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BEAUCLAIR, Henri(1860-1919) : Laferme à Goron (1888).

Saisie du texte : O.Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.III.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire disponible en mode image surle site Gallica de la BnF.
 

Laferme à Goron
par
Henri Beauclair


~ * ~

I


COMME Cyrille Goron se promenait sur la berge, un homme passa qui lui tenditla main :

— En v'là, un brouillard ! Si c'étaitcomme ça du côté d'Harfleur, y'a eu du mal à entrer dans la passe !C'est pas étonnant que l'Éclair soit en retard. V'là plus d'une heureque je l'attends !

— Et qu'y n'fait pas chaud, àç’matin ! père Sandré.

— Y'n'y aura pas beaucoup devoyageurs pour Rouen. Quand y fait mauvais temps, j'ai vu des fois lamère Bidel monter toute seule au Havre, avec ses paniers de poissonsqui puent. Elle descend à Caudebec, et le bateau va tout vide jusqu'àRouen.

— Faut-y tout de même que vous soyez là ?

—Tout de même, en cas qu'y aurait des voyageurs pour Jumièges, desEnglisch qui voudraient voir l'Abbaye. Mais vous, attendez-vousquelqu'un ? On ne vous voit jamais sur le bord de l'eau. C'est-y vraique vous en avez peur ?

— C'est vrai, ma foi !

—Vous seriez pas bon Mathurin !...

— Ecoutez donc ! Ondirait que v'là notre affaire. Quand on ne voit pas, on entend. V'làl’Éclair qui vient !

Une barque flottait, au piedde la berge, attachée à un piquet, par une corde, le père Sandré ysauta lourdement et, l'ayant détachée, s'éloigna en s'aidant d'unaviron appuyé sur le talus.

— Si vous tombiez àl'eau, tout de même ! ou bien, si vous butiez contre les roues dubateau !

— On connaît ça ! Y n'y a pas de danger !

Labarque disparut dans le brouillard épais qui montait de la Seine. Unclappement rhythmique s'entendait ; au bout d'un instant le bruitcessa. Puis une voix cria :

— Jumièges !

Uneautre répondit :

— Personne, mon vieux, de ce temps-là!

— C'était bien la peine d'attendre une heure !

CyrilleGoron cherchait à voir dans le brouillard. Mais il ne pouvaitapercevoir ni le vapeur ni la barque du père Sandré, le passeur.

—Quel métier ! se dit-il.

Toujours vivre sur l'eau. Atout moment, être exposé à mourir. Le père Sandré se fait vieux, qu'unétourdissement le prenne dans sa barque, et puis, c'est fini ! Unbouillon ! Et les autres, ceux du vapeur, qui, pendant six mois del'année, vont du Havre à Rouen et de Rouen au Havre ! Qu'ils se jettentsur un banc de sable, à l'embouchure, et puis, bonsoir ! Quant auxvrais marins, à ceux qui parcourent les mers lointaines, il n'osait ysonger.

Depuis dix ans qu'il habitait Jumièges, iln'avait qu'une distraction : voir passer les bateaux. Mais jamais il nes'était approché du talus, craignant un faux pas. Cette terreurinsurmontable, il l'avait eue étant enfant, à trois ans, un jour que samère avait voulu lui faire prendre un bain dans une cuve qui servait debaignoire à la famille. Comme il criait, se débattant, sa mère, qui letenait, l'avait lâché du bras droit pour le fesser, il avait alorsglissé dans la cuve et failli s'y noyer. C'était le seul bain qu'il eûtpris de sa vie.

Pendant qu'il songeait, unsifflement enroué perça le brouillard ; progressivement, le chocrhythmique des roues battant l'eau retentit et cessa. Une forme bruneémergea. C'était le père Sandré qui revenait :

—Vous allez vous enrhumer, maître Cyrille. Les matinées de juillet, avecdu brouillard, ça ne vaut rien. Tant que le soleil ne se lève pas,c'est du temps de septembre.

— Alors, pas d'Englisch?

— Pas un ! C'est pas mon affaire. Un qui vient, unqui s'en va, ça me ferait quarante sous pour les embarquer, et quarantesous, pas mal reçus. Faut que je paye mon terme en rentrant. Ça videles tiroirs... Vous ne vous en doutez pas, vous. Recevoir et donner, çafait deux !

Et le père Sandré ajouta en riant :

—Tiens, je me demandais ce que vous faisiez là, sur le bord de l'eau.Vous attendiez voir si votre fermier va pas avoir peur du brouillard,pour vous apporter son terme ! C'est-y ça ?

— Toutjuste ! reprit Cyrille Goron, avec un sourire.

— Ilattendra que vous alliez le chercher ! C'est un malin qui gardera sonargent longtemps comme ça. Est-ce pas ?

Tout lemonde savait, dans le pays, que le propriétaire, n'osant passer l'eau, n'avaitjamais vu sa ferme, située de l'autre côté du la Seine. Comme il n'y apas de pont avant Rouen, il avait jugé ce voyage trop dispendieux. Safemme y allait seule, de temps en temps et le fermier venaitle voir pour payer les termes et faire quelques visites intéressées.

Lepère Sandré enroula la corde qui retenait sa barque, autour du piquet,et après avoir rejoint le propriétaire, lui dit en marchant vers levillage :

— Y va être huit heures et y aura pasd'eau aujourd'hui. C'est mieux que la brume se lève tard.

—Pas pour les foins, toujours ! Ça les mouille ! dit une grosse voixderrière eux.

Cyrille et le père Sandré seretournèrent. Ils virent le fermier accostant sa barque près de celledu passeur et qui, dans le brouillard, était arrivé inaperçu.


II


TENANTà la main sa casquette de soie noire et un panier d'osier, donts'allongeaient les anses, le fermier s'avança vers Cyrille, qui lereçut avec un bon sourire d'homme content :

— Vous n'avez paseu peur de vous enrhumer avec ce sacré brouillard ! Tout de même c'estun fichu temps !

— Ne m'en parlez pas, répondit lefermier, nous en sommes désolés. Hier, il faisait beau, j'ai faitfaucher ; à la tombée de la nuit, c'était quasiment sec et cebrouillard-là va nous retarder !... Sans compter que le foin pourraitbien être perdu si d'ici tantôt le soleil ne se montre point ! Çapourrit et ce n'est plus bon qu'à faire de la litière...

Illâchait ses phrases lentement, s'apitoyant et geignant, marchant avecun balancement des bras gênés par le bouffant de sa blouse bleue, touteneuve et luisante, où perlaient, aux plis, des gouttelettes claires debrouillard condensé.

Le propriétaire se retournavers le batelier, qui se tenait à sa gauche, et lui dit :

—Hein ? les gens heureux, ça se plaint toujours !

Lebatelier ricana, sans rien répondre, avec un clignement d'yeux àl'adresse du fermier qui répondit :

— Vous croyez çanot'maître, que c'est heureux que de perdre deux vaches dans la mêmesemaine.

— Vous avez perdu deux vaches ?

—Oui, et qui allaient vêler. C'est pitoyable. J'en aurais quasimentpleuré. Le vétérinaire est venu, il y a de ça quinze jours, et il m'adit qu'y n'y avait rien à faire.

Et il soupira enajoutant, après une pause :

— Je comptais les vendreà la foire de Caudebec pour nous faire un petit peu d'argent... Ah!nous sommes bien éprouvés, tout de même !

Lepropriétaire ne répondait plus rien, un peu inquiet et se demandant sices plaintes n'étaient point pour le préparer à une fâcheuse nouvelle.

Lefermier, au dernier terme, avait eu bien du mal à lui donner les cinqcents francs échus. Il ne l'avait payé qu'en deux fois, à quinze joursd'intervalle. Cette fois, ce serait autre chose, bien certainement ; iln'avait pas un sou à lui donner.

Tous troissuivaient le chemin qui longe la Seine, s'enfonçant dans le brouillardqui les aveuglait. Une sonnette, à timbre lourd, vibra et legrincement d'une grille de fer tournant sur les gonds.

—V'la not'maitresse qui ouvre sa porte, dit le fermier pour rompre lesilence.

— Vous v'là chez vous, à revoir, dit lebatelier en leur donnant à tous deux une poignée de main.

—Au revoir, père Sandré, et je vous souhaite beaucoup d'Englisch pourdemain.

— Y n'est pas trop tôt que vous arriviez,cria Mme Goron, petite bonne femme, maigre, d'une quarantaine d'années,en apercevant le fermier avec son mari.

— Avec cetemps-là..., répondit le fermier. Et vous allez bien ?

—Merci ; et chez vous ? Votre femme n’a pas pu venir avec vous ?

—Ah ! vous savez, faut bien soigner les bestiaux, et, quand on s'en vatous deux, ça ne marche pas... les domestiques, on ne peut pas comptersur eux.

— C'est bien vrai, ma foi !

Toustrois traversaient le petit jardin qui séparait la maison de la ported'entrée.

— Ah ! vous avez de jolies fleurs, vous,dit le fermier, chez nous, je ne sais pas comment ça se fait, on nepeut pas en avoir. Et puis, faut des soins, on n'a pas de tempsseulement de planter de la salade. Tout de même, v'là des jolies roses.

—Je vous en cueillerai un bouquet, tantôt, pour votre femme, répondit lapropriétaire, s'efforçant d'être aimable.

— Mais,vous êtes bien honnête, ça lui fera plaisir...

—As-tu préparé le déjeuner ? interrompit Cyrille, j'ai une faim mortelle.

—Il y a longtemps qu'il refroidit... Tenez, Rouland, dit madame Goron àson fermier, donnez-moi votre panier que je vous en débarrasse.

—Vous pouvez le prendre. C'est pour vous, ce qu'il y a dedans, ah ! ilest lourd, vous allez vous faire du mal au bras.

Commele fermier apportait toujours des rouleaux de pièces de cinq francs,Cyrille se dérida. Décidément, Rouland allait le payer. Tout allaitbien. Aussi dit-il aussitôt :

— Mais non, laisse-luison panier, nous déjeunerons d'abord. Va chercher une bouteille de vin.Ça ne fait pas de mal, un petit verre après la soupe...

—Ah! répondit Rouland, on dit que c'est très sain...

Ilsentrèrent dans la salle à manger, dont le pavé avait été fraîchementlavé et où une fraîcheur montait aux narines.

Lesdeux hommes s'étant assis, madame Goron sortit et revint de la cuisine,portant la soupière en caillou pleine de bouillon fumant où baignaientde larges croûtes dorées. Une grosse femme de ménage, court vêtue, lasuivait tenant sur chaque main un énorme plat. Dans l'un, des légumes,dans l'autre, le boeuf bouilli, décoré de persil.

—Oh ! dit le fermier, vraiment, vous faites trop de frais pour moi.

—Vous savez, répondit Mme Goron, c'est tout ce qu'il y a, avec un petitrôti.

Le potage fut déclaré excellent, et pendant cinq minutes, il nefut pas prononcé une parole. Cyrille se tourna bientôt vers la croisée.

—On dirait que le brouillard va se lever.

— Ça neserait pas dommage, remarqua le fermier ; mes pauvres foins auraientbien besoin d'être promptement rentrés.

— Est-cequ'on les vend bien, en ce moment ? interrogea Cyrille.

—A Caudebec, mardi dernier, on en a ramené plus de dix charrettes qu'onn'avait pas seulement marchandées. C'est comme les bestiaux, ça ne vapas du tout. Les pommes non plus. Il en arrive maintenant d'Amérique, àce qu'on dit... L'autre jour, il en est passé trois grands bateaux desuite qui s'en allaient à Rouen.

Et, pendant que selamentait ainsi le fermier, Cyrille et sa femme se regardaientrapidement, avec une interrogation anxieuse. Tout de même, si lefermier ne leur apportait pas la totalité de la somme attendue, commentferaient-ils ? Et cela était possible. S'il se plaignait ainsi, cen'était pas sans raison.

— Ah ! oui, continuait-il,les pauvres fermiers sont bien à plaindre. Vous ne vous en doutez pas,vous !

— Vous croyez, dit Mme Goron. Ce n'est pastout rose, non plus, de vivre en petits rentiers, allez ! Tout estd'une cherté maintenant !...

— Et les impositionsqui augmentent tous les ans, ajouta Cyrille. Et ceci et cela... J'aifait encore mettre des tuiles à la maison. C'est d'un prix fou.

