BERGERAT, Émile (1845-1923) : La pièce de dix sous : Scène de la vie de trottoir (1919). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (06.VI.2003) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Trente-six contes de toutes les couleurs publiés à Paris en 1919 par E. Fasquelle. La pièce de dix sous Scène de la vie de trottoir par Émile Bergerat ~~~~- La première fois que jy descendis - Où ? - Sur le trottoir, dit-elle. Je la regardai, ne comprenant pas. Elle, sur le trottoir, cette belle créature de Dieu, morceau de prince ou de multi-millionnaire, qui navait quà dégrafer, comme Phryné, sa chemise pour que les plus grands artistes tombassent à ses pieds et dont lhôtel, avenue du Bois, semblait un palais dambassade, elle avait fait sur lasphalte, dun réverbère à lautre, les cent pas de la basse prostitution - Alimentaire, oui, mon petit. Et tu sais, ce nest pas drôle. Et, ce disant, elle se laissa tomber sur la peau dours du divant et, la tête basse, les mains enfoncées dans le buisson dor de ses cheveux de walkure, elle shallucina dabord, les yeux fixes, sur des choses du passé qui passaient. - Il roule, le trottoir roulant, ah ! comme il roule Mais, que veux-tu, il faut bien débuter ! Et elle se redressa, et sassit, souriante. Son mot de fataliste à la blague légayait elle-même : « Débuter ! » Dans quel art !... - Ce quil y a dépatant, reprit-elle, cest que je me les rappelle tous, tous, tous, et les vieux et les jeunes. Je les reconnaîtrais. - Qui, Geraldine ? - Les anonymes du trottoir roulant. Écoute, tu sais si je suis féministe ? Non pas ça, cest trop bête ! Faites pour aimer, les filles dÈve, tout le temps ! Oh ! les femmes cochères, comme les portes du même nom ! Crevant à voir ! Mais entre nous, de poète à courtisane, vous nous la faites trop dure tout de même. Les cent pas, le soir, lestomac vrillé par la faim, les pieds confits à glace, cest de la retraite de Russie, ce nest pas de la République. Si le Père Éternel est juste, comme je le crois sur « celle » de ma mère, il nen refusera pas une au Paradis, et sais-tu pourquoi, iroquois ? - Je ne men doute pas, chère amie. - Parce que vous les insultez lâchement, avant et après, quelquefois pendant, quand vous ne les volez pas de leurs pauvres cinq balles ; et ça cest trop, tas de mufles que vous êtes, le Créateur ne veut pas ! - Sois assurée que pour mon compte - Cest toi qui le dis, mais tu es de ton temps, la retapeuse te dégoûte. Et non seulement elle te dégoûte, mais tu en rigoles, comme une oie, sans savoir, sans comprendre, sans deviner quelle est une, deux, trois la plus brave de toutes les femmes. Et les mains campées aux hanches, le regard haut et droit, elle me lança ce : « quil mourût » en plein visage. - Saperlipopette fis-je. - Il y a un proverbe turc qui dit : «Aime les hommes à leur misère». Cest un bon roi qui me la appris, Tacoman V, du temps que jétais sa gouvernante. A présent causons. Si lHistoire, avec sa grand H, comme les tours de Notre-Dame, nest pas lart dembêter les vivants avec les morts, il y a eu de ces règnes où les princes et les évêques ne parlaient que chapeau tiré aux plus viles hétaïres. On nen faisait pas moins, tu parles, du cent dix à lheure au train de la noce, haute ou basse, selon la classe, et les bourgeois dalors, comme ceux daujourdhui, jusquà cette crapulosophie qui est le comble à la fois et la base de lédifice social. Mais je me suis laissé dire que, levant ou levé, au coin de la borne ou sous larcade des portes, aucun Français de France, fût-il saoul comme la Pologne, noubliait que nous étions du sexe auquel on doit : 1° sa mère ; 2° ses enfants, et 3° Mme Jeanne dArc, dassez respectable mémoire. Or, ceci se passait cent ans avant la naissance de Cambronne - Ah ! Geraldine, que veux-tu dire ? - Tu le devines. Donc la première fois que jy descendis, sur le trottoir Mais il faut encore que tu saches comment jy étais descendue. Cétait à quatre pattes, pour ta gouverne, de degrés en degrés par lescalier de service. Je ne te la ferai pas à la « fille dun colonel retraité de lEmpire élevée par un pasteur protestant » du catéchisme de mon culte. Il y avait belle lurette que javais perdu le coquillage et que