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BESNERAY,Marie de: Journald’une fiancée.- Draguignan : Impr. deC & A. Latil, 1879.- 22 p. ; 23 cm. Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.VI.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur l'exemplaire(Norm br 775.)de la Médiathèque. Journald’une fiancée par Mme Marie de Besneray Ouvrage couronné Au 1er Concours Littéraire de la Provence, ET PUBLIÉ DANSL’ÉCHO DES MUSES. ~~~~Le vrai bonheur estde faire le bonheur des autres. EXTRAIT DU RAPPORT SUR LE JOURNAL D’UNE FIANCÉE « Cette oeuvre, remarquable autant parl’élévation du style que par lanoblesse dessentiments, développe à merveille cette admirabledevisequi en indique la portée : Le vrai bonheur est de faire lebonheur des autres. » « C’est le plus bel éloge que nouspuissions enfaire ; aussi nous bornons-nous à cetteappréciation.» POUR LE JURY : LesRapporteurs, Victor DUCLOS, Jean MONNÉ,Lucien DUC. _____ Cheveuges (1) 23décembre 1869. J’ai 24 ans aujourd’hui ! Je me suis levée au moment où les derniers sonsdel’angelus s’éteignaient dans lacampagne, etj’ai couru à ma fenêtre pour jeter unregard sur lejardin qui, me semblait-il, devait être en fêtecomme moncoeur. Quelle déception ! il a neigé cette nuit ;les énormes buis, soigneusement taillés, qui fontl’orgueil de grand-père, et prêtent auparterre, -je vous l’avoue tout bas, - je ne sais quel aspectcompassé et funèbre, faisaient de largestâchesimmobiles et sombres sur ces blancs tapis. Pendant que tout dormait derrière les volets gris de notrepetite maison, la cheminée de la ferme fumaitdéjà. Je voyais, à la lueurrougeâtre dufoyer de la cuisine, les hommes passer et repasser ; de la cour,montaient les cris des conducteurs, les recommandationsbrèvesde Léonard, notre fermier, assistant, du seuil de sa porte,lesmains dans sa vareuse de futaine, au départ pour lemarché ; tandis que le chant aigu d’un coqmêlaità ce concert rustique sa note de clairon vigilant. Au loin, notre beau pays des Ardennes étend sesforêts,ses prairies et ses vallons. Tout ce paysage montagneux est triste cematin, sous cette brume d’hiver ; mais, vienne le printemps,lesvignes onduleront follement sur les collines, et le soleil jettera desflots d’or dans les sites les plus sauvages del’Argonne !.. Je suis revenue dans ma chambre pour procéder àmatoilette. C’est aujourd’hui me disais-je, non sanseffroi,aujourd’hui que ma destinée vas’accomplir !.. Etalors, poussée par je ne sais quel sentiment de coquetterieoude défiance de moi-même, j’aiplacé deuxflambeaux de cuivre sur la cheminée et j’aisérieusement examiné mes traits…. Voyons, Jeanne, sois franche, tu n’es pas jolie ! Tu es tropmenue, trop pâle ; sans doute tes cheveux noirs sont longs etfins, mais ton visage sans éclat, ta lèvrehautaine, toncalme apparent te font passer pour la jeune fille la plussenséeil est vrai, mais aussi la plus froide et la plusindifférenteque l’on puisse rencontrer de Rethel àMézières. Par exemple je prends la défense de mes yeux, ils sontgrands etbruns, - des yeux de velours, disaient mes compagnes du couvent. Puis-je plaire telle que je suis ? Ah ! je saurais tant aimer ! tant me dévouer àcelui quideviendra le compagnon, le maître de ma vie !..Hélas !ces tendresses contenues, ces élans enthousiastes qui mebouleversent si souvent et que nul connaît, trouveront-ilsenfinun aliment ? J’avais achevé de m’habiller : mon colblanc, mescheveux lisses, ma robe noire, propre et bien brossée, toutcelame donnait encore une tournure présentable. Nous ne sommes pas millionnaires ; mon grand-père, qui aété médecin pendant quarante ans,soignait lespauvres pour rien, et oubliait souvent de se faire payer par lesriches. La ferme voisine, notre seul patrimoine, ne nous fournit quedes rentes fort modestes et la pension de Laurence acoûtécher. Laurence ! pauvre mignonne ! depuis un mois elle a quittélesdames bénédictines