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BIART, Lucien(1829-1897) : Histoire d’un livre(1900). Saisie du texte : SylviePestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.IV.2013) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) du numéro 3 daté de décembre1900 de Lectures pour tous : revue universelleillustrée publié par la Librairie Hachette. Histoire d’un livre par Lucien Biart _____ Peut-être imaginez-vous quel’aventure d’un vieux savant à la recherche d’un livre rare doit êtred’ordre assez pacifique. Mais supposez qu’elle ait pour cadre un paysexotique encore mal civilisé, qu’elle se déroule dans le Mexique d’il ya cinquante ans, parmi les attaques des bandits, avec accompagnement defusillade, d’enlèvement, de disparition, de folles bravades, de tuerie.Alors ce qui vous étonnera et vous semblera d’une ironie trèssavoureuse, c’est le calme que conserve notre placide amateur de livresdans l’imbroglio et le fracas de ce récit où Lucien Biart amis, avecson exacte connaissance des mœurs de l’ancien Mexique, toutes lesressources de sa verve spirituelle, de son style pittoresque etdramatique. °°° LE 17 mars 1859, vers neuf heures du soir, j’appris lamort de mon excellent ami le licencié Perez, décédé, muni dessacrements de l’Église, dans sa petite maison de la place de laCathédrale, à Puebla. Trente ans auparavant, lorsque je m’étaisprésenté devant l’Académie de médecine de la République Mexicaine, lelicencié Perez avait été un de mes examinateurs. Dès cette époque, sabibliothèque, une des plus complètes du Nouveau Monde, renfermait,entre autres curiosités, l’Historia general de las Indias, parFrancisco Lopez de Gomara. Il possédait la rarissime édition originale,imprimée en 1552 à Saragosse, chez A. Millan. Lopez de Gomara – je notele fait, car j’ai rencontré quelques personnes paraissant l’ignorer –est le premier écrivain espagnol qui se soit occupé du Mexique. Enoutre, circonstance qui n’a été relevée par aucun auteur, le livreparut l’année du traité de Passaw, au moment où Charles-Quint se vitforcé d’accorder la liberté de conscience aux luthériens. La nouvelle de la mort du licencié m’attrista, et je relus plusieursfois la lettre qui me faisait part de ce douloureux événement. Je medemandais, avec une certaine anxiété, où iraient se perdre les livresqu’une vie entière de recherches avait permis au licencié de réunir.Machinalement, je regardai ma propre bibliothèque, qui, sans conteste,aurait égalé celle du défunt si j’avais pu combler un vide ménagé avecintention entre l’histoire de Torquemada et celle de Solis, vide quedevait remplir l’édition originale de Gomara, – Saragoça, Millan, 1552,– que je n’avais pas encore réussi à me procurer. Ce pauvre licencié, c’était une âme d’enfant ! Doux, généreux,charitable, il aimait peut-être un peu trop ses livres. Un jour, je luiproposai de me céder son Gomara. « Pas même en échange de votre part du ciel ! » me répondit-il avecvivacité. La dernière fois que je vis le licencié, le 27 avril 1853, je luidemandai en plaisantant de me léguer son Gomara à sa mort. Cetteinnocente proposition parut le troubler, et je crois même qu’il m’engarda rancune. « Ce précieux livre, en quelles mains va-t-il tomber ?Peut-être est-il déjà détruit, volé, vendu à vil prix ! » Je me faisaiscette réflexion en me promenant à grands pas dans mon cabinet, tantcette pensée me préoccupait. Tout à coup, minuit sonna ; je m’arrêtaifrappé d’une idée subite. La diligence qui, depuis 1821, fait le voyage de Vera Cruz à Mexico,passe ordinairement à Orizava vers une heure du matin. En moins dedix-huit heures, je pouvais être à Puebla, où j’apprendrais parmoi-même ce qu’était devenu le précieux volume. Une affreuse angoisseme serra soudain les tempes. Si, avant de mourir, Perez avait détruitle Gomara ? Mais non ; il aimait les livres, et ce n’était pas unméchant homme. Je ne voulus pas réfléchir. J’emplis d’effets un sac de nuit. Une heure sonna : si la diligence était partie ! Je me mis à courir.Lorsque je pénétrai dans la grande cour de l’hôtel des postes, unmouvement inaccoutumé me frappa. On allait, on venait, on criait. Unimmense feu de branches de sapin éclairait de ses lueurs rouges unecentaine de curieux. Trois voitures, dont une petite calèche attelée dequatre mules noires, étaient rangées à la file. Ordinairement, lavieille diligence jaune que je connaissais si bien se trouvait seule àl’entrée de la cour. Les voyageurs, fatigués, poussiéreux, endormis, àpeine visibles à la lumière de deux lanternes, se glissaient à leursplaces comme des fantômes. Un coup de sifflet retentissait, et le lourdvéhicule, entraîné par huit mules, s’éloignait, laissant derrière luil’ombre et le silence. Cette nuit-là, l’administrateur présidaitlui-même au départ, et sa mise était aussi soignée qu’en plein jour. J’allais interroger quelqu’un, lorsque les curieux poussèrent uneexclamation et se pressèrent autour de la calèche. Sur le perron, vêtuede noir, la tête enveloppée d’une capeline rouge, venait d’apparaîtreune jeune femme. Je ne suis guère connaisseur, toutefois les grandsyeux bleus, les traits purs de la voyageuse, me frappèrent. A maprofonde surprise, on se découvrit lorsqu’elle s’avança languissante,appuyée au bras d’un cavalier qui lui parlait en souriant, tandisqu’elle regardait vaguement la foule. Elle monta dans la calèche, unefemme s’établit en face d’elle, et la voiture partit en avant. « Bon Dieu ! docteur, me dit l’administrateur des postes qui m’aperçutenfin, auriez-vous la prétention de vous mettre en route cette nuit ? - Oui, certes ; mais d’où vient donc tout ce bruit ? - Par la vie de mon patron ! êtes-vous le seul à ignorer que lacompagnie de l’opéra italien a débarqué avant-hier, et que nous latransportons à Puebla ? Vous avez vu la Tomasi, au moins ? - Pas que je sache ; en tout cas, mon cher don Mateo, je tiens plus àce que vous m’assuriez une place qu’à la voir. » - Impossible, voyez ! » La cloche d’appel retentissait, et un essaim de voyageurs des deuxsexes montait à l’assaut des diligences. Je ne sais quel sentiments’empara de moi : le Gomara de 1552, avec ses marges irrégulières,son double titre, sa reliure de parchemin, passa devant mes yeux.Abandonnant mon sac de nuit, je grimpai sur l’impériale de la premièrevoiture, résolu à n’en plus descendre. - A moins que Votre Grâce prenne la place de mon zagal... - Oui, oui, » répliquai-je ravi. Et je m’emparai de la poche contenant les pierres que le zagal, aidedu cocher, doit jeter à la tête des mules que le fouet ne peutatteindre. - En route ! » répliquai-je. Gutierrez, le cocher, ferma un œil en me regardant de côté, tira lalangue, empoigna ses guides et ramassa ses mules, qui se cabrèrent.L’Indien placé à la tête du rétif attelage pour le contenir se garainstinctivement, et nous partîmes au galop. L’église Saint-Joseph et le Borrego furent vite dépassés. Suivis deprès par la seconde diligence, nous voilà hors de la ville, lancés surla chaussée de l’Ingenio. °°° Le zagal mexicain se tient en équilibre près du cocher avec une telleaisance que je ne me doutais guère du supplice auquel je me condamnaisen usurpant son poste. Les mains cramponnées aux courroies de lacapote, les bras roidis par un continuel effort, j’étais fort en peinede lancer à l’attelage la moindre pierre ; je ne savais même plus où secachait la poche dont je m’étais d’abord si fièrement emparé. La lunebrillait, et sa lumière, par une sorte de mirage, donnait à la plainel’apparence d’un lac ; j’aurais voulu étudier ce phénomène, mais lessecousses de la voiture étaient si violentes que la tête et le cœur metournaient ; je serrais les lèvres et fermais les yeux. Un des Italiens placés en arrière de moi dormait ; ses deux compagnonsfumaient et causaient. Je comprends l’italien, et, entre deux cahotsperpétuels dont l’un menaçait de me briser une côte et l’autre de melancer sur la route, j’appris