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BOVE, Emmanuel (1898-1945):  Un père et sa fille (1928).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.IX.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-81) du numéro 81 (mars 1928) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


Un père et sa fille

Nouvelle inédite

par

EMMANUEL  BOVE

~ * ~

Jean-Antoine About passait pour un homme étrange dans le quartier de laplace Vintimille. Son âge était difficile à déterminer. « Moi, je suissûr qu’il a soixante ans bien sonnés », disaient certains. D’autresvoyaient en lui un homme mûr prématurément vieilli. Bien qu’il fût venuhabiter ce quartier au commencement du siècle, ce n’était que depuiscinq ou six ans que tous le connaissaient de vue. Sa mise négligée, sasaleté, son air hagard avaient attiré l’attention. Mais ce quiintriguait surtout les boutiquiers des rues avoisinantes, c’était qu’ildemeurât dans un immeuble bourgeois, flanqué au deuxième et cinquièmeétage d’un balcon de la longueur de la façade.

Cette maison, dont Jean-Antoine About habitait un des deux appartementsdu quatrième, se trouvait dans une rue toute proche du squareVintimille, si bien qu’en se penchant à la fenêtre il apercevait unepartie de la grille et les premiers bosquets du jardin. Souvent ils’accoudait à la dernière croisée de l’appartement. C’était justementcelle d’une chambre incommode à cause du mur en biais qui touchaitl’immeuble voisin. Aussi ce réduit avait-il été aménagé en salle debains et servait-il de cabinet de débarras.

Jean-Antoine About s’était installé là un petit coin, ce dont sa femme,au temps où elle avait partagé sa vie, se moquait en ces termes : « Ilte faut toujours des petits coins », ou bien : « Tu ne peux donc pasvivre sans cagibi ? »

De cet endroit, il distinguait un tiers du square, ce qui l’exaspéraitlorsqu’un accident se produisait ou que des gens se disputaient, car,en ces circonstances, un seul des interlocuteurs ou seulement le devantd’une automobile se présentaient à ses yeux. S’il était habillé, ilsortait alors, se mêlait aux curieux et guettait les fenêtres pourfaire signe que « cela valait la peine de descendre ». Mais ilsuffisait que ce signe vînt de lui pour qu’aucun des locatairesaccourus aux fenêtres ne bougeât.

On le fuyait. Des gens se retournaient à son passage, d’autress’écartaient comme auprès des ivrognes de qui l’on redoute un pas decôté. Il regardait les femmes d’une façon si impertinente que lesmères, à son approche, enfermaient leurs filles, que des passantes,pour le braver, ne baissaient pas les yeux, cependant que d’autress’appliquaient à l’ignorer. Il s’arrêtait devant les magasins pourcontempler les serveuses. On disait qu’il fallait le conduire aucommissariat. Plusieurs commerçants avaient menacé de lui donner unecorrection. Il fréquentait des gens louches, sans faux-col, chaussés debottines voyantes, en compagnie desquels il avait été aperçu dans descafés. Finalement, sur la prière de nombreux habitants du quartier quiavaient établi une sorte de pétition, la police fit une enquête. Maiscelle-ci ne donna aucun résultat.

Antoine About vivait seul avec une vieille bonne du nom de Nathalie,qu’il tutoyait, injuriait, mais à qui il laissait toute liberté. Uneidée fixe le poussait à la courtiser. Il ne pouvait se trouver devantelle sans essayer de la prendre par la taille, cela avec de petitsrires égrillards. Elle le remettait doucement à sa place. D’être traitéen enfant ne le déchaînait pas. Patiemment, il tentait de nouveaud’embrasser sa bonne sans que les refus de celle-ci déclenchassent enlui un sentiment de colère ou de dépit. Une sorte de peur, de faiblessele rendait peu dangereux dans ses entreprises, que la servante neconsidérait pas comme sérieuses. Ainsi, il ne se passait pas de jourqu’il ne la guettât, dissimulé dans l’embrasure d’une porte et qu’il nese jetât sur elle. Toujours avec douceur, elle le repoussait, et ils’éloignait en affectant de rire.

Et même la nuit, à son retour, il tentait de pénétrer dans la chambrede Nathalie, qui n’oubliait pas de fermer sa porte à clef. Il frappaitalors, pleurnichait, criait :

- Ouvre-moi… Nathalie… je t’aime… ouvre-moi.

Puis il allait se coucher, sans se déshabiller, sans faire de lumière,ainsi qu’au temps où, commis, il habitait une mansarde.

_________

Un matin, comme il s’apprêtait à sortir, qu’il répétait sans cesse àNathalie : « Qu’est-ce que tu fais donc ? Tu n’es pas encore prête ! »– car il aimait à descendre l’escalier avec elle par peur desconcierges et des boutiques immédiates, – et qu’il la menaçait de cesmots : « Je te chasserai comme une chienne… comme une chienne… » onsonna à la porte. Il alla ouvrir en disant :

- C’est moi qui ouvre aujourd’hui.

Une femme vêtue d’une blouse noire lui tendit un télégramme. Alors sestraits changèrent. Un bouleversement intérieur fit que ses joues pâlesrosirent. Il perdit son sang-froid. Pourtant, dans le désordre de sonesprit, la pensée de donner un pourboire surnagea.

- Nathalie !... Nathalie !... apporte un franc.

Il prit le télégramme. La vieille bonne avait refermé la porte et setenait près de lui.

- C’est pour vous ou pour moi ? demanda-t-elle.

Il lut l’adresse et répondit :

- Je ne sais pas.

- Lisez donc.

De nouveau il baissa les yeux.

- Je crois que c’est pour moi.

- Enfin, est-ce que c’est pour vous ou pour moi ?

Il le déchira. D’un trait il parcourut la seule ligne qui y étaitécrite. Il répondit :

- C’est pour moi.

Son visage se couvrit d’une sueur légère. Il voulut prendre uneattitude désinvolte, replier le télégramme ; mais ses doigtstremblaient.

- Qu’est-ce que c’est ? demanda Nathalie.

Il se taisait. Elle lui ôta le télégramme des mains et lut : Suismalade. Pardonne. Rentrerai maison ce soir. Edmonde.

Antoine About gagna sa chambre. Il était ivre de bonheur. Par moment,des sortes d’amnésies lui faisaient oublier durant quelques secondes lemessage de sa fille. Il lui semblait alors qu’il se trouvait dans unenuit profonde et que, quelque part dans cette nuit, il y avait uneporte qu’il n’avait qu’à tirer pour que, de nouveau, la lumièrel’inondât. C’était alors des recherches folles. Il portait la main àson front. Il s’imaginait que, les bras en avant, il marchait,trébuchant et s’enlisant tour à tour, et qu’il eût suffi qu’ilrencontrât le bouton d’une porte pour sortir de ce cauchemar. Au boutde quelques instants, il trouvait ce bouton, il tirait, il tirait… etil se souvenait de tout.

« Je suis malade, » disait le télégramme. Dans son cerveau, si calmedepuis plusieurs années, l’idée de la maladie, l’indécision surl’attitude qu’il devait prendre et une joie mêlée de duretés’entre-choquaient. Il imaginait son enfant atteinte d’une maladiehonteuse, celle-là même qu’il avait redoutée le plus pour elle et dontla peur avait été une des causes de son intransigeance.

« C’est certainement ce qu’elle a… » pensa-t-il.

De songer qu’en ce cas sa fille se fût tue sur ce sujet le rassura.Puis l’inquiétude le reprit au souvenir du penchant qu’avait Edmonde des’humilier.

« Elle veut souffrir davantage. Elle est malade. Elle veut mel’apprendre et, pour comble d’humiliation, me supplier de la chasserune deuxième fois. »

De nouveau la nuit envahit le cerveau d’Antoine About. Ce fut encoreles mêmes tâtonnements, les mêmes efforts désespérés vers la clarté. Ilavait peur de disparaître comme les moribonds à la veille des fêtes.Dans le lointain de son âme, il sentait le bonheur semblable à unelisière lumineuse. Et il se démenait, se frappait pour revenir à soi.

A la fin, il se rendit dans la chambre de sa fille, dont les voletsn’avaient pas été fermés depuis son départ. Sur des malles entasséesdans un coin se trouvaient des chaussures de femme dont l’intérieurétait gris d’une véritable poussière floconneuse. Une toile recouvraitle lit. Des lettres gisaient sur le sol. Deux cadres sans photographiependaient à un mur. Pour la première fois, Antoine About ouvrit lafenêtre. Il appela la bonne :

- Nathalie !... viens !.... viens vite !...

La fièvre l’avait gagné subitement. Il ne savait plus ce qu’il faisait.Il se mit à parcourir l’appartement dans tous les sens, sans pouvoirs’arrêter. Maintenant il désirait ardemment que tout fût luisant depropreté et que disparût ce désordre qui révélait sa déchéance. Ilretourna dans sa chambre. Le soleil la rendait inhabitable en été. Ilferma les volets. Dans un demi-jour, semblable à celui que donnent lesfeuillages en été, il relut le télégramme :

« C’est donc bien vrai… elle va revenir… Elle vivra près de moi… lapauvre petite… Ah ! comme elle sera heureuse ! »

Il parlait à haute voix. De temps en temps, il faisait un geste quin’avait aucune signification. Il la voyait s’empresser autour de lui.Soudain, dans le fauteuil où il s’était assis, il se replia surlui-même. En une seconde, son expression changea. De joyeuse, elledevint inquiète. Il lâcha le télégramme, le regarda à terre avecméfiance, puis le ramassa.

- Nathalie… Nathalie !

Quand la bonne fut près de lui, il lui montra le carré de papier.

- Tu le vois, tu le vois. Il est bleu. Cela vient de ma fille. Ellearrive.

Puis, comme il l’avait fait un instant auparavant, il lâcha letélégramme, qui alla glisser sous une chaise.

Antoine About regarda Nathalie avec une expression malicieuse :

- Maintenant, elle n’arrive pas. Tu comprends, Nathalie ? Ramasse letélégramme et donne-le-moi.

La bonne obéit. Antoine About triompha :

- Maintenant, elle arrive. Est-ce que tu comprends ?

Ce manège continua quelques minutes. Antoine About s’acharnait à fairecomprendre à sa bonne que, tant qu’il tenait le télégramme, sa fillevenait et que, lorsqu’il le lâchait, elle ne venait plus.

__________

Jean-Antoine About avait soixante-quatre ans. C’était un homme petit,chétif et animé d’une vie telle que, dans sa jeunesse, on avait pensé «qu’un feu intérieur le consumait et qu’il mourrait jeune ». Son père,cultivateur dans l’Aube, était venu à Paris, aussitôt libéré du servicemilitaire, attiré par les fêtes et la vie des cafés. Grâce à saconstitution et à ses certificats d’études et de bonne conduite, ilentra, à vingt-quatre ans, comme employé manutentionnaire à laCompagnie de l’Est et fut affecté à la gare des marchandises de Pantin.Travailleur et honnête, il ne tarda pas à passer au service desréclamations. Il était chargé de retrouver, dans le dépôt des coliségarés, ceux qu’on lui demandait. C’est là qu’il fit la connaissanced’une femme de chambre, que ses patrons avaient envoyée à la recherched’un paquet égaré depuis six semaines. Peu après, ils se mariaient, etJean-Antoine naissait.