de Sedan pour notre modestedemeure.Dieu ! que j’étais fière lorsque, latenant par lamain, j’ai traversé le jour de la distribution desprix leparloir du couvent. Elle soulevait sur son passage un concert delouanges. - Qui est-ce, chuchotaient les vieilles douairières ? - Mademoiselle Laurence Villedieu, répondait unepensionnaire ; sa soeur vient la chercher, elle nous quitte. - Vraiment cette personne maigre est sa soeur ? On ne le diraitjamais….. Et nous avançions, Laurence toute rose de plaisir, - carelleest coquette, la chère enfant, - moi, le coeur palpitantd’un orgueil de mère. Mais laissons le passé, le présent est sisérieux, si plein de promesses !.. Je descendis doucement, étouffant le bruit de mes pas pourne pas réveiller les dormeurs. La porte de grand-père était ouverte, ilm’appela. - Déjà levée Jeanne ? - Sans doute, fis-je en le regardant avec un peu de surprise, car je letrouvais superbe avec sa barbe blanche, ses yeux limpides, sa tailleencore droite, serrée dans son habit marron qu’ilneportait qu’à Pâques, et qu’ilavait fait faireautrefois pour le baptême de Laurence. - Eh bien, petite, dit-il avec sa bonhomie habituelle endéposant un baiser sur mon front, tu sais, c’estàdix heures que mon vieil ami le docteur Herbois nousprésente M.Roger d’Arton. - Je ne l’ai pas oublié, répliquai-jeen souriant,et j’allais donner quelques ordres à Marianne. - Tu l’as vu à Sainte Gudule, ce M. Roger : teplaît-il ? Je contins le cri qui allait s’échapper de meslèvres, et je répondis posément : - Il me plaît assez, cher père, et si Dieu lepermet je deviendrai sa femme. - Va, ma Jeanne, va, fit le vieillard avec un geste caressant, tu es uncoeur d’or, toi ; heureux celui qui t’aimera ! Je m’élançai dans l’escaliercomme sij’avais des ailes. Vrai ! la vie est bonne, et le cieltoujoursradieux lorsqu’on est jeune ! Vite, allons travailler, et transformons le salon morose en un nidconfortable ; mettons-y des livres et des fleurs, car M.d’Arton,habitué à son manoir romantique, doit aimerl’élégance… Je trouvai Marianne le bonnet de travers, le plumeau à lamain,enlevant les housses pour montrer le velours d’utrech jauneetrâpé de notre mobilier patriarcal, et secouantavecacharnement l’étui de gaze de la pendule. « Seigneur ! que vous êtes paresseuse Mlle Jeanne,exclama-t-elle de sa voix maussade. Déjà septheures !J’y renonce, tout me reste sur les bras… - Allons, allons, Marianne, ne te fâche pas, murmurai-je enm’emparant du plumeau, car la brave femme me gronde depuisvingt-quatre ans. Il est juste d’avouer qu’ellem’aélevée, m’a soignée dans mesmaladiesd’enfant, et sous son enveloppe un peu grossière,metémoigne la fidélité d’unterre-neuve. En une heure tout fut prêt. De belles branches de houx, à fleurs rouges, ornaient lesanglesde la pièce pour en dissimuler la nudité ; monherbier,mes albums, tous mes modestes trésors de jeune filles’étalaient sur le guéridon, donnant ausalon unaspect de bien-être tout à faitréjouissant. Dansla salle à manger, en noyer, une nappeéblouissante deblancheur couvrait la table. J’avais tiré du bahutl’argenterie massive, et en plaçant les carafes etlesverres, je chantonnais je ne sais quel air joyeux. Le nom de Roger montait de mon coeur à mes lèvres; unhorizon immense, lumineux, s’ouvrait devant moi. Moi, pauvrecréature passionnée et silencieuse, quin’avaisencore connu que les jouissances d’une vie presque claustralefaite de sacrifices et de devoirs ! Cheveuges, 25décembre 1869. Il est venu !.. La maison a été pendant quelquesheures pleine de gaieté et de mouvement. M. d’Arton a trente-quatre ans ; il est beau,sérieux,bienveillant ; il a dans son regard expressif quelque chose de lamélancolie de l’homme qui a souffert. Appauvri parlesprodigalités de ses ancêtres qui lui ontlégué un bois sauvage et une ruine, il aembrasséla profession d’avocat, et a déjàacquis dans lacontrée une belle