que la prima donna qui nous précédaitdans la calèche, la signora Tomasi, devait s’arrêter à Puebla pour ydonner quelques représentations. Elle venait de la Havane, où sa beautéet son talent lui avaient valu cent adorateurs, entre autres le jeunecomte del Moro, qui s’était engagé dans la troupe à je ne sais queltitre pour vivre plus près de celle qu’il adorait. « Poveretto, il ignore que la Tomasi est un corps sans âme, dit l’undes causeurs. - Un corps sans âme, Fanti ? Si elle tournait ses regards vers vous,ils vous consumeraient. - Vous la croyez capable d’aimer ? » L’autre se mit à rire. « Vous ne la connaissez que depuis un an, Fanti, répondit-il ; sanscela, vous parleriez autrement. Ignorez-vous donc qu’à Florence elle afrappé son mari d’un coup de stylet parce qu’il avait applaudi laStefanone ? - Jalousie d’artiste. - Jalousie de femme. La Tomasi est devenue indifférente à la suited’une aventure mystérieuse. A Paris, elle s’était éprise, dit-on, duduc de M..., qui la dédaigna. Elle rompit alors son engagement et faitaujourd’hui notre fortune en voyageant avec nous. Au fond, je la croislasse, désillusionnée, blasée, comme disent les Français. Mais elle seréveillera quelque jour, et vous saurez quelle femme et quelle artisteest la Tomasi. » Le village d’Aculcingo commençait à montrer ses maisons blanches. Nousrejoignîmes la calèche, qui bientôt demeura en arrière, et, après avoirrelayé, la diligence s’engagea sur les interminables lacets des Cumbres. Il faisait jour lorsque nous atteignîmes les hauteurs. Tandis que levieil Antonio m’offrait une tasse de lait, la calèche arriva ; moinschargée que les diligences, elle avait pu prendre un peu d’avance. Lecocher vint me saluer à la mode indienne, en me baisant la main. Aumême instant, la Tomasi mettait pied à terre, et nous contemplait aveccuriosité. La jeune femme s’approcha, demanda un verre d’eau, puiss’éloigna de quelques pas après avoir bu. De taille moyenne, svelte, elle avait dans les gestes une grâcenaturelle qui charmait. Son regard doux, un peu morne, indifférent,comme voilé, semblait distrait. Au moment où la calèche s’éloignait, les diligences apparaissaient. Enune minute, la ferme d’Antonio fut envahie par dix jeunes femmes etautant de jeunes hommes gazouillant cette harmonieuse langue italienne. Vers une heure de l’après-midi, poussiéreux, haletants, muets, nousmîmes pied à terre devant l’hôtellerie du bourg de San Agustin. Peuaccoutumés à de pareils voyages, les Italiens se plaignaient avecamertume de la course effrénée qu’ils venaient d’accomplir. Moi, je neme plaignais pas ; mais les muscles extenseurs de mes bras semblaientparalysés. Il ne me fallait rien moins que la perspective de l’éditionprinceps du Gomara pour m’empêcher de renoncer à mon voyage. On déjeunait lorsque la calèche entra dans la cour, et la Tomasi vints’asseoir près de moi. La salle de l’hôtel regorgeait de curieux ; lesnotables, pour mieux justifier leur présence, accouraient me saluer àtour de rôle. Je dus tendre la main entre chaque bouchée, et mon brasdroit, secoué sans relâche, me causait une douleur intolérable. Lacantatrice se montrait surprise de me voir tant d’amis. On savait quej’occupais la place du zagal ; on me raillait, et je riais moi-mêmesans en avoir trop envie. Tout en causant, je m’efforçais d’avoir pourma voisine ces attentions délicates que tout homme bien élevé doit àune femme. Elle me remerciait en français, et ce fut en cette languequ’elle me félicita de la pureté avec laquelle je parlais l’italien. L’heure du supplice sonna, et je me dirigeai tristement vers la voiture. « Ne voulez-vous pas accepter une place dans ma calèche, docteur ? medit la Tomasi. Vous y serez peut-être moins mal que sur votre siège. Jeferai monter ma camériste dans une des diligences. » Je m’inclinai, trop ému pour répondre. La vérité, c’est que jem’apercevais que je n’aurais pas assez de force pour voyager jusqu’àPuebla en me cramponnant aux courroies de la diligence. J’avais mêmesongé à continuer ma route à pied. « Je vous devrai de revoir Gomara ! » m’écriai-je. Puis je m’inclinai de nouveau sans achever, tandis que la jeune femmem’examinait d’un air intrigué. Tout à coup je poussai une exclamation ; je venais de reconnaître parmiles curieux qui se pressaient autour des voitures un des cavaliers du Lobo (le loup) le célèbre chef des brigands si redoutés dans lacontrée. Depuis quinze jours, aucun vol n’avait été commis sur la routed’Orizava à Puebla, et l’on croyait les bandits occupés du côté deQueretaro. Je manœuvrai pour me rapprocher du cavalier, voulant lecharger d’un message pour son capitaine, que je ne connaissais paspersonnellement, mais qui avait recommandé à mes soins deux de seshommes. Mes allures éveillèrent sans doute son attention, car ildisparut. « Nous serons volés, » pensai-je. On m’appelait ; je pris place près de la Tomasi, jugeant prudent de metaire et ne pas inquiéter inutilement mes compagnons de voyage. Deuxminutes plus tard, nous partions de ce train d’enfer qu’affectionnentles cochers mexicains, rapidité qui les empêche de verser à chaqueétape sur des routes qui sont des merveilles au point de vue du tracé,mais que l’on oublie de réparer depuis plus d’un demi-siècle. °°° Ce sera éternellement une situation embarrassante pour un homme, mêmeinstruit, qu’un tête-à-tête avec une jolie femme, et la Tomasi étaittrès belle. Tant que la voiture bondit dans les rues du village de SanAgustin, toute conversation fut impossible, et je m’abandonnai à mesréflexions. Mais lorsque la calèche roula silencieuse sur le solnitreux du plateau central, je me tournai vers la cantatrice ; jem’aperçus que ma compagne avait les yeux fermés et sommeillait. Ma compagne de voyage dormait, la tête légèrement rejetée en arrière.Ses cheveux blonds, dénoués par accident, retombaient sur ses épauleset encadraient d’or son visage d’un blanc rosé. J’admirai la finessesoyeuse de ses sourcils, recourbés à leur extrémité, la longueur de sescils, la ligne pure de son nez, ses paupières un peu bistrées. Sabouche, aux lèvres d’un rouge foncé, était entr’ouverte et laissaitvoir ses dents transparentes, enchâssées dans des gencives rouges,signe évident de santé. La capeline, écartée durant le sommeil par unmouvement de la dormeuse, livrait à mes regards un cou rond sur lequel,en dépit de la position de la jeune femme, ne se dessinait aucun pli. Je m’arrachai à cette contemplation à laquelle je prenais un certainplaisir et me penchai vers la portière, désireux de m’orienter, carj’ignorais à quel point de la route nous nous trouvions. Bientôt lacalèche s’engagea dans une plantation d’agaves, ces cactus d’où l’onextrait la liqueur si chère aux Mexicains, le pulque. Le soleildescendait vers les montagnes, nous approchions du village d’Amozoc. Anotre droite, une rangée de poivriers du Pérou s’étendait à perte devue. « Qui est cet homme, docteur ? » demanda-t-on en italien. Je me retournai brusquement : la Tomasi, penchée à la portière droite,me désignait un cavalier d’assez haute taille, qui, monté sur unmagnifique cheval de race andalouse, cheminait à vingt pas de lavoiture. Je tressaillis. « Qu’avez-vous, docteur ? me dit ma compagne, qui remarqua mon geste ;cet homme est-il votre ennemi ? - Non, répondis-je ; mais il est peut-être le vôtre, señora, ou plutôtcelui de vos bagages ; je vais essayer de vous éviter une aventurefréquente au Mexique, et cependant toujours désagréable. » La jeune femme me regarda d’un air interrogateur, tandis que j’appelaisle cavalier. Il fit bondir son cheval et vint, en caracolant, se rangerprès de la portière. C’était un Indien à la peau dorée, aux grands yeux noirs, aux dentséblouissantes, au front couronné d’une épaisse chevelure bouclée. Ilpouvait avoir trente ans, et sa laideur, – car il était laid, – avaitun caractère prononcé d’énergie. Son nez, moins fort que celui deshommes de sa race, sa