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BOVE, Emmanuel (1898-1945) : Un Malentendu(1930). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.IX.2015) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-108) du numéro 108 (juin 1930) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . Un Malentendu Nouvelle inédite par Emmanuel BOVE _____ Lorsque François Vaillant se trouva seul, il ne put croire que SimoneHenné lui avait réellement donné rendez-vous pour le mardi suivant. Ilse répéta la phrase que la jeune femme avait prononcée au moment où ilprenait congé le plus simplement du monde. - Venez donc me voir un après-midi… un après-midi pas trop éloigné…mardi, par exemple… Si vous pouvez mardi, je vous réserve ce jour… Pourêtre plus sûre, je vais même le noter. En regagnant son domicile, François Vaillant réfléchissait. « Elle alaissé partir ses amis sans les retenir. Et moi, qu’elle connaît àpeine, elle voudrait me revoir. C’est extraordinaire. Je ne peux luiêtre utile en rien et, pourtant, elle m’attend mardi prochain. Je necomprends pas ». Il imaginait ce beau jour. Elle l’attendait seule, lerecevait avec une gentillesse plus grande encore. Puis FrançoisVaillant se souvint tout à coup d’André Privat. Ce dernier seraitprésent, certainement, et lui jetterait des regards méchants. - Mais après tout, murmura François, elle a peut-être dit cela enl’air. D’ici mardi, elle m’aura oublié et quand j’arriverai, ellesimulera poliment de m’avoir attendu. Je savais bien que vousviendriez. Et pourtant, je craignais je ne sais quoi en ne vous voyantpas là à six heures. Un instant, il pensa à rebrousser chemin, à retourner chez Simone Hennésous n’importe quel prétexte afin de lui demander incidemment sic’était toujours entendu pour mardi, car, à présent, l’idée lui étaitvenue que cette invitation avait été faite à un autre, à quelqu’un quise trouvait sans doute à côté de lui et qu’il n’avait pas vu. Il en était ainsi pour tout. Des débuts difficiles avaient renduFrançois méfiant. Un cadeau, une marque d’amitié le transportaient dejoie. Mais, aussitôt après, il était pris de soupçons. On lui tendaitun piège, on cherchait à l’amadouer. Sous tout cela, il y avaitpeut-être une combinaison malhonnête. Ce mot « combinaison » revenaitd’ailleurs souvent sur ses lèvres. Il voyait des combinaisons partout.« Est-ce que cette combinaison vous intéresse ? » demandait-il dans unediscussion d’affaires. Il s’arrêta, revint sur ses pas. Il lui étaitdésagréable de s’éloigne du lieu où il avait connu une des plus fortessatisfactions d’amour-propre de sa vie. Il repassa devant cet immeubleneuf du boulevard Exelmans où André Privat avait installé sa maîtresse,cet immeuble qu’il avait admiré avant de connaître Simone. « Ah ! mais,je connais la maison ! » avait-il dit à André Privat lorsque ce dernierlui avait appris qu’il y avait acheté un appartement pour Simone Henné.« Elle est splendide. Haut luxe. Si je me souviens bien, avec froidcentral. » François avait lu le panneau réclame masquant les travaux,et ce qui l’avait frappé ce n’était pas la disposition des pièces quel’on pouvait suivre sur un plan colorié, mais ce qui caractérisait le «haut luxe ». Car son appartement à lui n’était que « grand luxe ». Ilavait voulu connaître la différence, et c’était surtout le froidcentral qu’il avait retenu. « Non, il n’y a aucun doute, cette invitation est une chose certaine.Mardi prochain, elle m’attend. Un autre homme trouverait cela toutnaturel. Il faut être méfiant comme je le suis pour ne pas se laisseraller à sa joie. Je ne suis pas plus mal que Privat. J’ai plu à cettefemme, voilà tout. Ce n’est pas que François Vaillant se croyait irrésistible, qu’ilpensait que sa seule personne suffisait à jeter le trouble dans lesesprits féminins. Mais il trouvait de bon ton de ne se laissersurprendre par rien. Lui eût-on appris qu’une jeune fille naïve et pureavait un amant et qu’elle s’ingéniait à lui faire dépenser de l’argentpour se convaincre de sa propre duplicité, qu’il eût simplement hochéla tête en disant : « Cela provient d’une mauvaise éducation », sanss’être auparavant élevé, ainsi que l’eût fait son entourage, contre cedévergondage. C’était, selon lui, une habileté d’agir ainsi, de revenirtoujours le premier de sa surprise, de vouloir découvrir, avant tout,les causes, de songer déjà aux remèdes alors qu’on se lamente. Il n’en fallait pas davantage pour qu’il acquît une réputation desagesse et, aussi, de froideur. « Tu comprends tout », lui disait safemme. Jadis, quand tous deux vivaient modestement, elle leréconfortait chaque jour de son amour. A présent, elle se faisait unegloire d’avoir été « la compagne des mauvais jours ». Comme la plupartdes femmes qui ont vu un homme s’enrichir, qui le voient aujourd’huimépriser ce qui hier était pour lui un luxe, elle l’aimait ainsi qu’unenfant. Car c’était à ses yeux un signe de jeunesse que d’oublier sifacilement, que de ne plus même se souvenir, en passant devant unemaison chancelante et lézardée, qu’on l’habita durant des années. Il ne s’écoulait point de jour qu’elle ne rappelât à François sesdébuts, non pour le ramener à la réalité, mais pour rendre plus odieusela tromperie possible de l’avenir. Elle craignait qu’il se détachât.Elle sentait son emprise diminuer. Et de ne pouvoir garder son mari queparce qu’il le voulait bien, et non par son ascendant, la rendaitirritable. A présent, pour un mot, elle pleurait. Quand elle leregardait, c’était avec tristesse, comme s’il machinait quelqueméchanceté contre une innocente. François Vaillant ne s’en apercevait même pas. Il était heureux. QuandÉmilienne avait un visage triste, il lui disait : « Mais qu’est-ce quetu as donc ? Tu vois bien que je suis heureux, que les affairesmarchent bien. Je t’en prie, nous n’avons pas vingt ans. Nous nousaimons, nous sommes des amis, c’est une chose entendue. » Il voulait que tout fût gai autour de lui, qu’il y eût toujours dumonde qui vînt lui rendre visite, que sa femme sortît, fît des courses,que pas un instant ils ne fussent l’un et l’autre inoccupés. « Sais-tuseulement ce que c’est qu’un foyer ? demandait-il parfois à sa femme.Ici, ce n’est pas un foyer. Un foyer, c’est un lieu où l’on est heureuxde