—Ça, c'est vrai que c'est cher, répondit le fermier. Et pourtant, il yaurait bien besoin de réparations à la grange... Mais ça ne pressepas... On peut attendre.

Et il baissait la voix,voyant le mauvais effet de cette révélation.

— Ah !les réparations ! dit Cyrille, c'est ça la ruine ! Et vous n'êtes pasvenu une seule fois, sans en demander. Ça me coûte cher, à chaque foisque vous passez l'eau !

— Et à moi donc ! riposta lefermier en riant.

Les deux hommes s'esclaffaient ;Mme Goron plissait ses lèvres en montrant ses dents mal plantées, maisque blanchissait l'acidité du cidre.

Enfin, la femmede ménage apporta le café et un cruchon de grès plein d'eau-de-vie decidre. Goron alluma sa pipe et offrit un cigare d'un sou au fermier,qui le refusa d'abord, puis l'accepta devant l'insistance de son maître.

—On n'en fume pas tous les jours, dit-il.

Mme Goronsortit. Alors le fermier se levant alla chercher son panier qu'il avaitdéposé en entrant sous une chaise et se rassit en le plaçant sur latable.

— Ah ! Ah ! vous n’avez pas oublié nospetites affaires.

Cyrille mit de côté le sucrier, lecruchon et sa tasse et, de la paume de la main, frotta la nappe,maculée de taches de vin et de mie de pain.

Lefermier tira de son panier un petit sac de toile et l'ouvrant fittomber sur la table un tas de pièces de cent sous en argent.

Lesyeux de Cyrille eurent un éclair vif. Sa femme revint bientôt, ayantentendu le bruit métallique. Elle souriait, sans rien dire, à sonfermier, voulant paraître aimable. Alors le fermier compta les pièceset les mit en piles que recomptait Cyrille. Un, deux, trois, quatre,cinq. Le compte y était. Mme Goron tira du tiroir un porte-plume, unencrier et une feuille de papier blanc qu'elle tendit à son mari.

Avecun air de gravité, Cyrille écrivit en disant :

— Etça va me coûter deux sous de timbre...

Mme Goronregardait les piles d'écus et, tour à tour, le fermier et son mari.Cyrille tendit le reçu à Rouland qui, l'ayant lu, le plia et le mitdans sa bourse en cuir fermée par des cordons de souliers.

—Encore une goutte, voyons dit Cyrille.

— Ce n'estpas de refus...

— Pendant ce temps-là, ma femme vaaller cueillir un bouquet pour la vôtre.

Cyrilleétait épanoui. Rouland, décidément un brave homme, l'avait payé.C'était au mieux. Mais Mme Goron ne bougeait pas et, serrant leslèvres, comme émue, elle dit à son mari :

— Si tu espayé, toi, je ne le suis pas moi, tu ne t'aperçois pas que Rouland aoublié probablement d'apporter...

Mais elle se tuten voyant Rouland tirer son mouchoir pour essuyer de grosses larmes quicoulaient sur ses joues ridées. Les époux Goron se regardaientinterdits.

— Voyons, mon pauvre Rouland, qu'est-ceque vous avez donc ? C'est pas raisonnable de pleurer comme ça.

Etle fermier continuait à sangloter. L'émotion gagnait Cyrille, au visageduquel le sang affluait.

— Je sais bien, finit parhoqueter Rouland, que je dois vous apporter une grosse dinde à chaqueterme, c'est dans le bail, c'est dû, mais, cette fois, pour arriver àfaire les cinquante pistoles, ma femme est allée à Caudebec vendre tousles poussins et toutes les poules et tous les picots. Il ne nous restetant seulement pas un canard dans le ruisseau.

Cyrilletapa sur l'épaule du fermier d'une façon amicale et pour le consoler.

—Allons, c'est tout ça ? Eh bien, c'est gentil ce que vous avez fait,mais vous auriez dû me le dire, nous aurions arrangé ça. Voyons, je nesuis pas si dur que ça. Vous allez voir.

Et setournant vers sa femme :

— Dis donc, va me chercher lebail. Il est dans le tiroir de ton armoire...

Alors,il versa dans deux verres une pleine rasade d'eau-de-vie de cidre et,en tendant un à Rouland :

— Avalez celle-la, elleferait revenir un mort !

Mme Goron rapporte le bail,une liasse de papier timbré où s'étalait une écriture bêtasse etrégulière de clerc de notaire campagnard. Cyrille le prit etfeuilletant lentement, arriva à ce paragraphe :

« Leprenant est tenu d'apporter, à chaque terme échu, une poule dinde, ouun dindon, du poids minimum de huit livres, pour l'usage du susnomméGoron. »

Cyrille le lut à haute voix et, àl'ébahissement de sa femme qui n'osa protester, quoique surprisedésagréablement, biffa d'un trait de plume ces lignes qui avaient toutà l'heure arraché des larmes au fermier. Il ajouta :

—C'est comme ça que je suis, moi, quand vous reviendrez, vous apporterezvotre double du bail et je bifferai dessus aussi. En signant dans lamarge, C'est valable en justice.

Cyrille paraissaitsurpris que cet acte de générosité ne précipitât point le fermier dansses bras. Il n'y a pas beaucoup de propriétaires qui en auraient faitautant, se disait-il, et il se rehaussait à ses propres yeux avec unesatisfaction qui lui donnait des battements plus vifs du coeur.

—Hé bien, êtes-vous consolé ? dit-il à Rouland. Ça va donc mal,décidément ? Moi je n'y comprends rien du tout. Il me semble qu'avecla terre que vous avez et la grandeur du terrain, on doit pouvoir enretirer quelque chose, quand le diable y serait.

—Les pauvres fermiers sont bien malheureux, allez, répondit Rouland,non, c'est pas tout rose ! Ça ne peut pas continuer de cette façon. Etil tirait de sa poche un rouleau de papier recouvert d'un Nouvellistede Rouen.

—Qu'est-ce que ça, fit Goron. Tiens,votre bail, vous l'aviez apporté ?

Rouland étaitgêné, il cherchait des mots pour dire une chose qui lui semblaitdifficile à exprimer sans que le propriétaire s'emportât. Enfin !

—Voilà, not'maître, dit-il, c'est pour le relire ensemble. J'ai encoreun an à faire dessus. J'ai plus que du mal à arriver à joindre les deuxbouts... Je viens, si vous tenez à ce que je reste, nous arranger pourune petite diminution...

— Ah ! ça non ! s'écria MmeGoron. Tu feras ce que tu voudras, mais moi, je trouve que c'est bienassez de ce que tu viens de biffer. Ma parole ! faudrait peut-êtrepayer les fermiers pour qu'ils viennent faire valoir votre bien !

Etelle parlait, gesticulant, avec une insolence furieuse dans le geste etle regard. Voilà ce que c'était que d'être trop bon ! On n'en finissaitpas. Donnez-en long comme le doigt, on en prend tout de suite longcomme le bras. Et elle l'avait vue, la ferme, elle n'avait pas peur depasser l'eau ! Elle y était allée un dimanche du mois passé, pendantque toute la famille Rouland était aux vêpres, et elle avait étéédifiée ! Ce n'était pas étonnant, si on y faisait à peine ses frais.Les haies mal closes ; les bestiaux se promenant dans les propriétésvoisines ; les domestiques, non surveillés, couchés au pied d'un arbre,avec un pot de cidre entre les jambes, cuvant une ivresse ; lesservantes courant les petits sentiers, à la nuit tombante, avec lesbeaux lurons du bourg ; les chemins mal entretenus ; les murs desbâtiments couverts de lierre qu'on ne coupait jamais et qui entretenaitl'humidité ; des orties partout, à la porte même de la maison ; dansl'étable, du fumier sous les pieds des vaches malades ; les moutonsayant tous la cocotte, faute de soins ; dans la laiterie, le lait qu'onlaissait surir sans l'écrémer ! Ah ! c'était un beau gâchis !

Elleavait tout vu et avec une impitoyable énergie, elle jetait tout cela àla face du malheureux fermier qui ne répondait pas ; sachant, au fond,que la propriétaire avait raison. Et, si c'était ainsi, pourquoi l'enrendre responsable ? Elle continuait, adoucie un peu. Elle savait bienque ce n'était pas de sa faute, à lui, mais, il manquait d'énergie. Iln'était pas maître dans sa maison. Et un peu paresseux aussi. Ah !elle savait ce que c'était que la campagne ! Fille de fermière, elle enavait vu de toutes sortes, et c'est elle qui ne serait pas embarrasséepour tirer de la ferme tout ce qu'elle pourrait donner, payer lepropriétaire, les frais de la maison et mettre de l'argent de côté pardessus le marché.

Rouland était accablé, Cyrillegêné vidait ses verres d'eau-de-vie sitôt remplis, et lançant auplafond des ronds de fumée, envoyait par petits jets sa salive jaunâtresur le pavé.

Sa femme s'en aperçut et lui ditbrusquement :

— Je t'ai déjà défendu de fumer lapipe quand j'ai lavé ma salle, c'est bon à la cuisine de faire dessaletés, mais, pas ici.

Cyrille se tourna vers lefermier en souriant :

—  C'est qu'ellen'est pas commode, quand elle s'y met, Hein ! un vrai cerbère...Voyons, tout ça ne nous regarde pas, ajouta-t-il en regardant sa femme.Chien de charbonnier est maître dans sa loge, pas vrai. Pourvu queRouland nous apporte les termes, c'est tout ce qu'il nous faut. Qu'ils'arrange comme il voudra.

— Ah! vraiment reprit MmeGoron, tu trouves ça ? Et tu crois que la terre n'en souffre point.Quand notre ferme sera dépréciée, tu seras bien avancé !

Roulandessaya de protester mais elle continua :

— Ta ra tata... Vous me direz que vous avez mis du fumier au pied des pommiersque nous avons plantés ? Hein ! Et les arbres que vous taillez jusqu'aufaîte pour vous faire du bois ? Au lieu de cela vous ne devriez pascouper les gourmands qui sortent des greffes des pruniers ? Ce quevous avez bien le temps de faire. C'est pas malin, en passant on tireson couteau ; mais non... Et le foin, dont vous parliez tout à l'heure,si vous l'aviez coupé il y a huit jours, vous n'auriez pas à craindreque le brouillard le mouille !

Les deux hommes setournèrent vers la fenêtre.

— Tiens ! il n'y en aplus de brouillard ! fit Cyrille.

Mme Goron sortit dela salle en maugréant.

— Tout de même, elle estdure, notre maîtresse, et dire qu'on a tant de mal, gémit le fermier.Enfin, je vais m'en aller.

Il prit son panier,frappa de la main sur le devant de la blouse, pour faire tomber lesmiettes de pain restées dans les plis, et, ouvrant la porte :

—Alors, quant à ce qui est de la petite diminution, faut pas y compter,je vois ça !

— Ma femme ne m'a pas l'air d'y êtretout à fait disposée... Non...

— Hé ! bien, alors,je ne vois pas qu'il y ait grand moyen de continuer. Après tout, on estde revue, est-ce pas ? On en recausera...

Ilssortirent, et, en passant le couloir, Rouland cria :

—Au revoir, madame Goron...

Mais la propriétaire,qu'on entendait cependant ranger la batterie de cuisine et causer avecla servante, ne répondit pas. Le soleil faisait scintiller le sable desallées du jardin où les roses rouges piquaient leurs tons crus sur laverdure.

— Ça fait quasiment mal aux yeux, à côtéd'à ce matin, dit Rouland.

—  Oui, y a dela différence, répondit Cyrille. Mais vous allez pouvoir rentrer votrefoin, c'est le principal. Allons, le bonjour chez vous.

Et,le laissant ouvrir et fermer la grille, à travers laquelle se voyait uncoin de Seine bleue, il rentra chez lui. Sa femme l'attendait à laporte de la salle, ayant regardé par le coin des rideaux ce qui sepassait dans le jardin, pendant qu'il avait reconduit le fermier :

—Et tu crois, dit-elle, que j'allais lui donner des roses ? Ah bien !

Enfin,il a payé, c'est tout ce que je demande.

— Oui ;mais je comptais sur la dinde pour le dîner de demain... Au surplus,nous ne sommes pas embarrassés. S'il n'en veut pas pour le même prix,je ne tiens pas à lui, on la mettra à louer, la ferme. D'ici un an,c'est bien dommage s'il ne vient pas quelqu'un pour la demander. Enl'affichant dans les journaux de Rouen !