bouche aux lèvres charnues, mais souriantes, lafinesse des extrémités, la grâce et la souplesse des allures, merévélèrent l’Indien pur. Ses prunelles mobiles, inquiètes, avaient uneexpression sauvage. A la façon dont il maniait son cheval, à son accentet à la construction de ses phrases, je crus avoir affaire à un de cesguerriers comanches qui viennent parfois se mêler à la vie civilisée,et qui, pris soudain de la nostalgie du désert, retournent àl’improviste vers leur tribu. « Ton capitaine est-il sur la route ? demandai-je au cavalier. - Mon capitaine ? répéta-t-il, qui est-ce ? - Le Lobo, si tu aimes mieux. - Le Lobo ? qui est-ce ? » Commencée sur ce ton et avec un Indien, la conversation pouvait êtreéternelle. Tout en me répondant, mon interlocuteur regardait macompagne avec une persistance dont la grossièreté me déplaisait. « Je suis connu de ton chef, repris-je d’un air d’autorité ; si tu veuxgagner une récompense certaine, préviens-le que le docteur Bernagius.... - Lui amène une femme qui est un soleil de beauté. Foi de chrétien !docteur, n’allez pas plus loin ; si votre place vous gêne, le fils dema mère l’accepte et vous offre son cheval en retour. - Pardonnez, madame, m’écriai-je, indigné de cette insolence etbégayant de colère, pardonnez à ce malheureux... » La jeune femme souriait ; je compris que l’impertinence du rustre luiavait échappé, et je me disposais à répondre à l’Indien de la bonnefaçon, lorsque la calèche s’arrêta. « Qu’arrive-t-il ? » criai-je au cocher, auquel une des mules atteléesà la flèche de la voiture servait de monture. L’homme, le corps penché en avant, la tête inclinée, me montra du doigtl’horizon. Je crus entendre deux ou trois détonations, et voir s’éleverde petits nuages blancs au-dessus des buissons. L’Indien, lui aussi,semblait écouter. Tout à coup il salua la Tomasi, piqua son cheval, etdisparut au galop derrière les poivriers qui semaient le sol de leursgrappes rouges. « Courons-nous quelque danger ? me demanda la cantatrice. - Non, señora ; mais nos effets.... » J’avais mis pied à terre ; la Tomasi suivit mon exemple, et,impassible, languissante, s’appuya sur mon bras. « Que devons-nous faire ? me demanda-t-elle. - Continuer notre route, señora ; notre sort est inévitable, car, aprèsavoir dépouillé vos compagnons, les bandits ne manqueront pas de serabattre vers nous. Cependant, si le Lobo commande en personne, nousen serons quittes pour la peur. Il me doit deux ou trois de cesservices qui ne s’oublient jamais chez ce peuple chevaleresque et tropdécrié. - Les gardes ! » s’écria le cocher. A l’extrémité de la plaine, sur la lisière d’un bois, nous vîmesdéfiler à toute bride une vingtaine de cavaliers armés de lancessurmontées de banderoles. Dix minutes plus tard, des détonations, biendistinctes cette fois, éclatèrent sèches, sans écho, et les petitsnuages blancs reparurent au-dessus des buissons. Puis la plaine,inondée de soleil, reprit son solennel silence. Un combat venait de se livrer à moins d’un kilomètre de nous, et jem’attendais à voir apparaître quelques soldats ou quelques bandits endéroute. La Tomasi, les sourcils froncés, les narines dilatées,regardait avec anxiété dans la direction que nous allions suivre. Sesdoigts minces, blancs, effilés, serraient mon bras comme un étau. « Voulez-vous repartir, señora ? - Vous êtes brave, docteur, me dit-elle en me voyant me baisser pourcueillir une fleur à la corolle d’un bleu pâle semée de points blancs,et l’examiner avec attention. - Non, répondis-je, mais depuis vingt ans que j’habite le Mexique, j’aiété dévalisé quarante et une fois, et un tel accident ne saurait plusm’émouvoir. » La calèche reprit sa marche avec lenteur. J’expliquais à ma compagneque la bande du Lobo, attaquée par les gardiens de la route, s’étaitprobablement enfuie, et que ceux-ci escortaient les diligences qu’ilsvenaient de délivrer, lorsque la calèche s’arrêta de nouveau. Noustraversions le bois côtoyé par les gardes, et deux mules mortes nousbarraient le passage. Nous mîmes de nouveau pied à terre, nous étionssur le lieu du combat. Çà et là des lambeaux d’étoffes bordésd’oripeaux, des malles brisées. Un grand manteau rouge étendu surl’herbe que je soulevai cachait un cadavre, celui d’un bandit. Je m’agenouillai devant le malheureux, le palpant, le retournant,cherchant sa blessure. Je la trouvai enfin ; il avait été frappé àl’épigastre ; la mort avait dû être instantanée. La Tomasi, agenouilléede son côté, priait et me regardait manier ce cadavre. Elle se relevaet recula instinctivement lorsque je m’approchai d’elle. Comprenant sa répulsion, j’allais lui expliquer qu’un corps encorechaud ne saurait être un objet de répugnance, lorsque cinq ou sixcavaliers masqués, débouchant à l’improviste du bois, entourèrent lajeune femme. Je m’élançai vers elle, appelant le Lobo. Un descavaliers poussa vers moi son cheval, me saisit par le collet de maveste et m’entraîna. « Ah ! tu nous connais, toi ? s’écria-t-il. Par mon patron !voilà qui est mauvais pour ta santé. » Le cheval de cette brute s’engagea parmi les arbres ; la Tomasi,emportée par deux cavaliers, m’appelait avec angoisse. Mes piedstouchaient à peine terre, et je m’attendais à chaque bond à me voirécrasé contre un tronc d’arbre. Je me roidis néanmoins, essayant, –tant le sentiment de la défense personnelle est inné chez l’homme, – dedécocher à mon ennemi un coup de poing qui, en lui faisant perdrehaleine, le forcerait à me lâcher. Je frappai à faux ; presque aussitôtje sentis le canon d’un revolver glisser le long de mon oreille,un bruit formidable m’assourdit, une flamme éblouissante illumina lebois, et aux secousses furieuses qui disloquaient mon être succédasoudain un calme bienfaisant. Il me semblait être couché sur un litmoelleux. Je ne sais combien de temps dura mon évanouissement ; mais, lorsquej’ouvris réellement les yeux, je me trouvai couché à plat ventre, lenez enfoncé dans des feuilles mortes ; mes bras me semblaientparalysés, et je m’aperçus que j’étais garrotté. La mémoire me revintsubitement, je frissonnai au souvenir du revolver qui m’avait effleurél’oreille. J’avais entendu la détonation de l’arme ; donc, d’après lesprincipes de la physique, ma tête était intacte, et la commotion seuleavait déterminé ma syncope. Je remuai le cou ; je sentis aussitôt unedouleur à l’épaule ; la balle avait touché là. Qu’était devenue macompagne ? Je fis un effort pour changer de position ; ayant réussi àme placer sur le côté, je me trouvai nez à nez avec mon bourreau,étendu comme moi sur le sol, la bouche contractée, la prunelle fixe,mort. Je me crus mal réveillé ; mes jambes étaient libres, et, après denombreux efforts, je parvins à m’asseoir. A dix pas de moi, roides,immobiles, gisaient deux autres bandits. Que signifiait cette tuerie ?Que s’était-il passé durant mon étourdissement ? Je tentai de dégagermes bras, de me souvenir. Je souffrais de la soif. Des ennemis del’homme, la soif est le plus cruel. Pour un verre d’eau, j’aurais étécapable de donner le Gomara. Une légère plainte résonna ; je tressaillis et regardai les bandits ;aucun d’eux ne bougeait. Je me tournai avec circonspection, et ma gorgeacheva de se dessécher. Sur le tronc noir d’un sapin se détachait lecorps de neige de la Tomasi. La jeune femme, les cheveux épars, lesyeux clos, la tête inclinée, dépouillée d’une partie de ses vêtements,était attachée à l’arbre, dont la rude écorce devait meurtrir seschairs. Deux ceintures de crêpe de Chine avaient servi à la lier. L’une laprenait à la taille ; l’autre, serrant ses poignets, et nouée à lapremière branche de l’arbre, forçait la victime à tenir les bras levés.Jamais, à ma connaissance, la sculpture n’a prêté à Andromède captiveune pose plus touchante, une plus merveilleuse beauté. Si la fière Vénus de Milo, perdant un peu de la longueur de son cou, del’ampleur de sa charpente osseuse, devenait tout à coup plus femme