se retrouver, où l’on oublie la bataille du dehors, où l’on ne voitque des visages souriants, où l’on se distrait, où l’on s’amuse. Tusembles oublier que lorsque je rentre, je n’en peux plus. Fairefortune, ce n’est rien. Ce qui est difficile, c’est de garder safortune, c’est de l’accroître. » A l’entendre, on l’attaquait departout, on lui en voulait, on cherchait à le ruiner. « C’est bien celala réussite ! On croit que l’on sera heureux et l’on s’aperçoit quel’on a encore plus d’ennemis qu’auparavant, que tout le mondeaccueillerait votre mort avec un soupir de soulagement, que l’on estencore plus seul qu’au temps où l’on ne connaissait personne. » Il ne manquait jamais une occasion de se plaindre, de critiquer,d’envier ses collègues, et cela bien qu’il fût en réalité profondémentheureux. Il trouvait plus habile de cacher son bonheur. « Je suisdécidé à ne plus me laisser faire. Je me défendrai. On s’apercevra viteque je suis un lutteur à qui on ne fait pas toucher terre des épaulescomme cela, d’une chiquenaude. » Il se plaisait à laisser croire qu’unevéritable coalition l’enserrait, qu’une lutte à mort était engagéeentre ses adversaires et lui. Pourtant, dans l’intimité, il arrivaitqu’il abandonnait cette attitude et, devant sa femme, qui nemanifestait aucune surprise de ces changements, se montrait sous sonvéritable aspect. « Crois-tu, disait-il, que nous en avons eu de lachance ! C’est miraculeux ! Ah ! Ah ! les Dufy, les Verger, lesSavigny, ce qu’ils doivent être furieux… Tu te rappelles leursans-gêne… Maintenant, quand ils viennent ici, quel respect, quellepolitesse ! » _________ En rentrant chez lui, ce soir-là, François Vaillant se garda bien demarquer le moindre contentement. Le souvenir de Simone ne le quittaitpas. Il avait pensé à elle sans interruption, et le visage de sa femme,paraissant subitement devant ses yeux, lui fit une impression étrange.Ce visage lui était familier, et pourtant il était semblable à celuid’une inconnue. Il se sentait, devant Émilienne, comme devant un amique l’on revoit après plusieurs années d’absence. Il la reconnaissaitet, pourtant, il ne découvrait plus sur les traits l’expressionhabituelle, au point qu’il lui apparut une seconde que sa femme savaitce qui venait de se passer. Cette première impression le gênaterriblement et ce fut avec un profond soulagement qu’il reconnut lavoix d’Émilienne. Brusquement, il décida d’oublier Simone tout engardant au fond de lui-même le sentiment qu’il la retrouverait dans sonesprit quand il le désirerait et, comme purifié par cette décision,redevint exactement l’homme qu’il avait été le matin. - Ton cher ami Joannin est venu cet après-midi, dit Émilienne. Il m’ademandé comment tu allais. Que fallait-il répondre ? - Qu’est-ce que tu as répondu ? - J’ai dit que tu étais soucieux. - Très bien. - Il voudrait te voir. Je lui ai dit que tu serais probablement cheztoi demain matin. Est-ce que j’ai bien fait ? Le ton des Vaillant était celui de gens très occupés. Ils sortaient,recevaient. Ils en étaient encore à l’époque de la vie où l’on se créede nouvelles relations. Chaque mois voyait la naissance d’un ami et ladisparition d’un autre, si bien que si on les avait perdus de vuedurant une année on les eût retrouvés entourés d’une manière tout àfait différente. - Tu sais ce que je t’ai acheté aujourd’hui ? demanda Émilienne. Tiens! regarde. Elle lui tendit une boîte longue et plate qui contenait six cravatesd’été de couleur voyante. - Est-ce que tu les aimes ? Bien qu’elles eussent plutôt été destinées à un jeune homme, ilrépondit : - Naturellement. Elles sont très belles. Il avait de commun avec la plupart de ceux qui ont subi des privationscette complaisance pour tout ce qui venait d’être acheté. La part degoût lui importait peu. Ce qui comptait, c’était que l’objet existât,qu’il eût été transféré d’un magasin chez lui. - Tu les mettras ? continua Émilienne qui, depuis qu’elle craignait queson mari la quittât, ne lui parlait plus que par interrogation. - Bien sûr que je les mettrai. Je les mettrai même pour sortir avec toi. - Elles te plaisent alors ? Et si je les avais choisies plus sombres ? Mme Vaillant s’était adaptée avec aisance à la nouvelle situation deson mari. Il n’était pas rare de la voir dépenser des sommes élevéespour ses toilettes, pour son intérieur, et cela sans que jamais ellemanifestât cette retenue habituelle à ceux qui ont été dans la gêne etqui, malgré eux, réfléchissent sur l’opportunité de chaque achat. Oneût dit que toujours elle avait connu l’opulence. Elle n’avait passuivi de progression. Du jour au lendemain, elle avait changé.Pourtant, malgré cette frivolité apparente, elle avait plus de bon sensque son mari, qui, lui, devant chaque dépense nouvelle, se demandait siréellement cette dernière était indispensable. - Mais comme tu rentres tard ! - Je rentre quand les affaires sont en ordre. Il était, pour elle, un capricieux, un grand enfant, un homme fantasqueet peureux dont elle connaissait toutes les misères. Celles-ci étaienttoujours présentes devant ses yeux, et quand, légèrement excité, ildisait d’une femme qu’elle était ravissante, elle le regardait ensouriant et disait : « Ah ! quel séducteur ! » Inconsciemment, ellel’avait privé de tout attrait, de tout charme, cela par amour, pourqu’il ne pût être qu’à elle. Elle avait agi de la même façon avec son premier mari. Il était, luiaussi, selon elle, un personnage dont aucune femme n’aurait voulu, saufelle naturellement. « Si tu n’avais pas une femme comme moi, queferais-tu dans la vie, mon pauvre ami ? » avait-elle dit à son premiermari. Ah ! si son bonheur n’avait dépendu que de François, tout eût ététrès simple. Mais à un tel enfant on pouvait si facilement tourner latête ! Une autre femme pouvait l’attirer. C’était cette crainte qui la poussait à convaincre François qu’il étaitun homme, qu’il avait tous les droits, qu’il avait le droit de fairetout ce qu’il lui plaisait, qu’il fallait même qu’il fût égoïste, celapour qu’il ne se laissât pas prendre par une rivale. Et c’était un spectacle à la fois drôle et triste que celui de cettefemme qui se pliait sous le joug inexistant d’un homme qu’elleconsidérait comme un faible, à seule fin de le garder. __________ Le dîner sembla interminable à François. Il n’avait qu’une hâte, êtreseul afin de penser librement à Simone Henné. Parfois, lorsque l’imagede la jeune femme se présentait à lui, il se demandait si vraiment toutcela était bien arrivé. De temps à autre, parce qu’il craignaitqu’Émilienne lût dans ses pensées, il fixait sur elle un regard calmeet froid destiné à écarter tout soupçon. Mais, brusquement, comme ilvenait de lever la tête, elle lui demanda : - Pourquoi me regardes-tu de cette façon ? - Parce que je t’aime. François Vaillant n’avait aucun scrupule quand il s’agissait de masquerses pensées. Il avait le sentiment qu’elles étaient tellement à lui,qu’il ne se rendait même pas compte de la laideur d’une réponsesemblable. Du seul fait qu’on voulait connaître le fond de son âme, ilse croyait tout permis pour contrecarrer le désir de son interlocuteur. A la fin du dîner, il prétexta un travail urgent et se rendit dans sonbureau. - Tu me rejoins bientôt ? demanda Émilienne. - Il faut tout de même me laisser travailler. Il ferma la porte, fit quelques pas et s’arrêta. La fenêtre étaitouverte. L’air libre qui caressa son visage n’avait aucun parfum.C’était l’air que respirait tous ses semblables et il lui apparut,durant une seconde, qu’il était plus proche d’eux. Il s’élevait. La viequ’il avait menée jusqu’à ce jour lui semblait terne. Sa femme, sesaffaires, sa maison de campagne, ses amis formaient à présent devantses yeux un petit tout qu’il jugeait mesquin, ridicule, avec sesintrigues donnant naissance à d’autres intrigues, avec ses ambitionsqui, une fois péniblement réalisées, laissaient place à d’autresambitions. « Il y a autre chose » murmura-t-il en regardant parla fenêtre les arbres de l’avenue qui, par leur indifférence à sespréoccupations de jadis, lui parurent un instant semblables à lui. Unebrise légère agitait leur feuillage et il se vit, marchant sur uneroute, les cheveux au vent. Une joie profonde l’envahissait doucement.Tout ce qu’il y avait, dans son âme, d’amour pour les jolies choses, desentimentalité féminine se libérait. Il aspirait de tout son être à unidéal vague, à une sorte de paradis empli de bibelots fabriqués surterre, à des couchers de soleil sur des paysages enchanteurs. « Elledoit m’aimer, elle doit m’aimer », répétait-il parfois. Cet homme, dontl’existence entière s’était passée à tâcher de deviner la pensée desautres hommes ne se défendait plus. Il revint dans le milieu de lapièce. Il ne pouvait rester immobile tellement il était heureux.Soudain, ne pouvant garder davantage sa joie pour lui seul, il serendit dans la chambre de sa femme. - Comment peux-tu te coucher déjà, Émilienne ? Il est à peine dixheures. - Cela t’étonne ? - Mais oui, cela m’étonne. Tu n’as donc jamais envie de sortir, de tedistraire ? Il y a pourtant tellement de beauté dans la vie ! _________ Simone Henné était la fille d’un petit fonctionnaire dont la vieméthodique avait plané sur elle pendant toute sa jeunesse. A force des’être pliée aux habitudes d’autrui, d’avoir été obligée d’obéir, derespecter, le désir était né en elle d’avoir plus tard, elle aussi, deshabitudes, de faire plier à son tour ceux qui dépendraient d’elle.Aussi était-elle, à présent, attentive à voir ses moindres désirsexaucés. La plus petite contrariété l’irritait. Il lui semblait chaquefois que tout avait été plus facile pour les autres que pour elle. Etl’aigreur qui s’était développée en elle au cours de son enfance luirendait cette prétendue injustice insupportable, maintenant que sabeauté l’avait rendue indépendante. Car les hommes qu’elle avaitconnus, elle avait eu assez d’habileté pour s’arranger que chacun d’euxeût une situation de fortune supérieure au précédent. Au rang nouveauqu’elle avait atteint en devenant la maîtresse et l’amie de Jean-MarieFormont, un chirurgien qui disait : « Ce n’est pas drôle de soigner lespersonnalités parisiennes. Elles tiennent tellement à la vie, tantd’intérêts sont en jeu, qu’on n’a pas le droit de ne pas les guérir »,elle s’était subitement assagie et ne rêvait plus que d’une situationstable. Jean-Marie Formont était de trente ans plus âgé que Simone. Ilsavait pourtant se rajeunir par des naïvetés qu’il n’osait qu’avec lesfemmes. Cet homme, vers qui tant de familles avaient les yeux tournés,en qui tant de malades se reposaient, dès qu’il se trouvait au côté desa maîtresse, ou plus généralement d’une femme à qui il voulait plaire,semblait brusquement tout ignorer, ne pas même savoir que Vienne étaitla capitale de l’Autriche, ce qui lui attirait parfois cette remarquequ’il reconnaissait et qu’il n’aimait guère : « Vous n’allez pas mefaire croire que vous parlez sérieusement ! » Il se défendait alorsavec une telle sincérité que son interlocutrice finissait par êtreconvaincue de sa naïveté, toute remplie d’aise au fond qu’un hommeentre les mains de qui tant de vies étaient placées fût à ce pointenfant. » Simone Henné n’avait pas pour lui une bien grande affection. Mais lacompagnie d’un monde toujours élégant, les hommages de personnagesconsidérables, le respect qu’on lui témoignait pour s’attirer l’amitiéde Jean-Marie Formont avaient fini par éveiller en elle un goût profondpour la considération et, en conséquence, l’avait attachée auchirurgien. Les enfantillages de ce dernier ne l’en agaçaient pasmoins. Elle les trouvait ridicules chez un homme destiné à lui procurerles honneurs et elle ne manquait jamais de les lui reprocher. Ce ne futqu’après plusieurs mois de vie commune qu’elle se risqua, un jour, àlui dire que sa façon de faire nuisait à sa carrière. Elle sentitalors, à l’indifférence avec laquelle il accueillit cette observation,qu’il savait très bien ce qu’il faisait et que tout ce qu’elle pouvaitdire concernant son avenir lui importait peu. Elle en fut froissée etvit en cette attitude la preuve qu’il n’aimait sa compagnie que pourles distractions qu’elle lui apportait. « Avec les femmes de son monde,il n’est certainement pas ainsi », pensait-elle. C’était parce qu’iln’était pas marié et qu’il ne voulait à aucun prix le faire qu’il sepermettait ces privautés. _________ Simone avait déjà rencontré plusieurs fois François Vaillant et, parJean-Marie Formont, elle avait appris combien ses débuts