clientèle. Lorsqu’il m’a adressé la parole moncoeur abattu si violemment que j’ai cru défaillir, etpourtant savoix est harmonieuse et douce… Qu’ai-je doncencore en cemoment ? Pourquoi ma joie et mes rêves sont-ilsdéjà évanouis ?.. Tâchons de lire dans mon coeur… il est bon souventdese rendre compte de ses impressions afin de pouvoir les combattre etles vaincre. A dix heures, ces messieurs sont entrés au salon. M.Herbois,avec sa verve intarissable, a fait la présentationofficielle. « Voici Mlle Jeanne Villedieu, a-t-il dit en me prenant lamain ;laissez-moi, mon cher Roger, vous présenter la perle desArdennes : Jeanne est musicienne, poète, bonneménagère ; elle parle un peu l’italien,admirablement l’allemand, et, elle est de plus ma filleule,cequi ne gâte rien. » M. d’Artons’estincliné avec courtoisie, mais pas assez vite cependant pourmedérober l’expression étonnéede son regard. Au même moment la porte s’ouvrit : Laurence,vêtue desa robe de soie bleue, ses cheveux blonds retombant en boucles sur sesépaules, entra comme un ouragan. « Grand-père, un renard est pris aupiège,cria-t-elle avec sa volubilité habituelle, et sansmêmesaluer les étrangers. - Cette petite se trouve donc ici aujourd’hui, remarqua M.Herbois d’un ton mécontent. - Pourquoi pas, très-cher docteur, ripostal’enfant avecun coup d’oeil narquois, vous y êtes bien,vous… Voulez-vous venir admirer mon prisonnier ?.. Tienspoursuivit-elle en sautillant dans le salon, Jeanne se distingue, quelluxe ! Pour qui donc tous ces apprêts ?... L’air furieux de mon parrain, le front contractédegrand-père, mon propre silence surprirent sans doute lapetitefolle, car elle s’arrêta court dans son babillage,et sonregard intelligent glissa sur le jeune homme qui, debout devant elle,l’observait avec admiration. « Ah ! vraiment ? balbutia-t-elle toute confuse, mordant dedépit ses lèvres roses. Puis, déjà remise de son trouble, passantfamilièrement son bras sous celui du docteur, ellel’entraîna au dehors. Pendant un instant encore, nous entendîmes les fraiséclats de sa voix sous la voûte sonore del’escalier. Le déjeuner fut contraint. Laurence seule se montraitd’une gaîté étourdissante ;jamais je nel’avais vue si belle, si pleine d’esprit etd’attraits : c’était unerévélation. M. Herbois s’évertuait en vain d’amenerlaconversation sur les voyages, l’art, lalittérature, dansle but charitable d’attirer l’attention sur safilleule ;mais une espièglerie de ma soeur renversait ses plans, etelle s’emparait de M. d’Arton, leforçant àécouter son gazouillement d’oiseau. Il seprêtait dureste à ce jeu avec une bonne grâceévidente ; pasune fois son regard ne s’arrêta sur moi… Après le repas, mon parrain me conduisit au piano en mepriantde chanter. J’ai une voix très-étendueettrès-souple, dit-on. Par je ne sais quellefatalité, cejour-là, je me sentais paralysée, mes mainstremblaient,une indicible angoisse me serrait à la gorge. - « Mon Dieu que tu chantes mal, ma pauvre Jeanne, me criaLaurence. Cède-moi ta place, va, tu es trop bonneménagère pour ne pas êtrebrouillée avec lamusique. - Tais-toi donc, petite fille, répliquasévèrement grand-père, retourneà tes poupées. - Mes poupées ! fit-elle avec colère, vraimentvouscroyez qu’à seize ans je m’occupe encoredepoupée ? Eh bien ! écoutez messieurs, commentchantentles petites filles. Elle se mit au piano, et, après un brillantprélude, nousdit d’abord, avec une mutinerie adorable, une chansonnettecomique ; puis passant sans transition à lamélodie deNiedermayer elle déploya toutes les ressources de sa voixpoursoupirer le lac, ce magnifique poëme fait de passion et delarmes….. Ce fut un triomphe ; M. d’Arton, les yeux humides, lafélicita chaleureusement. Ensuite, il vint à moi,et avecune douce gravité, ainsi qu’on parle àune jeunemère, il m’entretint de Laurence. Jel’écoutai, avec un sourire contraint, comprimant,avectoute l’énergie dont je suis capable, les larmesprêtes à jaillir. Pour la première fois de ma vie un sentimentétrange,fait de douleur, presque de colère, envahissait monâme…. J’étais jalouse ! oui,jalouse de cettebelle enfant insouciante qui me prenait, en se jouant, le coeur duseul homme dont j’aurais souhaité la tendresse. Hélas ! je suis de celles qui n’aimentqu’une fois.