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BARRÈS, Maurice (1862-1823) : Les deux femmes du bourgeois deBruges(1892). Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.V.2007) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Premier parution dans Le Figaro du 29 juilet 1892. Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899. Les deux femmes du bourgeois de Bruges par Maurice Barrès ~ * ~ AU temps de la Renaissance, il y eut, àBruges, un riche bourgeois que ne distrayaient pas les grands festinsoù ses compatriotes s’amusent à beaucoup manger et à bouffonner. Il sefût plu au tir de l’arc, car sa vanité était flattée qu’on l’yproclamât roi, mais il ne sentait pas de plaisir réel à être admiré parles commères brugeoises. Et il était aussi un peu dégoûté de sa femme,quoiqu’elle lui fût fidèle et fraîche, mais j’ai vu son portrait, etc’était une petite Memling, scrupuleuse de tout ce qui gît au modesteenclos d’une vie régulière et nullement avertie des frivolités et desemportements qui seuls eussent contenté ce mélancolique désoeuvré. Dans ces sentiments, il forma le voeu de voyager en Terre Sainte.C’était tout à la fois pour accomplir des choses sublimes et pour sedistraire. Il faut toujours rabattre de nos rêves ; le Flamand ne dépassa pasl’Italie, car une femme qui avait une beauté de ce pays et qui par làlui parut incomparable, retint sur ses seins nus la tête carrée de cetétranger. Elle avait été la maîtresse de Laurent de Médicis et, durantune nuit, du jeune Pic de La Mirandole. J’ai vu leurs portraits qu’avecelle, dans la suite, elle transporta en Flandre, et qui sont à Anvers,dans la maison Plantin. Laurent de Médicis est gros et sale comme unprofesseur de dessin, et La Mirandole a la figure pure et glacée d’unjeune juif élégant, gauche et cérébral. Parfumée et vêtue de soie, cette Clorinde lisait à son amant l’Arioste,dont la magnificence aisée ajoutait encore à sa grâce voluptueuse, etla mélancolie du jeune homme, qui jusqu’alors tendait à la bouderie,devint une tristesse enivrée. Quand ils eurent dissipé leurs ressources et jusqu’à leurs bijoux, leFlamand, pour qui c’était insupportable d’imaginer qu’un jour elleserait, loin de lui, vieille et pitoyable, la pria de l’accompagnerdans les Flandres, où ils trouveraient l’abondance. Clorinde, en même temps qu’elle enseignait son cher barbare à goûtertoutes les belles choses, avait désappris de les aimer, et c’est de luiseul qu’il lui eût coûté de se séparer ; aussi accepta-t-elle cepénible exil. Mais à mesure que leur voyage s’avançait, ils étaientbien tristes, car la nature devenait plus pauvre et ils allaient ducôté de l’hiver. Quand ils arrivèrent en vue de Bruges, ils comprirent l’un et l’autrequ’en franchissant ce dernier espace ils terminaient une partie de leurvie qui avait été leur jeunesse. La campagne était comme glacée desoleil, un faible soleil de midi qui tombait du ciel le plus gris. Lecoeur de l’étrangère se serrait, car elle craignait qu’il l’aimât moinsque sa vraie femme et qu’il la renvoyât. Et lui, d’autre part, à revoirles premières images dont s’étaient remplis ses yeux de petit garçon,s’apitoyait de l’idée qu’il mourrait un jour. Ils atteignirent ainsi jusqu’au quai du Rosaire et s’accoudèrentau-dessus du petit étang qui baigne les basses maisons de brique çà etlà teintées d’ocre. Son odeur fiévreuse leur rappelait le paradis deVenise. Ils regardaient ce miroir mélancolique encadré de l’herbe desbéguines qui croît sur les vieilles pierres, et leur pensée allait aveccette eau froide se perdre sous les voûtes obscures. Le ciel était siprès de tous ces petits toits bizarrement découpés, que le clocher deNotre-Dame semblait le toucher. Alors, sans doute, comme aujourd’hui,l’estaminet de