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BIRETTE, Charles (1878-1941) : Le Patois de l’Eure (1939). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.X.2018) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi surl'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Norm 850) de l'Annuaire des Cinq Départements de laNormandie, 107e année, 1939 publié à Bayeux par l'ImprimerieColas en 1940-1941 LE PATOIS DE L'EURE Par M. l'Abbé Charles BIRETTE _____ Je voudrais vous dire quelques mots sur le patois. Vous savez que lepatois, c'est-à-dire le parler populaire de nos campagnes n'est pointce que les citadins ont cru trop longtemps. Ils ont méconnu sa natureet ses caractères. « Langage grossier », disait l'ancien Dictionnairede l'Académie. « Langage corrompu », affirmait Diderot. « Conservé chezquelques rustres », ajoutait Voltaire, avec dédain. Depuis plus d'unsiècle, les érudits et les philologues ont réhabilité le vieux parlerde nos pères. Parmi leurs travaux, il faut faire une belle place au Dictionnaire du Patois Normand en usage dans le Département del'Eure. Vous connaissez, assurément, cet ouvrage en deux tomes,composé par plusieurs auteurs, mais surtout par Eugène Robin, encouragévivement par le savant Auguste Le Prévost. Il parut à Évreux en 1879.Je l'ai lu avec délices, quand j'ai voulu écrire moi-même quelquespages sur le dialecte et les légendes de ma région natale. Permettez-moi de vous faire ma confession. Je suis un très bas normand,né entre Barfleur et Saint-Vaast-la-Hougue, au Nord-Est de lapresqu'île du Cotentin. C'est une région excentrique où la culturegénérale n'a pas encore totalement pénétré. On y parle un patoisvivace, très caractérisé, qui fut le langage de mon enfance et quidemeura ma langue usuelle jusqu'à l'âge de 15 ans. Oh ! depuis cetemps-là, je parle et j'écris comme les gens du beau monde. Tout demême, que j'en sois fier ou non, le « beau français » n'est pour moiqu'une langue apprise. Je m'empresse d'affirmer que j'en suis fier, quej'ai même tiré avantages de cet état de chose. Eh oui ! le patois m'aété très utile pour apprendre le français. Aujourd'hui, j'aime ces deuxlangues d'un égal amour. Mais celle de mon berceau me sert encore àmieux saisir les élégances — et aussi les caprices — de cette grandedame qu'est la langue française. On a bien fait, Mesdames, Messieurs,de réhabiliter le patois normand ; non seulement il fait partie denotre patrimoine régional et réveille en nous une foule de souvenirstouchants, mais il est digne — par lui-même — d'estime et d'amour.Barbey d'Aurevilly l'a qualifié de « langue merveilleuse ».François-Victor Hugo, dans son livre La Normandie inconnue, a écrit :« Ne rougissez pas, Normands, de parler la langue de vos Pères.Sachez-le, votre patois est vénérable, votre Patois est sacré ! C'estde lui qu'est sorti, comme la fleur de sa racine, la langue française.» C'est la pure vérité. Le patois n'est pas un jargon fruste, bizarre,excentrique, fantaisiste. Il n'est nullement le français travesti,défiguré, écorché par les lèvres paysannes. Pour être juste, ilfaudrait dire tout le contraire : c'est le français qui apparaît plutôtcomme du patois déformé et défloré, faisant bon marché de la languelatine qui ne s'y reconnaît plus. Guerlin de Guer l'affirme asseznettement : « Ce sont les lèvres aristocratiques, dit-il, qui écorchentle parlé paysan, le seul phonétique, le seul historiquement pur, leseul conforme à l'instinct de la langue. » Ce jugement n'est pas uneboutade, il s'impose à l'esprit de quiconque observe avec attention leparler populaire en Normandie. Mais, pour rabattre mon enthousiasme, vous allez me faire une objectionpeut-être : le parler populaire n'est pas uniforme en Normandie ; celuide l'Eure n'est pas celui de la Manche. Et même, dans son Dictionnairedu Patois de l'Eure, Robin a surtout décrit le patois de Pont-Audemerqui n'est pas tout-à-fait celui du Pays d'Ouche. Je crois pouvoir vousrépondre que tous ces patois ne diffèrent pas essentiellement. Ils ontun fond commun très remarquable et reconnaissable, à considérer leurvocabulaire, leur phonétique, leur rhétorique. Et la raison en est bienfacile à comprendre, puisque la Normandie a été pendant plusieurssiècles une province caractéristique, dont l'unité juridique,administrative même, a survécu à l'autonomie politique. On y parlait ensomme le même dialecte, avec des variantes suivant les régions. Nombrede mots, qui ne figurent pas dans les dictionnaires modernes, étaientfrançais au Moyen-Age et même à la Renaissance, puisqu'on les retrouvedans les chansons de geste, dans les romans de chevalerie, dans lesfabliaux, dans les mistères, dans Ronsard ou Rabelais. De même, unefoule de sous-voyelles et de consonnes apparaissent aux citadinsignorants comme des déformations du français, alors qu'ils sontconformes à la prononciation primitive. En voulez-vous quelquesexemples ? Tous les noms que le français termine aujourd'hui par eau(qu'il prononce o) comme bateau, chapeau, se terminaient autrefoispar el (batel, capel), et la consonne finale ne se prononçait