- J’avais, il y a cinq ans de cela, rencontré M.d’Arton dans une course de charité. Il venait desauver unenfant qui se noyait dans la Bar (2), et grand-pèrem’envoyait chaque matin porter des médicaments etdesprovisions à la chaumière de ces pauvres gens,oùM. Roger, de temps à autre, allait revoir sonprotégé. Il ne connaissait pas mon nom, il m’avait oubliéecertainement. Son souvenir, au contraire, m’étaitresté, non comme une image troublante, mais pareilleà unde ces rêves comme il en vient aux femmes les plus pures,lorsqu’elles ont encore dans le coeur des besoins inassouvisde dévouement et d’amour… Cheveuges, 28décembre 1869. Je travaillais seule hier dans la salle, lorsque Marianne a introduitM. d’Arton. Nous avons causé de chosesindifférentes ; il semblait cependantpréoccupé,ému, comme s’il devait me faire une graveconfidence. Ilm’a apporté un bouquet de violettes fleuries dansle coind’une serre abandonnée. Puis, paraissantcéderà un attrait irrésistible, il parla, - tout enrestantdans les généralités, - de mariage etde famille. J’ai un rêve, m’avoua-t-il,c’est le bonheur dufoyer, le travail sous la lampe, un long avenir d’affection ;fuir le bruit, les plaisirs, mettre tout en commun, les fardeaux et lesjoies, les deuils et les espérances…élever lesenfants dans cet intérieur honnête et doux,arriver enfinà la dernière étape, en se tenant lamain et ens’estimant toujours….. Cheveuges, 2 janvier1870. « Vite, vite, Mlle Jeanne ; montez près demonsieur, je lecrois malade, » criait Marianne ce matin en courant touteffarée avec un verre d’eau. En une seconde je fus près de grand-père, que jetrouvai pâle et affaissé dans son fauteuil. - Mon Dieu qu’avez-vous ? - Rien, mon enfant, ne t’effraie pas… uneémotion… c’est passé, tuvois… - M. Herbois ne sort-il pas d’ici, demandai-je tout basà Marianne, frappée d’uneidée subite. - Oui. - Est-il resté longtemps ? - Ah dame, plus d’une heure, et j’entendais dessoupirs… des soupirs… - Bien, descends avec Laurence. - La porte fermée, je me rapprochai de grand-pèreet lui prenant la main avec autorité : - Voyons, qu’y a-t-il ?.. Il essaya d’éluder mes questions. - Je ne suis plus un enfant, grand-père, lui dis-je avecfermeté ; si vous avez reçu une confidence qui meconcerne, parlez sans crainte. - Oh ! Jeanne, Jeanne… murmura-t-il avec un sanglot. Je frissonnai, une vague terreur s’empara de moi ;heureusementje savais me vaincre, et après un silence je me sentis assezremise pour continuer : « Racontez-moi votre conversationavecmon parrain ; il s’agit sans doute de M. d’Arton ? - Oui. - Eh bien ? - Il y a un malentendu entre nous. - Lequel ? - Il a cru qu’il s’agissait de… deLaurence… Je poussai un cri en m’appuyant au dossier du fauteuil pourne pas tomber. - Après ?.. balbutiai-je. - M. Roger a vu souvent ta soeur au parloir des damesbénédictines en allant visiter sacousine… Ill’aimait déjà, etlorsqu’Herbois lui aparlé d’une demoiselle Villedieu, songeantà toi,le jeune homme, lui, plein de son rêve, a cru toutnaturellementqu’il s’agissait de Laurence… Machère fille,continua grand-père en me forçant àm’agenouiller devant lui, regarde-moi… tusouffres, je lesens... pleure, ma pauvre enfant, seul, je verrai teslarmes… tul’aimais, dis, ma chérie, me murmura-t-ilàl’oreille. - Non, je n’éprouvais pour lui que de lasympathie. Quelle a été votre réponse ? - J’ai refusé. - Vous avez eu tort, cher père ; puisque M.d’Arton aimema soeur, pourquoi vous opposer à leur bonheur ? Laurencen’a que seize ans, mais avec un guide sérieux etsûr, elle acquerra vite ce qui lui