A présent, quand Antoine About jetait un regard en arrière, ilconstatait que sa vie pouvait être divisée en deux parties d’égaleimportance : celle où il avait obéi et celle où il avait commandé. Ilgardait de la première un souvenir désagréable, où brillaient cependantdes éclaircies heureuses comme le rappel d’heures libres, de jours sansresponsabilité, d’ambitions que rien n’avait encore déçues. Élevé dansun milieu modeste, il s’était, comme on dit, fait lui-même. A mesureque sa réussite s’était affirmée, la vénération qu’il portait à sesparents avait diminué, tant il lui apparaissait qu’ils étaient demédiocres gens d’avoir végété si longtemps. Devant la simplicité queprennent les choses lorsque l’on s’est familiarisé avec elles, il étaitsaisi de stupeur que ses parents n’eussent réussi à se tirer de leurpauvreté. En examinant sa propre carrière, il s’efforçait de se prouverqu’elle ne dépendait pas de faits extérieurs tels que la vogue imprévued’un quartier ou d’un produit, mais de son esprit d’initiative et de sadécision. Que les patentes, les déclarations d’impôts, les traites, lesbillets de fonds, les échéances eussent semblé un obstacle à sesparents l’étonnait, lui pour qui, aujourd’hui, aucune formalité n’avaitde secret. Les sacrifices que les siens avaient consentis à soninstruction, il les ignorait. Il ne se rendait pas compte que c’étaitgrâce à eux que, dès ses débuts dans la vie, il s’était trouvé sur leplan même des commerçants et que son ascension était d’un échelon pluscourte que celle de ses parents, dont le gros de l’effort  avaitdéjà été donné le jour où ils osèrent quitter leur village pour venir àParis.

Jusqu’à l’âge de trente ans, il rêva d’un bailleur de fonds. Une telleardeur l’animait qu’il répétait sans cesse :

- Celui qui aurait confiance en moi et m’avancerait une grosse sommed’argent ne ferait pas une mauvaise affaire. Il ne tarderait pas àvivre de ses rentes.

A cette intention, il se rendit dans plusieurs agences ou cabinetsd’affaires dont il relevait les adresses sur les journaux. Mais, chaquefois, on lui proposa le contraire, c’est-à-dire d’avancer de l’argent,contre quoi on lui offrait un poste de directeur largement rémunéré oumême des rentes. Durant un mois, il côtoya journellement un monde dontl’agitation obscure et les ambitions folles, justement semblables auxsiennes, le déprimèrent. Il abandonna ses recherches.

« Des plus malins que moi ne réussissent pas. » pensa-t-il.

Il constata qu’au point où il en était, seul le hasard eût pu le tirerd’affaires. Ce fut à ce moment qu’une idée vint le remonter. Pour sedétacher de la foule des arrivistes, des gens sans conscience qu’ilsentait grouiller autour de lui dans les antichambres des officines, ilrésolut d’acquérir des connaissances techniques dans une spécialité. Aulieu de s’éparpiller dans toutes les voies, il se dirigerait vers unseul but, usant, pour l’atteindre, de toutes ses forces. Alors, sonexpérience et ses capacités le rendraient indispensable, et lescapitaux viendraient tout seuls. Les mots « stage, capacité,spécialisation » revenaient à ce moment, continuellement sur seslèvres. Il n’avait plus qu’un désir : passer par tous les échelons d’unmétier qu’il n’avait plus qu’à choisir.

Un mois après, il entrait comme employé dans l’importante maison dedrap Daniel, rue du Sentier, avec la résolution de passer par tous leséchelons, devrait-ce durer des années, afin de connaître tous lesrouages de l’organisation et tous les secrets de la fabrication.

Malheureusement, comme si ses patrons eussent deviné le but secret quepoursuivait Antoine About, ils gênaient ses ambitions en opposant à sesdemandes des réponses semblables à celle-ci : « Monsieur About, vousêtes trop bien spécialisé dans notre service d’échantillons pour quenous nous privions de vous. » Il se renseignait alors, à la sortie desmagasins, soit auprès des ouvriers des ateliers, soit auprès dupersonnel de l’administration, cela avec beaucoup de prudence afin dene pas éveiller l’attention. Le soir, dans sa chambre, il lisait tousles livres, tous les journaux concernant les textiles, ainsi que lesouvrages sur la spéculation, les changes, la Bourse, qui, il lesentait, se rattachaient directement à sa corporation. Au restaurant,dans les tramways, partout où il pouvait lier connaissance, il tâtaitle public, posait à ses interlocuteurs après quelques instantsd’entretien, des questions auxquelles il semblait n’attacher aucuneimportance.

- Si vous aviez à choisir demandait-il, préféreriez-vous un complet deserge ou de drap ?

Ou bien :

- D’après vous, qu’est-ce qui est le plus cher : un mètre de velours ouun mètre de soie ?

La spécialisation complète, absolue, était selon lui, le seul moyen desortir de la médiocrité. Il y croyait comme à une religion. Elle seulele faisait vivre et espérer une existence meilleure. A mesure qu’ilvieillissait, ce besoin de se spécialiser devenait une maladie,d’autant plus grave qu’il lui semblait que son ignorance grandissait àmesure que ses connaissances s’accroissaient. Il voulut se renseignersur l’usage des étoffes à l’étranger, sur les goûts de chaque pays, etce fut avec stupeur qu’il apprit que la soie était employée en Chineaussi couramment que le coton en France.

Dans la maison Daniel, il entretenait des relations amicales avec lesfournisseurs, avec les clients, si bien qu’un jour il fut soupçonné demanœuvres déloyales. On l’observa durant plusieurs mois sans qu’il s’endoutât. Le bruit se répandit qu’un inspecteur de police, engagé commeemployé, le surveillait. Une sorte d’interdit pesait sur lui. Sescamarades de travail avaient l’impression qu’il avait trahi quelquechose ou volé, qu’une plainte allait être déposée. Plus personne ne luiserrait la main. Un certain Marcel, en compagnie de qui il avait faitle dimanche, des promenades en banlieue, le prit un jour à part pour leprier de lui rendre la lettre qu’il lui avait écrite pendant un congéet dans laquelle il disait que la maison Daniel « était une sale boîte».

Finalement, comme un gros client venait de résilier ses commandes, lepatron eut la certitude que son employé était appointé par une maisonrivale dans le but de détourner les acheteurs en leur faisant des prixplus avantageux. Le lendemain, Antoine About était mis à la porte.Cette nouvelle fut apprise avec un soupir de soulagement par lepersonnel, qui craignait d’être compromis par des actes ou des parolesdont il ne se souvenait plus.

Une semaine après, Antoine About, qui avait réclamé par écrit uncertificat, recevait une lettre glaciale dans laquelle M. Daniel luifaisait savoir que, « à son grand regret, il ne pouvait satisfaire à sademande, non pas que son travail ne l’eût point mérité, mais à cause decertains faits sur lesquels il valait mieux ne pas insister ».

____________

Ce renvoi brutal aida, pour une grande part, la réussite d’AntoineAbout. Lorsqu’il se fut lassé de répéter : « C’est une injustice » etque ses sentiments d’amour-propre se furent calmés, il eut conscienceque quelque chose le rendait différent des autres employés, nonseulement une connaissance profonde de l’industrie du textile, maissurtout une grande indépendance, une initiative, une audace quin’avaient pu être supportées chez un subordonné. « On sentait que jen’étais pas à ma place, se disait-il souvent. « On était jaloux. »

Le premier mois, ivre d’enthousiasme et de liberté, il ne fit querendre visite à tous les gens qu’il connaissait. Des économies luipermettaient de vivre. Il racontait partout les causes exactes de sonrenvoi. Lorsqu’il devinait que ses paroles provoquaient un doute chezses interlocuteurs, il ne pouvait qu’ajouter : « Croyez-moi si vousvoulez ! » Le besoin d’être cru, de prouver ce qu’il avançait était siimpérieux en lui que, pour la première fois (devant l’impuissance deconvaincre qui que ce fût, impuissance qui jusqu’à présent ne lui étaitjamais apparue, mais qui, au moment de pénétrer dans un monde plusvaste se révélait comme une tare), il se rendit compte de sa faiblesseet de son ignorance.

Parfois, il imaginait une visite à quelque personnage tout-puissant. Ils’appliquait alors, dans le silence de sa chambre, à parler avec suiteet logique à son interlocuteur invisible. Mais il ne tardait pas às’apercevoir qu’il bafouillait. A tous moments, il perdait le fil de sapensée. Il manquait de souffle. Pour remédier à son manque de savoir,il s’imposa de lire tous les manuels, toutes les grammaires, tous leslivres qui lui tombaient sous la main. Une admiration profondecroissait en lui pour ce monde inconnu qui écrivait, pour lesjournalistes, pour les orateurs. La pensée de les approcher était loinde son esprit. Ce qu’il désirait ardemment, c’était simplement depouvoir soutenir avec eux une conversation, de ne les choquer en rien.Un jour, enfin, il se décida à se rendre chez le directeur d’uneimportante maison de draperie dont il avait entendu dire que les débutsavaient été difficiles. Il admirait plus que tout au monde les hommespartis de rien et arrivés à une haute situation. Peu lui importaitqu’ils eussent volé, tué avant de réussir. C’était la force que sonêtre chétif respectait. Mais il ne fut pas reçu.

Si, dans la conversation, il avait des mépris superficiels pourcertains d’entre eux, il finissait toujours par dire : « C’est un type.» Tout homme entouré d’une administration, d’un personnel, d’argent,d’honneurs, était un « type » pour lui. C’était plus encore, et celalui était apparu dans son inaction momentanée, vers ce « type » qu’iltendait que vers une situation.

Aussi, quelques mois après qu’il eut quitté la maison Daniel, tout cequ’il avait appris durant des années lui semblait-il inutile. « Ce sontde petits moyens. Il faut voir grand ! » répétait-il. Et souvent,lorsqu’il se trouvait seul, une sorte de fureur le prenait à la penséequ’il lui manquait si peu de chose pour être grand et que, cependant,ce peu de chose était si difficile à acquérir. Comme la femme que seuleune bouche trop grande enlaidit, il enrageait de ne pouvoir changer sonesprit, qu’il sentait pourtant malléable. « Il suffirait que je parlebien, que j’aie réponse à tout. » Mais il avait beau faire, ildemeurait le même. Un profond désespoir l’envahissait alors. Il avaitconscience de la médiocrité à laquelle il était voué. Il s’enfermaitdans sa chambre et pleurait des heures. L’avenir lui semblait chargé denuages. Rien ne venait l’éclaircir. C’était partout, autour de lui, lamême hostilité qu’il ne se sentait pas la force de vaincre.

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Complètement découragé, il décida de partir pour un petit village del’Aube, où ses parents, entre temps,  s’étaient retirés. Il avaitalors trente-cinq ans.

L’orgueil fit qu’en arrivant à Onjou, près de Troyes, il eut subitementconscience de la densité de ses ambitions, de sa grandeur à lui, à côtédes paysans calmes qui le regardaient parce qu’il venait d’une ville.Ce sentiment de supériorité le remonta. Tout ce monde qui vivait dansla paix lui ouvrit soudain de vastes horizons. Dans le nombre immensedes habitants de la terre, il était de ceux qui approchaient le plus lebut. Tout ce qu’il avait vu et entendu le mettait bien au-dessus de cesgens modestes et sédentaires.

Il ne tarda pas à se créer des relations. A tous, il parlait de la viefiévreuse des villes. D’ordinaire on l’écoutait pieusement. Si,d’aventure, certains lui lançaient quelques objections, Antoine About,tout de suite, brillait par ses répliques.

Durant les grandes vacances, il fit la connaissance de Marthe, la fillede l’instituteur. Elle avait dix-huit ans. Jusqu’à ce jour, ellepassait la plus grande partie de l’année comme interne à l’ÉcoleNormale de Châlons. Elle venait d’obtenir son brevet supérieur. Aussiétait-elle, en ce mois d’août, particulièrement joyeuse à la pensée dene plus retourner dans ce bâtiment austère qui donnait sur la Marne.

