BERGERAT, Émile (1845-1923) : Lenfant corse : Conte corse (1919). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (14.VI.2003) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Trente-six contes de toutes les couleurs publiés à Paris en 1919 par E. Fasquelle. Lenfant corse. Conte corse par Émile Bergerat ~~~~Aimez-vous les histoires corses, ou, pour mieux dire, de vendetta corse ? En voici une qui marrive de lîle de Colomba, et précisément de Sartène, dernier refuge de ce pauvre banditisme contre lequel on mène si rude guerre. Jai laissé là quelques amis qui mentretiennent encore des choses et des gens du pays. Ça na pas changé, mécrivent-ils, depuis votre voyage, en 1887, et nous restons fidèles à nos moeurs comme à nos coutumes ethniques qui sont les bonnes. La Corse est lîle de lhonneur. Jugez-en, dailleurs, une fois encore. Dans le triangle de maquis montagneux inscrit entre Sartène, Porto-Vecchio et Bonifacio, et qui forme la pointe méridionale de lîle, il y a, sous un contrefort du mont Scopeto, un hameau de deux cents âmes divisées par une vendetta séculaire, celle des Arboli et des Marata. Le village est considéré par eux comme terrain neutre. Ils y vivent en face les uns des autres, et leurs maisons se regardent. Si les femmes de chaque famille se rencontrent à la fontaine ou à léglise, sur la place, et même y causent ensemble, les enfants restent séparés dans leurs jeux, et singent naïvement la haine de leurs pères. Ils en hériteront. Du reste, lécole est lointaine, quatorze kilomètres, et ils ny vont pas. Quant au catéchisme, le recteur est un Corse lui-même et, sur la question de la vendetta, il ferme lÉvangile et corne son bréviaire. Amen. Cest donc hors du village que la chasse commence et que les Arboli et les Marata se guettent, aux coins des monts, le fusil au dos et la poire à poudre à la ceinture, depuis un temps immémorial. Ils ne savent même plus exactement eux-mêmes la cause originelle de leur animosité héréditaire. Ils ne cherchent pas à létablir, encore moins à lélucider ; le virus est dans le sang, il sy perpétue de père en fils et jusquaux confins du cousinage. Le meurtre dun Arboli nécessite celui dun Marata, et vice versa, par loi de conséquence. Ça nempêche pas de se reproduire dans chaque clan par des mariages, consanguins, dailleurs, que le curé bénit à vol de cloches. Le pays où le Code Napoléon est le moins obéi est celui où son auteur est né. Quant aux gendarmes, ses organes bottés, vous devez vous rappeler encore en quel mépris on les tient dans lîle. En abattre un dans les lentisques parfumés, cest acquérir une gloire à la Guillaume Tell, où le bon tireur sexalte de lhomme libre. Antonio Arboli, fils aîné du dernier Arboli, meurtrier du dernier Marata, - car nous en étions là, à Sartène, de leur duel centenaire, - sétant payé, lautomne dernière, la peau buffletée de lune de ces autorités ambulantes, avait pris le mâquis et il sy terrait comme un lapin dans les romarins. Une battue stratégique, menée par un Pandore habile, le plus habile même que nous ayons, avait débusqué le jeune bandit de sa retraite. Cerné de toutes parts, il sétait réfugié chez le curé même de la paroisse, qui est un Arboli, et son parent. Lasile était bon et dun choix ingénieux, car le prêtre nétait pas homme à laisser violer son presbytère ni par des civils, ni par des militaires, et il avait décroché à tout événement un lourd crucifix de bois, de fer et de bronze, qui pendait comme une hache de panoplie sur sa couchette. Mais, la nuit venue, Antonio avait eu honte de la situation funeste où il plaçait le pauvre révérend en temps de République, et, bondissant par la lucarne du grenier, il avait pris sa course dans le village. Comme il passait devant la maison des Marata, il en vit la porte ouverte. Sur le seuil, Cara Marata, dame du logis, tordait le linge du mois, dont son petit garçon lui passait les pièces. Lenfant sappelait Jean. Il avait six ans. Antonio regarda la mère, et, dun geste, sans un mot, il lui indiqua le presbytère, doù venait un bruit de bottes et de sabres. - Entre ! fit la femme corse. Et elle tira la porte sur lhôte. Or, ne loubliez pas, le bandit traqué nétait autre que le fils aîné de lArboli qui avait tué le beau-père et oncle de Cara, soit le vieux Paolo Marata, propre père du chef actuel de la famille, père à son tour du petit Jean. Ce chef sappelait lui aussi Paolo, comme le trépassé, et cétait entre lui et Antonio quétait « la chemise sanglante ». Donc Paolo rentra chez lui pour la soupe. Journée perdue, fit-il, en déposant fusil et cartouchière. Je lai cherché là-haut, dans