manque. - Et toi ? - N’êtes-vous pas là ? ma place estprès devous ; nous vivrons comme par le passé… Etdéposant un long baiser sur la main du cher vieillard je mehâtai de gagner ma chambre. Mon Dieu, quelle épreuve ! Où suis-je ? Jevoudraismourir !... Allons, pas de lâches défaillances ;unerivalité ne saurait exister entre Laurence et moi ; elle adormisur mes genoux, notre mère mourante me l’aconfiée,son bonheur doit passer avant le mien… Je chercherail’oubli dans la prière et dansl’étude. Jesuis laide, je suis vieille déjà, je bercerai sesenfantscomme je l’ai bercée elle-même, etpeut-être,plus tard, à force de dévouement, donnera-t-onàla pauvre solitaire une petite place au cercle de la famille. Cheveuges, 12février 1870. Depuis près de six semaines je n’ai pas ouvert monjournal. Le mariage sera célébré demain ! Notrehumbledemeure se remplit de meubles nouveaux, de parures, de bijoux.Laurence, avec sa mutinerie d’enfantgâtée, plaità tout le monde, et son fiancé reste sous lecharme.Grand-père parait soucieux, mon parrain devient invisible.Unsoir seulement, m’attirant près d’unefenêtre,il m’a dit de sa voix ardente et brève :«C’est une folie ! Roger a perdu la raison, et je le crains,ils’en repentira… Oh ! les hommes, les hommes, quelsniais !Se laisser ensorceler par un frais minois et tourner le dos au vraibonheur… Va, filleule, nous réparerons cela ! J’ai secoué la tête sansrépondre. Je lesens, je suis une déshéritée. Jepleure parfoissur moi-même, sur ma jeunesse si vide et si froide, sur leslongsjours qui m’attendent, et qui, sans tendresse et sans joie,meconduiront à une tombe vite oubliée. Cheveuges, 13 avril1870. Deux mois qu’ils sont partis ! Ma soeur s’amuse.« Quelle vie délicieuse, ma chèreJeanne,écrivait-elle hier de Paris. C’est un tourbillon,uneféerie ! Impossible de se reposer ni même depenser… Que dirais-tu, ma pauvre provinciale, si tu voyaistapetite Laurence faire quinze visites dans la mêmejournée,aller à l’opéra pour letroisième acte deRobert, et paraître encore aux dernièresfêtes de lasaison dont on la prétend la reine. » La lettre de mon beau-frère diffère de ton. « Soyez assez bonne, me dit-il, de faire préparernotrelogis. Laurence vous l’a appris, elle a l’espoird’être mère ! Qu’il me tardede revoir nosArdennes, de reprendre mes travaux, de savourer mon bonheuràl’ombre du foyer… » Pauvre enfant, en me racontant ses plaisirs, elle a oubliéde me parler de cette grande nouvelle. Cheveuges, 1erjuillet 1870. Depuis bientôt trois mois que Laurence habite Cheveuges, ellereste ennuyée et souffrante. L’existence enprovincen’est pas supportable, prétend-elle, et profitantde laliberté que lui laisse son mari, elle organise, avecquelquesjeunes folles, des parties de campagne, ou des excursions dans laforêt. Roger se montre de plus en plus sombre, nerveux ; serait-il lasdéjà de cette vie dissipée si peu enrapport avecses goûts ?... Des nouvelles graves circulent depuis quelques jours. On parle deguerre. La guerre ! serait-ce possible ? Cheveuges, 15août 1870. Les événements se sontprécipités. Hier M.Herbois entre dans la chambre de grand-père un journalàla main. « Je les trouve jolies nos victoires, s’est-ilécrié avec fureur ! Ecrasés partout !Deuxdéfaites en un jour, Forbach et Reischoffen !.. Roger écrivait, il se leva. - Eh bien ! dit-il avec calme, nous défendrons nos Ardennes; pour ma part je vais m’engager. - Vous mon frère, impossible ! et Laurence ? - Laurence, fit-il avec un sourire amer, ne s’apercevra pasde mon absence, et pourvu qu’elles’amuse… - Vous la calomniez, répondis-je avec force ; ma soeur vousaime, et… Il fit un geste de découragement et se dirigea àpaslents vers la porte. Au moment de sortir il me tendit la main :«Jeanne, je connais maintenant votre coeur et votre intelligence,je vous confie ma femme… Ah ! si j’avais su ! Jevoulusl’interrompre, mais il me quitta en me disant