Marthe était sauvage et timide dès qu’elle ne se trouvait plus dans unecompagnie de jeunes filles où on la devinait espiègle et prête à toutesles farces. A propos de rien, elle avait le fou rire, et ellerougissait jusqu’aux oreilles à peine lui avait-on adressé la parole.Elle allait alors se cacher dans une autre chambre ou dans le jardinet, quand elle reparaissait, elle le faisait comme si de rien n’était.A cela, à sa façon de baisser les yeux, à cette volonté butée de ne pasrépondre lorsque des gens lui faisaient des remontrances, on sentaitqu’elle était avertie de bien des choses, que l’homme qu’elleépouserait serait à ses yeux ridicule et plein de défauts qu’ellesaurait paraître ignorer. Les difformités physiques la frappaient toutde suite. Une sorte de cruauté la poussait à en rire. Elle se moquaitde tout le monde. C’était toujours elle qui, la première, donnait dessobriquets aux gens. En présence de Jean-Antoine About, bien qu’ellegardât une attitude gênée parce qu’elle le connaissait mal, elleregrettait qu’aucune de ses camarades d’école ne fût là pour qu’ellelui fît part du sobriquet : « Bout-de-zan » qui lui était apparu devoirle mieux s’appliquer au jeune homme.

Ce caractère ne déplut pas à Antoine About. Marthe était jolie. Et, enoutre, il lui eût été agréable de former une jeune fille qu’ilsoupçonnait plus instruite que lui.

Une fin d’après-midi, il la rencontra dans un chemin de traverse, commeelle revenait d’un champ. Il lui demanda la permission del’accompagner. Il ne l’avait vue jusqu’à présent qu’au côté de sonpère, timide et réservée. Elle répondit en minaudant :

- Et pourquoi donc, monsieur ?

- Je serais heureux de causer un peu avec vous.

- Si vous voulez. Mais, je vous préviens, je ne suis qu’une enfant.

Ils prirent un sentier qui les obligea à marcher l’un derrière l’autre.About voulut être en tête pour frayer le passage dans les branches. Detemps en temps, elle s’arrêtait pour cueillir une fleur. Elle larespirait durant quelques pas, puis qu’elle la jetait.

- Vous êtes cruelle. Pour une satisfaction de quelques secondes, vousôtez la vie à des fleurs innocentes.

Marthe s’arrêta. Ce qu’il y avait déjà d’un peu ridicule, dans celangage poétique, pour une grande personne lui apparut décuplé.

- Les fleurs vivent-elles donc ?

- Comme si vous ne le saviez pas !

- Non, je ne le savais pas.

Elle parlait en simulant l’étonnement à la perfection. Antoine Aboutétait ravi de ces enfantillages, surtout à la pensée qu’il ferait plustard de cette écervelée une femme. Il s’imaginait vivant près d’elle àParis, lui donnant des conseils, lui expliquant les difficultés de lavie, cependant qu’à certains instants elle l’interrompait d’unequestion naïve.

- Vous êtes une gentille petite fille, dit-il soudain en lui prenant lamain.

Alors elle éclata de rire. Il la regarda avec stupéfaction.

- Pourquoi riez-vous comme cela ?

Jusqu’à présent, elle avait toujours été dispensée de répondre. Al’école, devant son père, elle avait pu rire sans qu’on eût insistépour connaître les raisons de son hilarité. Mais, cette fois, ellesentit qu’il fallait répondre, qu’elle avait blessé quelqu’un. Elle nesavait que dire. Soudain, comme une folle, elle se mit à courir.Antoine About se lança à sa poursuite et, l’ayant rattrapée, la retintbrutalement par les poignets. Elle était toute rouge. Elle ne riaitplus. La colère faisait battre ses narines.

- Lâchez-moi.

- Je ne vous lâcherai que lorsque vous m’aurez dit pourquoi vous avezri.

Avec une violence où perçait le mépris de la faible constitutiond’Antoine About, elle se dégagea. Elle ne craignait, en se défendant,aucune représaille. Bien qu’elle fût femme, elle se sentait la plusforte.

- Vous n’avez qu’à me laisser tranquille !

Elle s’éloigna d’un pas rapide. Elle avait envie de rire et de pleureren même temps. Antoine About la suivit. Elle se retourna et, le voyantderrière elle, de nouveau elle se mit à courir. Cette fois, il ne selança pas à sa poursuite.

« C’est une enfant, pensa-t-il, elle a besoin de se marier. »

___________

Quinze jours après, Jean-Antoine About se présentait chez M. Leroy, lepère de Marthe, et lui demandait la main de sa fille. L’enfant,consultée, fit cette réponse : « Si tu veux, papa. » A la fin de l’été,le mariage fut célébré dans la petite mairie du village, enl’occurrence la classe même où enseignait M. Leroy. Une vingtaine depersonnes assistaient à la cérémonie, qui se déroula avec plus dedignité que de joie. Le village savait que les jeunes époux allaientpartir aussitôt après pour Paris.

Durant les vacances, Antoine About avait lié connaissance avec denombreux fermiers des environs. Partout, il avait parlé des entreprisesqu’il saurait monter s’il trouvait des capitaux. Il inspirait confiancepar sa mise simple, par ses connaissances techniques, par un accent desincérité et sa constitution chétive, incapable de simuler.

Un 15 octobre brumeux, il quittait Onjou avec sa femme, dont la dot,s’élevant à vingt mille francs, avait été virée la veille sur unebanque de Paris. D’autre part, de nombreux cultivateurs lui avaientpromis leur concours le jour où, pour une affaire sérieuse, il auraitbesoin d’eux.

Durant deux mois, il battit le pavé à la recherche d’un fondssous-estimé. Finalement, il trouva, dans une rue voisine de la placeBlanche, une sorte de long couloir aménagé en restaurant par unaviateur de la guerre et qui portait l’enseigne suivante : « A l’as desas ».

C’était humide. La cage de l’escalier de l’immeuble formait unrenflement au milieu de ce couloir et le divisait en deux sallesétroites. En plein milieu de la première salle, une trappe de boisdonnait accès à la cave. Peu de clients se rendaient dans cerestaurant. Aux abords du poêle, qui chauffait en hiver, les boiseriesétaient craquelées. Les places qui l’entouraient étaient intenables,alors que le reste du boyau était glacial. Sous la porte d’entrée, il yavait un jour de deux doigts par où l’air passait, aspiré vers ladeuxième porte située au fond du couloir et qui donnait sur unecourette obscure où se trouvait une espèce de loge qui servait decuisine.

Pour une somme minime, Antoine About obtint la remise du fonds et, enmême temps, celle d’un petit logement de deux pièces situé au cinquièmeétage du même immeuble. Il avait remarqué que, dans le quartier, où, àchaque pas, se dressait un hôtel habité par des femmes de mauvaise vie,il n’y avait point de coiffeur de dames, à moins de descendre soitjusqu’à la place Blanche, soit jusqu’aux rues passantes où le prix desondulations et des coupes de cheveux était souvent très élevé.

Il fit tapisser de glaces les murs de ce couloir, refaire les portes,poser un parquet, installer l’éclairage électrique, une chaudière dansla cave pour le chauffage central, repeindre la devanture, masquer laporte du fond par un rideau qui semblait dissimuler d’autres salles.

Quelques mois après, le salon de coiffure était ouvert au public,complètement remis à neuf, méconnaissable, luxueux au point que sonétroitesse, en entrant, paraissait voulue, de manière que les sixcabines se suivissent ainsi que des chambres dans un hôtel.

Sept ans plus tard, Antoine About vendait ce salon de coiffure, enreprenait un autre rue Vignon, entre la Madeleine et l’Opéra, et louaitun appartement de cinq pièces aux abords du square Vintimille.

Il venait d’achever son installation lorsque sa fille naquit. De par lavolonté de M. Leroy, qui avait une grande admiration pour Edmond About,elle fut prénommée Edmonde.

A partir de ce moment, Antoine About ne vécut plus que pour sa famille.Il avait plus de quarante ans. Tout ce qu’il pouvait attendre del’avenir lui apparaissait désormais sans intérêt. A mesure que sasituation s’était affermie, il était devenu de plus en plus taciturne.Le feu du début s’était petit à petit éteint. « Je ne serai jamaisqu’un coiffeur, » disait-il aux moments de lassitude. Devant certainesgens, avec lesquels son commerce l’avait mis en relations, il sentaitcombien était grand l’écart qui le séparait d’eux. Ils étaient à l’aisedans la vie, alors que lui, sans le salon de coiffure, serait retombédans la foule obscure.

Petit à petit, il s’était tourné vers les siens. Il n’avait plus laforce ni le goût de monter plus haut, d’acheter d’autres fonds,d’atteindre le sommet de sa corporation. Il se contentait de sasituation et ne poursuivait plus qu’un but : faire plaisir à sa femme.Chaque soir, en rentrant chez lui, il lui apportait des fleurs.Excédée, elle lui avait dit une fois une parole qui l’avaitprofondément blessé : « On voit bien que tu es coiffeur. Il faut quetous tes cadeaux sentent bon. » La semaine qui suivit, il continuapourtant d’apporter de petits bouquets, comme si rien n’était. Il neles donnait plus. Il les laissait sur une table. Semblable aux enfantsqui, après la défense de siffler, sifflent encore durant quelquesminutes, il ne voulait pas cesser brusquement d’apporter des fleurs. Cene fut qu’une dizaine de jours plus tard qu’il remit à sa femme uneboîte de chocolat. Il ne savait quoi faire pour la rendre heureuse.Comme elle avait manifesté un jour son ennui de passer ses journées àla caisse du salon de coiffure en ces termes : « Ce n’est tout de mêmepas la place d’une femme qui a mon instruction ! » il engageasur-le-champ une caissière, qu’il fallut remercier quelques joursaprès, par ce que, subitement, Marthe voulut de nouveau rester aumagasin sous prétexte « qu’elle y était bien obligée, sans quoi on lesvolerait comme dans un bois. »

Elle avait alors une trentaine d’années. D’avoir été en contact avecdes clientes élégantes lui avait tourné la tête. Elle ne rêvait plusqu’à leur ressembler. Elle les observait du haut de sa caisse avecenvie. Un sentiment de honte l’envahissait quand, devant elles, sonmari la tutoyait ou lui souriait. Elle ne lui répondait alors pas, etune expression dure se peignait sur ses traits. Profitant d’un momentde calme, elle lui dit une fois à voix basse : « Cela fait mauvaiseffet, quand tu me tutoies devant les clientes. Ça a l’air d’une petiteboutique. » Depuis cette observation, il se surveillait, passait devantla caisse sans tourner la tête, n’osait plus lui parler, tant il luisemblait impossible de dire « vous » à sa femme. Comme pour la plupartdes petites gens, l’intimité était un luxe à ses yeux. Comme eux, il enétait jaloux et n’eût point toléré, d’autres personnes, d’observation àce sujet. Mais, le soir, il se rattrapait. Il la conduisait aumusic-hall ou au cinéma, parfois dans de grands restaurants où,complètement changé, intimidé par le luxe qui l’entourait, il sesurprenait à parler à sa femme comme si c’était la première fois qu’ilsortait en sa compagnie. Dehors, Marthe ne manquait jamais de lui fairedes remarques méchantes sur ses manières : « Il ne fallait past’asseoir avant moi » ; ou bien : « Tu fais trop de gestes pour appelerles garçons ». Elle enrageait d’avoir été regardée par un homme élégantau moment où son mari lui avait caressé la main. Elle lui gardaitrancune de tout, cependant qu’il ne savait que faire pour lui plaire.Il eût désiré qu’elle se liât avec quelques clients de la bonnesociété. Aux gens qu’il connaissait à peine, mais qu’il soupçonnaitdevoir appartenir à des familles honorables, il parlait tout de suitede sa femme, laissant entendre qu’elle était bien seule, qu’elles’ennuyait, avec l’espoir qu’on lui dirait : « Mais qu’elle vienne doncpasser les après-midi à la maison. » Mais jamais cette invitation nefut faite.