III


MARCHANDde cordages, toiles à voiles, instruments de pêche en eau douce, appâtspour poissons, ferblanterie, quincaillerie, etc., Cyrille Goron, établià Rouen, rue Jeanne-d'Arc, vivotait tranquillement, mais sansparvenir à faire de réserve pour ses vieux jours, lorsqu'il avaithérité, par sa femme, de la ferme que les parents de celle-cipossédaient à Jumièges. La maison du propriétaire était située à centmètres de l'abbaye. Cyrille y était venu voir son beau-père à l'agonie,et, n'osant passer l'eau, n'avait pu visiter sa propriété, de l'autrecôté de la Seine. Jusqu'alors, il ne s'était pas inquiété de laconnaître. Les fermiers payaient régulièrement, sa femme y faisait, detemps à autre, une courte apparition et, comme elle y avait été élevée,en parlait souvent.

A Jumièges où il était venu,autrefois, étant fiancé, ç'avait amusé les gens, son refus de voir sonfutur bien. Mais, à quoi bon railler ; sa terreur de l'eau étaitinsurmontable. Et, faire exprès le voyage par terre, demandait deuxjours au moins, quand il n'y avait à perdre que cinq minutes pourpasser sur la barque du père Sandré.

Si, au moins,de la berge, il avait pu la voir, cette ferme, même avec la lorgnettedu matelot ! Mais elle ne commençait qu'au sommet de l'autre versant dela colline ! Le fermier, se disait-il, a peut-être quelque raison de seplaindre de la peine qu'il prend à faire ses affaires. Parbleu ! Ilconnaissait bien sa femme, très bonne ménagère, mais dure à ladétente, qui lui laissait juste de quoi avoir du tabac, à ce pointqu'il n'osait aller au cabaret, le dimanche, de peur d'être forcé derégaler d'une tournée ses amis, ce qui l'aurait pour longtemps endetté.

Etsa femme, orgueilleuse de sa ferme, qui la faisait vivre en rentière,exagérait peut-être la valeur de rapport de sa terre. En tous cas, elleavait eu tort de secouer Rouland d'aussi violente façon, ce n'est pas àlui qu'un client, même le meilleur, aurait ainsi parlé, au temps où ildébitait dans sa boutique ses cordages, toiles à voiles et instrumentsde pêche en eau douce.

Tout en se promenant sur laberge, baignée de clarté, Cyrille regrettait de ne pouvoir aller à laferme. Il aurait fait des excuses à Rouland qui, somme toute, l'avaitbien payé intégralement. Et, pour un malheureux dindon, sa femmes'était mise en colère ! Et, que lui arriverait-il, s'il mettait saferme en location ? Peut-être bien ne se présenterait-il personne pourla prendre.

Et ils seraient alors dans de beauxdraps ! Car c'était leur seul revenu, ces deux mille francs. Il y avaitbien la maison où ils habitaient qui leur appartenait, mais, puisqu'ilsl'occupaient, elle coûtait les impositions, ce qui était déjà assezcher de loyer.

Ils ne dépensaient pas tout leurrevenu. Mais son garçon, à qui il avait cédé son fonds, avait unenombreuse famille, et, de peur de le voir faire faillite, ce qui auraitdéshonoré le nom des Goron, dans la rue Jeanne-d'Arc, on lui envoyait àtout moment des cent francs pour payer une traite, le loyer, et leslivres de l'aîné, qu'ils avaient déjà mis à la salle d'asile, et leslanges du jeune, encore en nourrice. A cela, il n'y avait rien à dire,car son fils n'était pas trop dépensier et lui-même se rappelait qu'ilavait autrefois tout juste de quoi arriver.

Sous sesyeux, la Seine coulait lentement. Au coude, disparaissait un grandbrick, toutes voiles ouvertes, que traînait un remorqueur. Et Cyrilles'amusait à regarder dans l'eau bleue l'ombre reflétée de la fuméenoire.


IV


Rouland avaitenvoyé une lettre, après s’être concerté avec sa femme, pour annoncerque, décidément, il aimait mieux s'en aller que de manger ses quatresous sur une place aussi ingrate.

— Laisse-le faire,disait Mme Goron, qu'il s'en aille ! On en trouvera un autre.

Mais,au bout de six mois, personne n'était encore venu demander à louer laferme. Rouland envoyait l'argent des termes par son garçon aîné, nevoulant pas recevoir de nouveaux sermons de la propriétaire.

—Ce n'était pas si facile que ça, à louer, disait Cyrille à sa femme. Tuvois bien.

— Tout n'est pas désespéré. Voyons, il ya encore six mois avant que les Rouland ne s'en aillent !

Maisles jours passaient. Un matin qu'il rentrait de sa promenadehabituelle, avant le dîner, sa femme lui dit :

—Tiens, sais-tu pourquoi personne ne vient pour visiter la ferme ?

—Non, c'est étonnant...

— Hé bien ! je suis sûre queles Rouland déconseillent les gens de la prendre ! Il paraît qu'il enest venu des douzaines. Ils se promenaient avec Rouland, trouvaienttout bien. Rouland les invitait à prendre une collation, et, quand ilsavaient un coup dans la tête, il leur disait qu'il s'en allait parcequ'il ne pouvait pas faire ses frais.

— Ah ! tucrois que c'est possible ? Voyons...

— J'en suissûre ! Toi, tu ne te doutes jamais de rien ; innocent comme l'enfantqui vient de naître ! Mais, ne bouge pas, je les surveillerai quand ilsvont s'en aller. Toi qui ne sais rien de ce qu'il y a chez nous, qui tedit qu'ils ne couperont pas des arbres dans les haies pour vendre descordes de bois ? Et, avec des gens comme ça, il faut s'attendre à tout! Ils sont capables de verser de l'acide pour faire mourir les pommiers.

—Ah ! tu n'en sais rien.

— Oui, mais je me méfie.J'irai et je n'ai pas besoin qu'ils m'invitent à prendre quelque chose,je n'entrerai pas dans la maison !

Et, à chaquerepas, Mme Picot ramenait la conversation sur la ferme, dont on pouvaittirer un si bon parti : décidément les propriétaires sont bien àplaindre d'avoir besoin de fermiers !

Cependant,Rouland avait commencé son déménagement. Chaque jour, des charrettespartaient de la ferme, emportant les instruments de travail, lesfutailles démontées, les meubles.

— C'est un peufort, tout de même, il le fait exprès, disait Mme Goron. En enlevanttoute la garniture de la ferme, il la détériore. Ça semble d'un nu,maintenant ! S'il venait quelqu'un pour la voir, il n'en voudrait pas.

Et,en effet, les herbages d'où étaient partis les bestiaux semblaient dansla désolation. Rouland, sa femme, les domestiques étaient déjà entrésdans la ferme voisine qu'ils avaient louée. Les granges, les étables,les hangars, la maison d'habitation étaient vides. Il ne restait pas unclou aux murailles. Les oiseaux avaient déserté la haie du jardinpotager où Rouland avait passé la charrue pour ne point laisser même unpied de salade à son successeur.

Ç'avait été, audernier moment, une rage entre la propriétaire et le fermier. MmeGoron, chaque jour, passait le bac, pendant le déménagement et, du hautde la colline, surveillait le départ des charrettes pour voir si l'onn'emportait pas les arbres de la propriété.

Ainsi,c'était fini. Plus de fermier. Mais Cyrille n'osait en parler à safemme, dont c'était la faute. Noël était proche, plus un sou à lamaison. Et de mauvaises nouvelles arrivaient de Rouen. Son fils avaitune grosse échéance à payer à la fin de décembre. Il ne pourrait luienvoyer d'argent, pas plus qu'il ne comptait en recevoir. Et lesétrennes à donner aux gamins !

Cyrille alla trouverun homme d'affaires, à Caudebec, et lui demanda la marche à suivre pourprendre une hypothèque sur la propriété. Il demandait cinq millefrancs. Ce fut facile à trouver. Et, alors, il apporta la somme à safemme, sur les conseils de laquelle, il avait agi ainsi.

—Nous ne louons pas ? lui avait-elle dit ? Qu'est-ce que ça fait ?Regarde si les Banel n'en sont pas revenus de louer leur ferme ? Ilsont bien plus de profits autrement.

Et elle expliquait à sonmari la combinaison des Banel, des voisins, qui, eux aussi, avaient uneferme et ne la louaient pas.

Il achèterait desboeufs maigres, les ferait conduire à la ferme et là, toutes lesbarrières des cours et des herbages bien cadenassées, les bestiauxs'engraisseraient. De temps en temps, elle irait les voir. Puis on lesvendrait avec un gros bénéfice aux bouchers de Caudebec. De plus, elleprofiterait de la récolte des pommes.

A la saisonvoulue, on emploierait des faneurs pour faucher, botteler et rangerdans les greniers le bon foin dont on vendrait la moitié et dontl'autre serait gardée pour la nourriture des boeufs pendant le tempsdes neiges.

Et elle parlait, chiffres en main. Ellesavait bien ce que pouvait rapporter la ferme, y ayant été élevée.Est-ce que son père n'y était pas entré petitement, comme fermier, et,mettant chaque année des écus de côté, se privant du moindre plaisir,coupant les aiguilles en quatre, n'avait pas fini par l'acheter à sonpropriétaire, un mangeur qui faisait la noce à Rouen ?

Centfois mieux valait être fermier soi-même que d'en avoir comme leprécédent. Voyons, c'était bien clair. Pour leur donner les deux millefrancs de location par an, ne fallait-il pas que Rouland les mit decôté après avoir nourri sa femme, ses trois moutards, tous dépensiers.Ce que dépensait le fermier pour sa maison, c'est ce qu'ilstoucheraient, eux, en plus de leur revenu.

EtCyrille ne répondait que par des hochements de tête affirmatifs, maiscomme par contrainte. Elle s'y entendait mieux que lui ; puisqu'elle levoulait, il faudrait bien que cela fût. Et cela était. Il savait bienque c'était pour le mieux, ce qu’elle faisait là.

Douzeboeufs furent achetés à la foire de Caudebec ; ils étaient maigres àapitoyer, mais si bon marché !

— Tu verras ce qu'ilsdeviendront dans six mois, dit Mme Goron à son mari.

Lepère Sandré qui, presque tous les jours, avait conduit Mme Goron del'autre côté dela Seine, allait avec elle jusqu'à la ferme pour ne pasavoir à l'attendre à son retour. Il avait moitié deviné, moitié apprisce qui se passait et l'avait dit à tout le monde.

—C'est une rude gaillarde que Mme Goron ! clamait-il avec admiration.

Cyrilleregrettait bien de ne pouvoir aller juger par lui-même des progrès quefaisaient chaque jour les bestiaux, à en croire sa femme, enchantée desa bonne idée. Pourtant, les résultats attendus ne seraient pas donnésavant quelque temps. Depuis six mois qu'ils étaient achetés, etmangeaient l'herbe de toutes les cours, qui semblaient comme rasées,les boeufs, que le boucher de Jumièges était venu voir, par curiosité,ne seraient pas bons pour être envoyés au marché avant la prochainefoire. Encore deux mois à attendre. Il avait fallu raccommoder lesbarrières en mauvais état, faire clore les haies par les brèchesdesquelles les boeufs passaient chez les voisins. Les jeunes pommierspoussaient mal, leur écorce étant rongée par les bestiaux, friands dela sève grisante ; dix journées d'homme de dépensées là encore, pourentourer les arbres de tôles garnies de pointes. Tout cela, avecl'achat des bêtes et leurs dépenses de ménage avait absorbé les 5,000francs.

Cyrille eut recours à une secondehypothèque. Il ne demandait qu’un billet de mille, simplement de quoialler jusqu'au jour où il serait remboursé de ses dépenses par la ventedes boeufs dont le prix aurait certainement augmenté du double.

Maisl'homme d'affaires lui dit que le prêteur à qui il avait eu recours lapremière fois, un cafetier de Caudebec, voulait avancer encore cinqmille francs ou rien du tout. C'était tout ou rien, à prendre ou àlaisser. Cyrille hésitait, voyant l'intention du cafetier, un usuriercomme les autres, prêtant l'argent à 6 o/o.