brusquementadieu. Cheveuges, 29août 1870. Le canon tonne jour et nuit du côté de Sedan, etla villesemble être remplie de rumeurs lugubres. L’air estsaturé de poudre, les champs dévastés.De loin enloin, des casques et des sabres flamboient au soleil. Les habitants descampagnes déménagent à lahâte, emportantleurs effets ; des bandes effarées, comme si ellesétaient déjà poursuivies par lesuhlans,défilent sur la route. Roger, nommé capitaine d’une compagnie defrancs-tireurs,s’est jeté dans les défilésdel’Argonne ; il ne ménage pas sa vie, ill’exposemême, dit-on. Mon Dieu que manque-t-il donc à sonbonheur?.. Cheveuges, 4septembre 1870. L’invasion avance, la ruine de Sedan estconsommée, notre armée détruite ouprisonnière ! Nous n’avons aucune nouvelle de mon beau-frère, etlasanté de Laurence nous donne de sérieusesinquiétudes. Impossible de quitter la ferme ;l’avenir meparaît bien sombre !... Cheveuges, 20novembre 1870. Cette nuit j’ai étéréveillée en sursaut par la voix de mon parrain. « Jeanne, venez ! - Laurence se trouve-t-elle plus mal ? - Embrassez d’abord vos neveux. Deux jumeaux, et superbesencore ; sera-t-il heureux le capitaine ! - Oh ! les chères petites créatures !..Dites-moi, docteur, comment va ma soeur ? Il me regarda fixement. - Vous êtes forte, n’est-ce pas Jeanne ? Faitesdonc appelà tout votre courage, car le malheur s’approche. - Ah ! sauvez-la, mon ami, sauvez-la ! - Elle est condamnée. - Et Roger ? - J’ai envoyé un exprès hier soir aubois de laMarfée, les francs-tireurs sont de cecôté,peut-être arrivera-t-il à temps… Cheveuges, 22novembre 1870. Tout est fini !.. Elle, l’épousechérie, lamère heureuse, je l’ai vue au linceul…Ah ! masoeur, mon enfant, si j’avais pu offrir ma vie enéchange de la tienne… Elle repose depuis quelquesheuresdans le petit cimetière de Cheveuges, et les deux berceauxsontprès de mon lit… « Sois leur mère, a-t-elle murmuré avecunineffable sourire, dis à Roger qu’il me pardonne,j’étais bien jeune, bienétourdie…C’est toi qu’il aurait dûchoisir… » Cheveuges, 10décembre 1870. Suis-je bien éveillée, ou un cauchemar horriblea-t-ilabusé de mes sens ? Laurence ? Roger ? oùêtes-vous?... Dites-moi que je rêve, dites-moi, amis bienaimés,que je vais vous revoir tout à l’heure toujoursjeunes,toujours heureux !.. Rassemblons mes souvenirs… Oui, c’étaitle soirmême de l’enterrement de ma pauvre soeur. Il devaitêtre près de huit heures. A force degémir,grand-père venait de s’assoupir dans un fauteuil,et lesenfants dormaient paisiblement. Une tempête sévissait au dehors, le ventgémissaitdans les cheminées, la pluie fouettait les vitres, et leschiensde garde, dominant le vacarme, aboyaient d’unemanièrelugubre. Soudain, trois coups vigoureux ébranlèrent laporte de la maison. « N’ouvrons pas, Mademoiselle, n’ouvronspas, supplia Marianne. - Tu as donc peur ? - Pardi ! Il y a assez de Prussiens qui rôdent dans lesenvirons… Hier ils ont pillé le village deDesmares. Le bruit redoubla. « Ouvrez, cria une voix impérieuse, ouvrez donc ! Je m’élançai vers la porte. Deux hommes entrèrent. L’un avait une tournuretoutemilitaire, et un ample vêtement noir cachait mal un uniformeà collet rouge. Il promena un regardsévère sur lapièce : « Pourquoi ne répondez-vous pas ? Il fait un tempsaffreux ! Que craignez-vous donc ? - Je ne crains rien, Monsieur, répartis-je avec calme, dumomentque j’ai affaire à des voyageurségaréspeut-être… Mais il n’y a dans cettemaisonqu’un vieillard et des femmes. - C’est bien. Avance, toi, fit-il en se retournant vers soncompagnon, et il lui parla à l’oreille. - Mademoiselle, poursuivit-il d’un ton radouci, veuillez nousfaire donner de la lumière, une bouteille de vinet…l’hospitalité pour la nuit. En cinq minutes Marianne exécuta mes ordres ; je soulevai laportière qui sépare la salle avec le cabinet detravail,et je me retirai. « Nous sommes dans la place, colonel, dit une voix enallemand,le plan était