Cependant qu’il souhaitait pour Marthe une vie agréable, douce, desrelations sûres, elle, au contraire, se sentait attirée vers un mondeoù l’on s’amusait. Elle avait plusieurs amitiés, qu’elle cachait à sonmari, parmi des femmes entretenues. A son insu, elle leur prêtait del’argent. Elle les accompagnait dans des bars, se faisait donner desconseils sur sa toilette. Ainsi, si lentement que son mari ne s’enétait pas aperçu, de jeune campagnarde sauvage elle s’était transforméeen une commerçante coquette et délurée. Elle se fardait, se vêtaitd’une manière de plus en plus excentrique. Dans les bars et lesdancings où ses amies la conduisaient, quelque chose signalait encorecette fraîcheur dont elle était honteuse. C’étaient d’abord lesattentions et les conseils à haute voix de ses camarades, puis sagaucherie, à laquelle ne manquait jamais de succéder une exaltation oùapparaissaient, de temps en temps, ainsi que des lueurs, son innocenceet sa pureté physique. Elle avait beau faire l’endiablée, elle étaitconsidérée malgré tout comme une intruse. Elle le sentait. Aussitâchait-elle d’effacer cette impression par des rires et des excèsd’enthousiasme dont l’exagération, surprise à des riens, la trahissait.Elle était blonde, grande et forte. Elle affectait une certainedésinvolture depuis qu’un homme lui avait dit qu’il l’avait prise pourune Américaine.

Petit à petit, elle délaissa de plus en plus son enfant. C’étaitNathalie, qui venait d’entrer au service des époux About, qui s’enoccupait jusqu’au moment où Antoine revenait de son travail. Il avaitremarqué que sa femme négligeait son intérieur ; mais il ne le luireprochait pas. Il était heureux qu’elle sortît, qu’elle eût toujoursl’air pressé, car c’était à ses yeux les signes à quoi l’onreconnaissait une femme de la bonne société. Il l’encourageait par desquestions : « Tu as vu la couturière, cet après-midi ? Tu as pris lethé ? » A mesure qu’elle devenait plus élégante, il osait de moins enmoins sortir en sa compagnie. Une joie âpre était en son cœur de sentirqu’il était le dispensateur de cette vie joyeuse et de cetteinsouciance. Par un besoin d’humiliation, il faisait en sorte de sevêtir de plus en plus modestement, de se refuser les moindresdistractions, de s’épuiser dans le travail, pour que le contraste entrela vie de sa femme et la sienne fût plus grand. Il était heureux quandMarthe rentrait tard, pour refouler les reproches qui naissaient surses lèvres, et surtout parce que c’était la preuve qu’elle s’étaitd’autant plus distraite qu’elle en avait été retardée. Il voulait sel’attacher par sa bonté, par sa générosité, par son indulgence.

Pourtant, un soir, elle ne rentra pas dîner. Edmonde avait à ce momentsept ans. La bonne l’avait couchée. Il ne dîna pas, errant d’une pièceà l’autre de l’appartement, s’accoudant toutes les minutes à la fenêtrepour explorer la rue, avec la crainte que sa femme était entrée sansqu’il la vît, qu’elle était maintenant dans l’escalier, qu’elle allaitle surprendre en train de la guetter, le frapper sur l’épaule tout àcoup.

A dix heures, Nathalie demanda la permission de monter se coucher. Ilresta seul dans l’appartement. Jusqu’à minuit, il ne fit qu’aller etvenir, sans se faire trop de mauvais sang. « Elle a dû aller au théâtreavec des amies. Elle aurait pu tout de même me téléphoner, »pensa-t-il. Lui qui ne fumait pas le soir, il ne cessait d’allumercigarette sur cigarette. Il était nerveux. De temps en temps, il serecoiffait avec un petit peigne de poche. La crainte d’un accidenttraversait parfois son esprit, mais la colère sourde qui avec le tempsmontait en lui chassait cette hypothèse.

Quand une heure du matin sonna, il ne se contint plus. « Il faudraitêtre aveugle… il faudrait être aveugle… » répéta-t-il sans arrêt. « Jesuis long à comprendre ; mais, quand je comprends, je comprends bien.C’est clair. Ah ! puisque c’est ainsi, nous allons voir… » Il marchaitde long en large dans la salle à manger. Chaque fois qu’il entendait untaxi, il courait à la fenêtre. Ses mains étaient moites. A chaqueinstant il les frottait contre son pantalon pour les sécher. « Quand onveut tromper les gens, on s’y prend plus habilement. » C’était le côtévengeur de Jean-Antoine About. A d’autres moments, il s’asseyait surune chaise et, dans le silence, se défendait contre la vérité. Elleapprochait. Il avait beau reculer, elle continuait d’avancer. Ilallait, dans une minute, dans une seconde, tout apprendre, et alors,alors seulement, ce serait fini.

De nouveau, il alla s’accouder à la fenêtre. C’était une nuit chaude deprintemps. De sombres nuages glissaient lentement sur le cielconstellé. Un taxi s’arrêta à l’angle de sa rue et de la placeVintimille. A ce moment la lune, longtemps voilée, éclaira la façadedes maisons d’en face. Antoine About vit distinctement sa femmedescendre de la voiture. Puis celle-ci repartit, cependant qu’un brasd’homme, passé au travers de la portière, s’agitait en signe d’adieu.

Marthe parcourut à la hâte les trente mètres qui la séparaient de lamaison. Il était évident que le chauffeur de taxi, au lieu des’arrêter, comme on le lui avait sans doute commandé, sur la placemême, avait continué jusqu’à l’angle de la rue par inattention.

Ce ne fut que lorsque sa femme eut disparu dans l’immeuble qu’AntoineAbout quitta la fenêtre. Il fit quelques pas dans la pièce. Bien qu’ilne comprit pas très bien ce qui venait de se passer, il se sentitsoudain comme libéré de tous liens et maître de sa destinée. Avant mêmeque la pensée de chasser sa femme l’eût effleuré, il voyait déjà toutesles transformations qu’une vie solitaire amènerait dans ses habitudes.C’était lui qui se chargerait de l’éducation d’Edmonde. Sa femmen’existait plus. Tout changeait autour de lui. Pourtant il restaitcalme. Il ferma les fenêtres, s’assit dans un fauteuil et, de ses mainsqui tremblaient, prit un journal. Quelques secondes après, Marthepénétrait dans la salle à manger.

- Tu m’attendais pour dîner ? Il ne fallait pas m’attendre.

Elle avait le sang à la tête. Ses cheveux, qui passaient sous sonchapeau, étaient légèrement défaits. Elle était vêtue d’une robe desoie noire et portait, sur le bras, un renard argenté.

La pensée de simuler l’ignorance vint un instant à l’esprit de sonmari. Il n’avait qu’à prononcer un seul mot pour que sa vie fût brisée.S’il ne disait rien, tout demeurerait comme avant. D’articuler cepremier mot si grave, il ne s’en sentait pas, à l’instant, la force. Etil ne le trouvait pas, ce mot. Aucun ne lui semblait assez grand pourexprimer d’un coup et sa colère, et son mépris, et sa douleur. Selevant d’un bond, il s’approcha de Marthe et, la regardant dans lesyeux, la prit brutalement par les poignets.

- Qu’as-tu ? Qu’as-tu, Jean ?

Il ne répondit pas. Avec rage, il demanda :

- D’où viens-tu ?

- Pourquoi veux-tu le savoir ?

- D’où viens-tu ? Comprends-tu le français ?

- Si tu le prends sur ce ton, je vais…

- Réponds… je te dis.

- Puisque tu y tiens. Je viens de voir des amies. Nous avons dînéensemble… Nous avons été au théâtre…

- Ce n’est pas vrai. Tu mens. Tu viens d’arriver en taxi avec ton amant.

- En taxi ? Avec mon amant ? Tu es fou !

- Je t’ai vue.

- Lâche-moi d’abord.

Elle se dégagea avec violence, comme le jour où, à Onjou, il lui avaitpris les mains.

- Je te dis que je t’ai vue.

- Et moi, je te dis que ce n’est pas vrai.

Prise au dépourvu parce qu’elle avait pensé ne pas avoir à donnerd’explications sur l’emploi de son temps, elle avait eu peur uninstant. Mais, retrouvant son sang-froid, elle avait pris immédiatementle parti de tout nier.

- Réponds, je t’en supplie, continua Antoine About.

Il apparut à Marthe qu’elle pouvait calmer son mari et gagner du tempsen tergiversant sur la question du taxi. « Il a dû mal voir, puisque lavoiture s’est arrêtée sur la place. » Subitement radoucie, se faisantpresque caressante, elle remarqua :

- C’est quelqu’un qui me ressemblait. Je te dis que je suis venue àpied.

- D’où viens-tu ? Je te demande d’où tu viens.

- Je te dis que j’ai dîné avec des amies. Elles ont tellement insistéque je n’ai pas pu refuser.

- Et où avez-vous dîné ?

- Dans un restaurant du côté de la Madeleine.

- Tu mens.

A la vue de son mari, pâle, tremblant de colère, Marthe eut soudain lesentiment que tout s’écroulait autour d’elle, qu’elle allait se trouverseule, sans argent. Il lui apparut que nier, nier tout, l’évidencemême, était son seul salut.

- Je ne mens pas.

- Tu mens.

- Je te jure que je ne mens pas.

Cette fois About ne put supporter tant de cynisme. Sa raison sombra. Unbrouillard voila le passé. Il s’approcha de Marthe. Une seconde l’idéede la prévenir qu’il allait la frapper lui traversa l’esprit. Puis, detoutes ses forces, il lui asséna un coup de poing en plein visage. Ellepoussa un cri perçant, fit quelques pas en titubant, la tête enfouiedans ses bras repliés, puis, s’appuyant contre un mur, regarda en faceson mari. Les yeux emplis de larmes de colère, elle se mit à l’injurier:

- Brute… voyou… assassin !...

Anéanti, il demeura devant elle, les bras ballants.

- Tu es une brute… frapper une femme… tu n’as pas honte !...

Il n’entendait pas ce qu’elle disait. Pour la première fois, uneimmense détresse l’envahit. Il pensa à Edmonde.

- Ne crie pas… Tu vas réveiller la petite.

Mais sa femme était hors de soi.

- Elle saura tout… elle saura comme tu me traites… Tout le monde lesaura.

A la pensée que c’était lui qui était trompé, qui souffrait, et quec’était sa femme qui se posait en justicière, Antoine About ne secontint plus. De nouveau, il s’avança vers elle. Une telle expressionde folie était peinte sur son visage que Marthe, à demi morte de peur,se sauva dans un coin de la pièce.

- Elle ne saura rien, parce que je te tuerai, garce !

Les yeux exorbités, les doigts écartés, il s’approchait de sa femmequi, terrorisée, ne songeait même plus à se défendre. Soudain, comme ilallait l’atteindre, elle hurla :

- Si tu fais encore un pas, j’appelle… j’appelle Edmonde… elle verra deses propres yeux.

Jean-Antoine About s’arrêta. Ses traits prirent une expression dedouceur infinie. Ses bras retombèrent le long de son corps. Il étaitaccablé. Tout ce qu’il avait fait pour cette femme, toutes lesambitions qu’il avait eues pour elle, toutes les attentions délicateset obscures qu’elle avait éveillées en lui, tout le bonheur qu’il avaitdésiré lui donner, tout, et même cette pensée de lui offrir sa vie, sicela était nécessaire, qui lui venait en travaillant, se présentèrent àson esprit. De nouveau, comme au temps où, chassé de chez Daniel, ilsentait sa faiblesse devant le monde, il comprit qu’il était peu dechose, maigre et sans défense, qu’il n’avait rien des qualités qu’iladmirait chez autrui. Il se rappela combien il avait pleuré dans sajeunesse. Les instants d’exaltation au cours desquels il avait cru enson avenir repassèrent devant ses yeux et lui apparurent enfantins.Aujourd’hui, il avait dépassé la quarantaine. Il ne lui restait rien àattendre de la vie ni à regretter. Son existence était uniforme. Lesannées durant lesquelles sa petite réussite s’était effectuée luisemblaient insignifiantes. Ce qu’il avait laborieusement édifiés’effondrait. Il regarda sa femme avec tristesse.

- Tu ne m’aimes donc pas ?

Elle avait les cheveux défaits, le visage couvert de larmes.

- Brute… tu n’as pas honte !