Ilallait se trouver engagé pour une grosse somme, dix mille francs dontquatre mille dormiraient dans un tiroir, ce qui n'empêcherait pas lesintérêts de courir au galop. Il aurait facilement trouvé le billet demille francs dont il avait besoin. Mais alors, c'étaient des nouvellesdémarches à faire, une seconde hypothèque sur un autre nom. Des chosesennuyeuses. Il accepta ce que proposait le cafetier, par l'entremisede l'homme d'affaires et Mme Goron enferma la somme dans le tiroir deson armoire à linge.

Cyrille, partageant laconfiance de sa femme, était enchanté de ses entreprises.

Vintla récolte des foins. C'était à n'y rien comprendre. Tout compté, il yen avait moitié moins de bottes que du temps où Mme Goron, alors jeunefille, assistait chez son père à la fenaison. Le foin était bon, sec,long. Mais il ne fallait pas songer à en vendre la moindre partie, sion voulait assurer la nourriture des boeufs pendant l'hiver.

C'étaitun gros déficit dans le budget prévu. Mais les époux Goron seconsolaient en pensant qu'ils se rattraperaient sur la vente despommes. Les arbres étaient chargés, comme jamais on n'avait vu dans lepays. C'était superbe et les voisins, jaloux, venaient voir les coursen poussant des exclamations !

— V's êtes benheureux tout de même, disait-on à Mme Goron, avec ça, y a de quoiquasiment payer le loyer d'une année ! Les Rouland sont partis au bonmoment.

Et Mme Goron triomphait, avec unépanouissement d'orgueil, en racontant cette scène, le soir, à Cyrilleendormi sur le coin de la table.

Comme il restaitseul toute l'après-midi, sa femme allant tous les jours visiter laferme, il travaillait à son jardin,sous le soleil ardent, etinsensiblement avait pris de mauvaises habitudes. C'est qu'il necraignait plus de rencontrer sa femme allongeant une mine fâchée, ainsiqu'autrefois, lorsqu'il voulait régaler un ami d'une bouteille de cidre; il se tenait à la grille donnant sur le chemin de hâlage et appelaitceux qui passaient :

— Dieu ! qu'y fait chaud, hein ?

—Ne m'en parlez pas, pour un biau temps, c'est un biau temps.

—La sueur m'en perle le long du cou, que ma chemise m'en est collée dansle dos ! On a besoin de se rafraîchir ! Voulez-vous boire un coup ?

—Tout de même.

Et Cyrille vidait le cruchon de cidre,suivi de petits verres d'eau-de-vie. L'ami parti, il prenait soin derincer ses verres et d'aller à la cave remplir, au fût, la bouteille,de peur que sa femme s'aperçut de ce petit écart.

Aussi,le soir, il somnolait.


V


Ala foire de Caudebec, Mme Goron avait voulu aller seule, pour vendreles boeufs, en prétendant que son mari la gênerait. Il n'y entendaitrien. Mais, elle avait tenu à les lui faire voir, étant fière desprogrès qu'ils avaient fait.

Aussi, ce jour-là,Cyrille se tenait-il au bord de la Seine, à l'endroit où, autrefois, ilattendait l'arrivée de son fermier, les jours de terme. Sa femme étaitpartie pour la ferme, dès le matin, avec un des garçons du boucher quiavait consenti, moyennant cent sous et la nourriture, à aller conduireles bêtes à Caudebec. On aurait pu suivre la route qui traversait laferme et passer le fleuve à Caudebec seulement, mais pour que Cyrillepût voir ses élèves, il avait été entendu qu'on redescendrait lacolline, pour amener les boeufs jusque devant la maison à Jumièges; ense servant du grand bac du père Sandré. On ne faisait pas souvent usagede cette lourde machine, les gens du pays passent l'eau avec la barque; la veille, le vieux batelier avait employé son après-midi à clouerdes planches de sapin, provenant de boîtes démolies, sur les côtés dubac où l'eau dégouttait à travers les jointures.

EtCyrille qui regardait la ligne blanche du chemin à pic, partant dusommet de la colline, dit tout haut :

— Les v'là !Les v'là !

Le coeur lui battait violemment. Sur lefond crayeux se détachait en plaques rousses la théorie des bêtes.Devant, marchait le garçon  boucher, avec de grandsbalancements des bras. Derrière, sa femme suivait, trottant menu. Ungrand calme sur l'eau miroitante. Là-bas, le bac du père Sandréattendait.

Cyrille assista avec émotion àl'embarquement. D'abord, Sandré, debout à l'avant, était appuyé sur unelongue rame plantée droite, pour amortir les chocs. Un par un, lesboeufs frappés à grands coups de trique, entraient dans cette espèce decuve qui, plus alourdie, se balançait avec des soubresauts. Puis,prirent place le garçon boucher et Mme Goron, à l'arrière. Les boeufs,comme inquiets, poussaient des mugissements. Cyrille eut peur :

—Si tout cela chavirait ! dit-il à mi-voix.

Mais,lentement, le bac avançait, laissant un large sillage dans lequelsautaient, hors de l'eau, des poissons dont luisait le ventre d'argent.

—Comment qu'tu les trouves, hein ? cria Mme Goron, avant d'avoir mêmedébarqué.

— Prends bien garde ! fais attention !répondit Cyrille. C'est si vite arrivé, un malheur !

—A-t-y peur ! A-t-y peur ! disait le garçon boucher, en riant auxéclats. Si jamais celui-là tombe à l'eau ! Ça ne sera pas de sa faute !

Lebac ayant accosté à un coin du talus, taillé de façon à l'encadrer, lesboeufs sortirent , frappés de grands coups sur les pattes del'arrière-train.

— Mais n'y a-t-y pas de danger d'engâter la viande en tapant dessus comme ça ? demandait Cyrille. Ça nelaisse pas des noirs, hein ?

Le garçon boucher leregardait avec un vague air de mépris, mécontent de cette observation.

—Quand je vous disais qu'y n'y connaît rien ! dit Mme Goron pourl'adoucir.

Il n'y connaissait rien, en effet,puisqu'il ne s'extasiait pas sur la beauté des animaux dont sa femme necessait de faire l'éloge. Le père Sandré et le garçon boucherrépétaient :

— Pour des belles bêtes, c'est desbelles bêtes !

Le père Sandré avait demandé trentesous pour transporter les boeufs et les deux conducteurs. C'était cher.Aussi Mme Goron dit-elle à son mari :

— C'étaitbien la peine de dépenser de l'argent pour te montrer les bestiaux, situ n'es pas plus content que ça !

Cyrille fitremarquer qu'à Caudebec, le passeur aurait pris dix sous de plus. Eneffet, il ne s'enthousiasmait pas. On lui avait dit que la viandebaissait de prix, que c'en était effrayant, mais il ne voulait pasfaire part à sa femme de ses appréhensions, peut-être mal justifiées.


VI


ILne fallait pas se plaindre, décidément. - On pouvait espérer mieux,certes, mais il y avait eu tant de bêtes remmenées du marché qu'ilfallait s'estimer heureux d'avoir vendu les douze boeufs quatrecents francs pièce, l'un dans l'autre. Mme Goron avait compté surcinquante pistoles, mais comme son mari ne s'attendait pas à plus dedix écus par tête, la moyenne était bonne. Tout allait pour le mieux.Il fallait maintenant racheter des bêtes maigres, et l'annéed'après, on pouvait s'attendre à des bénéfices qui permettraient derembourser l'hypothèque prise sur la ferme.

Ainsipensaient les époux Goron. Mais pour le moment il fallait s'occuper deramasser les pommes. Pas un moment à perdre, si on ne voulait pas voirpourrir celles qui, tombées au pied des arbres, par la cause de grandsvents, ne seraient plus bonnes qu'à faire de l'eau-de-vie.

Or,Mme Goron était d'avis de ne point brasser ni bouillir, ce sont desfrais à n'en plus finir. Mieux valait vendre les pommes à un fabricantde cidre de Rouen. Ce qui fut fait. Tous frais défalqués, huit centsfrancs entraient dans le tiroir des époux Goron.

—Hein ? Quand je te disais que cela rapportait plus que d'avoir desfermiers ?

Cyrille n'osait pas faire remarquer queces huit cents francs étaient le seul argent que rapportait la ferme,puisque le foin servirait à la nourriture, pendant l'hiver, des boeufsmaigres que l'on achèterait avec l'argent rentré de la vente des boeufsgras.

Il craignait que sa femme, grisée par unsemblant de succès, en vînt à tout engager d'un coup dans cetteopération. Ce qui eut lieu.

— Pourquoi, luidit-elle, au lieu de douze boeufs, n'en aurions-nous pas vingt ? Il y abien assez d'herbe pour les nourrir, et, sans dérangement, ce serait ledouble, presque de bénéfice.

Les vingt boeufs furentachetés.

A la maison, la vie devenait monotone. Achaque repas, Mme Goron parlait de sa ferme, toujours et à propos detout. C'étaient de longues inquiétudes pour l'état maladif d'un desboeufs, pour la chute d'un pommier abattu par un coup de vent. Et, commeil ne fallait pas songer à contracter un nouvel emprunt sur hypothèque,on vivait sur les huit cents francs qu'avait rapportés la vente despommes. Cette somme touchant à sa fin, Mme Goron se privait des petitesdouceurs qu'elle aimait autrefois à se payer. Plus de café après ledîner. Elle avait prétendu que cette boisson l'empêchait de dormir.

Cyrilledevenait triste. Mme Goron s'en apercevait, et, quoique toujoursconfiante en la réussite de son entreprise, comprenait que, pour tirerde la ferme tout le parti possible, il ne suffisait pas d'y élever desboeufs et d'en récolter les pommes et le foin. Combien d'argent elle yaurait pu gagner si elle y passait tout son temps, au lieu d'y fairedes visites inutiles ! Elle ne pouvait, en l'état actuel, ni avoir unebasse-cour, ni soigner les arbres fruitiers. En y tenant la main,quelle jolie laiterie elle pouvait avoir !

C'étaittrop difficile pour songer un seul instant à cela, car, on est rentierou on ne l'est pas, et Cyrille, déjà très ennuyé de voir sa femme sedonner tant de mal à aller visiter les boeufs, ne voudrait certes pasla laisser travailler à son âge. Ils avaient eu assez de mal,autrefois, dans la petite boutique de la rue Jeanne-d'Arc, pour avoirle droit de se reposer maintenant. Cependant, avec les souvenirs de sonenfance, un immense amour pour la terre s'emparait d'elle. Elles'ennuyait, au temps où les fermiers apportaient régulièrementl'argent du terme. Maintenant qu'elle avait en tête une préoccupationconstante, les journées lui semblaient moins longues, et puis, c'étaitl'inconnu. Elle songeait à des bénéfices illimités à tirer de cetteferme, qu'elle dirigerait avec un soin et une âpreté de paysanne derace.

Mais il n'y fallait pas songer. Cyrille,paresseux au fond, ne voudrait pas changer son genre de vie. Pourvuqu'à l'heure coutumière il eût son assiette de soupe et sa bouteille decidre, c'est tout ce qu'il demanderait.

Alors,toutes ses conversations furent dirigées vers ce but : arriver à passerl'eau et habiter la ferme. D'ailleurs, si son mari ne voulait pas, elleirait seule, avec un domestique et la femme de ménage. Cyrilleresterait à la maison de Jumièges, où elle irait le rejoindre tous lessoirs.

L'occasion se présenta d'en parler ; malheureusement,avec chance de succès. Un matin, Mme Goron s'aperçut en entrant à laferme que deux boeufs avaient une singulière mine :

«Bien sûr, ils étaient malades, ces pauvres malheureux. Mais, commentcela se faisait-il ? Si bien portants, trois jours avant ! »

Levétérinaire appelé dit qu'il n'y avait rien à faire, que c'était trèsgrave, qu'une épizootie sévissait dans le Calvados et qu'il n'y avaitrien d'étonnant si on s'apercevait que cela gagnait du terrain. Onisola les malades ; mais, malgré cette précaution, le typhus attaquatout le troupeau.

C'était bien curieux tout de même,les bestiaux du voisin n'avaient rien.

Et racontantà son mari ce qui se passait, Mme Goron dit :

— Tusais, j'apprendrais que les Rouland ont jeté du mal-fait, je ne m'enétonnerais pas.

Mais Cyrille souriait, ne croyantpas au mauvais surnaturel. C'étaient des contes de bonne femme.

Lasituation était grave, cependant ; chaque matin, Mme Goron avait desangoisses en allant à la ferme où elle s'attendait à voir tout letroupeau couché sur le flanc. Quatre boeufs étaient morts. Une perted'au moins cent cinquante pistoles, car c'étaient les plus forts etceux qui s'engraissaient le mieux.