bon, c’est ici la maison ducapitaine Roger. » Je m’arrêtai tremblante,éperdue…Roger ! ces hommes avaient parlé de Roger !... Par un momentinstinctif, j’éteignis le flambeau que je portais,et jeme blottis derrière un coffre de chêne, toutcontre laportière. Certes, ceux qui échangeaient de tellesconfidences, ne se doutaient pas que quelqu’un pûtcomprendre leur langue dans une ferme perdue des Ardennes. Voyons, sergent, y a-t-il du nouveau ? - Oui. - Parle. - Les francs-tireurs se trouvent à Marfée. Ilssavent quedeux pelotons de notre infanterie traverseront Cheveuges avec un convoide vivres et de munitions ; ils sont en marche pour occuper le villageet nous barrer la route. - Après ? - Si nos troupes arrivent les premières, un feud’alarmebrillera sur la rive droite de la Bar, surl’éminence quidomine le pont, à une portée de fusild’ici, afind’empêcher les Françaisd’avancer ou tout aumoins de les prévenir du danger. - Qui était chargé d’allumer le signal ? - Un franc-tireur déguisé en paysan. - Où est-il ? - Tué. - Parfait, mon brave ! Le capitaine ne verra pas le feu, il croiraCheveuges toujours libre, et tombera dans la souricière avectous ses hommes… Buvons ! maintenant nous n’avonsplusqu’à attendre….. Neuf coups lents et égaux tintèrent àla vieillehorloge de la cuisine. Je me levai sans bruit ; une sueur froideinondait mon front. Je veux sauver ces malheureux, me disais-je avecune énergie farouche ; la France vaincue,écrasée,a besoin de tous ses fils… Je rentrai dans la chambre, Marianne sommeillait près desenfants ; je m’agenouillai entre les deux berceaux, adressantà Dieu une courte prière, un cri plutôtpareilà celui que doit pousser vers le ciel le naufragéqui vamourir. Je descendis l’escalier de service enveloppée dansunmanteau de Roger, pris à la hâte dans levestibule, et,ouvrant avec mille précautions une portedérobée,je me trouvai en pleine campagne… La nuit était noire, la bourrasque augmentait de violence.Jedistinguais à peine les flaques d’eauridées par levent du nord, et çà et là, comme despointsblancs, des tentes affaissées et abandonnées. Jeconnaissais le pays depuis mon enfance : en quelques minutesj’atteignis l’endroitdésigné….. Et,me baissant vers la terre, à force de chercher avec lesmains,avec les genoux, je finis par rencontrer un tas de bois soigneusementcouvert de peaux et prêt à êtreallumé. Désormais, à moi aussi, il ne me restait plusqu’à attendre !.. Quelle attente ! Les minutes me semblèrent longues comme dessiècles ; la demie sonna àl’église, puisles trois quarts. C’était l’heure. Ilfallaitdevancer l’ennemi et faire comprendre à Rogerl’approche du péril… En une seconde lefeu brilla,une flamme haute et claire s’élança enpétillant, embrasant la plaine comme une lueurd’incendie…. Je ne pus m’empêcher de pousser une exclamation detriomphe; deux cris de rage me répondirent. Un instant plus tard, uncoup de feu partant de la direction de Marfée,m’appritque le signal avait été aperçu. Je me relevai trempée, souillée de boue, maisheureuse du devoir accompli. « Fusillez-le, cria une voix tonnante que je reconnus pourcelle de mon hôte. Des mains brutales s’emparèrent de moi. « Qui êtes-vous ? - Une française ! - Une femme ! Nous serions joués par une femme ? Et, approchant la lanterne sourde qu’il tenait àla main, le colonel m’arracha mon manteau. - Mlle Villedieu, fit-il en reculant d’un pas. - Moi-même, Monsieur, répliquai-je en allemand, etje vousremercie d’avoir accepté ma modestehospitalité… - Damnation ! L’affaire est manquée…Lesfrancs-tireurs ne viendront pas, ou s’ils se montrent, ilsserontplus nombreux que nous. - Un cheval tout sellé attend àl’écurie,colonel, faut-il porter l’ordre d’arrêterla marchedes nôtres ? - Trop tard. Les voilà à la tête dupont… L’aube commençait à poindre,j’étaisprisonnière dans une chambre de la fermed’où jevoyais la route et la plaine. Soudain une fusillade éclate ;cesont les francs-tireurs….. Hélas ! jene les aidonc pas sauvés ? Des nuées blanchess’élèvent vers le ciel, desrâles, des crisd’angoisse et de colère retentissent au milieu descrépitations de l’artillerie. Partout desdébris,partout des blessés et des mourants…. Jel’ai suplus tard, un bataillon de mobilisés avait rejoint lacolonne deRoger, et avec ce surcroît de force on tentait un coup demainhardi pour s’emparer des convois prussiens. Ce qui ne devaitêtre qu’une escarmouche devenait une bataille. Aumatinl’affaire était décidée,l’ennemiévacuait Cheveuges, et Rogers’élançait versla ferme. « Amis, cria-t-il à ses hommes,délivrons le prisonnier, quel qu’il soitc’est un brave ! Deux sentinelles gardaient encore ma porte, une courte luttes’engagea, dix soldats envahirent ma chambre, monfrèreentra le premier. « Jeanne ! Jeanne !.. Jamais je n’oublierai, vivrais-je cent ans, ce que son accenttrahissait de tendresse et d’orgueil lorsqu’ilprononça ce simple nom. Nos mains se joignirent dans une pression muette. « Pourquoi avez-vous risqué votre vie,demanda-t-il enfin d’une voix qui tremblait ? - Pour vous sauver, répondis-je simplement. - Vous êtes une noble femme, poursuivit-il avec uneémotion croissante, je vous admire et je vous respecte, machère soeur…. Au même instant le colonel, pâle, l’oeilhagard,parut à la fenêtre, se défendant commeun lion ; uncoup de feu partit de la mêlée ; Roger chancela ettombaà mes pieds……. Sanglant, inanimé, il fut transporté par seshommesjusque dans le salon orné avec tant de joie un an auparavantpour le recevoir… Le docteur Herbois achevait le pansement, et je lisais, sur ses traitscontractés, qu’ildésespérait de la vie dublessé. Marianne, le visage caché dans sontablier,sanglotait tout en balbutiant une prière.Grand-père,debout au chevet du divan, soutenait la tête de Roger ;parfoisen se baissant pour cacher une larme, la barbe blanche du vieillard semêlait aux boucles brunes du jeune officier. Dans le jardin, dans la cour, sous le ciel pluvieux, les francs-tireursattristés, drapés dans leurs manteaux sombres,attendaient avec une immobilité de statues. Moi, agenouillée près de Roger,réchauffant de monsouffle sa main qui se glaçait déjà,jen’avais conscience ni du lieu ni du temps. « Jeanne, murmura-t-il enfin, je voudrais bien embrasser mesfils. Je pris dans mes bras les deux jumeaux, et je présentai tourà tour leur front pur aux lèvres dumourant… « Merci, fit-il avec effort, gardez-les, vous en ferez deshommeshonnêtes et courageux. » Puis, il saisit sa main etla posasur ses yeux comme pour en écarter une visionfunèbre. Adieu Jeanne… ma soeur, adieu !.. » ……………………………….Je sentis un air humide et froid me frapper au visage. Le docteurHerbois venait d’ouvrir la fenêtre, ets’adressantaux soldats : « Mes amis, dit-il d’une voix profonde : Rogerd’Arton est mort !.. » Une rumeur s’éleva, et peu après uncliquetisd’acier : les francs-tireurs présentaient lesarmes aucorps du capitaine… Cheveuges, 31décembre 1870. Pourquoi écrirais-je maintenant, moi, qui n’aiplus nirêve ni espérance ? Ma vie est close ; je vivraiet jemourrai seule, seule, avec un souvenir ! J’ai un vieillard à soigner, deux orphelinsàélever ; à eux tous les battements de mon coeur,toutes mes forces, tout mon dévouement. Ledésespoirs’éloigne devant un grand devoir àremplir. Dieuqui console, le temps qui apaise, me donneront un jour le repos sinonl’oubli, et je ne me plaindrai pas de la partaustère quim’aura été faite, si, devenus deshommes, mes filsadoptifs, Jean et Roger, savent mettre la conscience, le sacrifice etl’honneur au-dessus de leurs intérêts etde leur vie. Marie de BESNERAY. (1) Le villagede Cheveugesest situé à 8 kilomètres sud-ouest deSedan, surla rive droite de la Bar. - 686 habitants. (2) La Bar prend sa source dans le canton de Buzancy et se jette dansla Meuse sur la rive gauche, entre Dom-le-Mesnil et Donchery. |