dansle sens mondain du mot, elle serait l’image de cette fameuse Tomasi,tant admirée à cause de sa voix. Je l’avoue, je demeurai un instant silencieux, émerveillé. A ma droite,le front ensanglanté, le regard brillant, j’aperçus le cavalier quenous avions rencontré le matin sur la route. Agenouillé, il s’appuyaitsur son épée teinte de rouge. Je n’osais bouger : cet homme n’allait-il pas me massacrer à mon tour ?Je tentai de nouveau de rompre mes liens ; convaincu bientôt de lavanité de mes efforts, et la souffrance devenant intolérable, jerésolus d’en finir. « Holà, don José ! » criai-je d’une voix rauque. L’Indien bondit, et se tourna, menaçant de mon côté. « Par les os de ta mère ! lui dis-je avec calme, frapperas-tu un hommesans défense ? » Il secoua son épaisse chevelure avec dédain et regarda ses compagnonsmorts. « Ils étaient armés, » dit-il ; puis il ajouta avec orgueil : « Je suisAcatl, mon père commandait à cent guerriers. - Le mien aussi, répliquai-je ; mais, lorsqu’il se trouvait à la têtede ses voltigeurs, il n’eût pas laissé un vieillard garrotté comme jele suis. » L’Indien s’approcha, coupa mes liens, et retourna se placer en face dela Tomasi. Je me levai pour retomber. Je me frictionnai avec énergie, et,apercevant un pistolet, je me roulai jusqu’à l’arme et m’en emparai.Enfin le sang reprit sa circulation normale, je pus me tenir debout,marcher. A ce moment, la Tomasi se redressa ; elle écarta ses bras ; jevis son corps onduler, se roidir, comme pour rompre les liens qui letenaient prisonnier. Après cet effort, les membres de la jeune femmereprirent leur abandon, et deux larmes coulèrent sur ses joues. Acatl me regardait avec anxiété. Je ramassai la robe de la cantatriceet m’avançai vers elle. « Délivre-la, » dis-je à l’Indien d’un ton d’autorité. Je ne m’attendais guère à être obéi. A ma grande surprise, le bandit sefrappa le front de la paume de sa main, courut vers l’arbre et couparapidement les écharpes qui soutenaient la jeune femme. Elles’affaissa, et le tronc rugueux déchira sa peau nacrée, sur laquelle jevis perler quelques gouttes de sang. L’Indien, interdit du résultat deson action, me saisit le bras. « Ce n’est rien, lui dis-je ; n’est-ce donc pas toi qui l’as liée ? » Il me regarda, posa son pied sur la poitrine d’un de ses compagnonsdont un rayon de soleil éclairait la face livide, et, me désignant lesautres du doigt : « Ce sont eux, » murmura-t-il. J’appelai la Tomasi par son nom ; de même que moi, elle était engourdie. « De l’eau ! » dis-je à l’Indien. Il courut à son cheval, décrocha la gourde suspendue à l’arçon de saselle et la brisa en la trouvant vide. « Viens ! me dit-il. - Pouvez-vous marcher ? » demandai-je à la cantatrice. Elle se leva sans me répondre ; mais, à peine debout, elle chancela etdut se cramponner à moi pour ne pas tomber. Mal affermi sur mes jambes,j’allais rouler avec elle sur le sol, lorsque Acatl, prompt commel’éclair, l’enleva comme si elle eût été un enfant, et s’enfonça sousles arbres avec rapidité. Je me hâtai de le suivre. Inconsciente, la jeune femme entourait le coude l’Indien de ses beaux bras blancs : on eût dit une nymphe emportéepar un satyre. Parfois Acatl poussait un cri sauvage, élevait la Tomasipresque au-dessus de sa tête, puis bondissait en avant. Je le perdis devue, et, tout essoufflé, je dus m’arrêter pour écouter et retrouver satrace. Je le rejoignis enfin : il avait déposé son fardeau sur un épais gazon,près d’une source. La Tomasi, l’œil à demi clos, ses cheveux d’ordénoués sur ses épaules, était soutenue par le bandit. Je la fis boire; elle se ranima peu à peu et s’enveloppa de sa robe que je lui tendais. « Quelle affreuse scène, docteur ! je vous croyais mort. » Je racontai brièvement ma mésaventure ; de son côté, la cantatricem’apprit qu’après l’avoir brutalement dépouillée de ses vêtements, onl’avait liée à un arbre. Une dispute s’était engagée entre sesravisseurs ; défaillante, elle avait vu l’Indien que nous avionsrencontré le matin se ruer sur ses compagnons. Comme un cauchemar, elleavait entendu siffler les balles et retentir des cris sauvages. Puis unprofond silence s’était établi, elle avait ouvert les yeux et aperçuAcatl, accroupi, qui la contemplait. « Un vrai lion, cet homme ! » me dit-elle en terminant. Et, frissonnante, elle rejeta la tête en arrière, fermant à demi lesyeux. J’entraînai l’Indien afin de laisser à la jeune femme la liberté derajuster ses vêtements ; mon indiscret compagnon ne me suivit qu’àregret. Son front saignait ; je lavai la blessure, un coup de sabresans gravité. Je me pansai à mon tour. Un bond du cheval de monbourreau avait fait dévier la balle qui devait me briser le crâne, j’enétais quitte pour une brûlure. Je me baignai avec délices, m’efforçantde retenir Acatl, qui voulait retourner vers la source. A la fin ilm’échappa ; je me hâtai de m’habiller, et passant l’inspection del’arme que j’avais ramassée, je vis avec satisfaction que quatre coupsétaient encore amorcés ; trois de plus qu’il ne me fallait pour teniren respect ma nouvelle connaissance. Lorsque j’arrivai près de la source, la Tomasi tordait ses longscheveux et essayait de les fixer. Acatl, debout à cinq pas d’elle, lacontemplait avec attention, surpris sans doute de voir combien lesgestes des Européennes diffèrent de ceux des femmes de son pays. Lacantatrice, comprenant que nous étions encore à la merci du bandit,souriait de son obstination à la regarder ; les femmes sontnaturellement diplomates. « Vous sentez-vous capable de marcher ? » demandai-je à la jeune femme. Elle se leva, chancelante encore. J’interrogeai l’Indien pour savoir si quelque habitation se trouvaitdans les environs. « Non, me répondit-il. - Nous voulons partir. - Demain. - J’ai faim, repris-je avec humeur, et demain... » Il regarda autour de lui et parut réfléchir. « Au fait, dit-il, tu ne saurais où aller. » Il me jeta son briquet, disparut dans l’ombre, et bientôt j’entendis lebruit du galop d’un cheval. Je n’aurais su, en effet, de quel côté me diriger pour retrouver lagrande route. Je ramassai des branches sèches, et j’eus bien viteallumé un feu aux pieds de ma compagne d’infortune, qui ne répondaitque par monosyllabes à ce que je disais pour la rassurer. Je m’occupaide cueillir des fougères pour former un lit, car il devenait évidentqu’il nous faudrait attendre l’aube pour nous mettre en route. Installé près du foyer, je commençais à sommeiller lorsqu’un galopretentit de nouveau. Acatl parut ; il déposa aux pieds de la Tomasi dupain, des fruits, des provisions de toute sorte. Je servis ma compagne,qui mangea peu. Acatl, placé près du foyer, suivait tous ses mouvementset essayait de prévenir ses désirs ; parfois même elle le remerciait duregard. J’engageai la jeune femme à se reposer ; je m’assis à quelquespas d’elle et cédai malgré moi au sommeil. Je m’éveillai vers le milieude la nuit ; la cantatrice dormait ; l’Indien, le menton appuyé sur lesmains, dans l’attitude d’un tigre à l’affût, la regardait dormir. Je lecherchai en vain lorsque le bois s’emplit de rayons, de bourdonnements,de chants d’oiseaux ; il n’était plus là. La Tomasi s’éveilla tard, et promena autour d’elle ses regards surpris.Elle sourit en voyant sa couche, se leva, étira paresseusement ses braset prêta l’oreille à la voix des rossignols qui, au Mexique,n’attendent pas la nuit pour moduler leurs chants. Nous déjeunâmes desrestes du souper, puis il fallut songer à nous remettre en route. Lajeune femme, appuyée sur mon bras, m’interrogeait avec curiosité surles Indiens, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs préjugés, surtout surAcatl, dont l’absence paraissait la préoccuper. « Il est beau, cet homme, » me dit-elle soudain. L’ironie me parut cruelle. « Il vous a sauvée, » lui dis-je d’un ton de reproche. Elle se mit à rire, puis redevint rêveuse. Ce ne fut que vers midi que nous rejoignîmes la grande