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BLIN, Henri : LeCanard de Rouen (1918). Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux deLisieux (05.VI.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 41006)dun°15 de juin 1918 de Normandie. Le canard de Rouen par Henri Blin, Lauréat del'Académie d'Agriculture de France. La Normandie a ses titres de gloire, non seulement dansl'héroïsme de ses enfants, qui luttent pour la sauvegardede la Patrie et de la liberté, et dans ses hommes illustres parleur talent dans les arts, les sciences, les lettres, etc., mais encorepar le renom qu'elle a conquis pour la valeur des produits de son solfertile. Parmi ces produits qui jouissent d'une renomméelégitime et, en quelque sorte, mondiale, le fameux canard deRouen mérite, à tous égards, les honneurs d'uneparticulière citation. C'est d'ailleurs, pour lui, un droit aumême titre que la citation du poilu qui, en se comportantvaillamment devant l'ennemi, illustre nos gloires nationales et faithonneur à son pays. Sans médire des canards gascons, nantais ou vendéens, quiont d'incontestables qualités, on me permettra bien cettemanifestation toute spéciale en faveur du régionalisme -oserai-je dire du régionalisme... avicole - dontl'utilité ne me paraît pas discutable puisque nousvoulons, ici, mettre en relief l'importance et la valeur des ressourcesde notre petite patrie, en même temps que l'intérêtqui s'attache à leur accroissement, à leuramélioration, en vue de retirer de leur exploitation le plusgrand profit. Il me semble que l'on ne saurait traduire en termes plusélogieux ni plus exacts les brillantes qualités du canardde Rouen qu'en débutant par la flatteuse appréciation etle portrait fidèle, frappant, qu'en a donné letrès érudit et très spirituel Fulbert Dumonteil,le subtil écrivain à qui l'on doit les plus enthousiastesdescriptions mettant en relief l'attrait qu'offre le peuple de nosbasses-cours : « A la Normandie, si riche en tant de choses, appartient leplus délicat, le plus fin, le plus gras, le plus savoureux, leplus opulent, le plus estimé de tous les canards de France et deNavarre. La merveille de la broche et la volupté de la table,c'est le canard de Normandie. C'est à croire que les navets nepoussent que pour lui faire cortège et que la douce Provence separe d'oliviers pour lui faire honneur. Ses aiguillettes roses, que lecitron relève, sont exquises, et ses cuisses, un peu grasses,triomphent dans ces daubes odorantes qu'adorait le vieux Corneille. « Le premier de tous les canards de Normandie : fine chair,fine graisse et fine fleur, c'est le canard de Rouen. Il est de nobleorigine, issu en ligne directe du canard sauvage dont il a gardéle plumage superbe et le fumet original. On dirait qu'il porte sonextrait de naissance sons son aile. Un jour de jeûne, il s'estlaissé séduire par les charmes de l'auge et l'attrait dugrain. Le voilà conquis à la civilisation et à lacasserole. C'est le mieux vêtu de nos canards : bec jaunetaché de noir, couleurs vives et tendres, capuchon d'un vertcharmant aux reflets veloutés, poitrine marron et collier blanc; ventre gris-perle, ailes cendrées que terminent de beauxmiroirs à reflets verts et bleus, rehaussés d'unliseré blanc. La robe est fort jolie, mais c'estparticulièrement le dessous qui nous intéresse : la plumes'envoie, la chair reste, et la fourchette a des plaisirs aussisacrés que le regard. Quelque admirable profusion de teintes etde nuances artistement combinées que présente sonplumage, la plus belle couleur d'un canard de Rouen est la robe d'orqu'il emprunte à la flamme des cuisines. » Ainsi s'exprime Fulbert Dumonteil, ce fervent de la lèchefrite,autre Monselet, autre Brillat-Savarin, amateur délicat, finconnaisseur sans être disciple de Pantagruel. La descriptionphysique et gastronomique qu'il nous donne du canard de Rouen est d'uneexactitude, d'une fidélité que l'on ne saurait contester,car notre canard rouennais est bien de ressemblance parfaite avec sonascendant, le canard sauvage, le joli col vert, joie du chasseur aumarais ; mais sous l'influence de la domestication et d'unélevage qui en a amplifié les formes, augmenté levolume, le canard de Rouen