Il ne se fâcha pas. Doucement, il se dirigea vers un fauteuil, s’assit,puis se mit à pleurer.

- Tu peux pleurer maintenant, après ce que tu as fait.

Elle triomphait. Elle retrouvait le mari qu’elle était habituée àconnaître. En l’accablant d’injures, elle se vengeait elle se vengeaitde l’audace qu’il avait eue de changer. Au fond d’elle-même, il luisemblait que, grâce à la Providence, tout avait bien tourné. Si ellerayonnait intérieurement, elle s’appliquait à paraître souffrir d’unegrande injustice. Antoine About continuait de pleurer, cependantqu’elle le harcelait d’injures et de phrases méprisantes, parmilesquelles revenaient sans cesse ces mots : « Ce n’est pas honteuxd’être soupçonnée par une brute pareille. »

A la suite de cette scène violente, les deux époux vécurent un moiscôte à côte sans s’adresser la parole. Puis, d’un commun accord, il futentendu qu’il valait mieux se séparer. Antoine About remit à sa femmeune somme d’argent, contre quoi elle lui promit qu’il n’entendrait plusparler d’elle. Elle tint parole. Un matin elle partit, sans mêmeembrasser son enfant.

__________

Durant les premiers mois qui suivirent le départ de sa femme,Jean-Antoine About vécut dans une sorte de somnolence. Il délaissaitson magasin, sa fille, ses occupations. Il passait des heures éloignéde tout ce qui pouvait lui rappeler le passé, souvent en compagnie degens qu’il rencontrait dans les cafés et à qui il cachait son nom.

Son appartement lui était devenu odieux. Dès huit heures, il se levaitet partait toute la journée, soit pour une ville de banlieue, soit pourun quartier lointain, où il passait son après-midi au cinéma. Quand ilrentrait au milieu de la nuit, il ne se rendait même pas dans lesautres pièces de l’appartement et se couchait immédiatement. Comme ilavait du mal à s’endormir, il parcourait des catalogues, desprospectus, car, tous les prospectus qu’on lui donnait, il aimait à lesconserver et à les lire au lit, puis il s’assoupissait.

Bientôt une envie folle de revoir sa femme, mais ne pas lui parler, depasser fièrement à côté d’elle le prit. Par un de ses employés, il sutqu’elle avait fréquenté un bar de la rue Daunou, tout proche de sonsalon de coiffure. C’était là, en effet, que certaines de ses clientesse rendaient. Un soir, vers cinq heures, il passa plusieurs fois devantle bar sans oser y pénétrer. Jamais il n’avait été dans un bar. Ilcraignait de paraître ridicule, de ne savoir quelle boisson commander.Le lendemain, il revint. Il lui répugnait d’avoir l’air de chercher safemme. Il eût préféré la rencontrer par hasard. Mais c’était plus fortque lui. Il y entra. Un groupe de femmes était assis au fond de lasalle. Il sentit que parmi elles se trouvaient justement des clientesqui le connaissaient. A la fin, il osa un regard. Marthe n’était paslà. Il ressentit un profond soulagement. Il s’accouda au comptoir.Soudain, le sang lui monta à la tête. Il venait d’entendre cette phrasequi le bouleversait : « Tiens, c’est sa mocheté de mari ». Pour ne pasparaître entendre, il se raidit. Un vertige le prit. Machinalement ilbut le verre qui se trouvait devant lui. Puis, la tête tournée versl’endroit où il n’y avait personne, de manière qu’on ne pût le voirmême de profil, il sortit.

En marchant, il se répéta la parole perçue. Et, au fond de lui-même, ilsavait maintenant un gré infini à sa femme de ne s’être point trouvéelà. Il se demandait où elle pouvait être à cette heure. Son ignorancelui pesait plus que s’il avait eu la certitude qu’elle était dans lesbras d’un amant. Il la sentait en proie à déjà mille autresoccupations. A l’approche du soir, elle devait éprouver le mêmesentiment d’isolement, de détresse que lui. Et s’il l’avait rencontréeà cet instant, il sentait bien qu’il se fût approché d’elle au lieu depasser fièrement comme il l’avait fixé. Malgré l’évidence, ilcommençait à croire qu’il s’était peut-être trompé, que Marthe luiavait été fidèle.

Mais, avec le temps, il prit de nouvelles habitudes et commençad’oublier. A certains moments, il lui semblait pourtant qu’ellesn’avaient point d’histoire, qu’elles ne lui appartenaient point enpropre, puisqu’il était seul à  les avoir prises. Ses nouvellespréoccupations étaient plus légères que jadis et l’atteignaient moins,au point qu’il lui apparaissait qu’au moment où il voudrait se secouer,il les chasserait. Mais il ne se secouait jamais, cherchantinconsciemment qu’elles prissent, avec le temps, de l’ampleur, qu’ellesdevinssent de véritables soucis, dont il n’eût pu se débarrasser. Il enétait de même pour les nouvelles gens qui l’approchaient. Ils n’avaientpoint, comme jadis, cet air de jouer un rôle dans sa vie. Ilssemblaient appartenir à un autre monde, vaste et paisible, où personnene s’aimait ni ne se haïssait. C’était comme une cohorte de fantômesqui l’entourait. Que ceux-ci disparussent complètement ou quesubitement leur nombre s’accrût lui était égal. Les maisons, les rues,elles aussi changeaient. Partout il y avait plus d’air. Partout, unvide se faisait à son approche. C’était comme quand on revient dans laville de son enfance. Même les personnes qu’il avait connues et qu’ilcontinuait de rencontrer étaient autres. Ainsi qu’en cette année de lavie où l’on vieillit subitement, il lui apparaissait à des riens quetous avaient passé par la même crise que lui et qu’ils étaient entourésdu même isolement. En marchant sur la cinquantaine, c’était vers unmonde nouveau, qui, comme le sien, était encerclé de solitude, qu’ilavançait. Tout ce qui, jusqu’alors, lui avait semblé devoirl’accompagner le quittait. Il se trouvait tout à coup aussi faible,mais sans foi, qu’au commencement de la vie.

L’amour qu’il portait alors à son enfant se transforma en idolâtrie.Une peur vague de l’atavisme faisait qu’il redoutait pour elle lesmaladies de ses ancêtres. Il n’était point d’attentions, de précautionsqu’il n’avait à son endroit. Quand il sortait avec elle, une fiertésans borne l’envahissait. Il souffrait lorsqu’il entrait dans laconversation de son enfant des phrases blessantes pour lui et qu’elledisait, par exemple, que le professeur de dessin, avec sa barbe enpointe et son toupet, ressemblait à un coiffeur. Plus elle grandissait,plus il apportait de soins à dissimuler sa profession. Un jour,craignant que son nom, à la porte de son magasin, n’attirât l’attentionde sa fille, il le fit enlever. Lorsque Edmonde eut quatorze ans, ilvoulut qu’elle prît des leçons de piano. En apprenant qu’il était unpeu tard, il en conçut une profonde tristesse. Déjà son enfantcommençait à souffrir de l’ignorance de son père. Jusqu’au jour où ilacquit la certitude qu’il n’en était pas de même pour la peinture, ilvécut dans des transes.

Il n’osait la chercher à la sortie de ses cours, tant il craignait deparaître commun à côté des autres parents, ni écrire aux professeurs,ni même leur parler. C’était Nathalie à qui incombaient ces soins.

Il se contentait de sortir avec Edmonde le jeudi et le dimanche. Sonplus grand bonheur était de se trouver à son côté. Ils allaient à lacampagne ou au théâtre. Tout ce que disait sa fille, il l’écoutaitreligieusement. Dans les moindres conflits, il lui donnait toujoursraison.

Un jeudi de mai, un événement vint le troubler et l’humilierprofondément. La veille, sa fille avait insisté pour aller visiter leJardin d’Acclimatation. Elle y avait pris rendez-vous avec une de sescamarades qui devait s’y rendre avec ses parents. « Cela sera amusant »avait-elle dit, « de se rencontrer. » Elle avait caché ce rendez-vous àson père, sentant confusément qu’en le connaissant il n’aurait pasvoulu venir. La journée était belle. A deux heures, le père et la fillese trouvaient déjà dans le jardin. Antoine About ne se tenait pas debonheur. Il disait à chaque instant à sa fille de courir devant luipour la regarder de loin tout entière. Soudain, dans une allée, Edmondeet Simone Marcellin se rencontrèrent. M. et Mme Marcellin venaientdoucement derrière. M. Marcellin était un homme de cinquante ans,grand, fort et fier d’allure. Colonel d’un régiment de tirailleurs, ilavait fait campagne en Chine, en Afrique, à Salonique et sur le frontfrançais. Il se tenait très droit. Une expression énergique étaitpeinte sur son visage bronzé. Il y a trente ans, dans un coup de tête,il s’était engagé dans ce même régiment qu’il commandait aujourd’hui.Les honneurs et les dangers de la vie militaire l’avaient attiré. Ilavait alors rêvé d’uniformes, de décorations, d’être un jeune etbrillant officier, de danser dans les bals de province, d’avoir lesplus jolies maîtresses des villes de garnison. Après une vieaventureuse, il s’était marié avec la veuve d’un préfet. Depuis, ill’avait trompée plusieurs fois. « Ce n’était que sensuel, » disait-ilpour se faire pardonner.

A la vue de cet homme, qui, galamment, se découvrait devant son enfant,Antoine About fut pris d’un sentiment complexe fait de honte et depeur. Il lui sembla qu’un vent brûlant soufflait autour de lui sansdiscontinuer. Toute la lourdeur de cette chaude après-midi pesait surses épaules. Il vit partout des journaux blancs dans les mains despromeneurs, des enfants enjambant les arceaux pour jouer sur lespelouses. La pensée de fuir traversa un instant son esprit. Il n’eutplus le temps de penser. Sa fille s’était tournée vers lui. Il étaitseul sur un espace assez large. Le colonel et sa femme le regardaientet s’avançaient déjà à sa rencontre.

- Monsieur About, certainement. Permettez-moi de me présenter : ColonelMarcellin.

Puis, se tournant vers sa femme :

- Monsieur About.

Le père d’Edmonde ôta son chapeau et balbutia quelques mots. Il étaitrouge. Il ne savait que dire. Il lui semblait que sa fille allait êtrecompromise à jamais. Il se raidit pour être digne d’elle. Mme Marcellinl’observait des pieds à la tête. Il arrivait à peine aux épaules ducolonel. Il eut honte de cette différence de taille, de ses manières,de son visage, de ses vêtements. Il lui semblait qu’il était écrit surson front qu’il était coiffeur, que les parents de toutes les camaradesd’Edmonde allaient l’apprendre, les professeurs aussi, et la phraseentendue dans le bar lui revint à l’esprit avec cette modification : «Tiens, c’est sa mocheté de père ».

Un profond désespoir l’envahit. Sa fille riait avec Simone. De la voirnaïve et insouciante lui brûla le cœur. Il lui apparaissait que, dès lelendemain, elle allait être tenue à l’écart et que personne ne luiadresserait plus la parole.

- Elles ont l’air de bien s’entendre, nos enfants… dit le colonel.

Antoine About se rappela les efforts qu’il avait faits jadis pourparler avec aisance à des directeurs. Il pensa : « Je n’ai qu’à parler,dire n’importe quoi. Tout vaut mieux que le silence. »

Il sourit, désigna sa fille du doigt et dit :

- Ma fille, comme la vôtre sans doute, aime, les promenades. C’estamusant, ce jardin.

Il s’arrêtait pour faire des courbettes. De temps en temps, il jetaitun regard inquiet sur les gens qui, lentement, le dépassaient.

- Il paraît qu’on peut monter ici sur des éléphants et sur des chameaux.

- De piètres chameaux, observa le colonel.

- Les enfants adorent les jardins et les parents les accompagnent avecplaisir.

Encouragé, Antoine About voulut expliquer les sentiments qu’iléprouvait à suivre Edmonde en ce lieu.