— Tout ça neserait pas arrivé, dit Mme Goron à son mari, si on était tout le tempssur place ; mais c'est bien désolant tout de même de penser qu'en s'yprenant au commencement on aurait pu les soigner,

—Quoi qu'tu veux, répondait philosophiquement Cyrille, c'est comme ça !

Bienqu'ennuyé de cette perte d'argent, il pensait que cette mésaventurerabattrait un peu l'orgueil de sa femme, insupportable tant qu'elleavait triomphé. Il n'avait jamais été très partisan de l'élevage desboeufs. Ah ! qu'il regrettait de n'avoir pas fait de concessions àRouland.

La petite diminution demandée par lefermier les aurait peu gênés. Au lieu de cela, des hypothèques étaientmises sur la ferme. Il faudrait les rembourser, un jour ou l'autre ;les intérêts couraient et il ne pourrait même point les payer à la datefixée si les boeufs ne se vendaient pas bien. Et puis, vivre, parlà-dessus. C'est que sa femme restreignait les dépenses du ménage !Elle n'achetait plus de rôti, le dimanche, et lui reprochait le cidrequ'il buvait !

Mme Goron, voyant que ce n'était pasCyrille qui, le premier, lui parlerait de la ferme, aborda carrémentla question.

— Ça ne va pas comme je voudrais, luidit-elle, un soir, en rentrant. Je suis désolée de tout ce que j'ai vude perdu là-bas.

Et elle raconta ses projets.Prendre un valet de ferme et faire valoir la propriété. Elletraverserait tous les matins la Seine et reviendrait tous les soirs. Etelle disait les avantages à tirer de l'élevage des poules, des cochons,de la récolte des légumes et des fruits. Elle ferait tailler les haiesd'où l'on retirerait d'excellents fagots ; les pommiers morts seraientabattus, on les scierait.

Tout cela ne pouvait êtrefait que si on était là constamment, avec une surveillance active.

Et,pendant qu'elle parlait, ses yeux cherchaient à deviner sur la facealourdie de Cyrille l'impression produite.

— Oui,dit-il, enfin, mais ça va être des frais. Il va falloir acheter tousles ustensiles de la laiterie et tout le reste, un cheval.

Ellel'interrompit :

— Un cheval ? on s'en passera, onlouera pour la journée celui des voisins quand on en aura besoin.

Elleavait bien l'intention d'en acheter un, ainsi qu'une voiture pour allerau marché, mais l'avouer, ç'aurait été effrayer Cyrille.

—Mais, dit celui-ci, et la cuisine ? Faudra bien que tu fasses manger cesgens-là, et puis toi...

Elle avait réponse à tout.Elle emporterait le nécessaire de la batterie de Jumièges. En laissantun déjeuner froid pour Cyrille, tous les matins, et revenant en tempspour lui préparer son dîner, c'était facile à faire. Il n'ensouffrirait pas.

La literie pour le domestique ?N'avait-elle pas un lit au grenier, où ne couchait pas la femme deménage, qui préférait aller toutes les nuits chez sa mère malade pourla soigner. Le lit était assez bon pour le domestique, qui n'était pasun prince.

Cyrille se dit peut-être qu'il seraitencore plus débarrassé de la présence de sa femme qui devenaithargneuse et le maltraitait presque, lui reprochant son insouciance etson laisser aller.

Il accepta en disant :

—Ah! mais, fais comme tu voudras !

D'ailleurs ladépense à faire pour acheter les jeunes volailles et le cochon n'étaitpas grosse. Quant aux trois vaches que voulait Mme Goron, on lestrouverait à échanger contre deux des boeufs du troupeau.


VII


LAferme était en pleine activité. Chaque jour, Mme Goron s'y rendait etsa surveillance active empêchait le coulage qui, d'après elle, avaitété la cause de la gêne de Rouland.

Cyrille n'avaitrien changé à son genre de vie. Il profitait maintenant de ce que safemme, levée dès le petit jour, n'était plus là, pour faire la grassematinée. Il engraissait à vue d'oeil, ce qui faisait dire à sa femme :

—Ah ! si les cochons gonflaient comme toi, ça irait bien !

Quandil s'était levé, vers les huit heures, il allait se promener sur laberge, puis rentrait manger une bouchée. Ensuite il jardinait toutel'après-midi, avec des poses de sommeil lourd, sous la petite tonnelle,pleine de fraîcheur, où soufflait, embaumé par les clématites, le ventvenant de la Seine.

Le soir, à la nuit tombante, ilretournait sur la berge, à l'endroit où sa femme débarquait avec lepère Sandré, enchanté de cet appoint régulier.

Onavait traité le passage à forfait pour cinq sous par jour.

Etles semaines passaient avec monotonie. Mme Goron ne parlait plus de laferme. Pour ce que Cyrille semblait s'y intéresser, était-ce bien utile? Elle avait assez de souffrir sans en rien dire, car elle voyait, sel'avouant à peine, que le moment approchait de payer au prêteur deCaudebec l'intérêt des hypothèques.

Tous comptesfaits, avec la vente des boeufs gras, des produits qui, régulièrementpartaient au marché, on pourrait à peine recueillir une sommesuffisante pour acheter des boeufs maigres et de nouveaux élèves,après avoir prélevé les impositions, les gages des domestiques. Etpuis, cet intérêt était d'un taux trop élevé !

EtMme Goron avait trouvé le moyen de tout arranger. Maintenant qu'ellefaisait valoir la ferme, il n'y avait plus raison pour habiter lamaison de Jumièges. Pourquoi ne la vendrait-elle pas ? Elle économisaitainsi de nombreux frais et remboursait avec l'argent de lavente la moitié au moins des hypothèques.

Cyrille,lorsqu'elle lui en parla, fit la grimace.

C'étaitdans sa vie un profond dérangement. Et puis, il se plaisait tant àJumièges ! Mais devant la nécessité il n'y avait pas à hésiter un seulinstant. Alors une terreur le prit : comment passer l'eau ?

Ah! cette fois, par exemple, c'était trop bête ! Mme Goron s'emportait.Comment, depuis plus d'un an, chaque jour, elle traversait la Seine,sur le bac du père Sandré, matin et soir, lui était-il arrivé lemoindre accident ? Il fallait se raisonner, enfin. Cyrille n'était plusun gamin ! Puis il refusait énergiquement :

— Ah !j'passerai pas ! j'passerai pas ! Et, avec un entêtement féroce, ilrépétait cette phrase :

— Qui que tu veux ? c'estplus fort que moi !

Une lettre de Rouen, arrivée lematin, annonçait qu'un des petits-enfants était malade. Il fut décidéque Cyrille irait le voir à Rouen, il pourrait traverser la Seine surun pont et revenir à la ferme.

Mais, quel détour !Faire des lieues et des lieues, dépenser un argent fou, quand c'étaitsi facile de monter sur un bateau, plat comme une voiture !

Lamaison de Jumièges fut mise en vente. Et, malgré que dans le pays MmeGoron eût pris soin d'expliquer que, maintenant, la maison leur étaitinutile, que c'était pour cela qu'ils s'en débarrassaient, on ne lacrut point.

Le bruit courait que Mme Goron avait euune mauvaise idée, que Cyrille ne tarderait pas à être ruiné. Ilfallait qu'ils fussent bien bas pour se défaire d'une maison que leursparents avaient pris tant de soins à bâtir, et si coquette et si pleinede commodités !

Les Rouland étaient de braves genset Mme Goron serait punie quand elle aurait à se repentir d'avoir étési dure avec eux ! Quant à Cyrille, il était vraiment trop bête delaisser sa femme le mener ainsi par le bout du nez.

Lepère Sandré, ennuyé d'avoir perdu une bonne cliente, ne lui donnait pasraison, non plus.

En transportant sur son bac lesmeubles de la maison de Jumièges, il disait à Mme Goron :

—Enfin, on se reverra, j'espère bien ! Faudra-t-y aller vous chercher,le dimanche, pour que vous veniez à la messe ?

Maisnon, c'était fini. Mme Goron irait à la messe à une autre paroisse, ducôté de sa ferme, car Cyrille ne pourrait pas aller d'un côté, elle del'autre.

Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'ellesouffrirait trop de revenir à Jumièges, où elle voyait qu'on se rendaitcompte de sa situation.


VIII


LAmaison de Jumièges fut vendue à un jeune officier de santé, qui, ayantlu l'annonce dans les journaux de Rouen, eut l'idée de s'établir àJumièges où il n'y avait qu'un vieux médecin dont il recueilleraitbientôt la succession. Mais il ne pouvait donner que cinq mille francsen espèces. Pour les trois mille qui restaient, il fit des billets.

Cyrilleessaya de rembourser la première hypothèque de cinq mille francs, prisesur sa ferme, en donnant au prêteur de Caudebec les trois mille francsde papier timbré et deux mille en argent. Mais le prêteur voulait debonnes espèces sonnantes. Cyrille ne pouvait lui donner tout l'argentqu'il venait de recevoir, sa femme le lui ayant défendu.

Etait-ceavec les billets du médecin qu'il pourrait acheter le cheval et lavoiture dont elle avouait maintenant ne pouvoir se passer ?

MmeGoron s'apercevait chaque jour des inconvénients de la culture,c'étaient mille frais qu'elle n'avait pas prévus.

Ledomestique ne suffisait pas au travail et, à tout moment, il fallaitlui adjoindre des hommes de journée qui coûtaient des prix fous,mangeaient comme quatre et buvaient, il fallait voir ! et ne faisaientrien ! Du temps où elle était à sa ferme avec ses parents, tout sevendait plus cher et les frais étaient moins élevés.

Puisquele prêteur voulait n'être remboursé qu'en espèces, ajoutant d'ailleursque ça ne pressait pas, Mme Goron dit à Cyrille :

—L'argent ne fondra toujours pas dans notre tiroir, gardons-le. On enmettra de côté, il faut l'espérer, petit à petit on arrivera à lesrembourser.

Cyrille ne faisait rien ; alourdi, rougeà être pris d'une attaque d'apoplexie, après le repas. Sa femme,toujours court vêtue, les pieds dans ses sabots, allait sans un momentde répit, travaillant comme une servante et ne semblant pas s'inquiéterde la situation à laquelle Cyrille ne voulait pas songer, sachant quecela lui aurait fait du mal.

Pour passer le temps,il avait envie de prendre un permis pour chasser, mais sa femmen'aurait pas manqué de lui faire remarquer qu'un louis est toujours bonà garder et que ce n'était pas le moment de faire de la dépenseinutile. Aussi se contentait-il de tirer quelques lapins terrés dansune sapinière, au bout de sa propriété, avec une constante crainte del'arrivée du garde champêtre, un mauvais coucheur, ami des Rouland.
MaisMme Goron lui enleva cette distraction en disant qu'elle louerait lachasse de la propriété au châtelain voisin, qui la lui avait demandée.C'était toujours trente francs par an de gagnés.

Lesenfants de Rouen étaient de plus en plus dans la gêne. Des demandesd'argent arrivaient fréquemment. Cyrille en était ému et pensait qu'ilétait dur de ne pas envoyer les petites sommes demandées, alors que,dans son tiroir, les beaux rouleaux d'or étaient là, dormant.

MaisMme Goron, à qui il en parla, répondit :

— Ysonges-tu ? C'est malheureux, mais on n'y peut rien. Si tu n'as pasremboursé le prêteur de Caudebec, c'est-y eux qui l'empêcheront de nousennuyer.

Et elle jetait d'un coup tout ce qu'elleavait sur le coeur. C'était vrai qu'ils avaient de la famille et que lesaffaires n'allaient pas. Mais sa bru était-elle une femme d'ordre ?Avec ça que quand ils avaient un peu d'argent, ils se gênaient pourfermer la boutique, le dimanche, et aller à la Bouille, en partie decampagne, avec toute la marmaille et en toilettes d'été trop voyantes !Quand on n'est pas riche, il faut le savoir. Mais non, ils ne pensaientpas au lendemain, s'attendant, sans doute, à hériter d'eux, les vieuxqui auraient travaillé toute leur vie, pour que les jeunes pussent sepromener, la canne à la main. Et elle ajoutait :

—Comme on fait son lit, on se couche, pas ?