présente une différence depoids considérable. Tandis que le poids du canard sauvagen'atteint que 1 k. 500 environ, celui du canard de Rouenamélioré par la sélection et un élevagerationnel, atteint jusqu'à 4 k. 500. Le même écartexiste entre la cane sauvage et la cane rouennaise, dont l'aptitudeà la ponte s'élève au quintuple. Cettedernière a le fond du plumage isabelle clair, les plumes du dos,des flancs et du ventre marquées de brun, d'un liserémarron et d'une autre marque en fer à cheval, de couleur marron.Son plumage est moins riche que celui du mâle, mais dansl'ensemble elle présente bien les caractères d'uneparenté extrêmement étroite avec la cane sauvage.Notre canard de Rouen est, avant tout, un canard pratique, gros, gras,plantureux, massif comme nos rudes gars normands. On critique sonallure, on dit qu'il marche en titubant comme s'il avait bu six pintesde cidre. On oublie trop que son véritable élémentc'est l'eau, la mare ou la rivière où il déploietoute son élégance aquatique, surtout quand il baigne satête veloutée et tourne vers le ciel l'antipode du bec,friandise artistement rôtie des bouches sensuelles, croupionfameux qu'on appelle avec une gaîté gouailleuse :« Le sot-l'y-laisse. » M. de Talleyrand,qui l'aimait fort, ne le laissait jamais. C'était sabouchée de prédilection ; et c'est de même celle detout gourmet qui se respecte. Le canard de Rouen aime ses herbages, ses vergers de pommiers, sesmarais et ses ruisseaux. S'il se balance fièrement comme pourfaire sonner les écus que la nature a mis sous son aile, s'iltraîne en chantant, comme un bourgeois de Lisieux ou dePont-l'Évêque, et prend toujours à droite..... pouraller à gauche, c'est qu'il transporte avec lui, en lui, letrésor que représente la plasticité de ses formesrebondies, riches des plus séduisantes promesses gastronomiques.Car le canard de Rouen est une race utile, sérieuse, productive,ainsi que l'atteste le rôti du pays arrimé en un grandplat de Rouen à fleurs bleues tout tapissé d'aiguillettesfumantes et roses. N'est-ce pas aussi une race facile à élever ? Le canardde Rouen est apprécié partout en France et àl'étranger. En temps ordinaire, la Vendée,particulièrement, en fait un important commerce. Les huttiersvendéens élèvent de grandes quantités decanards, et ce sont nos canards rouennais, qu'ils expédientà Nantes. A son tour, Nantes expédie sur Paris, en sorteque le commerce de notre précieux canard est bien plus importantqu'on ne le croit, généralement, puisqu'il n'est paslimité à la Normandie, mais s'est étendu, delongue date, dans d'autres régions françaises. Le canardde Rouen, suivant la route de son glorieux compatriote, Guillaume leConquérant, s'est même implanté jusqu'en Angleterreoù ses descendants ont su conquérir ..... les fourchettesbritanniques. Le canard de Rouen a pour lui les plus authentiques parchemins, et l'ona tout intérêt à le conserver dans toute sapureté, à éviter, dans son pays d'origine, lesmésalliances qui terniraient la grande et légitimerenommée acquise par cette race. Dans les petites valléesqui aboutissent à la Seine, dans la partie occidentale del'arrondissement de Rouen, à Yvetot et dans ses environs,l'élevage des canards a toujours été unespéculation avicole d'un excellent rapport. Les canards sevendent principalement sur les marchés de Duclair, Gournay etDieppe. Mais qu'est-ce que la race de Duclair ? demandent les profanes. Le canard de Duclair est une variété locale du Rouen,obtenue et sélectionnée plus particulièrementà Duclair, localité située à vingtkilomètres de Rouen. Ce canard a le bec vert noir, la têteet le derrière du cou d'un beau vert bronzé brillant ;deux traits blancs au-dessus des yeux et à la base du bec ; ledevant du cou et la poitrine sont blancs, formant une sorte de bavetteblanche, large comme le fond d'un verre ; le corps est brun en dessus,noir en dessous ; le miroir est vert ; les tarses sont bruns ; lesformes massives ; l'envergure a 1m05. C'est, comme on le voit, untrès gros canard. La cane a le bec presque noir, le plumage gris et brun ; chez lesjeunes, le duvet est brun et jaune. Les oeufs sont verdâtres. Le canard de Duclair est précoce, fécond ; à neufsemaines, les