- C’est délicieux de voir son enfant prendre plaisir à des jeux qui,aujourd’hui, vous paraissent enfantins.

Au bout de quelques minutes, le colonel l’interrompit :

- En effet, c’est charmant. Malheureusement, les grandes personnes ontdes occupations que jeunesse ignore. Nous nous rencontreronscertainement une autre fois. Au revoir, monsieur. Au revoir.

De nouveau seul, Antoine About eut l’impression très nette que lecolonel, qu’il voyait s’éloigner, devait dire à sa femme : « Qu’est-ceque c’est que ce type-là ? » Dans ce jardin ensoleillé, au milieu despromeneurs joyeux, il se sentait misérable et chargé d’une vie obscure.Son passé se présenta dans sa mémoire. Il était fait de mille souvenirslamentables où grouillaient toutes les petitesses, toutes lesmesquineries qu’une vie peut contenir. Certains d’entre eux le firentrougir. Il appela sa fille et lui demanda de partir. Elle le regardaavec tant d’étonnement et de tristesse qu’il n’eut pas la forced’insister.

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A mesure qu’Edmonde grandissait, la fierté et l’amour de son pères’accroissaient encore. Il en perdait la tête. Elle était si belle àses yeux qu’il ne parlait jamais d’elle aux gens avec lesquels ilentretenait des relations d’affaires. Il lui semblait qu’en le faisant; il eût terni son enfant. Il gardait cette passion au plus profond delui-même. Quelquefois, pourtant, des voisins qu’il connaissait depuisdix ans lui demandaient :

- Et la petite, comment va-t-elle ?

Cette simple question bouleversait Antoine About. Il y trouvait unefamiliarité vulgaire qui lui rappelait sa véritable condition. Cettequestion, passant à travers lui, atteignait son enfant, la faisaitdescendre d’un échelon, la plaçait sur un plan inférieur. C’étaitjustement ce qu’il redoutait par-dessus tout. Sa raison d’être était demaintenir sa fille au-dessus du milieu dans lequel il vivait. Il avaitl’impression que l’échafaudage sur lequel elle se tenait était fragileet que le moindre relâchement de sa part risquerait d’en entraîner lachute. Et que sa fille ne se doutât de rien le faisait souffrir commes’il se fût trouvé en présence d’un malade ignorant la gravité de sonmal. C’était avec une attention jamais distraite qu’il veillait à cequ’Edmonde ne soupçonnât rien. Tout ce qu’elle désirait, il le luiaccordait. A la maison, il se surveillait continuellement afin d’avoirde bonnes manières. Il parlait peu. Bien qu’il le désirât ardemment, iln’ôtait pas son veston en été. Comme si sa présence eût pu ternir lachambre de jeune fille d’Edmonde, il n’y pénétrait jamais. La craintede paraître ignorant faisait qu’il affectait une grande indifférencepour toutes choses. De cette façon, son enfant ne lui posait querarement des questions. Quand, par hasard, elle lui demandait unconseil, il répondait invariablement : « Fais comme tes amies. » Unjour elle lui annonça que Simone faisait de la peinture et qu’ellevoudrait en faire d’une manière plus suivie.

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Edmonde avait alors dix-huit ans. Elle ne sortait pas sans emporter unvolume des Fleurs du Mal. Elle avait des préférences littéraires etartistiques. Durant des heures entières elle discutait sur l’art, surl’enfantement douloureux des œuvres, sur la différence du génie et dutalent, sur la vie des grands artistes, sur la société qui ne lescomprenait pas.

Aux yeux de son père, elle s’habillait drôlement. Mais il eût préférémourir que de lui faire une observation. Elle portait des sweaters decouleurs voyantes, des feutres comme ceux des hommes, mais dont ellelevait les bords chaque jour d’une manière différente, des foulards debatik. Ses cheveux étaient coupés très courts dans la nuque. Elle ne semettait aucun fard sur le visage. Elle affectait une mise négligée etun mépris de l’élégance. Sans qu’elle pût se l’expliquer, elle avaithonte de son père. Auparavant, il venait l’attendre au Luxembourg, oùelle le retrouvait à la sortie de son cours de dessin. Pour se rendre àces rendez-vous, elle quittait ses amies et se retournait plusieursfois afin d’être sûre qu’il ne se trouvait derrière elle personne quila connût.

Un jour, elle dit à son père :

- Je suis grande maintenant. Ce n’est plus la peine de venir mechercher.

Il se sentait, d’ailleurs, de plus en plus gêné près d’elle. « Elle mejuge, » pensait-il souvent. Il osait de moins en moins lui parler.Parfois même, quand il l’entendait entrer, il ne quittait pas sachambre. Il la fuyait et la recherchait en même temps. Ses marquesd’amour devenaient de plus en plus gauches, car il ne savait commentles manifester. A chaque instant, des remarques de sa fille leplongeaient dans un abîme. Un jour, par exemple, comme il lui avait diten la regardant avec admiration : «  Je voudrais que tu sois unereine, » elle avait répondu avec une pointe de mépris : « Tu devraisdire une sainte. » A table, il n’osait manger. Il se contentait derester près d’elle, de lui sourire chaque fois qu’elle levait les yeux.Ce n’était que lorsqu’elle était partie qu’il se restaurait. Il nel’embrassait pas. Il lui gardait seulement la main longtemps dans lessiennes, ce qui amena une fois la remarque suivante de sa fille : « Tuas une façon de serrer la main ! » Il dissimulait de plus en plus sonamour, trouvant un bonheur âpre de voir son enfant accepter sans mêmeles remarquer tous les sacrifices qu’il faisait pour elle.

Mais un événement imprévu vint lui causer une grande douleur. C’étaitun dimanche. Il avait tenu absolument à sortir avec sa fille. Elleavait d’abord refusé, puis, finalement, lui avait dit :

- Eh bien, allons au Louvre. Je t’expliquerai ce qui est beau etpourquoi c’est beau.

Comme ils longeaient les quais, Edmonde, soudain, sans dire un mot, semit à courir. Cent mètres plus loin, elle s’arrêta. Quand il l’eutrejointe, Antoine About lui demanda :

- Mais qu’est-ce qui t’a prise ?

- Oh, rien. Ce n’est rien. J’ai eu envie de courir.

Antoine About ne comprenait pas. L’attitude de sa fille lui semblaitcelle d’une folle.

- Allons, viens, papa. Ne restons pas ainsi sur place.

Il obéit. Pourtant cette scène ne pouvait quitter son esprit.

- Enfin, Edmonde, dis-moi pourquoi tu t’es sauvée comme cela, tout àcoup.

Elle hésita une seconde, puis, naïvement :

- Sur l’autre trottoir, il y avait des gens que je connaissais.

- Tu ne voulais pas leur parler ?

- Non, penses-tu, papa, ce n’est pas cela.

En un instant, toute l’ombre qui baignait l’esprit d’Antoine About sedissipa. Ce qui était obscur devenait éclatant. Il comprenait tout. Safille avait honte de lui. Elle s’était sauvée pour qu’on ne le vît pasen sa compagnie. Il continua de marcher sans rien dire, mais une grandetristesse l’envahissait. Aucun reproche ne vint sur ses lèvres. Au lieude se froisser, il s’en voulait d’être si gênant pour sa fille. Ilacceptait son sort avec une résignation poignante en ne s’efforçantqu’à une chose : dissimuler sa douleur. Cependant, une amertumeprofonde lui donnait envie de pleurer. Pour cette enfant, il avait toutfait. Durant des années, il n’avait vécu qu’avec un but : la combler.Il en avait été de même pour sa femme. Personne, pourtant, ne lui enétait reconnaissant. Il n’en pouvait plus. Des larmes coulaient de sesyeux. Lui aussi, il aurait voulu à cet instant se sauver.

- Il vaut peut-être mieux que tu ailles seule au Louvre. Je n’y connaisrien dans la peinture.

Edmonde le regarda avec étonnement.

- Comme tu voudras, papa. Il me semble, en effet, que c’est mieux.

Il la regarda partir avec l’espoir qu’elle se retournerait pour luifaire un signe ; puis, lentement, il s’achemina vers sa maison.

___________

Cet événement devait en précéder un autre beaucoup plus grave. Un soir,après le dîner, comme il lisait son journal, dans la salle à manger,Edmonde s’approcha de lui et, prise d’une tendresse inhabituelle,l’embrassa sur le front.

- Mon père chéri, je voudrais te parler sérieusement.

Antoine About n’était pas accoutumé à cette douceur. Une sorte deravissement coula dans tout son être. Il y avait des fleurs dans desvases. C’était lui-même qui, le matin, allait les chercher pour donnerà l’appartement un air plus accueillant, tant il redoutait que sa filles’y ennuyât.

- Parle, mon enfant chérie.

- Tu ne m’interrompras pas avant d’avoir tout entendu.

- Mais non.

- Il ne faudra pas te fâcher si je te demande cela.

Antoine About eut un pressentiment. Il dit pourtant :

- Tu sais bien que je t’aime trop pour me fâcher.

- Eh bien, je vais te demander quelque chose. Voilà. J’ai pensé que ceserait mieux si j’habitais près de l’école de peinture. Je prendrai unechambre à l’hôtel. L’argent que tu dépenses pour moi à la maison, tu mele donneras. De cette façon ce sera mieux pour moi, pour mon travail.On se verra la même chose. Je viendrai à la maison tout le temps.

Edmonde désirait sa liberté avec passion. Elle avait soifd’indépendance. Elle se sentait déchue d’habiter cet immeuble triste deMontmartre, d’être obligée de rentrer à l’heure des repas, de nepouvoir sortir, le soir, que rarement. Elle rêvait de rester tard dansles cafés à parler de peinture, de manger dans les restaurants àn’importe quelle heure, d’avoir une existence d’artiste.

Lui ne l’écoutait plus, ni ne la voyait. Tout à coup il avait comprisque c’était fini, qu’il n’avait plus d’enfant, qu’il était seul. Unepensée brutale traversa comme un éclair son esprit : « Je l’enfermeraiplutôt que de la laisser partir. » Puis, il retrouva son calme. « Ah,c’est bien fait, c’est bien fait. » De nouveau, il se résignait. Ilsentait que rien ne pouvait retenir son enfant, que sa demande étaitimpérieuse. Elle le regardait avec des yeux suppliants. Un instant, ils’imagina qu’elle avait un amant. Alors, il la vit devant lui. Elle luiparut si jeune, si fraîche, si naïve, si supérieure à lui que sessoupçons s’envolèrent aussitôt.

- Tu veux absolument quitter la maison ?

- Mais tu n’as pas compris, papa. Je ne quitte pas la maison. Je prendssimplement une chambre près de l’académie. C’est mieux, comme cela,pour mon travail.

Antoine était désarmé devant la première volonté si farouche de sonenfant.

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Au commencement, Edmonde vint souvent voir son père. C’était une fêtepour lui. Il commandait des gâteaux, fleurissait l’appartement, puis,comme s’il se fût agi d’une cérémonie, se rendait dans le salon, où,rasé, vêtu de neuf, il attendait en marchant de long en large.

Quand il la revit la première fois, après une absence de trois jours,il ne put la quitter des yeux. Tout ce qu’elle avait fait sans lui ence laps de temps se présentait à son esprit. Elle avait donc pris desbains, des repas. Elle était coiffée comme le jour où elle l’avaitquitté et, pourtant, elle avait dû ôter son chapeau peut-être dix fois.

Elle arrivait toujours en retard. Elle prenait aussitôt toutes lesattitudes d’une personne qui n’a pas d’occupations immédiates et veuts’attarder. Elle se mettait à l’aise, demandait à se rafraîchir ou àboire du café, s’asseyait dans un fauteuil et affectait une posenonchalante, comme si elle eût voulu dormir. Puis, tout à coup, unquart d’heure après, elle prétextait d’un cours pour partir. Sesvisites s’espaçaient de plus en plus. Son père ne sortait presque pas,de peur de la manquer.