avaient étédifficiles. Légèrement blessée dans le milieu de son amant, elleéprouvait le besoin de parler de son entourage, d’en dire du mal, de seplaindre à quelqu’un qui fût semblable à elle, dont l’origine, comme lasienne, eût été modeste. En invitant François Vaillant, elle avait crutrouver en lui quelqu’un qui la comprendrait, qui la soutiendrait, etcela sans qu’il eût le moindre désir de donner un tour sentimental à laconversation. Aussi, le mardi, quand il pénétra chez elle, eût-ellebrusquement conscience durant un instant de s’être trompée. François,attentif à plaire, lui parut semblable aux autres hommes. Son passésemblait chose morte. Il avait vécu, avant cette rencontre, des heuresinoubliables. A mesure que le jour s’était rapproché, il était devenude plus en plus inquiet et avait dissimulé cette aventure avec plus desoins à sa femme. Il lui avait même annoncé, longtemps à l’avance,qu’il ne rentrerait peut être pas dîner ce jour-là à cause d’unrendez-vous d’affaires ; il lui avait conseillé, pour ne pas qu’ellefût seule, d’inviter des amis, ce qu’elle fit d’ailleurs. - C’est vous ! Comme c’est gentil de ne pas avoir oublié notre jour,dit Simone en l’apercevant. J’attends quelques amis, mais je ne suispas certaine qu’ils viendront. Elle avait, en effet, envoyé, à la dernière minute, quelquespneumatiques à des gens très pris, et rédigés de telle façon qu’on nese sentait nullement obligé d’y répondre. François Vaillant voulait être digne de l’idylle qui, pensait-il,allait commencer. Il était ému de se trouver en tête-à-tête avec unefemme aussi belle. Mais à cause de son manque de finesse, de satimidité peut-être, il voulut donner tout de suite un air de complicitéà cet entretien, un air d’avoir compris de quoi il s’agissait, air queSimone ne remarqua même pas, elle qui pourtant connaissait les hommes,tellement elle était impatiente de se plaindre. - Oui, continua-t-elle, je suis bien heureuse que vous soyez venu. Il ya longtemps que j’avais envie d’avoir un long entretien avec vous. Jesuis en réalité bien seule et bien triste, quoique les apparencessoient contre moi et me donnent le genre d’une femme qui ne songe qu’às’amuser. François, d’un seul coup, était plongé dans le grand jeu. Il savait lasituation de Jean-Marie Formont plus brillante que la sienne. Toutequestion d’intérêt était donc écartée. C’était uniquement parce qu’ilavait plu à Simone qu’elle lui parlait ainsi avec tant de confiance etde sympathie. - Mais non… mais non…, répondit-il, les apparences ne sont pas contrevous. Au contraire, elles sont pour vous. - Vous dites cela pour me faire plaisir ? - Oh ! non. - Vous faites bien. J’ai horreur des compliments. Ces derniers mots dits sèchement glacèrent François Vaillant. Il voulutparler, mais, déjà, Simone reprenait : - Les hommes qui font des compliments, je n’aime pas cela. D’ailleurs,je le sais, vous n’êtes pas de ceux-là, et c’est pourquoi j’ai unegrande estime pour vous. Je trouve que vous êtes digne de l’amitiéd’une femme, de ce que j’appelle une vraie femme. - Vous vous trompez peut-être ! dit ironiquement François qui nepouvait encore s’empêcher de badiner tellement il s’était préparé à lefaire. - Allons, ne vous faites pas plus méchant que vous ne l’êtes. Noussommes semblables vous et moi. François ne comprenait pas où Simone voulait en venir. Soudain il sesouvint de sa femme. Pour ne plus penser à elle, il répondit : - En effet, nous sommes semblables. Cette facilité de ne pas tenir compte des réveils de sa conscience luiétait particulière. Ainsi, quand il avait à réclamer, par exemple, unesomme d’argent à un ami qu’il savait gêné, bien que cela lui coûtâthorriblement, il ne s’en rendait pas moins chez ce dernier. « Ilpensera de moi ce qu’il voudra. Cela m’est bien égal après tout. Ilfaut que je le fasse. » Il se conduisait alors comme s’il n’eût jamaiséprouvé la moindre hésitation. Simone continua : - Et j’ai pensé qu’il vous faudrait venir plus souvent. Nous avons,j’en suis sûre, tellement de points communs, Jean m’a dit que vousaviez débuté modestement, que vos parents, comme les miens, étaientfonctionnaires. François Vaillant ne répondit pas. Il n’aimait pas que l’on parlât deses parents. Ce n’était pas qu’il rougît d’eux, mais il trouvaitinjuste qu’on les associât à lui puisqu’ils n’avaient été pour riendans sa réussite. Une expression méchante se lisait alors sur sestraits. On eût dit qu’il pensait : « Si je leur étais resté semblable,vous ne me parleriez pas d’eux ». - C’est vrai. Mes débuts ont été ceux de tout le monde. - Ah ! dit Simone, déçue. Je croyais que vous aviez été moins favoriséque tout le monde, que vous aviez été, comme moi, dans une situationparticulièrement critique. Vous ne le croiriez pas, voyez-vous, si jevous racontais tout ce qui m’est arrivé. C’est effrayant. Etaujourd’hui où je devrais savourer ma tranquillité, je ne peuxm’empêcher de redouter un malheur qui me rejette dans la vie médiocre,terrible, d’il y a dix ans. - Vous avez tort. - Je veux dire qu’aujourd’hui nous avons quelque chose de plus que lemonde qui nous entoure, ne trouvez-vous pas ? Cette question ne plut guère à François, dont l’ambition n’allait pasjusqu’à avoir plus que le monde qui l’entourait. Il se contentaitd’être semblable à lui. Il en est ainsi de tous ceux qui aspirent àressembler à un modèle plus qu’à réaliser une ambition. FrançoisVaillant ne rêvait pas de devenir un grand brasseur d’affaires, unhomme exceptionnel par sa capacité de travail, mais désirait simplementressembler à l’un de ces grands brasseurs d’affaires. Pourtant, enl’observant attentivement, on eût pu découvrir un petit désir qui luiétait particulier. Il projetait, dans un avenir lointain, de spéculerhardiment afin d’enregistrer des pertes, ce qui l’obligerait alors àréduire son train de vie et lui permettrait de prendre l’attitude quilui semblait être celle de la véritable aristocratie, l’attitude deceux qui, malgré leurs pertes, peuvent encore vivre largement. Et ceprojet était d’autant moins dangereux que, dans son fond le pluslointain, il y avait comme la certitude qu’il ne parviendrait pas àperdre de l’argent du seul fait qu’il le désirerait et que, bien mieux(selon ce principe qu’il n’avait aucune