le mâquis, jusquà la chute de la lumière. Pas dAntonio Marata. Il est ici, dit simplement la femme. Ah ! chez nous ? Le village est occupé par la gendarmerie. Écoute. Tu as bien fait, déclara Marata, un peu pâle. Mais je ne veux pas le voir. Cache-le bien et prends soin de lui. Je vais à Sartène et jy resterai jusquà son départ. Va, et sois tranquille, ils ne lauront pas. Puis, comme la gendarmerie y perdait son temps et ses peines, elle évacua le village. Le lendemain, pourtant, le brigadier y reparut. Il était seul. Tout en feignant davouer sa déconvenue et ses excuses faites au curé, il se renseignait auprès des commères qui, chez nous comme ailleurs, sont bavardes autour des fontaines. Tout ce quil en apprit, cependant, cétait que la Gara Marata était allée étendre son linge au soleil sur les arbustes odorants de la montagne. Comme les Marata étaient notoirement les ennemis nés des Arboli, la nouvelle était pour lui sans indices. Quoiquil fût assuré que le bandit nétait pas sorti de la commune, il ne pouvait sarrêter raisonnablement à lidée quun Arboli fût caché chez un Marata, et surtout, sil létait, que son hôtesse eût laissé la maison déserte à la garde dun enfant de six ans. Mais outre que le gendarme abattu par Antonio dans la brousse était son propre frère et que latmosphère même du pays activait son besoin de vengeance, il se méfiait terriblement des Corses, «capables de tout, disait-il, et bons à rien». Il fit donc à tout hasard un nouveau tour dans les rues du hameau et, parvenu devant lhabitation des Marata, il y vit le petit Jean à califourchon sur la balustrade de lavancée en terrasse où se signe larchitecture locale de nos bastidons. - Te voilà sur un beau cheval de pierre ! lui cria-t-il. Mais lenfant, saisi de peur à la vue du bicorne symbolique, sétait enfui en lui faisant les cornes. Attends, polisson ! Et le brigadier grimpa les degrés du perron. Es-tu donc seul, fit-il, en lui pinçant loreille ? Maman va venir. Et cest toi qui gardes la maison. A ton âge ? Tu dois tennuyer sans frère, soeur, ni camarades ? As-tu des joujoux ? Veux-tu que je ten apporte dAjaccio ? Oh oui ! si maman veut. Eh bien ! mais il faut que jy aille dabord,à Ajaccio. Quelle heure est-il ? Et le brigadier tira sa montre. Les yeux de Jean sallumèrent comme tisons de braise. Cest joli, hein ? Et ça chante. Écoute : tic. tac ; - Et il la lui mit à loreille. La veux-tu ? Oh ! oui, monsieur le gendarme. Alors entrons. Un quart dheure après, Antonio Arboli, fortement garrotté, les cheveux pleins de paille et tout suant dune lutte désespérée, descendait dans la rue sous le poing victorieux du gendarme et sy rencontrait avec Cara Marata, muette dépouvante. Tu nes pas une Corse, lui jeta-t-il. Mort aux Marata. Honte aux lâches. Lenfant, sur le perron, écoutait, épanoui, le tic tac de la montre, et la malheureuse comprit. Elle hurla toute la nuit, comme une bête égorgée. Au petit jour, Paolo parut : - Je sais, fit-il, jai vu passer Antonio enchaîné sur la place, à Sartène. Que tous les Marata soient ici, à midi, dans la maison de famille. Toi, femme, prépare lenfant. A quoi ? Tu es sa mère. Ah ! mon Dieu, Paolo, je nose deviner ! Mais nous navons que lui ! Prépare lenfant, te dis-je. Larrêt des Marata fut unanime. Alors la mère, car il y en a de telles dans lîle de lhonneur, prit son petit sur les genoux, et doucement lui expliqua son crime. Elle lui dit en quoi il consistait, ce qui le rendait impardonnable, et de quel châtiment il fallait lexpier. Tous les parents seront là pour te voir mourir, bien mourir, mon cher enfant. Et toi, maman, y seras-tu ? Jy serai, je te le promets. Et mon papa ? Ton papa aussi, fut la réponse. Et elle lassura quil ne lui ferait pas de mal, il était le premier tireur de Corse, infaillible. Lheure venue, ils conduisirent lenfant au fond du jardin, les yeux bandés. Il avait demandé quon lui accrochât sur le coeur la montre « du méchant gendarme ». Ne la manque pas, mon papa Et mon correspondant de Sartène termine par ce trait à la Mérimée : - Il na manqué ni la montre ni le coeur. Je ne me dissimule pas leffet de révolte sentimentale que ce récit, dont jai adouci de mon mieux la « corserie », produira sur les âmes un peu moites de la plupart des lecteurs. Nous sommes ici dans lîle escarpée de lhonneur, vertu bête qui, comme lamour, échappe aux lois de la moralité et du reste nà plus guère de poètes. Peut-être vaut-il mieux laisser au compte de limagination vieux jeu de mon propre romantisme une histoire qui trouvera peu de crédules. Nen parlons plus, oubliez-la, et rentrons dans la République daffaires. |