Ce qui devait arriver arriva. Durant une semaine entière, Antoine Aboutl’attendit en vain. Chaque jour, il se promettait de se rendre lelendemain à  l’hôtel de sa fille. Mais une sorte de pudeur l’enempêchait. Il craignait de rencontrer des gens avec lesquels ilfaudrait qu’il engageât une conversation, de paraître soupçonner lamauvaise conduite de sa fille.

Pourtant, le huitième jour, il n’y tint plus. Il se leva de bonneheure, prit un taxi et se fit conduire à l’hôtel. Plusieurs fois, encours de route, il faillit rebrousser chemin, tant il était ému. Devantl’hôtel, il demeura un moment indécis. « C’est peut-être trop tôt, »observa-t-il. A la fin, il entra.

C’était un immeuble ordinaire transformé en hôtel. La cour du fondétait surmontée d’une verrière. Dans le porche, qui avait été aménagéen hall et pavé de mosaïques, des gens, qui parurent des étrangers àAntoine About, se balançaient dans des rocking-chairs. La fenêtre de laloge de la concierge avait été supprimée. L’embrasure formait comme unepetite baie qui donnait sur une pièce étroite destinée primitivement àl’usage des fumeurs, mais où les locataires s’attablaient pour écrireleur correspondance.

- Est-ce que mademoiselle About est chez elle ?

- Je vais voir.

Le patron de l’hôtel regarda le tableau des clefs.

- Elle est chez elle. Je vais la prévenir.

- Ce n’est pas la peine. Je vais monter. Dites-moi à quel étage est sachambre. Je suis son père.

Jean-Antoine About avait prononcé ces derniers mots avec fierté. Maistout de suite il le regretta. « Je n’aurais pas dû dire que je suis sonpère, pensa-t-il. Que je suis bête ! On va avoir maintenant moinsd’estime pour elle. » Il s’engagea dans l’escalier. Son cœur battait.

A un moment, il eut comme un remords de venir à l’improviste chez sonenfant et faillit retourner sur ses pas.  Devant la porte de safille, il chercha, avant de frapper, un prétexte à sa visite. « Je luidirai que je craignais qu’elle fût malade. » Il frappa.

- Qui est là ?

Il reconnut la voix de sa fille. Mais, d’avoir articulé cette phrasequ’il n’avait jamais entendue dans sa bouche, cette phrase qui venaitd’une chambre qu’il ne connaissait pas et où vivait pourtant l’être quilui était le plus cher au monde, il eut comme le sentiment désagréableque ce n’était pas Edmonde qui l’avait prononcée, mais une femmeinconnue.

- C’est moi.

- Toi, papa ? continua la voix, qui s’était approchée de la porte.

- Oui, je viens te voir.

La voix se fit anxieuse.

- Mais je suis encore couchée. Attends-moi en bas… je te rejoins dansquelques secondes.

A ce moment, il sembla à Antoine About que, derrière la porte, uneautre voix, celle d’un homme, venait de dire quelques mots.

- Mets un peignoir.

- Mais non, papa. Descends. Je te dis que je te rejoins tout de suite.

Antoine About entendit des pas derrière lui. C’était le patron del’hôtel qui montait lentement et le regardait à la dérobée. Il eutl’impression que cet homme voulait se trouver là quand la portes’ouvrirait et que c’était pour cela qu’il ne se hâtait pas.

- Tu descends, papa ? demande Edmonde.

- Non, je t’attends là.

- Fais-moi ce plaisir. Descends donc, papa.

Le patron de l’hôtel continuait de monter lentement l’escalier. Mais ilavait beau traîner tant qu’il pouvait, il se trouvait maintenant àl’étage au-dessus.

- Ouvre, Edmonde.

- Je ne peux pas… Je ne peux pas... Descends… Je te rejoins dans uneseconde.

Antoine About eut un étourdissement duquel il sentit qu’il ne pouvaitsortir que par la violence. Il avait deviné que sa fille se trouvaitavec un homme ; mais cela ne lui avait encore rien fait. Ce n’était passûr. Il ne voulait pas savoir. Il ne voulait pas partir. Il voulaitentrer dans cette chambre. Du poing, il frappa de toutes ses forcescontre la porte, en hurlant soudain :

- Ouvre… Ouvre… je te dis d’ouvrir ou j’ameute l’hôtel.

Ses instincts, longtemps refoulés pour le bonheur de son enfant,reparaissaient. Il n’avait plus à être digne d’elle. Dans la chambre,Edmonde, affolée, le suppliait.

- Ne te fâche pas, mon papa. Je vais ouvrir… mais descends…

- Ouvre, ouvre, ou je défonce la porte.

- Oui… je vais ouvrir. Attends une seconde.

- Tout de suite… Tout de suite.

Alors, malgré sa colère, malgré ses tempes qui bourdonnaient, il perçutune voix tremblante. Il reconnut celle de sa fille. Elle semblait neplus venir de la chambre. Elle disait : « Mais il y a quelqu’un ici. »

Antoine About ne saisit pas le sens exact de cette parole. Elle dansaitdans son esprit. Il ne comprenait pas et pourtant, à présent, il n’yavait plus de doute. Sa fille elle-même venait de lui avouer qu’elle setrouvait avec son amant.

La rage croissait toujours en lui. Une pensée se précisait dans sonesprit trouble : faire en un instant de sa fille ce qu’elle eût étésans lui.

D’une voix butée et rauque, il continua :

- Ouvre à ton père ou j’appelle la police.

A ce moment, le patron de l’hôtel qui, de l’étage supérieur, avaitentendu toute la scène, redescendit et s’approcha d’Antoine About.

- Calmez-vous, monsieur. C’est un hôtel convenable ici.

About le dévisagea avec colère, puis, d’une voix empreinte d’un accentfaubourien qui venait tout d’un coup des profondeurs de son passé :

- Mêle-toi de tes affaires.

Au même instant, la clef tourna dans la serrure, mais la porte nes’ouvrit pas. Il attendit quelques secondes, les yeux fixés sur laserrure. Puis, comme un fou, il entra dans la chambre. Un jeune hommese tenait debout près de la cheminée. Effondrée dans un fauteuil, safille pleurait. La pièce était en désordre. Des tubes de couleurstraînaient sur la table. Aux murs, des croquis, fixés par une épingle,se balançaient légèrement. Une robe gisait à terre.

Antoine About fit quelques pas. La colère l’aveuglait. Le jeune homme,qui était grand et blond, lui dit tout de suite :

- Monsieur…. je vous demande pardon… mais je veux m’expliquer.

L’émotion le faisait bégayer.

- J’appartiens à une famille honorable. Mes parents seront au courant…permettez…

- Tais-toi, fit Antoine About.

Il s’approcha de sa fille, qui, depuis qu’il était entré, n’avait pasune fois levé la tête.

Il resta un instant près d’elle, la regardant de haut en bas, puis,tout à coup, lui donna un coup de pied dans les jambes.

- Tiens, de la part de ton père.

- Monsieur, je vous en supplie, fit le jeune homme en tendant les brasen avant.

- Mêle-toi de tes affaires.

Il passa la main sur son front, puis s’appuya contre l’armoire. Safille sanglotait. Il jetait de temps en temps un regard méchant surelle. A le voir, il semblait seulement qu’il venait de souffrir d’unmalaise. Soudain, ses genoux fléchirent. Durant une seconde, on eût ditqu’il allait tomber. Mais il se raidit, fit un pas d’essai, comme lesmalades, puis un autre. Près de la porte, il se retourna. Un rictusdéformait sa bouche et donnait à son visage une expression crapuleuse.On sentait qu’il cherchait les mots les plus grossiers qu’ilconnaissait pour les jeter à la face de sa fille et de son amant, maisque, dans sa douleur, il ne les trouvait pas.

De nouveau, ses genoux fléchirent. Le corps tremblant, il resta comme àdemi accroupi, les mains déjà en avant pour se protéger s’il tombait.Dans un suprême effort de volonté, il parvint à se redresser.

- Vous allez bien ensemble, balbutia-t-il. Et il partit.

Dans le hall, il vit un attroupement. Des femmes de chambre causaientavec les locataires. Tout le monde s’écarta à son passage. Le portieralla chercher un taxi, mais About ne voulut pas le prendre. Il nereconnaissait plus le patron de l’hôtel, qui s’empressait autour de luiet le conduisit par le bras jusque dans la rue. Il ne pensait plus. Ilalla droit devant lui comme dans un état d’hypnose. Un orage éclata. Ilne pensa même pas à s’abriter jusqu’à ce que la pluie eût cessé. Ilmarchait au hasard.

Le soir, il ne se coucha pas, ni ne se déshabilla. Il alla et vint dansl’appartement, comme un fou. Il n’avait pas déjeuné ni dîné. Parmoment, il réfléchissait ; mais, le plus souvent, il se trouvait dansune sorte d’inconscience. Il arrivait même qu’il oubliait tout, qu’ilne savait plus pourquoi il souffrait. C’était comme un abîme autour delui.

A d’autres moments, un curieux sentiment naissait en lui. C’était unmélange d’humiliation, de regret de s’être conduit comme un homme debasse condition, d’avoir, en un instant, détruit ce qu’il avait édifiéen des années, et en même temps de contentement. Puis il savourait lajoie amère de la vengeance jusqu’à ce que, tout à coup, il luiapparaissait que celle-ci se tournait contre lui.

Au milieu de la nuit, une lumière se fit petit à petit dans soncerveau. Il n’avait, pour sortir de sa douleur, qu’à se laisserdoucement glisser vers la déchéance, à oublier toutes ses ambitions ettous ses rêves et à ne plus chercher qu’à atteindre un seul but : celuid’être le dernier des hommes.

Mais cet épanchement vers le néant était encore trop neuf pour qu’ils’y arrêtât longtemps. Des accès de désespoir normaux y succédaient.

Le lendemain matin, Nathalie lui apporta une lettre. C’était sa fillequi lui écrivait :

« Père, mon âme t’est étrangère. C’est vers un autre idéal que le tienqu’elle tend. Peut-être que plus tard tu comprendras que je n’ai rienfait de mal. Le monde, dans son hypocrisie, cache ses vices derrièredes principes barbares. Ceux qui les rejettent, la société les condamneà souffrir. Tu n’as pas deviné ce qu’il y avait de grand dans ma soifd’affranchissement. Je te jure encore une fois que je n’ai rien fait demal. Je te demande pardon de t’avoir fait souffrir. On n’a pas le droitde faire souffrir. »

Dans un post-scriptum, Edmonde annonçait qu’elle avait donné congé àl’hôtel et qu’elle reviendrait habiter avec son père.

Antoine About lut cette lettre sans émotion.

Après une nuit où il avait à peine dormi deux heures, il était glacé.Cette lettre, il avait l’impression que ce n’était pas sa fille quil’avait écrite. « Il la lui a dictée, » pensa-t-il.

Puis le souvenir de la scène de l’hôtel lui revint. Plus encore quel’acte de son enfant, sa propre grossièreté  avait tué son amour.Le besoin d’être enfin soi-même se faisait de plus en plus précis dansson esprit. « J’ai voulu être trop grand. » Ses aspirations avaientdépassé ses forces. A parti de maintenant, il vivrait bassement. Ilétait fait pour cela. Sa folie avait été  de croire qu’il pouvaiten être autrement.

Hanté par l’image intolérable de cet inconnu qu’il avait vu dans lachambre de sa fille, il éprouvait un bonheur douloureux à se laisserglisser vers le renoncement. Il ne méritait aucun amour. Il ne méritaitpas de rendre heureux quelqu’un. Qu’on le laissât seul et tranquille,c’était tout ce qu’il désirait à présent. Il appela Nathalie.

- Vous direz que je suis parti en voyage, que vous ne savez pas quandje reviendrai. Surtout, n’ôtez pas la chaîne en lui parlant. Il ne fautpas la laisser entrer.

