lui qu'au moment où je me trouvai sous lepéristyle, son indifférence me surprit ; mais monétonnement augmenta quand je le trouvai philosophiquement assisà table : il avait mangé presque tout le dîner, augrand plaisir de sa fille qui souriait de voir son père enflagrante désobéissance aux ordres de la comtesse. Lasingulière insouciance de ce mari me fut expliquée par lalégère altercation qui s'éleva soudain entre lechanoine et lui. Le comte était soumis à une diètesévère que les médecins lui avaient imposéepour le guérir d'une maladie grave dont le nom m'échappe; et, poussé par cette gloutonnerie féroce, assezfamilière aux convalescents, l'appétit de la bêtel'avait emporté chez lui sur toutes les sensibilités del'homme. En un moment j'avais vu la nature dans toute savérité, sous deux aspects bien différents quimettaient le comique au sein même de la plus horrible douleur. Lasoirée fut triste. J'étais fatigué. Le chanoineemployait toute son intelligence à deviner la cause des pleursde sa nièce. Le mari digérait silencieusement,après s'être contenté d'une assez vague explicationque la comtesse lui fit donner de son malaise par sa femme de chambre,et qui fut, je crois, empruntée aux indispositions naturellesà la femme. Nous nous couchâmes tous de bonne heure. Enpassant devant la chambre de la comtesse pour aller au gîteoù me conduisit un valet, je demandai timidement de sesnouvelles. En reconnaissant ma voix, elle me fit entrer, voulut meparler ; mais, ne pouvant rien articuler, elle inclina la tête,et je me retirai. Malgré les émotions cruelles que jevenais de partager avec la bonne foi d'un jeune homme, je dormisaccablé par la fatigue d'une marche forcée. A une heureavancée de la nuit, je fus réveillé par les aigresbruissements que produisirent les anneaux de mes rideaux violemmenttirés sur leurs tringles de fer. Je vis la comtesse assise surle pied de mon lit. Son visage recevait toute la lumière d'unelampe posée sur ma table. - Est-ce toujours bien vrai, monsieur ? medit-elle. Je ne sais comment je puis vivre après l'horrible coupqui vient de me frapper ; mais en ce moment j'éprouve du calme.Je veux tout apprendre. - Quel calme ! me dis-je en apercevantl'effrayante pâleur de son teint qui contrastait avec la couleurbrune de sa chevelure, en entendant les sons gutturaux de sa voix, enrestant stupéfait des ravages dont témoignaient tous sestraits altérés. Elle était étioléedéjà comme une feuille dépouillée desdernières teintes qu'y imprime l'automne. Ses yeux rouges etgonflés, dénués de toutes leurs beautés, neréfléchissaient qu'une amère et profonde douleur :vous eussiez dit d'un nuage gris, là où naguèrepétillait le soleil. Je lui redis simplement, sans trop appuyer surcertaines circonstances trop douloureuses pour elle,l'événement rapide qui l'avait privée de son ami.Je lui racontai la première journée de notre voyage, siremplie par les souvenirs de leur amour. Elle ne pleura point, elleécoutait avec avidité, la tête penchée versmoi, comme un médecin zélé qui épie un mal.Saisissant un moment où elle me parut avoir entièrementouvert son cœur aux souffrances et vouloir se plonger dans sonmalheur avec toute l'ardeur que donne la première fièvredu désespoir, je lui parlai des craintes qui agitèrent lepauvre mourant, et lui dis comment et pourquoi il m'avait chargéde ce fatal message. Ses yeux se séchèrent alors sous lefeu sombre qui s'échappa des plus profondes régions del'âme. Elle put pâlir encore. Lorsque je lui tendis leslettres que je gardais sous mon oreiller, elle les prit machinalement ;puis elle tressaillit violemment, et me dit d'une voix creuse : - Etmoi qui brûlais les siennes ! Je n'ai rien de lui ! rien ! rien. Elle se frappa fortement au front. - Madame, lui dis-je. Elle me regarda par unmouvement convulsif. - J'ai coupé sur sa tête, dis-je encontinuant, une mèche de cheveux que voici. Et je lui présentai ce dernier, cetincorruptible lambeau de celui qu'elle aimait. Ah ! si vous aviezreçu comme moi, les larmes brûlantes qui tombèrentalors sur mes mains, vous sauriez ce qu'est la reconnaissance, quandelle est si voisine du bienfait ! Elle me serra les mains, et d'unevoix étouffée, avec un regard brillant de fièvre,un regard où son frêle bonheur rayonnait à traversd'horribles souffrances : - Ah ! vous aimez ! dit-elle. Soyez toujoursheureux ! ne perdez pas celle qui vous est chère ! Elle n'acheva pas, et s'enfuit avec son trésor. Le lendemain, cette scène nocturne,confondue dans mes rêves, me parut être une fiction. Ilfallut, pour me convaincre de la douloureuse vérité, queje cherchasse infructueusement les lettres sous mon chevet. Il seraitinutile de vous raconter les événements du lendemain. Jerestai plusieurs heures encore avec la Juliette que m'avait tantvantée mon pauvre compagnon de voyage. Les moindres paroles, lesgestes, les actions de cette femme me prouvèrent la noblessed'âme, la délicatesse de sentiment qui faisaient d'elleune de ces chères créatures d'amour et dedévouement si rares semées sur cette terre. Le soir, lecomte de Montpersan me conduisit lui-même jusqu'à Moulins.En y arrivant, il me dit avec une sorte d'embarras : - Monsieur, si cen'est pas abuser de votre complaisance, et agir bienindiscrètement avec un inconnu auquel nous avonsdéjà des obligations, voudriez-vous avoir la bontéde remettre, à Paris, puisque vous y allez, chez monsieurde… (j'ai oublié son nom), rue du Sentier, une somme queje lui dois, et qu'il m'a prié de lui faire promptement passer ? - Volontiers, dis-je. Et dans l'innocence de mon âme, je prisun rouleau de vingt-cinq louis, qui me servit à revenir àParis, et que je rendis fidèlement au prétenducorrespondant de monsieur de Montpersan. A Paris seulement, et en portant cette sommedans la maison indiquée, je compris l'ingénieuse adresseavec laquelle Juliette m'avait obligé. La manière dont mefut prêté cet or, la discrétion gardée surune pauvreté facile à deviner, nerévèlent-elles pas tout le génie d'une femmeaimante ! Quelles délices d'avoir pu raconter cette aventure à unefemme qui, peureuse, vous a serré, vous a dit : - Oh ! cher, nemeurs pas, toi ?Paris, janvier 1832. |