route. Endébouchant sur le chemin, j’aperçus la calèche attelée de deux mules ;un métis se tenait en selle. « Est-ce à vous, ça ? dit-il en désignant la voiture. - Oui, répondis-je. - En route, alors ; nous ne pourrons guère trotter avec ces deux bêtes,et nous avons à peine le temps d’arriver à Puebla avant la nuit. » J’engageai ma compagne à reprendre sa place ; elle semblait s’éloignerà regret ; ses regards ne se détachaient guère de la lisière du bois. Apeine étions-nous en marche qu’Acatl se montra. Il salua la Tomasi, quifrissonna. Evidemment la vue de cet homme lui répugnait. « Quelle aventure, docteur ! me dit la jeune femme ; mes compagnons devoyage doivent être éperdus, et votre ami Gomara vous croit sans doutemort. » Mon ami Gomara ! je ne pus me défendre de sourire à la méprise de lacantatrice. En m’entendant nommer plusieurs fois le célèbre historienespagnol, elle avait cru qu’il s’agissait d’un ami chez lequel je merendais. Je lui expliquai longuement, – car elle parut prendre plaisirà m’écouter, – que Gomara était un écrivain espagnol du XVIe siècle.Appuyée contre la portière près de laquelle marchait Acatl, l’œiltantôt alangui, tantôt humide et brillant, elle approuvait par dessourires ou de petits hochements de tête les diverses phases de monrécit. Tout en m’écoutant, la Tomasi suivait du regard les manœuvres qu’Acatl,intrépide cavalier, faisait exécuter à son cheval. Parfois l’Indienpartait à toute bride, disparaissait dans un nuage de poussière, etnous le retrouvions posté aux coudes de la route, dans les endroitspropres aux embuscades. Il semblait nous escorter, et je commençais àcroire qu’averti de ma présence, le Lobo avait chargé cet homme de meprotéger. Il faisait presque nuit quand nous atteignîmes Puebla. Notre cocher, sepiquant d’honneur, franchit au grand trot la vaste porte de l’hôtel desdiligences et pénétra dans l’immense cour mauresque, où je fus surprisde voir l’Indien nous suivre. Une acclamation résonna lorsque lescomédiens et les curieux qui encombraient la cour de l’hôtel virent laTomasi descendre du poudreux équipage. Elle accepta mon bras pourgravir les marches du perron. Au moment où, précédés du maître d’hôtel,nous allions entrer sous les galeries, une immense clameur retentit. « Le Lobo ! le Lobo ! criait-on, fermez les portes ! arrêtez-le ! » La Tomasi se retourna ; Acatl, droit sur ses étriers, la regardait. Iltira son épée et fit cabrer sa monture. On continuait à crier, etc’était lui qu’on injuriait. Il secoua la tête, son chapeau tomba, etson épaisse chevelure apparut hérissée comme une crinière. Lançant soncheval vers le perron, le célèbre bandit l’arrêta brusquement au pieddes marches, fouetta l’air de son épée et s’inclina. Faisant ensuite face à ceux qui le menaçaient : « Oui, le Lobo ! cria-t-il » avec orgueil. Il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, qui bondit. Onrecula devant l’attitude résolue du cavalier ; un coup de feu retentit,mais il franchit la porte en renversant cinq ou six métis. La Tomasi,droite, pâle, me pressait le bras avec angoisse. Ses doigts sedétendirent aussitôt que le Lobo, le loup, eut disparu. « Nierez-vous encore, docteur, me dit-elle en s’appuyant sur moi detout son poids, que cet homme soit beau ? - Il est surtout imprudent, répliquai-je. Quelle idée, lui dont la têteest mise à prix, de nous accompagner jusqu’ici ! » Je n’eus pas de loisir d’en dire davantage ; on nous entourait, on nousaccablait de questions. La jeune femme, qui éprouvait la mêmerépugnance que moi à raconter son aventure, se hâta de se retirer dansl’appartement retenu pour elle. Le soir même, je courus à la demeure de Perez ; sa servante étaitsortie. Je rentrai à l’hôtel vers onze heures du soir ; la Tomasi, assise surle balcon, le coude appuyé sur le genou, le menton sur la main,regardait, pensive, vers le point de l’horizon où se dressel’Istaccihuatl, dans la direction où nous avions été retenusprisonniers. °°° Dix heures sonnaient à la cathédrale lorsque le lendemain je soulevaile marteau de fer de la porte du licencié. La gouvernante de Perez, doña Gertrudis, fondit en larmes en mereconnaissant. Je lui adressai mes compliments de condoléance, tout enme dirigeant vers la bibliothèque. Mon cœur battait, et j’avais de lapeine à garder mon sang-froid. Certes, en me retrouvant dans sa maison,en entendant sa vieille gouvernante me raconter sa fin dans tous sesdétails, je songeais à mon pauvre ami ; mais je songeais aussi à sondésespoir, s’il lui eût été donné de voir son Gomara passer dans desmains indignes. Surmontant ma propre émotion, j’ouvris la porte de labibliothèque et je pénétrai dans l’immense salle garnie d’in-folios oùPerez passait sa vie. Son fauteuil de chêne, garni en cuir de Cordoue,était placé près de la table où un livre ouvert témoignait que lesavant avait été surpris à l’œuvre. Mes regards, s’accoutumant audemi-jour, parcouraient avec une volupté mêlée de tristesse etd’appréhension les rayons où les livres étagés montraient, les unsleurs dos recouverts de parchemin, les autres leurs maroquins gaufrésd’or. Une idée infernale s’empara de mon cerveau. J’étais seul, le Gomara setrouvait à cinq pas de moi, dans l’armoire dont je voyais scintillerles vitres. Quelle puissance pouvait s’opposer à ce que je m’emparassedu précieux volume ? Ce volume, il était unique peut-être ; devais-jele laisser disparaître, se perdre à jamais ? Je désirais le mettre enlumière, le commenter, en faire l’objet de mon soixante-troisièmeMémoire à l’Académie des sciences de Paris, et la postéritéapprouverait, justifierait mon larcin. En ce moment, j’eusse voulu quele Lobo, son épée sanglante à la main, se dressât entre moi et lelivre tentateur. J’aurais lutté ; je me serais fait tuer pour m’emparerde ce trésor. Mais le voler froidement.... La raison me revint. Je le dis avec humilité, ma loyauté triompha. Je me redressai et medirigeai vers l’encoignure choisie par le licencié pour abriter seséditions de choix. Tout à coup une sueur froide remplaça les frissonsintermittents que je ressentais depuis mon entrée dans cette vastepièce exposée au nord ; je poussai un cri sans en avoir conscience ; latablette où aurait dû se trouver le Gomara était vide ! Oubliant les heures, et profitant de ce que les scellés ne sont guèreen usage au Mexique, je fouillai la bibliothèque de Perez jusqu’à prèsde minuit. Le lendemain, dès l’aube, j’étais de nouveau à l’œuvre. Letroisième jour, je consultai le catalogue dressé par Perez lui-même deslivres qu’il possédait ; j’y cherchai la lettre G. Une large rature àl’encre, d’une date récente, biffait le nom de Gomara et la notehistorique relative à l’édition de 1552. Plus de doute, Perez avaitanéanti, pour me désespérer peut-être, une merveille presque unique.Moi qui le croyais mon ami ! En y réfléchissant davantage, je le jugeai incapable d’un tel crime etrésolus de continuer mes recherches. Je rentrai à l’hôtel et je me fis servir à souper avant de rentrer dansma chambre, car, depuis quatre jours, j’oubliais presque que j’avais uncorps. Autour de moi, on ne parlait que de la Tomasi, de sa beauté, desa grâce, de sa voix. Au moment où je gravissais le perron, je vis la cantatrice descendre devoiture ; elle revenait du théâtre. « Vous voilà, docteur ? s’écria-t-elle en me prenant le bras pourgravir les marches ; en vérité, je vous croyais reparti. Êtes-vous doncdevenu mon ennemi, que vous dédaignez de prendre de mes nouvelles ? » Je balbutiai le nom de Gomara. Nous traversâmes le grand corridormauresque qui conduisait aux appartements de la jeune femme ; ellemarchait droite, légère, animée, souriante. Je la regardai avecsurprise ; j’avais peine à croire que ce fût là cette personnedistraite, languissante, fatiguée, que j’avais eue sous les yeux durantle voyage accidenté que nous avions accompli ensemble. Elle m’entraîna dans son salon, jeta le châle qui l’enveloppait, dénouases