Le magotavait été cependant entamé. Le premier billet souscrit par le médecinne devait échoir qu'à six mois de là. Les pommes avaient été brassées àla ferme, et n'avaient donné de cidre que ce qu'il en faudrait pour laconsommation de la maisonnée. On ne peut pas rationner les domestiquesqui ne se gênaient point pour vider leur pot chacun à tous les repas,sans compter la collation de cinq heures.

Cyrilleles y aidait largement. Pendant la fenaison, un fût entier avait étévidé en huit jours, et les foins avaient, comme l'année précédente, étégardés pour la nourriture des boeufs pendant l'hiver.

Encore,la récolte était maigre. On avait été forcé de mettre les bestiaux dansle pré ; les herbages et les cours ne suffisant pas à leur nourriture.La sécheresse de l'année avait été désastreuse. Une des vaches étaitmorte en vêlant. Le veau, malgré l'opération pour laquelle levétérinaire demandait trente francs, n'avait pas vécu.

Unefatalité s'acharnait après eux. Mme Goron se révoltait, voulant espérerque cette malechance ne continuerait point et répondant à Cyrille quilui disait ses inquiétudes :

— On ne te demanderien, pas ? baguenaude à ton aise et ne t'occupe pas du reste.


IX


COMMEelle revenait de Caudebec où elle était allée porter au prêteurl'intérêt des hypothèques prises sur la ferme, Mme Goron, pâle etnerveuse entra dans la cuisine où Cyrille, entre le domestique etl'homme de journée, prenait sa collation. Il attendait sa femme à lanuit tombante seulement et croyant n'avoir pas à craindre d'êtresurpris, s'était payé la fantaisie de régaler la maisonnée d'un extra.Tous trois vidaient le carafon d'eau-de-vie de cidre.

Envoyant la physionomie altérée de sa femme, il crut qu'il allait êtregrondé pour cette algarade, et rougit d'être pris en défaut.

-Qui que t'as ? dit-il en souriant.

Mme Goron, sansrépondre, traversa la pièce, et, montant l'escalier qui conduisait à lachambre du premier, dit, sans se retourner :

— Cyrille, viensjusque-là !

Les trois hommes se regardèrent etCyrille se levant, dit :

— Enfin ! j'vas voir quiqu'elle a !

Et, lourdement, il monta l'escalier, quicraquait sous son poids.

— All'a quequ'chose de pasbon à l'y dire, remarqua le domestique, allons-nous-en.

Mais,comme ils étaient seuls, ce n'était pas la peine de se gêner. Évitantde faire le moindre bruit, ils remplirent d'eau-de-vie leurs verresqu'ils vidèrent du coup, les yeux tournés vers l'escalier pour voirs'ils ne pouvaient être aperçus. Et tout bas :

— Nivu ni connu...

—  Ça va mal, là-haut...

Etils sortirent, les mains dans leurs poches, avec un balancement desépaules, la blouse gonflée au vent comme une voile.

Çaallait très mal, en effet, Mme Goron racontait à Cyrille sa visite auprêteur  de Caudebec.

Une jolie canaille !Et l'homme d'affaires qui avait arrangé le marché ! Ah ! ils étaientgentils, les gens de loi et toute leur séquelle !

Quandelle était arrivée à Caudebec, chez l'homme d'affaires du prêteur, elleles avait trouvés tous deux attablés, et, invitée à prendre le café,avait accepté. Après le paiement, l'homme d'affaires lui avait dit,avec son ton mielleux d'hypocrite :

— Ah ! ma pauvredame Goron, j'ai une chose ennuyeuse à vous annoncer.

Leprêteur avait besoin, tout de suite, de ses dix mille francs, en bonargent ou en billets de banque, comme il les avait donnés. Tout desuite ! c'est-à-dire avant samedi soir. Elle avait eu beau crier que çan'était pas possible, et pleurer, et se lamenter, rien n'y avait fait.Ils avaient le papier timbré en main. Seuls, ils pouvaient fixer unedate au remboursement de l'argent prêté. Ils ne voulaient pas debillets à terme. Et s'ils n'avaient touché les dix mille francs lesamedi soir, l'huissier arrivait le lundi matin.

—C'est pas Dieu possible ! gémissait Cyrille.

Maissi, c'était possible, puisque ça allait se faire. Ils avaient étévolés, voilà tout. Volés par l'homme d'affaires et par le prêteur.

Cen'était pas le moment de se lamenter. Il fallut se retourner. Trouverun autre prêteur ? C'était se jeter dans de nouvelles griffes. Quant àramasser les dix mille francs avec ce qui restait d'or dans le tiroir,avec la vente des boeufs, en admettant même que quelqu'un en voulût, carla foire de Caudebec n'avait lieu que dans trois mois, impossible ! Ilne restait même pas d'espoir du côté du médecin de Jumièges. Il étaiten règle, ayant donné des billets, à date, acceptés.

—J'avons tout de même pas de chance depuis quelque temps, remarquaCyrille.

Et comme il plantait son regard dans lesyeux mouillés de sa femme, elle lui dit d'un ton acerbe :

—Tu vas peut-être dire que c'est de ma faute ! C'est encore heureux queje sois là, car tu n'en sortirais pas !

Cyrilleaurait bien désiré se révolter contre cette injuste tyrannie, mais iln'osait, sachant quelles scènes il aurait à subir et préférant avanttout une tranquillité qu'il avait, en somme, complète. Et, après avoir,sans ajouter un mot, descendu l'escalier au haut duquel se tenait safemme, il leva les yeux. Mme Goron ne pouvait le voir. Il versa ce quirestait du carafon d'eau-de-vie dans un des verres et l'ayant vidé,sortit, avide de grand air.

Non, il n'avait pas dechance. Après que, tranquille sur l'avenir, il s'était retiré ducommerce des toiles à voile, cordages et instruments de pêche, pourvenir habiter Jumièges, en cédant le fonds à son fils, il comptait bienn'avoir plus jamais d'ennuis d'argent. Les fermes ne restent jamaissans être louées.

C'était une fatalité ce qui leurarrivait. Et encore, n'était-ce pas par la faute de sa femme qui, tropdure avec les Rouland, n'avait pas voulu leur faire la petitediminution demandée.

De combien était cettediminution ? Il n'en savait même rien. Peut-être était-ce quatre oucinq pistoles seulement ! Et, pour cette misère, voilà qu'ils étaientdans la gêne ! Ils se trouvaient à la merci de brigands comme leprêteur de Caudebec et l'homme d'affaires qui lui avait juré sur sesgrands dieux que son ami l'usurier était le plus honnête des hommes !

Etsa femme avait raison. Sans elle il ne sortirait jamais de cette tristesituation ! Il cherchait vainement une combinaison possible, mais il netrouvait pas.

Quand, avec un violent mal de tête, ilrentra à la ferme, après une promenade dans les cours, Mme Goron, quipréparait le dîner, lui dit :

— Tu sais que je vaisles refaire ?

Il demeura surpris du calme qu'elleavait recouvré et ne répondit pas.

— Tu n'as pasl'air de me croire, ajouta-t-elle, pourtant, c'est bien simple. Ecoutedonc.

Et, s'adossant, les bras croisés, à l'un desportants de la cheminée, elle lui dit son projet.

Combiendevaient-ils au préteur de Caudebec ? 10.000 francs. Combien valait laferme ? 45,000 francs, si l'on s'en tenait à l'estimation faite partout le monde dans le pays. Hé bien ! elle y était décidée, puisquel'on ne trouvait pas de fermiers maintenant, puisque l'on avait trop demal vraiment à y faire ses frais en travaillant comme des esclaves,elle était décidée à les laisser saisir la ferme et tout ce qu'il yavait dessus.

La ferme vendue, l'usurier netoucherait jamais que les dix mille francs qu'on lui devait. Le restede l'argent leur reviendrait, à eux, et le notaire qui avait négocié lavente de la maison de Jumièges le lui avait dit un jour: il vaut mieuxavoir des rentes sur l'Etat, qu'on va toucher tous les trois mois, quede la terre qui donne tout le temps des soucis, et c'était vrai, ils lesavaient trop.

Cyrille était abasourdi. Il nereconnaissait plus le raisonnement sage de sa femme. C'était bien ellequi lui parlait ?

Placer de l'argent sur l'État !Donner de bel or sonnant contre du papier ! Elle ne se souvenait doncplus des ruines dont on avait tant parlé à Rouen, autrefois ! Des gensriches à avoir voiture et calèche n'étaient-ils pas d'un coup tombés àêtre sans le sou, après avoir placé de l'argent de cette façon-là ! Ilen avait trop vu pour y consentir !

Mais elles'emportait devant cette opposition. Était-ce assez bête ! Il se mêlaitde parler des choses qu'il ne connaissait pas ! Est-ce qu'elle netenait pas autant que lui à ne pas finir ses jours sur la paille ? Laprenait-il pour une écervelée ? C'était vrai qu'elle avait entenduparler de ruines survenues à la suite de jeux de Bourse. Mais elle n'yconnaissait rien, à tout cela. Elle ne ferait pas comme ces fous dontil lui parlait. Non. Elle voulait faire acheter, par le notaire, destitres de rente sur l'Etat. C'était bien autrement sûr que de la terre.L'Etat ne peut pas faire faillite.

Et elle parlaitavec volubilité à Cyrille, surpris de cette science financière qu'il neconnaissait pas à sa femme.

Ce qu'elle ne disaitpas, c'est qu'en revenant de Caudebec, elle était allée voir le notairede Jumièges pour lui dire son embarras. Le notaire lui avait donné uneconsultation, et elle ne faisait que répéter les phrases entendues danscet entretien d'où elle était sortie enchantée.

C'étaitla seule issue à l’impasse où elle était entrée. Le notaire avaitraison. Cette fois, elle était décidée à suivre ses conseils. Mais enrentrant chez elle, Mme Goron n'avait pas voulu tout apprendre àCyrille. S'attendant à des objections, elle aimait mieux, après luiavoir appris le coup dont les frappait l'usurier de Caudebec, luilaisser le temps de s'avouer qu'il ne pouvait, lui, trouver à ce malaucun remède.

Et elle insistait en disant :

—Si ça ne te plaît pas, hé bien ! toi, cherche donc autre chose !


X


AVECun sourire malicieux, Mme Goron avait reçu la visite de l'huissier venupour lui apporter la sommation de l'usurier de Caudebec. C'est ça quilui était égal ! Cyrille était assez bête pour en avoir le rouge à lafigure ! Ça n'était pas déshonorant, après tout ! Et quandelle aurait raconté à Jumièges la série d'événements qui les amenaitlà, on la plaindrait simplement, et il ne ferait pas bon à l'hommed'affaires et à l'usurier qui les avaient mis dedans, de venir sepromener dans le pays.

L'huissier avait ordre de nesaisir que la ferme et non ce qu'il y avait dessus. C'était aupropriétaire Goron qu'ils en voulaient.

Alors MmeGoron comprit le jeu de l'usurier. Les affaires allant mal partout, ilespérait que la ferme ne trouverait pas beaucoup d'amateurs.

Lejour où la vente publique en serait faite, par autorité de justice,les enchères ne seraient pas poussées. Alors l'usurier l'achèterait àbon compte. Il rentrerait d'abord dans les dix mille francs prêtés,puis, aurait pour presque rien une propriété superbe !

Unerage la prit à cette pensée. Mais il n'était pas possible de faireautrement que subir ce joug. Le notaire, à qui elle s'était ouverte deses embarras, lui avait dit que, malgré toutes ses recherches, iln'avait pu découvrir un prêteur.

Et il lui avaitfait sagement comprendre que c'était s'enfoncer plus aisément dans laruine, si elle voulait s'obstiner à faire valoir.

Quandun bras est malade de la gangrène, il vaut mieux le couper, luiavait-il dit.

En mettant au plus mal, la fermeserait toujours vendue dans les quarante mille francs.

Aprèsla restitution, des dix mille francs au préteur de Caudebec, ilresterait aux Goron trente mille francs en bon argent, plus ce quirentrerait des billets souscrits par le jeune médecin.

Cettesomme placée sur l'Etat — et le notaire se chargeait de l'opération —leur rapporterait quinze cents francs de rente.

Pourattendre l'échéance du premier trimestre, ils vivraient avec ce quedonnerait la vente des quelques bestiaux restant sur la ferme.