jétais dans le commerce. Mais jusqualors, si je métais laissée aller de bras en bras, cétait pour y entendre tictaquer des coeurs dans de beaux torses. Je nen étais pas à la voiture ambulante de fleurs, ni au bateau, je te le jure. Et puis je nétais pas laide du tout, ah ! fichtre non que je nétais pas laide, va !... « Et voilà quun jour je le devins, ou plutôt je crus lêtre devenue. Un sale rhume, soigné par le mépris. Pleurésie, hôpital, lâchage du monsieur en titre et des intérimaires, toute la dégoulinade, et pas un sou à la caisse dépargne. A ma sortie de la maison Dieu, jétais rentrée dans la mienne. Vite un coup doeil au miroir. Plus rien, ni ici, ni là, une figure de déterrée, un corps à tenir dans un fourreau de parapluie. Fichue, la Geraldine ! Tu vaux cent sous, me dis-je. Allons-y. - Pauvre fille ! - Oui, tu dis ça parce que tu me vois aujourdhui dans le million et les honneurs et que je suis arrivée !... Mais si tu mavais rencontrée ce soir-là, rue Saint-Marc, sous les colonnes, tu ne me les aurais même pas offerts, toi, les cinquante centimes !... - Quels cinquante centimes ? - Est-ce que je ne te les ai jamais montrés ? Attends-moi un instant. Elle disparut dans sa chambre et en revint avec un médaillon dor bruni, en forme de reliquaire, quelle me tendit : - Regarde. Et jy vis, en effet, une vieille pièce de dix sous, qui, sous le verre, me parut usée à nen plus avoir deffigie. - Jai toujours eu lappétit que tu me connais, et quand je soupe, je soupe dabord. Javais si faim, ce soir-là, que jen étais verte et que jen tremblais sous les portiques. Il y a bien un remède, mais il ne se vend pas chez les pharmaciens, il est chinois, cest le : « fout-à-leau , » et on vous repêche. Cest pour te dire si jétais amorçante. Aussi tous ceux que jabordais, comme une chatte, sescampativaient-ils à la file, les uns brusques, les autres railleurs, tous en palefreniers de la décadence. Ah ! nous y étions bien à cent ans après Cambronne. Et je miaulais dans la rue Saint-Marc. « Tout à coup, de celle du Cardinal, un prêtre déboucha. Cétait un homme de soixante années environ, à longues boucles grises, qui tâtait le trottoir avec son parapluie, comme font les aveugles, et à qui il manquait certainement un chien pour le conduire. Il regardait à droite et à gauche et paraissait comme perdu dans le quartier. Cétait visiblement un curé de campagne. On peut ne plus aller à la messe et respecter ceux qui la disent. Jai fait ma première communion, je la ferais encore !... Quest-ce que tu as à rire ? - Ne te fâche pas, ce nest que de la situation. - Idiot ! Ah ! oui, tu en es bien, de ton temps ! Je métais dissimulée derrière une colonne je te la montrerai, elle y est encore pour laisser passer le saint bonhomme, mais ce fut lui qui vint à moi : « Madame, salua-t-il dabord, en se découvrant... » Puis il sarrêta, et, reconnaissant sa méprise : «Mon enfant, suis-je loin de la rue Saint-Honoré et du moins dans la direction ?... Vous lui tournez le dos, mon père. Ah ! mon Dieu, que Paris est changé depuis ma jeunesse ! Excusez-moi, mademoiselle, et merci.» Il me salua de nouveau et séloigna, en godillant, avec son parapluie. « Je ne pus me retenir. Il mavait appelée madame, mon enfant, mademoiselle ; jen avais jusque dans lâme. Je lui courus après irrésistiblement. « Monsieur le curé ! la rue Saint-Honoré, cest la mienne Vous avez de mauvais yeux. Permettez-moi de vous y conduire ». « Il se mit à rire : « Et pourquoi pas ? Je suis ministre de Jésus-Christ. Allons, Madeleine, mais cest moi qui vous mettrai chez vous !... » « Et nous marchâmes côte à côte, comme un père et sa fille. Je ne pouvais dire un mot, émettre un son ; je navais plus de salive, et ma faim même était passée. Arrivés devant la maison où je logeais, en effet, je larrêtai. « Est-ce ici ? demanda-t-il avec douceur ? Je suis heureux davoir pu vous escorter sans encombre Mais vous devez avoir des pauvres ? Qui nen a ? Je suis à Paris pour les miens. Obligez-moi daccepter ceci pour les vôtres, où je croirai que je ne suis pas un bon cavalier et que je ne sais plus protéger les dames. » Et il me ferma la main sur les dix sous, les mêmes que tu tiens là, dans ce reliquaire. » |