cheveux dont le poids surchargeait son front et me força dem’asseoir. Elle causait, riait, allait, venait, donnait des ordres.Elle alluma une cigarette pour la jeter presque aussitôt. Elle suivaitle pendule du regard, s’approchant du balcon pour aspirer l’air, et setaisait comme pour écouter. En voyant la Tomasi ainsi transformée, je ne pouvais me défendre de lacomparer à ces jeunes tigresses que j’avais vues si souvent bondissantà l’entrée de leur repaire, au fond des forêts. Elle avait la grâce, lecaprice, la flexibilité, la soudaineté, la coquetterie d’allures de cesbeaux félins. Soudain mon regard fut distrait par la vue de deuxmagnifiques fleurs d’océotl, – fleur de tigre, – orchidée si biendécrite, dans son Commentaire sur l’histoire naturelle des Indesoccidentales, par le savant Hernandez d’Oviedo. « Vous trouvez mes fleurs belles ? me dit la Tomasi, qui avait suivi ladirection de mes regards. - Et plus rares encore que belles, répondis-je ; elles refusent decroître en serre, et on ne les rencontre que dans les forêts de laTerre Chaude, encore faut-il bien chercher. » La cantatrice saisit une des fleurs. « Vous les croyez rares, dit-elle en me les présentant, même ici ? - Ici surtout, señora ; elles doivent venir des environs d’Atlisco,c’est-à-dire d’une distance de douze lieues. » Tandis que je lui expliquais les caractères botaniques de la plante, lajeune femme, après avoir mordillé une des fleurs, la plaça à soncorsage. Elle s’était rapprochée du balcon et regardaitl’Istaccihuatl. Je cessai soudain de parler. « Qu’avez-vous, docteur ? dit-elle en appuyant sa jolie tête sur monépaule. - Sur mon honneur, je jurerais... j’affirmerais... - Dites. - Que le cavalier qui vient de passer comme un honnête ranchero n’estautre que maître Acatl. » La jeune femme se pressa plus fort contre moi, se mit à rire en mefouettant le visage de la fleur qu’elle mordillait de nouveau et mecongédia. Je me disposais à me mettre au lit lorsqu’une voix, la plus magnifiquequ’il m’ait été donné d’entendre, résonna. Je m’endormis en songeantque Perez, s’il avait place au paradis, comme n’en pouvaient douterceux qui connaissaient sa vie, devait se trouver heureux de jouirchaque jour de pareils concerts. Pendant huit jours, je battis les quatre coins de la ville, mepromenant de maison en maison, fouillant les bibliothèques, passant partoutes les alternatives de l’espérance, descendant tous les degrés dela déception. Les personnes auxquelles le licencié avait fait don delivres s’empressaient de me les montrer ; mais j’eus beau interroger,expliquer, décrire, nul ne savait ce que je voulais dire lorsque jeparlais du Gomara de Millan, Saragoça, 1552. Un soir que je rentrais à l’hôtel plus tôt que de coutume, harassé,songeant à partir pour Mexico, – j’avais dressé la liste des amis dePerez dans cette ville, – la Tomasi m’aperçut de son balcon et m’appela. « Vous dépérissez, docteur, me dit-elle en me prenant les deux mains ;avez-vous donc toujours votre malencontreux volume en tête ? - Toujours, répondis-je avec tristesse. - Voyons, il faut n’y plus songer, vous distraire, attendre la fortuneau lieu de la chercher ; elle vient parfois en dormant, ne lesavez-vous pas ? - La fortune, oui, répondis-je ; mais les livres, non. - A propos, docteur, me dit-elle, dans lequel de mes rôles suis-je leplus à votre goût ? » Avec un embarras qui fit sourire mon interlocutrice, je dus avouer que,privé de tout espoir de trouver Gomara dans une salle de spectacle,j’avais négligé de me rendre à l’Opéra. « Détestez-vous donc la musique ? - Je l’adore, bien au contraire. - Alors, vous viendrez m’entendre ce soir. Je le veux, ajouta la jeunefemme, qui me vit prêt à répliquer. Vous souperez avec moi en rentrant.Maintenant, allez mettre votre cravate droite. » Ce soir-là, j’entendis la Tomasi dans le rôle de Lucie, et, depuislors, je n’ai jamais voulu entendre d’autre cantatrice dans cet opéra,afin de conserver pur le souvenir de sa voix. Derrière moi, dans saloge, se trouvaient les deux Italiens en compagnie desquels j’avaisvoyagé sur l’impériale de la diligence d’Orizava. Ne jouant pas, ilsapplaudissaient à outrance, en connaisseurs. « Eh bien ! Fanti, vous souvenez-vous de mes prédictions ? - J’avoue qu’une transformation s’est opérée en elle ; écoutez, c’estl’art dans toute sa perfection. Et vous persistez à la croire amoureuse? - Parbleu ! Ne le sentez-vous pas à chacune des notes qui sortent deson gosier ? - Mais qui aime-t-elle ? A l’exception du comte del Moro, je ne vois... - Chi lo sà, et que nous importe ? » On trépignait d’enthousiasme, et, je dois le confesser, les heures queje passai à entendre la Tomasi furent les seules de mon voyage durantlesquelles j’oubliai complètement Gomara. Tout à coup, levant les yeux sur la salle, je retins une exclamationprête à m’échapper. Acatl, adossé contre un pilier, le regard fixe,absorbé, contemplait la Tomasi. Sur sa face aux traits puissants,naïfs, on pouvait suivre les impressions qu’il ressentait. Une idée metraversa l’esprit : le malheureux aimait cette femme, cette reine del’art que tout séparait de lui ; il exposait sa vie pour l’entendre etpour la voir, car sa tête était à prix. Je ne pus me défendre d’admirerson audace. Il pouvait être reconnu, massacré, et il applaudissait avecrage. Sa présence me gâta le reste de ma soirée. Au moment où je prenais place dans la voiture de la Tomasi, qui avaitinsisté pour me ramener, un bouquet de fleurs d’océotl vint tombersur ses genoux. Elle se pencha vers la portière, et nous partîmes. Jecrus devoir garder le silence sur la présence d’Acatl au théâtre ;c’eût été rappeler à la jeune femme un souvenir désagréable. Elleparaissait préoccupée, ne prononça pas une parole durant les dixminutes de route nécessaires pour gagner l’hôtel, et monta dans sonappartement. Elle semblait fiévreuse ; une lueur fauve brillait au fond de sesprunelles, ses gestes avaient perdu cette souplesse que j’admiraisquelques jours auparavant. Je saluai pour me retirer. « Vous soupez avec moi, dit-elle d’une voix sèche, l’avez-vous oublié ?» Je m’inclinai, tandis qu’elle se rapprochait du balcon. « Parlez donc, me dit-elle, parlez-moi des Grecs, des Latins, desfleurs, de Gomara, de ce que vous voudrez. » Elle se promena dans l’appartement, s’assit, cacha son visage dans sesmains et demeura un instant immobile. Blessé du ton qu’elle venait d’employer avec moi, j’allais saluer denouveau et me retirer, lorsqu’elle bondit vers le balcon. Puis, tandisque le galop d’un cheval résonnait dans le silence de la nuit, ellerespira avec force, s’approcha de moi souriante, épanouie, et me pritle bras pour gagner la salle à manger. « Pardon, dit-elle de sa voix harmonieuse : je suis la fée Fantasque,docteur, ne le savez-vous pas encore ? » Séduit par sa grâce, je répondis : « Vous êtes Euterpe. » Pendant le souper, je lui expliquai que le nom de la déesse de lamusique sert aussi à désigner un magnifique papillon et un élégantpalmier à la tige flexible ; elle me frappa les doigts de son éventailet partit d’un bel éclat de rire en disant : « Ces savants, que de choses ils disent en un mot ! » Le lendemain je me réveillai tard. Au moment où je sortais de ma chambre, je me trouvai en face de laTomasi. « Je vous croyais matinal, docteur, me dit-elle ; sans reproche, depuisl’aube, je vous attends. - Il est à peine huit heures. - Qu’importe ? Vous connaissez le gouverneur de la ville, le généralTraconis ? - Un peu. - Il a pour vous la considération que chacun vous accorde dans ce pays,où votre nom est un talisman, je m’en suis plusieurs fois aperçue. - Il y a trente ans que j’essaye de faire le bien autour de moi, madame; ce peuple est bon, et il m’en sait quelque gré. - Voulez-vous, docteur, me conduire chez le général ? - Très volontiers ; mais il me faudra m’excuser de n’être pas allé levoir depuis plus de trois semaines que je suis à Puebla. - Eh