raison de citer si souvent :que c’est toujours le contraire de ce que l’on désire qui arrive), ilen gagnerait. - Nous avons quelque chose de plus que le monde qui nous entoure,répéta Simone. Nous avons la compréhension. Ne croyez-vous pas ? Nousdiscernons mille nuances qui échappent à notre entourage. Notresensibilité est plus fine. Aussi souffrons-nous continuellement de leurcontentement, de leur rudesse. Ainsi, Jean, quand il parle de ses amis,est toujours pour eux. On dirait qu’il n’y a qu’eux sur la terre quiaient de l’intelligence. Il ne dira jamais d’eux qu’ils sont bons,réservés, honnêtes, discrets. Jamais il ne dira : « Quel garçongénéreux et droit ! » Jamais il ne citera une bonne action. Mais ilrépétera tant qu’on le voudra : « Paul est un garçon d’une intelligenceremarquable, mais André est un idiot, un imbécile. » Par contre, sij’invite mon frère, qui n’a évidemment pas son instruction, mais est,quand même, très gentil, après son départ, il ne le traitera pasd’imbécile, mais il me dira : « Il a l’air très bon, ton frère, trèsdroit, très réservé. J’aime beaucoup ce genre d’homme ». Vous mecomprenez ? Jean est protecteur quand on n’est pas de son milieu.Alors, voyez-vous, après des scènes comme celle-là, je me sens tristeet seule. J’ai envie de pleurer. - Quand on est belle comme vous, on ne fait pas attention à toutes cespetites choses. - Alors, vous croyez que, parce que je suis belle, je ne remarque rien,je ne souffre pas, je n’ai pas d’amour-propre. D’ailleurs, je suiscertaine que vous avez remarqué dans votre entourage des chosessemblables. Avouez-le. - Je vous assure que non. - Pourquoi ne pas dire la vérité ? - Mais je vous dis la vérité. - Je vous assure qu’à moi vous pouvez tout dire. Je ne suis pas commeJean et ses amis et les femmes de ses amis. Je connais la vie, je n’aipas d’œillères qui m’empêchent de voir ce qui se passe autour de moi.J’excuse les fautes. Lui, jamais. - Mais je n’ai rien à dire. Voulez-vous que nous changions deconversation ? Il y a tant de sujets intéressants. Pourquoi se limitercomme nous le faisons. Cela me fait réellement de la peine que vousattachiez autant d’importance à ces enfantillages. La conversation dura ainsi près d’une heure. Simone Henné, de plus enplus nerveuse, s’était répandue en mauvaise humeur. Selon elle, on latolérait par égard pour Jean-Marie Formont, mais, au fond, on attendaitavec impatience qu’elle commît une faute pour se débarrasser d’elle.Aussi, en avait-elle assez de cette vie et était-elle prête à poser unesorte d’ultimatum à Jean. S’il n’acceptait pas de régulariser lasituation, elle le quittait. Elle n’avait, après tout, aucunementbesoin de lui. Elle se réfugierait chez des amis véritables quil’aimaient sincèrement. Elle avait déjà pris ses dispositions. « Etvous, monsieur Vaillant, vous serez à mon côté, vous prendrez madéfense, car vous, vous n’êtes pas comme eux. Vous avez du cœur.Personne ne vous a aidé. Vous avez fait votre chemin tout seul. » Etelle se proposait, si Jean-Marie Formont ne lui versait pas une somme àtitre de dédommagement, de le poursuivre devant les tribunaux. - Les tribunaux reconnaissent, aujourd’hui, les droits des femmes mêmequand elles ne sont pas mariées. Il y a une loi qui oblige un homme àverser une somme à la femme qu’il abandonne ! - Mais c’est vous qui le quittez ! avait observé François. - Cela n’a pas d’importance. Est-ce que, oui ou non, j’ai passé troisannées de ma jeunesse avec lui ? François Vaillant ne s’expliquait pas qu’une femme aussi comblée pûtperdre son temps à avoir de l’amour-propre, alors qu’il eût été sisimple de vivre sans y penser. Une sorte de déception naissait en luid’avoir été invité pour entendre ces doléances. Cela le froissait. « Elle n’aurait certainement pas raconté toutes ces histoires à unautre. Elle a trouvé que j’étais tout indiqué pour l’écouter, n’est-cepas ? On peut tout dire à un homme d’extraction modeste, n’est-ce pas ?Ce n’est pas avec Chavel qu’elle se livrerait ainsi. A moi, on peuttout dire, n’est-ce pas ? Pendant qu’elle y était, elle aurait pu medonner des détails sur la vie qu’elle a menée à Marseille. Cela manque,en effet. Il manque quelque chose d’un peu fort, une touche hardie, quirelève tout cela. Pour le moment, c’est un peu terne. Je suis invitégentiment et on m’apprend que l’on n’est pas heureux, que l’on a de lasympathie pour moi parce que, paraît-il, je ne suis pas heureux nonplus ! C’est inconcevable, si j’osais je lui dirais maintenant : «Madame, vous avez raison. Je suis malheureux. Tout le monde m’abandonneparce que je viens de perdre ma fortune. Je suis ruiné. Heureusementque vous êtes là pour me consoler. » Ah ! je rirais alors. Je verraiscomme elle trouverait tout de suite un prétexte pour me quitter, commeses peines à elle s’envoleraient avec rapidité. » La déception de François était pourtant diminuée par le fait que Simonelui paraissait moins intéressante qu’il ne l’avait cru, puisqu’elle seplaignait de cette vie de luxe qui justement l’attirait. D’ailleurs,l’avenir va la voir retomber. » François, comme la plupart de ceux quiont voulu longuement ce qu’ils ont obtenu, ne croyait pas que l’on pûtgarder ce que l’on ne désirait plus. Il n’imaginait pas qu’un être, parexemple, pût rester près de vous sans qu’on le voulût, simplement pourle plaisir. Pourtant, il avait un visage attentif. Il semblaits’intéresser à ce que disait Simone, bien qu’il s’en moquâtcomplètement. Plein de lui-même, uniquement préoccupé de ce qui letouchait, il savourait à chaque minute du jour la joie d’avoir réussidans tout ce qu’il avait entrepris. Aussi, en s’apercevant qu’ils’était trompé, avait-il réagi et était-il redevenu l’homme habituelsans éprouver la moindre gêne de passer aussi facilement del’obséquiosité à la rudesse. « On n’atteint au bonheur que parsoi-même, pensait-il, et chaque fois qu’on écoute un conseil on s’enéloigne davantage. » A mesure que Simone parlait, François sentaitpourtant monter en lui une certaine animosité. L’idée qu’il s’étaitfaite d’elle avait été si belle, l’espoir qu’il avait eu de devenir sonamant si grand, qu’à présent, devant cette femme qui en parlant setrompait à ce point, il ressentait comme un besoin de se venger, defaire