la Vache avançait sur l’eau sa délicate et modesteterrasse, supportée par des colonnettes. Et peut-être aussi, comme jel’entendis, jouait-on de la musique triste sur le petit marché auxpoissons. Il se tourna vers elle qui était tremblante et lui dit : « En revenant avec vous à cet endroit d’où je suis parti avant que jevous connusse, je veux vous dire du profond de mon âme, mon amie,combien je vous dois de choses. Vous avez été bien bonne pour moi quiétais un vrai sauvage, et je me sens envers vous très reconnaissant. » Elle fut si émue qu’elle, qui percevait toujours très finement leschoses qui prêtent un peu au ridicule, elle eut les yeux pleins delarmes et elle lui répondit : « Je ne sais pas comment cela se fait, mon ami, mais vous qui êtesparfois si dur et, je peux bien vous le dire, un peu grossier, voustrouvez parfois aussi des choses tellement délicates que personne nevous vaut. Et soyez bien sûr que personne au monde ne compte pour moi,sinon vous. » Et ils s’embrassèrent, moins comme deux amoureux que comme un frère etune soeur qui se sentent de même race, à ce point qu’ils mourraient sanseffort l’un pour l’autre, convaincu chacun que sa vraie vie n’est pasen soi, mais dans l’autre. Cependant ils arrivèrent à la maison du Flamand, où sa femme futsincèrement contente de son retour, et quoique à voir cette confianceil fût apitoyé sur le tort qu’il lui avait fait, il ressentaitcruellement ce que devait souffrir sa belle amie qui les regardait àquelques pas. Il les présenta l’une à l’autre : « Ma chère femme,embrassez cette étrangère, car c’est le plus grand bonheur de ma vie.C’est une infidèle que j’ai convertie durant ma croisade et que jeramène pour qu’elle ne retourne pas derrière moi à ses idoles. » Alors le bruit se répandit dans Bruges que le noble pèlerin avaitconverti une infidèle et qu’il la ramenait, et tout le peuple luioffrit un banquet où il eut la place d’honneur, ayant à sa droitel’étrangère et à sa gauche sa femme. Il jouit beaucoup de voir comme onadmirait la beauté brillante de son amante, mais l’un et l’autrepourtant étaient pensifs, ce qui les fit considérer par tout le mondecomme deux saints. Quand fut sonnée l’heure de prendre le repos, sa femme, qui avait perdubeaucoup de sa gaieté à le pleurer durant sa croisade, lui dit avecgravité : « Je suis bien fanée et bien déshabituée du plaisir, monseigneur, il ne faut pas que vous veniez dans mon lit, mais je veuxêtre la servante de celle à qui vous avez donné le Paradis, et je laprendrai avec moi pour la nuit. » Clorinde était épouvantée à l’idée de reposer seule, tandis que celuiqu’elle adorait serait dans les bras de sa femme ; aussiaccueillit-elle cette solution avec un extrême bonheur. Il les aidal’une et l’autre à se déshabiller, puis prit place lui-même dans lesecond lit de la même pièce. Ainsi vécurent-ils tous trois, et souvent, dans le long hiver desFlandres, comme le froid était rigoureux, l’une ou l’autre de sesfemmes venait lui tenir compagnie. Bruges est une ville voilée d’arbres et mirée dans des canaux, surlaquelle sans trêve fraîchit le vent du nord et sonne le carillon. Maisquand ils regardaient les cygnes frôler sans bruit les quais, ils sesouvenaient que si Bruges a mis sur ses canaux ces cygnes glacés,Venise y met des femmes passionnées. L’un et l’autre aimaient que lanuit emplît d’ombre les trop minutieuses élégances de l’art flamand etne laissât subsister que l’élan impérieux des masses architecturales.Sur la grande place des Halles, quand le soir faisait du beffroisimplifié une noble citadelle florentine, elle se rappelait les hommeshardis qui habitaient là-bas de durs palais analogues et qui lespremiers l’avaient serrée dans leurs jeunes bras, et lui se souvenaitaussi que sur les