bien ! vous lui parlerez de votre Gomara ; il commande à lapolice, et ses limiers pourront vous aider dans vos recherches. » L’idée me parut ingénieuse. La jeune femme fut vite habillée, et nous voilà en route. Hommes etfemmes se retournaient sur notre passage ; on nous saluait. « A propos, dis-je à ma compagne, qu’allons-nous faire chez le généralTraconis ? - Lui demander la grâce du Lobo, » me répondit-elle tranquillement. Je la regardai avec surprise. « Il m’a sauvé la vie, et il a même un peu sauvé la vôtre, docteur ; netrouvez-vous pas que nous avons été ingrats ? Sa tête est à prix, etc’est à nous, ses obligés, qu’il appartient d’obtenir son pardon.Puis-je compter sur vous ? » Je répondis affirmativement. Nous fûmes introduits sans retard près de Traconis. C’était un belhomme et un parfait caballero, – il parut flatté de la visite de laTomasi. Son admiration pour la beauté merveilleuse de ma compagne étaitvisible. Il la complimenta délicatement sur sa voix, sur son talent, etse confondit en offres de services. Nettement, clairement, la Tomasi exposa sa requête. Le général devintsoucieux. « Hier encore, dit-il, je n’aurais pas hésité à vous satisfaire, señora; aujourd’hui, ce que vous me demandez ne dépend plus de moi. » Il prit un papier sur une table de travail et le tendit à la jeunefemme, qui devint pâle. C’était un ordre de Juarez de s’emparer, coûteque coûte, du Lobo et de sa bande. Par un hardi coup de main, lecélèbre bandit venait de piller des caisses appartenant au gouvernementanglais ; deux officiers avaient été tués, et l’ambassadeur demandaitjustice. Tour à tour humble, douce, hautaine, impérieuse, la Tomasi supplia,exigea ; je me joignis à elle. Le général, tout en protestant de sondésir de nous être agréable, nous opposait les ordres qu’il venait derecevoir. Il fermerait les yeux, ne tenterait rien contre le Lobo, lelaisserait échapper au besoin ; quant à accorder le sauf-conduit,l’indulto, que l’on réclamait, c’était impossible. Il nous offritd’écrire à Mexico en son nom, au nom de la Tomasi, au mien ; il fallutnous retirer. La Tomasi garda le silence tandis que nous regagnions l’hôtel ; son passaccadé, la pression de son bras qu’agitaient des mouvements nerveux,me révélaient son trouble, son dépit, son chagrin, sa colère. « Il est sot et laid, votre gouverneur, me dit-elle en se jetant sur lecanapé du salon, et je ne me suis pas aperçue, docteur, que vousjouissiez auprès de lui du moindre crédit. Dans mon pays, on m’eûtaccordé sur l’heure la grâce que je demandais : mais cela sent lesauvage, ici. Le Lobo n’a tué ni son père ni sa mère, que je sache ;il a tué un homme. Parbleu ! moi aussi, j’ai voulu tuer un homme ! » Elle se leva, tout son corps frémissait. Saisissant une cravachemignonne posée sur un guéridon, elle se mit à cingler à tort et àtravers les meubles, les tableaux, les pendules, les vases, brisant etdévastant tout. Cette fois, ce n’était plus une tigresse enjouée, bondissant au soleil,que j’avais sous les yeux, mais la bête furieuse, folle, ayant soif decarnage. Elle était belle toujours dans son attristante colère : je metaisais et l’admirais. Lasse enfin de frapper, de briser, d’injurier,elle se rejeta sur le canapé et fondit en larmes ; je me retirai avecdiscrétion. Quelques jours après désespérant de trouve le précieux Gomara, je medécidai à porter mes recherches jusqu’à Mexico, lorsque je vis passer àcheval la Tomasi. Seule, selon sa coutume, elle portait une amazone de drap noir, et sachevelure ardente s’échappait en boucles de son feutre surmonté d’uneplume couleur de feu. Sa grâce forçait jusqu’aux Indiens à seretourner. Elle me salua d’un geste amical et parut d’abord vouloir meparler ; mais, piquant sa monture, elle disparut. Vers sept heures,grand émoi parmi la compagnie italienne : la cantatrice ne reparaissaitpas, et l’on sellait des chevaux pour ses compatriotes qui voulaient serendre au-devant d’elle. A dix heures, le coche de Vera Cruz arriva ;on dut faire retirer les femmes éparses dans la cour afin que lesvoyageurs puissent descendre de voiture ; ils avaient été dévalisés etse trouvaient presque nus. A minuit, au moment où j’allais monter dansla diligence de Mexico, un Italien se présenta consterné, annonçant quel’on venait de trouver le corps de la Tomasi sur la route d’Amozoc. Lajeune femme était peut-être tombée victime de celui-là dont, le matinmême, elle demandait la grâce avec tant de générosité. J’avais à peine recueilli quelques détails, que la diligencem’emportait. Je me sentais bouleversé, une larme s’obstinait à vouloirdéborder de mes yeux, lorsque je songeais à la triste destinée de labelle créature que le hasard m’avait fait rencontrer, et pour laquelleje ne pouvais me défendre d’une vive sympathie. Tant de grâce, debeauté, de talent, d’esprit, de jeunesse anéantis en un instant par lamain vulgaire d’un Apache, troublait un peu ma philosophie et chassaitle sommeil. Le soleil se leva. Je revins peu à peu à une juste appréciation deschoses. Nous approchions de Mexico, où j’allais tenter un effortsuprême pour retrouver l’édition princeps de Gomara, et j’essayai desecouer ma tristesse, ayant besoin de toute ma liberté d’esprit. Je me répétais, non sans raison, qu’il y avait au monde plusieursmilliers de jolies femmes prêtes à remplacer la Tomasi ; qu’aucontraire, en comptant bien, c’est à peine s’il existait encore troisou quatre exemplaires du Gomara de 1552. Mais j’avais beau faire,j’aurais, je crois, renoncé lâchement à ce trésor pour rendre la vie àcette admirable artiste, si bien que la larme si longtemps contenuetomba de mes yeux au moment où la diligence pénétrait dans la capitaledu Mexique. °°° Je passai près d’un mois à Mexico, me couchant tard, me levant tôt,rentrant chaque soir à l’hôtel harassé de fatigue et désespéré. Nulletrace du Gomara chez les amis de Perez ; en vain je les interrogeais :aucun d’eux ne se souvenait avoir entendu le licencié parler de sonprécieux exemplaire, et quelques-uns avaient causé avec lui moins d’unmois avant sa mort. Le Gomara était détruit ; je me répétais à satiétéqu’il n’y fallait plus songer, et j’y songeais toujours. Ne sachant plus à qui m’adresser, je résolus de retourner à Orizava, oùmes malades me rappelaient. Je m’éloignai avec tristesse de l’anciennecapitale de l’empire aztèque ; j’y laissais l’espérance. A Puebla, jeperdis de nouveau quatre jours. Il me fallut un effort de volonté plusénergique encore que celui par lequel je m’étais arraché à Mexico, poursortir de la ville des Anges. Enfin, de même que Cortès, je brûlai mesvaisseaux. Sur l’impériale de la diligence dont j’occupais seull’intérieur, trois Américains bardés de revolvers, d’escopettes, desabres, de casse-tête, se proposaient de me défendre si nous étionsattaqués ; je n’ai su que plus tard qu’ils emportaient une collectiond’émeraudes. En traversant Puebla, j’avais revu les suivantes de la Tomasi, quis’obstinaient à attendre leur maîtresse. Des doutes s’étaient élevéssur l’identité du corps retrouvé près d’Amozoc ; un fait certain, c’estque la cantatrice n’avait pas donné signe de vie. Je me gardai dedésabuser les malheureuses caméristes ; le temps devait se charger dece soin. Amozoc fut dépassé, la diligence avança rapidement vers le lieu oùj’avais cru que ma dernière heure allait sonner. Les yeux clos, jepassais en revue tous les incidents de mon voyage, et je réfléchissaisà l’humeur bizarre de la Tomasi, tour à tour ardente, languissante,impérieuse, active, indolente, fougueuse, – tempérament nerveux. Desballes, sifflant à mes oreilles, interrompirent mes réflexions ;j’ouvris les yeux : mes Américains répondaient au feu de trois banditspostés sur la route. Un des cavaliers tomba ; un second, frappé enpleine poitrine, se renversa sur la croupe de son cheval qui s’enfonçadans le bois ; le troisième s’enfuit. Les Américains continuaient à tirer, bien que les assaillants