l’innocent à la faveur de quoi il eût dit quelque chose deméchant. De temps en temps, il regardait Simone avec des yeux mauvais, ceux d’unprisonnier à qui l’on présenterait et retirerait alternativement sapitance au moment où ce manège ne prendrait plus et qui le regarderaitpourtant continuer. Mais il se taisait. Il ne parlait jamais quand ilétait de mauvaise humeur, de crainte de prononcer des paroles qu’ilregretterait. Il avait beau en vouloir à Simone, il avait eu beaudésirer prendre la maîtresse de Jean-Marie Formont, il redoutait d’êtreen mauvais termes avec ce dernier. Il ne se passait pas de jour queFrançois ne se trouvât dans une situation analogue, celle de cacher sacolère pour ne pas nuire à son avenir. Lorsque à son bureau venait letrouver, avec un sourire, le concurrent ou l’ami qui, quelques joursauparavant, l’avait traité de « flibustier », François le recevaitcomme s’il eût tout ignoré. - Je ne comprends pas votre caractère, dit-il. Vous êtes changeante. Aucommencement, vous êtes aimable, puis, brusquement, vous devenez amère. François Vaillant venait de prononcer ces mots lorsqu’un jeune hommefit irruption dans la pièce. C’était Pierre de Rissac. Ce dernier avaittout de suite paru à Simone être son idéal masculin, car elle avait unidéal masculin, un idéal qu’il devait être assez difficile derencontrer puisqu’il fallait que le même homme eût des qualités quel’on ne trouve jamais réunies, qu’il fût, par exemple, excessivementsoigné, vêtu avec une élégance rare, et que, pourtant, il n’attachâtaucune importance à la toilette. Pierre de Rissac était un jeune homme de vingt-cinq ans dont laparticularité était un mélange d’insolence, de morgue, de mépris pourceux dont la situation de fortune et l’intelligence n’égalaient pas lessiennes et de douceur, d’effacement devant tout ce qui le dépassait.Aux personnes âgées, il savait parler sagement, sans paraîtres’ennuyer. On le rencontrait parfois dans les rues, marchant encompagnie d’hommes mûrs, portant des binocles, un complet lustré, ayantl’apparence de professeurs, qu’il écoutait attentivement, sans être lemoins du monde embarrassé par ses vêtements de couleur voyante, par sachemise de soie, par sa cravate de foulard. Il y avait alors un contraste extraordinaire entre l’homme qu’ilsemblait être et le ton patelin de ses propos, le respect visible qu’ilavait pour l’intelligence, la curiosité qu’il portait à des problèmesauxquels il eût semblé devoir être le dernier à trouver quelque intérêt. Mais cet attachement aux choses de l’esprit n’était pas tel qu’il neles oubliât complètement lorsqu’il se trouvait en compagnie de sescamarades. Au fond, c’était une sorte de vie double qu’il menait, caraussi facilement s’était-il intéressé à une conversation sérieuse,aussi facilement se livrait-il peu après à des excentricités. Au coursde ces dernières, s’il arrivait qu’il était surpris par celui même aveclequel il venait de s’entretenir du mystère de la Trinité, il faisaitsemblant de ne pas le reconnaître. Le fond de sa nature reprenait ledessus, et, malgré le profond amour qu’il avait de la discussion, ilchoisissait les amusements. Cette même intuition qui lui faisait comprendre ce qu’il y avait denoble et de grand dans les spéculations de l’esprit lui commandait,afin de s’épargner des désillusions, de rester avec ce qui était leplus sûr et le plus proche de lui, le faisant agir, à ces moments,ainsi que l’homme qui, placé entre deux femmes, l’une belle etinconnue, l’autre laide et fidèle, opte pour la seconde. Il n’avaitd’ailleurs aucun remords à pencher vers la solution la moins noble, carses aspirations au bien étaient tellement vagues qu’il ne savait mêmepas qu’elles existaient. Par un travers enfantin, il ne voulait jamais se coucher avant l’aube.Car ces aspirations inconscientes avaient fait naître en lui le besoinde s’en approcher par des habitudes originales qu’il croyait lui êtreparticulières. Ainsi, sans même s’en apercevoir, il s’était tracé unevie qui ne ressemblait pas à celle d’autrui. Il n’avait pas voulu êtredifférent, ou plutôt il était différent par une volonté si faible et silointaine qu’il pouvait croire l’être sans l’avoir voulu, simplementparce qu’il l’était. Des nuits entières, il traînait dans les bars,éprouvant toujours un certain plaisir à voir des inconnus se mêler àson groupe afin de les traiter, bien qu’il ne les connût pas, comme devéritables amis, ce qui lui semblait être un moyen de montrer le méprisqu’il avait des principes, la connaissance qu’il avait de la brièvetéde la vie. Il semblait toujours dire : « Puisque nous allons mourir,aimons-nous lorsque nous sommes en présence. » Il s’éprenait deplusieurs femmes laides en même temps, desquelles il disait avec ironie: « Je ne suis pas de votre avis, je les trouve ravissantes ! » Et ilsouriait. Simone Henné, à cause de son admiration et de son animosité à la foispour le monde que fréquentait Jean-Marie Formont, s’était attachée àPierre de Rissac justement parce que, quoiqu’il fit partie de ce monde,il en était quand même exclu par la vie qu’il menait. Lorsque François Vaillant aperçut le jeune homme, il eut un mouvementde mauvaise humeur. Que Simone eût un rendez-vous à sept heures alorsque lui avait préparé sa femme à une longue absence le blessait. Iln’en laissa pourtant rien paraître et fit bon accueil au nouveau venuqui, en maître, sembla n’attacher aucune importance à François. Quand àSimone, tout en continuant à marquer une profonde amitié à François àqui elle était reconnaissante d’avoir écouté ses doléances, et bienqu’elle eût l’air de partager un secret avec l’industriel, dit à sonamant : - Comme tu viens tard, Pierre, je t’en prie, regarde l’heure. Il estsept heures et demie. A ces paroles, François sentit sa mauvaise humeur croître encore. On lefaisait assister à des scènes d’amoureux qui cesseraient, d’ailleurs,aussitôt qu’il serait parti. Pierre de Rissac eut un geste las quisignifiait qu’il ne savait pas, puis il sourit, toujours sans tenircompte de François. - On ne dîne pas chez toi, j’espère ? - Naturellement non. Tu sais, mon intention est d’inviter M. Vaillant.Nous irons dîner tous les trois n’importe où, à Montmartre, sitoutefois vous êtes libre, monsieur. - Je