larges dalles des rues toscanes, des choses confusesavaient passionné son âme. Ainsi ne pouvaient-ils, sans une douloureuse ivresse, se rappeler leursjours d’Italie. Non point que ce temps, à tout prendre, eût étépréférable aux lentes promenades qu’ils faisaient maintenant dans labrume de la mer du Nord et aux soirées qu’ils passaient derrière lesvitres à reflets métalliques de la rue aux Oies ! Mais leur caractèreétait de repousser la médiocrité, tandis que la Flamande se contentait,si elle leur avait préparé un bon repas ou bien chauffé la maison. Philippe mourut d’une maladie de coeur et ses deux femmes, comme ondisait à Bruges, firent de la peine à tous ; mais, quoique son épouselui donnât de grands témoignages, sa douleur n’approcha pas dusentiment de l’infidèle. Elle perdait celui qui lui avait faitconnaître la vérité. Cette belle personne entra aux Rédemptoristines, que le peuple nommeles Soeurs rouges, parce qu’elles sont vêtues de chemises et de bas ensoie rouge. Encore qu’elle voulût faire pénitence, elle se condamnait àn’envelopper que de soie son beau corps, précisément pour expier lesvoluptés que jadis elle avait connues, hors des bras de son mort. Achacun de ses pas le froissement de la soie lui rappelait ses affreuxpéchés. On dit qu’elle voulu mourir la première, pour être quelques instantsencore couchée seule avec lui dans la tombe. L’autre femme vécut fort longtemps dans le béguinage où elle s’étaitretirée. J’y suis allé chercher leur mémoire. Rien ne saurait que ladouceur mouillée de ce mot « béguinage » évoquer ces eaux quientraînent des algues, ces saules déchevelés, ce tiède soleiladoucissant la teinte des briques, le souffle léger de la mer, lecarillon argentin et la tristesse de cet enclos où elle continua sapauvre vie qui n’avait jamais été qu’une demi-vie. Par-dessus lesmaisons basses, rien ne pénètre cet endroit désert, ni les appels de lavolupté, ni les bruits de l’opinion. Mais de l’amour et de la vanitéemplissant le monde, qu’avait-elle jamais su ? Rien ne fleurissait enson âme qui fût plus compliqué qu’en la cour du béguinage, carréirrégulier tendu d’une prairie que coupent d’étroits sentiers et d’oùmontent, comme des palmes de Pâques, de longs peupliers frêles. Ses derniers voeux de petite vieille furent qu’on l’ensevelit aux piedsdes deux siens, et cela ne surprit personne, car on les tenait pour desbienheureux. Elle voulait aussi qu’on la figurât en bronze sur leurtombe, à leurs pieds et en place du chien de fidélité qu’on y placepour l’ordinaire. Mais cette modestie parut excessive et contraire ausentiment de famille ; aussi dans l’église les voit-on installés toustrois comme des pairs, côte à côte, et tenant chacun la banderole surlaquelle sont inscrites les pieuses paroles qu’elle avait choisies : «Marthe, Marthe, pourquoi vous agitez-vous ? Marie a choisi la meilleurepart. » Pour moi, je proteste contre cette négligence où l’on tint sa justevolonté, je m’oppose à cette injurieuse égalité où la voilà hausséemalgré elle ! Et quand tout le monde loue les misérables primitifs,tous les Memling et toutes les vertus assoupies, je magnifie lasplendeur italienne, la passion qui ne sommeille pas et qui a lesgestes de la passion : la passion active. Ah ! s’il eût dépendu de moi, celle qui naquît pour être servanteserait dans l’éternité couchée aux pieds de ses maîtres. Dieu n’eût pasfait naître en Flandre une âme dont il eût pu faire une Vénitienne !Que la petite Flamande se contente d’être estimée ! nous n’aimons etn’honorons que la chère rédemptoriste, et si je m’émeus dans unbéguinage, c’est que, du fond de la médiocrité, je me retourne plusardemment encore vers les magnificences de la passion tendre etdécorative. Décembre [sic]1892. Maurice BARRÈS. |