N'était-cepas mieux ! Plus de crainte de manquer de tout, ainsi qu'il leur étaitarrivé à cause du départ d'un fermier. Plus d'ennuis d'aucune sorte.Tout compte fait, avec les réparations et les impositions, la ferme neleur valait pas plus de revenu qu'ils n'en auraient maintenant avec lestitres.

En somme, l'expérience de Mme Goron auraitpu lui coûter plus cher. Cyrille lui-même en convenait et s'étaittranquillisé.


XI


C’ETAITfait. La ferme des Goron appartenait à l’usurier de Caudebec.

Parune bravade idiote, l'usurier et l'homme d'affaires étaient allés voirles Goron dans la maison d'où ils les chassaient avec une honnêtetélégale qui suffisait à leur assurer de n'être pas jetés à la porte dela ferme.

Ils n'avaient pas fait une aussi bonneaffaire, après tout. Le notaire avait dit juste. Cette fantaisierevenait à une quarantaine de mille francs, avec les frais d'actes. Parun hasard inattendu, deux gros propriétaires voisins avaient poussé lesenchères. L'usurier, piqué au jeu, s'était emballé, car il n'avait pascompté là-dessus, espèrant qu'il ne lui en coûterait pas plus de trentemille francs de cette ferme qui en aurait valu cinquante mille dans destemps meilleurs.

Cette pensée égayait Mme Goron quireçut les visiteurs, sans contrainte. Tous trois parlèrent presqueamicalement.

— Qui que vous voulez ! Les affaires,c'est les affaires ! disait l'usurier.

— Bienentendu ! répondit-elle.

Mme Goron ne lui rappelapoint qu'il avait prétexté un grand besoin d'argent pour exiger leremboursement immédiat de l'hypothèque. Le fieffé menteur ! Il en avaitsi peu besoin qu'il pouvait disposer de trente autres billets de mille.Car la ferme était achetée au comptant !

Et ilsprirent ensemble leurs arrangements. L'usurier ne voulait pas la mortdes gens. Loin de là. Il priait Mme Goron de rester sur la fermejusqu'au terme prochain, à l'arrivée d'un fermier, déjà trouvé, maisavec qui il n'avait pas encore signé de bail, ne voulant s'engagerqu'après renseignements. Car, il faudrait que celui à qui il loueraitson bien ait les reins assez solides pour acheter beaucoup de bétail etfaire valoir en grand. Il n'y a rien de si mauvais pour une ferme quede ne pas en tirer tout ce qu'elle peut donner.

Quantà l'argent qui revenait aux Goron, - où fallait-il qu'il le versât ?Chez eux directement ? Mme Coron ne voulait pas avoir dans son armoireune aussi forte somme. Il fut convenu que les 30.000 francs seraientdéposés chez le notaire de Jumièges, lequel traiterait avec l'avoué deCaudebec qui s'était occupé de la vente.

Et ces gensqui se détestaient, causaient avec des inflexions de voix amicales.Leur fausseté se voyait dans les regards et des plissements de lèvres.Mme Goron se faisait aimable, les invitant à ne point partir sansprendre la petite collation. Ça n'était pas de refus. Mais un riensuffisait. Deux cruches de cidre, une demi-tourte de pain, un fromageet un carafon d'eau-de-vie y passèrent.

Puis,l'usurier et l'homme d'affaires voulurent prendre congé de Mme Goron :

—Et bien le bonjour à votre mari !

— Ah ! vous allezpeut-être le rencontrer; il est allé jusqu'au bout de la grande herbagefaire un petit bout du causette avec un voisin.

Ilsse saluèrent avec des poignées de mains. Les deux hommes partirent lelong de la cour, pendant que Mme Goron, debout sur le seuil de laporte, les regardait s'éloigner.

Ah ! quelle jolie paire defilous, pensait-elle. Mais elle n'avait pas osé leur dire ce qu'ilsvalaient. Vaut mieux être bien avec le diable, malgré tout. Puisqu'iln'y avait rien à y changer, c'était fini, réglé, autant faire bonnefigure, quitte à penser, au fond, ce que l'on veut.

Etelle avait cette vague crainte des paysans pour tout ce qui touche àla procédure. L'homme d'affaires l'intimidait ; avec ces gens-là on nesait jamais si on a tort ou raison et on finit toujours par être misdedans. Elle venait d'ailleurs d'en faire l'expérience.

Lesdeux hommes marchaient sous les pommiers, inspectant et appréciant laferme. L'usurier disait ses projets. Il créerait une pépinière qui necoûterait presque rien. En dix ans, le pépin a donné un pommier bon àplanter, et qui fournit après peu, sa razière de fruit. C'étaitl'avenir. Le phylloxera n'a pas laissé de vignobles dans la moitié dupays où il y en avait. On falsifiait tous les vins. Il faudra bien queles Parisiens, un jour ou l'autre, se mettent à boire du cidre. Etc'est alors que la Normandie gagnera de l'argent ! Et les malins aviséscomme lui auront un revenu assuré, rien qu'avec la récolte des pommes ;car, le cidre renchérira lorsqu'il sera exporté en grand, au lieud'être la boisson consommée seulement dans le pays d'origine.

L'usurierrecevait, à son café, un journal où il avait lu le discours économiqued'un député normand. C'était ces idées-là qu'il émettait, se servantdes termes parlementaires, avec un ronflement de ses phrases quidétonnaient et surprenaient comme un son de cuivre qui sortirait d'uneflûte.

Qu'en pensait l'homme d'affaires ? N'était-ilpas de cet avis ? Il y avait bien des changements à opérer ; parexemple, faire creuser des rigoles dans le pré du vallon, y détourner,de temps en temps, le cours du petit ruisseau. L'herbe y pousseraitplus drue et la récolte du foin doublerait.

Unechose encore qu'il ne souffrirait pas, c'était l'élevage des boeufs.

Ille défendrait à son fermier, formellement. Ça tue la terre. Ils rongentl'herbe et leur fumier ne vaut rien. Ce n'est bon qu'à faire en grand,dans les herbages des vallées, mais dans les cours, sous les pommiers,c'était de la folie. Et maintenant qu'on voit arriver tant de viandesd'Amérique ! N'était-ce pas là ce qui avait ruiné les Goron ? Ilne voulait pas les blaguer, ces pauvres gens, mais vraiment ils étaienttrop bêtes. Et ce Cyrille, pourquoi donc s'était-il laissé mener commeça par sa femme ! Et pourquoi n’était-il pas là, tantôt ? Il avait dûs'enfuir en les voyant arriver.

— Cyrille ! crialonguement une voix perçante.

Dans le calme de l'airce cri monta, répété trois fois. C'était Mme Goron qui devant sa porte,appelait son mari.

L'usurier et l'homme d'affairesvirent une silhouette vaciller sur la crête de la colline, aux arêtesnettement tranchées sur la grisaille du ciel qui s'embrumait.

Cyrillesortait du poste où, toutes les après-midi, il montait pour voir, pardelà le ruban de Seine, la petite maison de Jumièges où il avait été siheureux.


XII


PENDANTque Cyrille déjeunait avec les domestiques, Mme Goron s'habillait dansla chambre, au-dessus de la cuisine. Elle l'appela.

—Tu sais que je m'habille pour aller jusqu'à Jumièges.

— Quoi que t'y vas faire ?

— C'est pour voir si lenotaire a reçu l'argent de la ferme. Et puis pour leur demander un reçu.

—Bon, dit Cyrille. Mais fais bien attention à ce que tu vas arrangeravec lui.

— Mais, répondit-elle, je ne vais rienarranger de définitif. Il m'a dit l'autre jour qu'il faudrait que tusignes des papiers. Comme tu ne peux pas y aller, il en sera quittepour se déranger. V'là tout. Il passera le bac du père Sandré avec sespapiers.

— Ah bien, dit Cyrille, si c'est comme ça,j'irai bien jusqu'au bord de l'eau. Ces gens-là, ça n'aime pas trop àse déranger, tu sais. Inutile qu'il vienne jusque chez nous. S'il estlà, dis-lui que je serai à t'attendre sur la berge.

—Bon, répondit-elle, mais, tu vas faire un bout de toilette.

—J'suis-t-y pas bien comme ça ? s'exclama-t- il.

C'étaitune de ses manies de vouloir garder toujours sur lui ses vieuxvêtements. Pourtant, il se fit beau, remplaça par un veston gris lablouse bleue qu'il portait depuis qu'ils habitaient la ferme et sacasquette par un chapeau de feutre mou à larges ailes.

Puis,ils partirent à travers les cours, pour arriver plus vite, enjambantles échaliers pratiqués dans les haies. Ils ne disaient mot. Luis'arrêtait de temps en temps, essoufflé, s'épongeant le front avec sonlarge mouchoir de cotonnade rouge et jaune.

— Quellerude côte ! dit-il.

— Bah ! tu ne la monteras plussouvent, répondit-elle.

Arrivés au sommet, ilsredescendirent l'autre versant. Elle lui dit son projet de retourner àJumièges. Elle se moquait pas mal de l'opinion des gens ! On n'ypenserait d'ailleurs plus au bout d'un mois. Le père Sandré lui avaitdit que le médecin ne faisait pas ses affaires dans le pays. Il neplaisait pas. On le trouvait fier. Et puis c'était un singuliermédecin, tout de même. Quand on l'appelait pour un malade, il venait,regardait et disait toujours : « Un peu de repos, mangez bien,ne changez rien à vos habitudes. Ça ne sera rien ! » A-t-on idée de ça ?

Ilne faisait jamais d'ordonnances ! c'est que probablement il ne savaitpas.

Et de l'avis de tous, il serait forcé de s'enaller. Il prenait déjà à crédit chez tous ses fournisseurs.

Ehbien ! au premier billet, s'il ne payait pas recta, l'affaire étaitnette, elle le ferait saisir, et la maison leur reviendrait à boncompte. Ils auraient presque autant de rentes que par le passé, moinsde tracas. On oublierait la mauvaise aventure de la ferme. Car elleconvenait maintenant n'avoir pas eu une très bonne idée, ni surtoutbonne chance.

Cyrille, étonné de voir qu'il n'auraitpas trouvé cela tout seul, avouait que décidément sa femme étaitprécieuse. C'était bien elle qui l'avait mis dans l'embarras, mais ellel'en tirait. Il n'avait rien à dire.

Mais c'étaitbien ennuyeux d'être forcé de faire encore le voyage par Rouen pourretourner à Jumièges.

Mme Goron lui dit :

Aquoi penses-tu donc ?

— Moi ? à rien.

—Ça ne te plaît pas, ce que je viens de te dire ?

—Mais si, mais si, tu sais bien que je te laisse toujours faire comme tuveux !

—  Et je ne le fais pas bien,peut-être ?

Par bonheur, le père Sandré se trouvait,avec sa barque, de ce côté de la Seine.

Mme Goron ymonta, laissant, sur la berge, Cyrille qui regardait s'éloigner safemme. Cela lui rappela le temps où, sur l'autre bord du fleuve il lavoyait partir pour surveiller les travaux de la ferme. Son anciennedemeure était là-bas, derrière une ligne de peupliers qui lui encachaient tout une moitié. Il ne pouvait en détacher ses yeux, oùperlaient des larmes d'attendrissement, à la pensée qu'il allaitbientôt y revenir, vivre de la vie d'autrefois, si tranquille etexempte de soucis.

Des bateaux passaient. C'étaientde grands steamers à vapeur, chargés de cotons, qui remontaient àRouen. Leurs flancs, peints en rouge cru, étaient reflétés dans l'eauque faisait bouillonner le tournoiement de l'hélice.

Puis,des trois-mâts, voiles pliées, que traînait un remorqueur crachant desnuages de fumée noire. Et ensuite, des yachts étroits et longs, d'oùpartaient des bruits de voix joyeuses. On s'amusait, là-dedans.Quelques barques que montaient des gamins de Jumièges allaient etvenaient. Cyrille se demanda quel plaisir éprouvaient la moitié de cesgens-là, à naviguer et plaignit l'autre moitié d'avoir à le faire pourgagner le pain quotidien.

Sa femme tardait àrevenir. Il poussa jusqu'à un cabaret où il l'attendrait en vidant unpot de cidre. Il la verrait venir, de loin.

Cyrilles'était assis devant la porte du cabaret et vidait la bouteille encausant avec le patron de l'établissement :

— C'estdu maît' cidre, disait ce dernier.

— Oh ! avec unpetit baptême, répondait Cyrille, en clignant de l’oeil.