suis libre, répondit François sans penser à le cacher tellement ilsavait qu’il l’était. Mais je ne sais si je dois accepter votreinvitation. Je ne veux surtout pas vous déranger. - Si, si, venez, et nous continuerons notre conversation. Enfin, uneconversation comme celle que nous avons eue, nous ne pouvons pasl’abandonner ainsi, sans même une conclusion. - Quelle conversation ? demanda Pierre avec le plus profond détachement. - Sois patient, tu le sauras plus tard, continua Simone, qui, commeelle avait cru tout à l’heure au secret partagé, croyait à présent à lacuriosité de Pierre. - Non, vraiment, je ne sais pas si je suis libre, dit François quibalançait entre le désir de rester avec Simone et celui de voir partirle jeune homme. Un espoir lui vint. Pierre de Rissac allait peut-être partir et lelaisser seul avec Simone. Mais se trompait. Sous une apparenced’indifférence, Pierre était furieux que sa maîtresse eût invitéVaillant alors qu’il avait pensé à être seul avec elle et ne cherchaitqu’une chose, le moyen de se débarrasser de ce tiers. - Enfin, je ne comprends pas, dit-il de manière à n’être entendu quepar Simone. - Je t’explique, répondit cette dernière. Nous allons dîner ensemble,tous les trois. Ce sera charmant. - Je ne savais pas que tu étais prise. - Je ne suis pas prise. Au contraire, je suis libre. Je n’ai jamais étéaussi libre. - Je ne veux pas aller à Montmartre, réplique Pierre. - Dis ton endroit, nous te suivrons. - Je crois qu’il vaut mieux que nous allions à Montmartre, interrompitFrançois. Dans cette circonstance imprévue, il s’était souvenu brusquement de sonimportance et, tout en se levant, lui qui un instant auparavant avaitété si attentif à plaire, il prit, bien qu’il eût accepté l’invitation,un air d’homme qui fait une grâce, qui est obligé de rester parce qu’ona tellement insisté pour qu’il le fasse, cela destiné à être comprispar Pierre de Rissac, cependant que dans son esprit cette même attitudedevait faire entendre à Simone que, puisqu’elle agissait ainsi, ilétait désormais indifférent à tout ce qu’elle pouvait lui dire. - Eh bien, nous irons chez Gavalda. Tant pis pour toi, Pierre. __________ Au commencement du dîner, François Vaillant ne desserra pas les dents.Simone s’était échauffée et ne parlait que de l’égoïsme du monde. Detemps en temps, elle se penchait vers Pierre pour l’embrasser, comme sic’était aussi naturel que de le regarder, puis elle se tournait versFrançois sans songer une seconde que ce dernier eût pu être choqué parces caresses. - C’est comme les Garrot. Ce sont des amis de Formont. Cela ne t’ennuiepas, Pierre, que je prononce de nom ? - Oh ! pas du tout, répondit le jeune homme. - Il faut voir l’air qu’ils prennent quand Jean me tient par le bras.On dirait que je suis une pestiférée. Eh bien ! je veux vous dire queje suis moins pestiférée qu’ils le pensent. La délicatesse ne s’apprendpas, et moi, je suis plus délicate qu’eux. Toi aussi, Pierre, tu esplus délicat qu’eux, pourtant, si tu voulais, tu pourrais aussi tecroire d’une essence supérieure. Pierre de Rissac hocha la tête. Quand il se trouvait en compagnie deSimone, il était toujours de son avis, sauf si un de ses amis sejoignait à eux deux. En ce cas, il ne pouvait s’empêcher de se moquerde sa maîtresse. Ce soir-là, le tiers n’était pas un ami. Pourtant, duseul fait qu’il fût présent, Pierre se sentait enclin à ne pas prendreau sérieux les paroles de Simone. Quant à François, il avait compriscombien il s’était trompé. A sa première colère avait succédé larésignation. Il ne s’appliquait plus qu’à paraître n’avoir accepté dedîner avec le jeune couple, afin que celui-ci ne devinât pas sadéception. Aussi, n’avait-il plus qu’un désir : qu’il fût dix heures,de façon à pouvoir partir naturellement. La seule chose qui l’ennuyait,c’était d’avoir menti à sa femme pour rien, d’être obligé, en rentrant,de continuer à mentir pour cacher une soirée aussi ridicule. Le dîner était sur le point de s’achever. Simone, sans interruption,avait parlé des torts de Jean-Marie Formont, de la méchanceté deshommes, lorsque soudain elle poussa un léger cri. Au même moment,Pierre de Rissac s’éloigna de sa maîtresse. François se retourna. Ilaperçut alors Jean-Marie Formont qui venait à lui. - Ah ! je vois, dit ce dernier à Simone, que vous ne vous ennuyez pasquand je ne suis pas là. Vous êtes en bonne compagnie. Est-ce qu’il y aune place pour moi ? Je n’ai pas encore dîné, tellement j’ai eu detravail. Comment allez-vous, monsieur Vaillant ? Tout en parlant, Jean-Marie Formont ne quittait pas des yeux Pierre deRissac. - Tu ne connais pas Pierre de Rissac ? demanda Simone. - Pas le moins du monde. - Je te présente Pierre de Rissac. C’est un ami de M. Vaillant. - Je me permets, chère madame, continua Formont, de vous faire observerque vous m’aviez dit que vous étiez trop fatiguée pour sortir ce soir. - Je ne pensais pas que M. Vaillant et M. de Rissac viendraient mechercher. D’ailleurs, j’allais rentrer à l’instant. Je ne me sens pasbien, tu sais. François Vaillant, en même temps qu’il était terriblement embarrassé,sentait une colère sourde l’envahir. Non contente de se moquer de lui,Simone le plaçait dans une situation ridicule. N’avait-il pas l’air deprotéger les amours de Simone et de Pierre ? On se servait de lui,François Vaillant, comme d’une vieille fille complaisante. C’étaitinconcevable. Jean-Marie Formont, d’ailleurs, ne devait pas être dupe.Il devait très bien savoir quels liens unissaient sa maîtresse àPierre. Et quelle opinion devait-il avoir maintenant de François ? En même temps qu’il était accablé d’avoir été joué ainsi, Françoisredoutait à présent de perdre l’amitié du chirurgien. C’eût été lecomble. Et pourtant ! Encore s’il avait eu quelque dédommagement ! Maisrien, si ce n’était de servir de témoin ridicule au bonheur des autres! « Quelle situation lamentable ! Ils se sont moqués de moi. Quepuis-je faire ? Ah ! ils ne m’y reprendront plus ! » François Vaillantétait d’autant plus furieux qu’il avait accepté ce dîner paramour-propre, pour que Simone ne pensât pas qu’il était dépité den’avoir eu aucun succès auprès d’elle. « Ayez de l’amour-propre, voilà où cela vous mène ! J’aurais bien mieuxfait de partir. Ils