eussentdisparu. La première décharge des bandits avait atteint notre attelage,et le cocher débarrassait les mules mortes de leurs harnais. Mesdéfenseurs, un peu pâles, se tenaient derrière la diligence, le doigtsur la détente, surveillant la lisière du bois. Je mis pied à terre etcourus vers l’homme qui gisait sur l’herbe ; il était mort. J’arrachaile masque noir qui lui couvrait à demi le visage, et je reconnus un demes vieux clients d’Orizava. Ce malheureux avait femme et enfants. Jele dépouillai de sa montre et de son argent pour remettre cet héritageà sa veuve. Je pénétrai dans le bois, désireux de rejoindre l’homme que j’avais vuprêt à tomber. Et, levant les bras afin de prouver à ceux vers qui je m’avançais quemes intentions n’étaient point hostiles, je continuai mon chemin. Je ne tardai guère à voir trotter devant moi le cheval du mort ;l’animal s’arrêtait de temps à autre pour brouter. Je le suivis,prêtant l’oreille, appelant. Tout à coup, je crus entendre vers magauche une exclamation, un gémissement. Je m’élançai dans cettedirection, répétant sur tous les tons le mot : amigo. Près d’unarbre, j’aperçus une femme agenouillée qui se redressa à mon approche ;je fus stupéfait de reconnaître la Tomasi. Elle s’avança vers moi, me regardant avec fixité. Elle était vêtued’une robe de drap bleu galonnée d’or, belle toujours. « Vous ! vous ! » s’écria-t-elle en se précipitant dans mes bras. Suffoquée par des sanglots, elle essayait en vain de parler. Tout àcoup elle s’enfonça dans le bois en me faisant signe de la suivre.Lorsque je la rejoignis, elle appuyait sur ses genoux la tête d’unIndien étendu sur le sol, la tête du Lobo. « Sauvez-le ! » me dit-elle en tendant vers moi ses deux mains jointes. Je me penchai vers le malheureux, qui respirait avec effort. « Les émeraudes... pour elle..., » murmura-t-il. Il m’attira fortement à lui par un mouvement convulsif, poussa unsoupir et expira. « Sauvez-le donc ! » répétait la cantatrice, et, connaissant sonhorreur pour les cadavres, je secouai tristement la tête pour luiapprendre la vérité. Je m’attendais à l’entendre crier, à la voir serelever et reculer avec effroi. Mais, comme si elle ne m’eût pascompris, elle entoura l’Indien de ses bras, souillant ses mains de sangà la blessure béante qu’il portait à la poitrine. « Il est mort, lui dis-je, venez ! » Elle se releva, me regarda bien en face, répéta par deux fois le mot :« Mort ! » comme si elle cherchait à en deviner la signification, ettomba en arrière, en proie à une syncope que je prévoyais. Je me plaçaide façon qu’elle ne pût voir le cadavre lorsqu’elle reprendrait sessens. Peu à peu elle ouvrit les yeux et me regarda de nouveau avec lafixité de la folie. « Venez, » dis-je encore. Je l’aidai, elle s’appuya sur mon bras et me suivit machinalement.J’étais très ému de l’état dans lequel je retrouvais la malheureusejeune femme, que je n’osais interroger. A la sortie du bois, elleaperçut le corps du bandit qui avait été tué, courut s’agenouiller prèsde ce cadavre et fut reprise d’une suffocation. Aidé du cocher et deson zagal, je la plaçai dans la diligence. Les Américainsm’accablaient de questions ; je n’avais ni le loisir ni l’envie de leurrépondre. Un d’eux me passa sa gourde, et la voiture se remit en route. Nous atteignîmes le relais. La malade semblait dormir. Elle avaitouvert les yeux un instant, accommodé sa tête sur mes genoux, etreposait. Nous repartîmes. Elle paraissait insensible aux cahots de lavoiture ; son sommeil était lourd, agité. Évidemment la malheureusejeune femme avait été prisonnière des bandits, dont on ne parlait plusdepuis sa disparition. J’avais hâte de la voir se réveiller, del’entendre parler ; je craignais pour sa raison, car rien ne meprouvait qu’elle m’eût reconnu. Un peu avant d’atteindre San Agustin, elle ouvrit les yeux. « Bonjour, docteur, me dit-elle après m’avoir examiné avec curiosité.Qu’est-ce que je fais là sur vos genoux, s’il vous plaît ? Pourquoisuis-je en voiture, et où allons-nous ? » Je lui rapportai fidèlement les scènes qui venaient de se passer et quiavaient eu pour résultat sa délivrance. Elle m’écouta avec attention etfondit en larmes, ce que je considérai comme une crise favorable. Je lui parlai alors comme on doit parler à un être essentiellementsensible, comme j’eusse parlé à un enfant. Nous allions pénétrer dansSan Agustin ; je lui demandai si elle ne voulait pas rester là oureprendre le chemin de Puebla, m’offrant à l’y reconduire. Elle ne merépondit qu’en secouant la tête d’une façon négative. « Emmenez-moi, » dit-elle ; puis elle se tut. A San Agustin, je la fis descendre de voiture, marcher un peu. On sutbien vite par le cocher qui l’avait reconnue, que je ramenais laTomasi, dont la disparition avait fait tant de bruit. Chacun accourait,poussé par la curiosité. Les Américains, fiers de leur résistance,montraient leurs armes avec orgueil. Un d’eux se vanta d’avoir frappéle Lobo. La Tomasi, les narines dilatées, la bouche crispée, l’œil farouche,l’écoutait ; elle m’entraîna violemment lorsqu’il fit mine des’approcher de nous. La voiture repartait. La jeune femme s’accommoda sur les banquetteslibres, refusant de me répondre alors que le bruit de ses sanglotsétouffés me portait à l’interroger. Lorsque nous arrivâmes à Orizava, j’eus peine à la réveiller ; ellegrelottait la fièvre. La laisser à l’hôtel me parut une cruauté ; jel’emmenai chez moi, et, durant quatre jours, je désespérai de sa vie. Je dus l’emmener en proie au désespoir, à la fièvre, jusqu’à Orizava,où l’était inquiétant de sa santé exigea les soins les plus vigilants.Je les lui prodiguai, aidé de ses femmes accourues de Puebla, et j’eusbientôt le soulagement de la voir hors de danger. Elle secouait latête, sanglotait, souriait, me pressait la main lorsque je parlais desa captivité, sujet que je n’abordais, du reste, qu’incidemment.Aussitôt qu’elle put marcher, elle voulut partir, retourner en Europe.L’air de la mer devait achever sa guérison ; je la mis en litière sousl’escorte de quatre hommes qui m’étaient dévoués, elle atteignit sansaccident Vera Cruz. Le soir de son départ, je repris en quelque sorte possession demoi-même, et, pour la première fois depuis mon retour, j’allaim’asseoir dans mon cabinet, un peu triste, un peu endolori, songeant àcette suite d’aventures qui m’avait jeté dans un labyrinthe dontj’étais enfin sorti. Je promenais autour de moi des regards heureux. La place réservée parmi mes livres au Gomara était, hélas ! toujoursvide ; mais j’allais reprendre mes travaux, continuer mon Mémoire surles aliments probables du megatherium, achever mes recherches sur le Theobroma cacao de Linné. Tout à coup, une petite caisse placée sous un guéridon attira monattention ; je crus reconnaître la marque de mon ami Sumichrast etdevinai quelque curiosité archéologique. Je m’amusai à déballer moi-même la petite caisse, écartant dix couchesd’ouate superposées pour voir enfin apparaître le Gomara de Millan,Saragoça, 1552, édition originale, legs que mon ami Perez avaitconfié, pour m’être remis, au maître muletier Porfirio Diaz, et quiétait parti de Puebla le jour où j’y entrais ! Cher et digne Perez ! et j’avais douté de son amitié, et j’avaisméconnu cette grande âme ! Comme il était vengé ! J’avais donc eu tort de dire à la Tomasi que la fortune seule venait endormant. Pauvre jeune femme ! longtemps après son départ pour l’Europe,on racontait sérieusement au Mexique qu’amoureuse du Lobo, elle étaitallée vivre avec lui dans les montagnes. Ceux qui liront mes Mémoiressauront le peu de cas qu’il faut faire de cette sotte rumeur dont,mieux que personne, je puis certifier la fausseté. Quant à l’édition princeps de Gomara, je la lègue à ma ville natale,Strasbourg, ainsi que toutes mes collections, qui, après ma mort,seront transportées dans la vieille capitale de l’Alsace, aussitôtqu’elle sera redevenue française. LUCIEN BIART. |