pas. Lepatois normand reste fidèle à l'usage primitif, en disant baté, capé, coupé (cîme des arbres), manté, marté, oysé, raté, ridé. Le patoisde l'Eure hésite, paraît-il, entre capé et capia, manté et mantia. D'autre part, le patois normand n'a jamais admis le groupedéplaisant oi (prononcé de nos jours oa), qui s'est introduit dansle français dès le XIIIe siècle. Il reste conforme à l'étymologielatine en disant toujours bère et non boire, crére et non croire, dret et non droit, ételle et non étoile, fére etnon foire, tèle et non toile, mé, té, sé et non moi, toi, soi. Je crois que cette règle est appliquée dans la région de Conches.Si nous passons aux consonnes, le caractère le plus curieux à observerest le traitement du C latin. Le C latin suivi de A est demeuré enpatois normand, c'est-à-dire qu'il a toujours conservé le son du K,alors qu'en français il s'est transformé en ch, de très bonne heure.Nos paysans disent cambre du latin cannalais, cat du latin catus, mooque du latin musca, perque du latin pertica, pouque du latin pocca, queminse du latin camina, quérue dulatin carruca, roque du latin rocca, vaque du latin vacca. Ilserait aisé de citer cent exemples et de noter les divergences dufrançais qui dit champêtre mais campagne, chanson mais cantique, chemise mais camisole, rocher mais rocaille. Quant au C suivi de E ou I, qui est sibilant en français, c'est lui quise prononce ch en patois normand. Il se rapproche ainsi du latin,prononcé à la romaine dans nos églises. On peut croire que lechuintement était déjà de règle dans le bas latin. En tous cas lespaysans disent chendre pour cendre, cheinture pour ceinture, cherfeu pour cerfeuil, chiment pour ciment, doucheu, innochent, pinchon, puche (pour puce), chorchi pour sorcier. Ily aurait bien d'autres remarques à faire, car le parler populaire deNormandie a d'autres caractères généraux ; il conserve, par exemple, leG dur primitif, que le français a adouci : il dit gai, du latin garrulus, pour l'oiseau geai, gambe pour jambe, gatte pour jatte, gardin pour jardin, gavelle pour javelle, guerbepour gerbe, guerret pour jarret, guertier pour jarretière,etc. Mais j'en ai dit assez peut-être pour arriver à une conclusionpratique. Je crois qu'il serait intéressant de relever, sans tarder,avec précision l'état actuel du patois dans les diverses régions deNormandie. Ce travail a été fait pour plusieurs régions de la Manche,du Calvados et de l'Orne. Pour le département de l'Eure, il n'existeguère, à ma connaissance, que le Dictionnaire d'Eugène Robin. Malgréses qualités, il est insuffisant, parce qu'il embrasse un champ tropvaste : le patois n'a pas les mêmes caractères au Nord et au Sud dudépartement. Je n'en veux pour preuve que la carte du philologueCharles Joret. Après avoir décrit lui-même le parler populaire duBessin, Joret s'est appliqué à rechercher dans quelles régions deNormandie le patois s'est le plus fidèlement conservé, et il a crupouvoir tracer une ligne à peu près horizontale partant de Granville,dans la Manche, pour aboutir à Saint-André dans l'Eure. Au Nord decette ligne, le patois normand a gardé ses caractères principaux. AuSud, il a été influencé par le français. Si les observations de Joretsont justes, cette ligne couperait en deux tronçons le pays d'Ouche. Larégion de Conches serait dans la partie Nord, mais non loin de lalimite. C'est une raison de plus pour étudier et fixer l'état du patoisaux environs de Conches, puisque ce patois est tout près de perdre sacouleur locale, puisqu'il est sur le point de se voir submergé par lavague déferlante du français. Afin de le conserver comme une relique etmême afin de l'empêcher de mourir, il appartient aux habitants du pays,d'établir des listes de mots et de tournures pittoresques, avec leurprononciation exacte. Au moyen de ces listes, ils pourront composer,selon leur talent, des chansons ou des récits en patois de la région. Il y a plusieurs sortes de sujets que le patois populaire excelle àexprimer : les travaux de la campagne, les fêtes et coutumestraditionnelles (religieuses ou civiles), les croyances superstitieusesaux fées, aux sorciers, etc., enfin les récits humoristiques où débordeune finesse si curieuse à observer et si remarquable chez les paysansnormands. C'est ici, ai-je besoin de le dire ? qu'on doit se garder dela fantaisie. Ne confondons pas le patois avec le français familier.Evitons, selon le proverbe, de dire « un mot du viau et l'autre de lavaque », car on n'est que trop porté à se servir de l'idiome populaireen vue seulement d'amuser la galerie. Jeu facile, que de faire passer,sous couleur de patois, des balivernes grasses ou graveleuses, desdrôleries, qui n'ont rien de spécifiquement normand, où les braves gensde nos campagnes font figure de pitauds, d'imbéciles malpropres etdipsomanes. Pour faire œuvre utile et intéressante, il n'est jamaisnécessaire de descendre dans les bas-fonds. Et, grâce à Dieu, danstoutes les régions de notre Normandie, le Patois et le folklorecontiennent assez d'éléments de beauté, pour qu'ils soient dignesd'estime, d'admiration, d'amour. |