auraient pensé de moi ce qu’ils auraient voulu,mais tout cela ne serait pas arrivé. » Pierre de Rissac, lui, était très calme. « Tant que l’on ne nousprendra pas au lit, nous n’avons qu’à nier », avait-il déjà dit biendes fois à Simone pour la rassurer. Comme ces gens qui ont déjà euaffaire à la justice, il attendait les preuves. Et il savaitreconnaître un fait qui était une preuve d’un fait qui n’en était pasune. En ce dernier cas, toujours sans se départir de son flegme, il nese donnait même pas la peine de se défendre, attendant avectranquillité et confiance que l’accusateur s’aperçût de lui-même qu’ilne prouvait rien. Il était au restaurant, en effet, à côté de Simone.Mais n’avait-il pas le droit d’être au restaurant, de connaître Simone? Cela ne signifiait tout de même pas qu’il était l’amant de Mme Henné.Ce serait trop simple. « Je passe à côté d’un cadavre au moment où lesagents arrivent. Alors, c’est moi l’assassin ? » Quant à Simone, elle avait recouvré tout son sang-froid. Sa vie étaitdivisée en deux parts : la part imaginative, rêveuse, assoifféed’idéal, et la part pratique. Simone passait de l’une à l’autre avecune facilité extraordinaire. Il faut se défendre. Dès que les intérêtssont en jeu, les adversaires seraient trop contents si l’on restaitpassif. Tant que les gens sont sincères, on peut leur parler, selivrer, mais dès qu’ils vous observent sans indulgence il faut seressaisir. - Et si ces messieurs n’avaient pas insisté, je t’assure que je neserais pas sortie. Où voulais-tu que j’aille ? demanda-t-elle. - Comment veux-tu que je le sache ? Ça, c’est un comble ! Jean-Marie Formont, en même temps qu’il avait la certitude que Simonele trompait avec Pierre de Rissac, se demandait ce que FrançoisVaillant pouvait bien faire en leur compagnie. « Ce n’est tout de mêmepas en prévision de mon arrivée, sans quoi, s’ils avaient su que jedînais parfois ici, ils eussent été ailleurs. Je ne comprends pas ». Lechirurgien, qui n’avait pas un très grand amour pour Simone, étaitsurtout intrigué. « Je le saurai. Si elle ne veut pas me dire commentil se fait qu’ils se trouvent réunis ainsi, je la quitte. » Jean-MarieFormont aimait à dire qu’il pardonnait tout quand on lui avouait lavérité. - D’ailleurs, j’ai fini, continua Simone. Veux-tu que nous partions ? - Cela ennuiera peut-être ces messieurs ? dit Jean-Marie Formont en lesregardant de cet air de l’homme qui, après l’avoir prêté, reprend sonbien, sans admettre de contestations, quoiqu’une voix pût crier : «Mais qu’est-ce qui nous prouve que c’est à vous ? » - Je vous en prie, dit Pierre de Rissac. - J’allais justement partir aussi, interrompit François Vaillant quicraignait de plus en plus de s’attirer l’inimitié du chirurgien. Ilfaudrait que nous nous voyions moins en coup de vent, ne trouvez-vouspas, docteur ? Voulez-vous venir déjeuner un jour chez moi. Le jour quevous choisirez sera le nôtre. Cela nous ferait grand plaisir à ma femmeet à moi. - Mais certainement. Simone, quand veux-tu ? - On vous téléphonera, répondit sèchement cette dernière. __________ François Vaillant, pour penser à son aise à cette soirée, rentra chezlui à pied. Il était furieux. Jamais, lui semblait-il, il ne s’étaittrouvé dans une situation à ce point ridicule. « Pour une fois,songea-t-il, que je quitte la ligne droite, cela ne me réussit pas.C’est de ma faute, tout est de ma faute. Je n’avais qu’à ne pasaccepter à dîner. Quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé, il fauttoujours avoir la force de ne pas espérer malgré tout. Je me suistrompé, je n’avais qu’à partir. En affaires, je n’aurais pas hésité. Ehbien ! non, je reste, j’espère je ne sais quel revirement. C’estridicule, ridicule, ridicule. » En rentrant, il trouva Émilienne qui l’attendait. - Comment, tu n’es pas couchée, demanda-t-il avec étonnement. - Non, répondit-elle avec un air changé. - Qu’est-ce que tu as ? - Rien, rien… je t’assure que je ne vaux pas la peine qu’on s’intéresseà moi. - Enfin, dis-moi ce que tu as. Elle regarda son mari avec tristesse, puis porta une main à son front. - Enfin, parle. - Veux-tu que je te dise ce que j’ai ? demanda brusquement Émilienne. - C’est ce que je veux savoir. - Tu y tiens absolument ? François, une seconde, fut pris de peur. Mais, se ressaisissant, ilrépondit : - Pourquoi n’y tiendrais-je pas ? Ce que tu as à me dire n’estcertainement pas bien terrible. - Tu crois cela ? - J’en suis sûr. - Écoute, François, je sais que tu me trompes. François demeura un instant stupéfait. En l’espace d’un instant, unefoule de pensées traversèrent son cerveau. « C’est Formont qui a toutdit. » Puis il songea que Formont ne pouvait rien dire sur luipuisqu’il n’avait rien fait. Cela le rassura. - Tu ne sais pas ce que tu dis, répondit-il. Tu es fatiguée. Tu asbesoin de repos. Veux-tu que nous en reparlions demain matin. - Alors tu prétends que tu ne me trompes pas ? - Je ne le prétends pas, je le jure. Je suis incapable de te tromper.Je ne comprends même pas que tu puisses avoir un pareil soupçon. Commetu es nerveuse en ce moment ! - Mais alors qu’as-tu fait ce soir ? - Je te l’ai déjà dit. J’ai eu un dîner d’affaires. - Eh bien, vois-tu, c’est cela que je ne crois pas. Je ne le crois pas.J’ai l’impression que tu mens. - Mais regarde l’heure. Il est dix heures et demie. Si j’avais dîné,comme tu le prétends, avec une maîtresse, je ne rentrerais pas avantminuit, une heure. - Elle n’a peut-être pas pu. Toi, tu avais pris tes précautions. Tum’as dit : « Je ne sais pas à quelle heure je rentrerai ». - Écoute, je te jure que je ne t’ai pas trompée. Je te le jure sur ceque je peux avoir de plus sacré au monde. - Comme je voudrais te croire. François s’approcha de sa femme. Il tremblait légèrement, surexcitéqu’il était par la soirée ridicule qu’il venait de passer et par cetaccueil. Sa fureur s’était transformée en abattement. « Et je l’aiinvité à déjeuner comme un imbécile que je suis, pour avoir un beaugeste ! Mais cela va être sinistre. Il va raconter je ne sais quoi àÉmilienne ». Sans la moindre compensation, il avait entamé sa vieconjugale. Il s’assit à côté de sa femme et la prit dans ses bras. - Crois-moi, dit-il avec une profondesincérité, je ne t’ai pas trompée. EMMANUEL BOVE. |