canetons sont bons à consommer. La chair estexcellente, à saveur plus prononcée, plus « canard» que celle du Rouen ; c'est du reste ce que l'on constate chezles races où le noir domine (Duclair, Cayuga, Labrador). Onattribue cette saveur prononcée à l'effet du milanisme,à la présence, dans le sang, d'une grande quantitéde pigment, colorant non seulement la plume, mais aussi la chair.L'excès contraire, l'albinisme,produit l'effetopposé ; plumage blanc et belle chair blanche. L'influence favorable exercée par le canard de Rouen sur laproduction du canard de rapport, sur les autres races qui doiventêtre améliorées dans ce sens, est connue de longuedate. On sait que pour produire le canard bien gras, c'est au groscanard normand qu'il faut s'adresser, et que si l'on donne à unecane ordinaire un beau canard rouennais, on obtient des sujets de bonnetaille, robustes, faciles à élever et à nourrir.On sait aussi que la chair des canards qui se baignentrégulièrement est plus savoureuse, et qu'en exploitantune grosse race comme le Rouen, à développement rapide,on a des canetons bons à consommer vers huit à dixsemaines. Si on les gardait jusqu'à sept ou huit mois, ilsseraient certainement moins appréciés pour la table. Les qualités du canard de Rouen sont mises à contributionlargement, dans bien des contrées, même les plusméridionales. C'est que ce canard a de aptitudes telles qu'ontrouve en lui un excellent facteur de croisement améliorateur.C'est le croisement du canard de Barbarie avec notre cane de Rouen quipermet aux éleveurs du sud-ouest (régions de Toulouse,des Landes, du Gers, etc.), de produire ce canard dit Mulard ou Mulet, de fort poids, de grandetaille, métis infécond,mais dont la chair est fine, délicate, et ayant une fortepropension à l'engraissement et un foie volumineux chargéde graisse extrêmement fine, que l'industrie des foies gras meten oeuvre, et dont elle obtient ces pâtés exquis,renommés dans le monde entier. Pour obtenir ces volumineuxfoies, les éleveurs gascons ont recours au gavage des mulards.L'élevage de ce canard mulard devrait être répandudans toute la France. Ce serait une grande ressource. Pour cela, ilfaudrait que se vulgarise cette industrie des pâtés defoies de canards et autres conserves alimentaires fournies par cet utile palmipède. Quelleprécieuse ressource alimentaire ne serait-ce pas par ces tempsde restrictions et de vie chère ! Notez que les croisements du canard de Rouen avec d'autres races tellesque le Pékin, l'Aylesbury, donnent d'excellentsrésultats : chair fine et succulente, juteuse, croissancerapide, grande précocité, forte taille, rusticité.Le croisement du canard anglais d'Aylesbury avec la cane de Rouen esten tous points recommandable. Ce même canard anglais croisé avec notre excellente racede Duclair donne des sujets encore plus robustes que ceux issus descroisements précités, et ayant mêmeprécocité, forte taille et finesse de chair. Les canes deRouen mariées au canard de Barbarie donnent des produitsà chair excellente et abondante ; sur leur poitrine, ondétache des filets qui ont l'épaisseur d'une tranche degigot. On a constaté qu'il faut près de trois kilogrammesde nourriture sèche pour produire un kilogramme de canard vif.En passant, qu'il me soit permis cette simple observation relativeà la préparation des canards pour la vente sur lesmarchés ou l'expédition : le canardétouffé a une chair rouge, de goût et d'aspectsauvage. Le canard saigné est plus blanc, plus fin, sa chair aune saveur plus douce, moins caractéristique. Mais si on saigne« à blanc » la chair devient alors tropsèche. Il semble que la méthode de sacrifice qui consisteen la désarticulation du cou est la plus simple, la plusexpéditrice et la moins cruelle. En terminant ce panégyrique amplement justifié par lesmérites, les qualités réelles qu'on doitreconnaître au canard de Rouen - qui est à sa façonune de nos célébrités locales - souhaitons que noséleveurs normands en développent le plus possible laproduction, non seulement pour subvenir, présentement, auxgrands besoins de l'alimentation, mais encore pour apporter, dansl'avenir, une part contributive à la reconstitution dupatrimoine national. |