—Non, parole d'honnête homme, il est tel qu'il est sorti du pressoir !

—C'est donc qu'il a rudement plu, l'an dernier, sans que je m'en soisaperçu, et que les pommes étaient pleines d'eau !

—Ça ne fait rien, répliquait le patron, il monte à la tête.

Uneheure s'était passée sans que revînt Mme Goron. Cyrille s'en émut.Qu'avait-il pu arriver ?

— Buvez donc par là-dessusune petite goutte !ça vous tranquillisera, dit le cabaretier à quiCyrille faisait part de son inquiétude.

Un carafond'eau-de-vie de cidre fut apporté et, quand Cyrille en eut bu deuxverres, il se leva,un peu titubant, pour aller « lâcher del'eau. »

— Où que vous allez ? dit lecabaretier.

— Quelque part où le roi n'envoie passes ministres ! Je n'en vais dans un coin de vot' jardin !

—C'est pas la peine de vous promener si loin. Allez jeter ça à larivière, vous ne la ferez pas déborder.

Cyrilletraversa la chaussée et se planta sur la berge, face à la Seine. Commeil se tenait là, les deux mains occupées, il reçut un coup surl'épaule. Croyant à une plaisanterie du cabaretier, il ne se détournapas. Un second coup lui étant donné, il entendit :

—Maît' Cyrille ! maît' Cyrille !

La voix, sourde etcomme funèbre, le fit tressaillir. Il se retourna et vit le père Sandré.

—Ah ! que tu m'as fait peur ! sacré mâtin ! Hé bien, et ma femme ? tu neme l'as pas ramenée. Je ne t'ai pas vu traverser la rivière.

Sesyeux étaient pleins d'eau. C'était l'effet que lui produisaitl'absorption de l'eau-de-vie de cidre. Il aurait été incapable de voir,à dix pas, les objets, autrement que brouillés.

Lepère Sandré ne répondait rien ; avec un air embarrassé, il regardaitCyrille qui hoquetait en disant :

— Son petit cidremonte à la tête, il avait raison.

Et son regardétait plein de tristesse apitoyée.

— Mais quoi quet'as à me regarder comme ça ? dit Cyrille.

— Il y a,qu'il vous arrive un grand malheur, répondit le père Sandré.

—Quoi ? où est ma femme ?

— Mme Goron est chez lemédecin qui la soigne comme qui dirait d'un haut mal. Elle pousse descris, elle pleure, bref, elle est bien malade.

—Qu'est-ce qu'elle a ? cria Cyrille.

Je ne sais pas,mais quand je l'ai passée de l'autre côté, elle m'a dit qu'elle allaitchez le notaire chercher des papiers et de l'argent, pas ?

—Oui, eh bien !

— Eh bien, quand nous avons débarqué,on lui a dit que le notaire avait filé depuis ce matin, en laissant unelettre où il disait qu'il s'en allait à l'étranger. Il a joué, à cequ'il paraît, il avait des cocottes au Havre, et puis à Rouen. Tout ça,c'était de l'argent au pauvre monde.

— Est-elleallée chez le notaire ?

—  Oui, j'y aicouru avec elle. Tous les volets étaient fermés. C'est tout ce qu'il ya de plus vrai ! Ma commission est faite, c'est le médecin qui m'a ditde venir vous raconter ça. Je m'en retourne voir si votre femme vamieux.

Cyrille ne répondit rien. Il restait debout,sur la berge. Une rougeur violente lui montait au front.

Lepère Sandré, dans sa barque, s'éloignait.

Un bruitde chute dans l'eau le fit se retourner. Il ne vit plus Cyrille àl'endroit où il l'avait quitté.

Alors, il revint, àforce de rames, à l’endroit où de grands ronds s'étaient formés sur lanappe. La Seine est profonde à cette place, une des plus dangereuses dupays. Rien ne remonta à la surface.

Il appela ausecours. Le cabaretier accourut, puis, mis au fait, alla chercher uncroc chez un pêcheur de ses voisins. On chercha longtemps. Au boutd'une demi-heure, le père Sandré ramena le corps de Cyrille Goron.

Ilavait sans doute été pris d'une attaque d'apoplexie qui l'avait faittomber sur le sol et, de là, rouler dans l'eau.

Lesméchantes langues commençaient à parler de suicide.

XIII


EST-CEcurieux, tout de même, un homme qui avait tant peur de se noyer, quifinit comme ça ?

Le père Sandré affairé, allaitrépéter cette phrase à tous les groupes qui s'étaient formés sur laberge. On attendait le convoi qu'il allait passer sur son bac, del'autre côté de l'eau.

Croiriez-vous, continuait lepasseur, qu'il n'a jamais voulu traverser la Seine sur ma barque, depeur d'accident ? Pour aller à sa ferme, il a fait le tour par Rouen ?Et il allait en faire autant pour revenir à Jumièges, puisqu'il étaitsur le point de quitter la place qui est cause de tout son malheur ?

MmeGoron avait tenu à faire enterrer son mari dans le cimetière deJumièges, à côté de ses parents, à elle. C'est pourquoi le curé, avecdeux petits clercs, avait traversé la Seine sur le bac du père Sandré,pour aller à la ferme chercher le corps du malheureux Goron.

Lesuicide n'étant pas prouvé, le prêtre n'avait pas cru devoir refuser lasépulture religieuse.

Le passeur qui ne s'était passervi de son grand bac depuis le soir où il avait transporté les boeufsque Mme Goron était allée vendre à Caudebec, en inspectait une dernièrefois les jointures.

Un peu d'eau filtrait, endessous, mais il n'y avait rien à craindre ; les planches étaientsolides.

Une brume était étalée sur la Seine, àchaque instant plus épaisse.

Le père Sandré sesouvint du jour où il avait rencontré, sur la berge opposée, Cyrillequi attendait son fermier, un jour de terme.

Il serappela leur conversation, les terreurs du pauvre défunt devant l'eaupleine de mystère. Et il se dit :

— S'il n'était pasmort, il refuserait de passer !

— V'là l'enterrement! lui dit un gamin qui sauta dans le bac, avec l'espoir d'y rester etde traverser la Seine.

— Vas-tu te sauver d'ici !cria le père Sandré qui ajouta solennellement, en regardant les groupes:

— Je ne reçois que le corps, le clergé et lafamille, à cause de la solidité de mon bateau. On fera un autre voyagepour les assistants.

Le cercueil, couvert d'un drapnoir semé de larmes d'argent, fut roulé, à l'aide de bouts de bois,dans le bac et placé au milieu. A l'avant se placèrent le curé ensurplis et les deux petits clercs habillés de soutanes rouges. L'und'eux portant la croix piquée au bout d'un bâton peint en blanc. Al'arrière prirent place le fils du défunt, arrivé de Rouen, la veilleau soir, et le père Sandré qui, avec un long aviron, se mit à godiller,après que deux hommes eurent lancé sur le courant, le bac, à l’aide deperches.

Le bac était à peine à dix mètres du bordqu'un clappement s'entendit.

— C'est le vapeur duRouen, s'écria le père Sandré ! j'ai oublié que c'était son heure !

—Qu'est-ce qu'il y a ? dit le prêtre s'interrompant au milieu d'un deprofundis !

— Monsieur le curé, dans le brouillard,le vapeur ne va pas nous voir, il est fichu de nous aborder ! Gare àl'avant !

On entendait grossir le bruit des aubesbattant l'eau.

— Navire à l'avant ! cria une voix.

Unchoc s'entendit. Le vapeur avait pris en travers le bac qui chavira. Dela rive, deux barques étaient parties, leurs patrons ayant entendu lebruit des roues du vapeur et des éclats de voix et prévoyant ce qui sepassait.

Le curé, les clercs, le fils Goron et lepère Sandré furent retirés de l'eau sains et saufs. Ils s'étaientretenus aux épaves du bac fendu en deux, mais qui flottait.

Lecercueil avait disparu par la fente et était parti à l'eau.


XIV


Ç’AVAITété un joli potin dans le pays. Les blagueurs faisaient des gorgeschaudes à propos de cet événement.

Sans compter,ajoutaient les mauvaises langues, que le curé ne l'avait pas volé. Pourramasser les écus que lui rapporte un enterrement, il avait consenti àdonner la cérémonie religieuse à un homme qui s'était peut êtresuicidé. C'est le bon Dieu qui l'avait puni. Le noyé était retourné àl'eau. C'était justice. Le curé avait pris un bain, c'était bien fait.Et ce pauvre Goron qui avait peur de l'eau, qui y retournait, malgrétout le monde et qui y resterait !

Car son fils,resté à la ferme avec la veuve, avait, lui aussi, drôlement agi.

L’émotioncalmée, après deux jours, on lui avait proposé de repêcher le cercueilde son père. D'abord il n'avait pas dit non.

Maisles recherches du père Sandré et d'un pêcheur, armés de crocs,n'avaient pas abouti. Le courant avait certainement emporté le cercueilà quelques centaines de mètres. On avait eu beau chercher pendant desjournées, on n'avait rien trouvé.

La seule façon deréussir était de faire venir du Havre des scaphandriers, qui, avecleurs appareils, descendraient au fond du fleuve et, s'y promenantcomme dans un champ, découvriraient certainement la dépouille du pauvrepère Goron.

Mais cela coûtait des prix fous. Et lesGoron ne pouvaient, en ce moment, se livrer à de pareilles dépenses.

Cequi n'avait pas marché tout seul, non plus, c'était le règlement descomptes avec le curé qui avait envoyé une note pour se faire payer dela cérémonie religieuse et de la fosse creusée.

— Dequoi ? avait dit le fils Goron. Est-ce que vous avez dit la messe, avecle derrière mouillé, comme vous étiez ? Quant à la fosse, elle estcreusée , c'est vrai. Mais, est-ce que papa est dedans ?

Etil n'avait pas déboursé un centime. D'ailleurs, avec la meilleurevolonté du monde, il lui était difficile de se dessaisir d'une sommequelconque. Il n'était que trop vrai que le notaire avait disparu enemportant l'argent que sa mère allait chercher le jour où son pèreétait mort.

Mme Goron n'avait pas perdu la tête. Devantcet effondrement de son bien-être et de son bonheur, la paysanne quiétait en elle s'était réveillée.

Et, vite, elleavait bâti son plan :

Se proposer à l'usurier commefermière de son ancienne propriété. Y faire venir son fils et safamille qui, se trouvant dans la gêne, acceptaient cette situation. Ytravailler avec acharnement, non plus en amateurs, mais en paysans,durs au travail, économes. Ils arriveraient parbleu bien à vivre, payerle loyer et mettre de l'argent de côté.

Comme ilfallait acheter des bestiaux, des instruments de travail, elle yemploierait l'argent que devait encore le médecin. La guigne qui lapoursuivait semblait être partie avec ce pauvre Cyrille. Peut-être, unjour, pourrait-elle, avant de mourir, laisser à son fils la fermereconquise et rachetée à l'usurier. Ses parents, à elle, avaient bienfait ainsi.


XV


QUELLEdrôle d'idée vous avez là, Madame Goron, de venir, par un froid dechien, faire une promenade sur la Seine !

— Mon pèreSandré, puisque je vous paye, qu'est-ce que ça vous fait.

—Ça me fait plaisir. Je viens de payer mon terme, et je n'ai plus le sou.

MmeGoron monta dans la barque du passeur, s'assit à l'arrière et posa surses genoux un panier fermé.

— Où qu'y faut quej'aille, dit le père Sandré.

— Où vous voudrez,répondit-elle. Mais, en descendant le courant : et vous remonterezquand je vous le dirai.

La barque allait lentement.Mme Goron, vêtue de noir, avec un long voile, fit un signe de croix et,tirant de son panier un petit paquet, le jeta à l'eau.

Lepère Sandré qui n'avait pas eu le temps de voir l'objet ainsi lancédemanda :

— Je suis bien curieux, mais qu'est-ce quevous jetez comme ça dans la Seine ?

— Mon pauvredéfunt y est, dans la Seine, répondit-elle, vous le savez bien, monpère Sandré.

— Ah ! oui, dit-il, et que je merappelle bien l'accident !

— Eh bien, dit la veuve,en pleurant, c'est aujourd'hui la Toussaint, on porte des fleurs auxmorts ; j'ai fait des bouquets que j'ai attachés à une pierre, et jeles jette à l'eau. Il y en a bien un qui ira le trouver !