Durant huit jours, Antoine About s’absenta. A son retour, la premièrechose qu’il fit fut de demander si Edmonde était venue. Nathalie luirépondit qu’on avait sonné plusieurs fois, mais que, pour être plussûre d’obéir à ses ordres, elle n’avait ouvert à personne.

Antoine About manifesta un certain mécontentement qu’il masqua souscette parole : « Vous auriez dû ouvrir. C’étaient peut-être des amis. »Puis il s’enferma dans sa chambre. Les bruits de la rue lui rappelaientle passé, et il se sentit plus seul encore dans l’appartement vide.

Au cours de la soirée, il se rendit dans la chambre de sa fille etfouilla dans tous les meubles, prenant plaisir à forcer les tiroirsdont il n’avait pas la clef. Il trouva des lettres, des cartes devisite, des invitations. Il eut l’impression que toute une vie qu’ilignorait l’avait entouré. Sa solitude présente n’était donc que lacontinuation d’une autre solitude. Peut-être ne pouvait-il s’entendreavec personne. Peut-être était-il le vrai coupable. Et un doute dont ilne savait comment se défendre l’envahit.

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Près de cinq ans s’écoulèrent jusqu’au jour où il reçut le télégrammede sa fille. Il avait complètement changé. Le salon de coiffure étaitvendu depuis longtemps. Maigri, hargneux, voûté, il était à présent unvieillard. Les soucis lui avaient donné un commencement de maladie defoie. A la moindre émotion ou contrariété, un point de côté l’empêchaitde marcher. Pourtant, il passait son temps à boire et à fréquenter demauvais cafés où il jouait aux dés, aux cartes, avec des camelots etdes jeunes gens qui ne travaillaient pas.

Au train où il vivait, il avait calculé qu’avec ses pertes de jeu ilserait sans argent dans trois ou quatre ans. Il ne s’en souciait pas.Il avait abandonné toute dignité, ne se soignait plus et portaittoujours des complets tachés, élimés, du linge douteux, des soulierséculés. Souvent, il se couchait sans se déshabiller.

Il était devenu tyrannique et se mettait à chaque instant dans descolères folles. Nathalie ne devait plus faire sa chambre ni changer sesdraps. Le reste de l’appartement, il l’ignorait. Pour se venger, parcequ’à ses yeux il était destiné à une nombreuse famille, il ne voulaitpas qu’on le mît en ordre. En passant, il jetait parfois, dans le salonou la salle à manger de vieux papiers, des chiffons, des os. Lelendemain, il fallait que ces débris se trouvassent à la même place,sans quoi il injuriait la bonne.

Elle lui apportait ses repas dans sa chambre. Il mangeait assis sur sonlit, sans se soucier des assiettes qui débordaient. Il se plaisait dansl’abjection.

Des gens étranges venaient le chercher, et, la porte d’entrée à peineouverte, se dirigeaient tout de suite vers sa chambre, sans mêmefrapper. C’étaient des garçons de café sans travail, des souteneurs quivenaient lui emprunter de l’argent, des filles de la rue quiemportaient chaque fois quelque objet.

Le propriétaire de l’immeuble avait en vain essayé à plusieurs reprisesde le chasser. Les concierges ne le saluaient plus et se refusaient àmonter son courrier ou à indiquer aux visiteurs à quel étage ilhabitait. A cause de cela, lorsqu’il donnait son adresse, il précisaittoujours l’étage.

Il redoutait tellement la solitude qu’il se plaisait à attendre, àn’importe quelle heure, des visites. Dès le commencement del’après-midi, il était à demi ivre. Mais son ivresse n’avait rien decelle des ivrognes. Il marchait droit, parlait clairement, distinguaitles cartes en jouant. Elle agissait comme sur une deuxième zone de sonesprit.

Ainsi, dès que la conversation quittait le champ habituel, il [neco]mprenait plus. Une sorte de gêne mêlée d’i[….]ue endormait sonjugement. Comme les bêtes [même] ses mouvements n’étaientqu’instinctifs. Il [sent]ait quelque chose d’anormal. De ses yeuxva[gues il] suppliait inconsciemment de revenir aux suj[ets habitu]els.A aucun moment il n’était assez lucide pour se souvenir nettement dupassé. Il avait tout oublié. Il ne savait plus qui il était, qui ilavait été.

Aussi, dans l’après-midi du jour où il avait reçu le télégramme, sedemanda-t-il plusieurs fois, en examinant avec attention le carré depapier :

- Qu’est-ce que c’est ? Un télégramme de quelle fille ?

Au plus profond de lui-même, il y avait bien une voix étouffée qui lelui expliquait. Mais cette voix était la même que celle qui lui parlaitdepuis des années et qu’il s’acharnait à ne pas entendre. A peineétait-elle plus forte. Par entraînement, tout son être s’opposait àl’écouter. Et c’était en parlant à haute voix qu’il lui semblait leplus facile de la fuir.

- De quelle fille ? Ils sont fous de m’envoyer des télégrammes. Dequelle fille veulent-ils parler ?

Il se versa un verre de vin blanc, qu’il but d’un trait. Contre le jourqui se faisait petit à petit dans son cerveau, il luttait comme undésespéré. Il but encore un verre de vin, froissa le télégramme.

- Qu’est-ce que c’est que cette fille-là ?

Malgré soi, il regarda pourtant sa chambre, comme si, dans quelquesminutes, quelqu’un devait y pénétrer. Du linge sale gisait dans uncoin. Le sol était couvert de papiers et d’épluchures. Dans des accèsde démence, il avait cassé toutes les glaces avec des talons desoulier, tiré le papier-tenture en de longues traînées aux endroits oùil s’était décollé.

Devant la fenêtre, il avait attaché une couverture à l’aide d’épingleset de ficelle à la tringle des rideaux, cela depuis le jour où il avaitaperçu un fumiste sur le toit de la maison opposée.

Des verres traînaient sur la cheminée poussiéreuse. Dans le mur, prèsde la porte, une longue épingle à chapeau était plantée. Plusieurs foispar jour, il s’approchait de la porte sur la pointe du pied et, toutd’un coup, d’un geste brusque, il l’enfonçait dans le trou de laserrure.

Il relut le télégramme.

- De quelle fille veulent-ils parler ?

Alors, son cœur se serra. Comme d’une brume, son passé émergea. Il sesouvint de ses débuts difficiles de sa femme, de tout ce qu’il avaitenduré. Des heures douloureuses passaient devant ses yeux. D’instinct,il se défendit. Au lieu de se faire aller à parcourir sa vie, ils’arrêtait à chaque réminiscence, par peur de la suivante qui luiferait peut-être plus mal encore.

- Cette fille, c’est Edmonde, c’est Edmonde !

A mesure qu’il répétait ce prénom, elle prenait de plus en plus corpsdevant lui, elle souriait, puis riait, puis avait le fou rire, ou bienson visage s’attristait, puis elle pleurait, puis elle sanglotait.

- Elle revient, elle revient, elle revient !

Et il comprenait qu’elle allait revenir.

Soudain, il laissa tomber ses bras le long de son corps, dans cetteattitude qu’il avait aimé à prendre devant sa femme, puis devant safille, pour leur faire comprendre qu’il était sans défense, et aussiqu’on pouvait le juger.

Un rayon de fraîcheur traversa le taudis. Une expression enfantine vintrajeunir son visage ravagé. Il semblait que la misère du décorn’existait plus. Elle entrait, sa fille. Son père était un vieillard.Cela la frappait. Elle s’approchait de lui, baisait ses mains etbalbutiait : « C’est de ma faute… C’est de ma faute, pardonne-moi ! »Et lui, qui était descendu si bas pour que ce jour fût miraculeux,redevenait un homme.

Une telle joie l’envahit qu’il se laissa tomber sur le lit et, dans sonallégresse, frotta ses joues ridées contre les couvertures enbalbutiant : « C’est fini… C’est fini ! » sans savoir exactement ce quiétait fini, mais trouvant en ces mots une grandeur à laquelle ilessayait d’appliquer ses pensées.

- C’est fini… C’est fini !

Maintenant, il savait ce qui était fini. C’était sa déchéance, sadouleur contre laquelle il luttait depuis des années. Elle aurait pitiéde lui en le voyant dans cet état. Il pleurerait à son côté. Cettefois, un grand amour les unirait. Lui, qui toute sa vie avait donné, ilrecevrait enfin. Il était vieux. Elle le soignerait, le veillerait. Unevie enchantée allait commencer.

Antoine About buvait toujours. Les heures étaient interminables. Iln’avait même pas fait sa toilette. Il voulait qu’elle le trouvât commesi elle était arrivée à l’improviste. Vers sept heures, il avaittellement bu qu’une torpeur engourdissait ses membres. Il appelaNathalie, chercha à lui prendre les mains, à l’embrasser en remontantle long de ses bras dans une tentative qui lui était familière.

Le soir, quand il était ivre, elle le tutoyait, parfois même lemaltraitait.

- Reste tranquille, vieux grigou.

D’ordinaire, il ne l’entendait pas. Cette fois, il l’écouta avecravissement.

- Vieux grigou ?

- Parfaitement.

- Appelle-moi encore vieux grigou.

- Vieux grigou.

A la fin, il se souvint de ce qu’il avait voulu dire à la bonne.

- Tu sais, ma fille arrive tout à l’heure. Quand tu ouvriras, tu dirasque le vieux grigou est là ; ne me préviens pas. Laisse-la entrer toutde suite comme les autres.

Il tourna autour d’elle.

- Allons, appelle-moi vieux grigou, des noms pires encore.

Nathalie s’éloigna. Il essaya de la retenir. Elle le repoussabrutalement. Avant qu’elle eût fermé la porte, il cria :

- Tu m’appelleras vieux grigou devant elle, hein ? Cela sera drôle.

Antoine About s’allongea sur son lit. Il avait ôté son veston. Uneatmosphère de dégradation flottait autour de ce vieillard pas rasé,dont le gilet était déboutonné, dont les pieds chaussés reposaient surles couvertures, dont les manches de la chemise étaient retroussées etqui somnolait dans une chambre qui sentait le renfermé et le vin.

A chaque instant, il avait des sursauts. Il lui semblait que la portes’ouvrait, que sa fille s’avançait. Il se soulevait alors à demi, puisse laissait retomber. A la fin, épuisé, il s’endormit.

__________

Il y avait à peine une demi-heure qu’il reposait, lorsque, dans sonsommeil, il entendit que l’on frappait. Il ouvrit les yeux. Une ampouleélectrique éclairait la pièce. Edmonde se tenait dans l’embrasure de laporte. Elle avait frappé pour le réveiller. Derrière sa fille, dansl’ombre, il aperçut la bonne. Il se leva d’un bond.

- Allons, qu’est-ce que tu attends, Nathalie ?... Appelle-moi vieuxgrigou… dépêche-toi.

Mais la bonne se taisait. Il promena un regard hébété autour de lui. Ilsavoura un instant sa déchéance, puis tout s’effaça. Il ne vit plus queson enfant.

- C’est toi ? demanda-t-il.

Elle avait maigri. Elle était vêtue modestement. Elle n’osait faire unpas. Elle regardait la chambre avec effroi. Cet homme était donc sonpère ?

Il attendait qu’elle s’approchât de lui et se jetât à ses pieds. Maiselle ne bougea pas.

- C’est ton père qui est là. Mais oui, c’est lui. Il a changé, hein ?Ce n’est plus le même.

Il guettait avec inquiétude un sentiment de pitié sur le visage de safille. Il l’attendait comme une délivrance.

Mais Edmonde demeurait impassible. Elle n’avait pas oublié que jadisson père lui faisait honte. Les paroles grossières qu’il avaitprononcées à l’hôtel retentissaient à ses oreilles. De le trouver dansun tel état ne l’étonnait point. Elle avait toujours senti chez AntoineAbout quelque chose qu’elle ne définissait pas, mais qui lui répugnait.C’était sans doute cette vulgarité, ce goût de la déchéance qui avaientdû exister, il y a cinq ans, mais qu’elle avait été trop jeune pourremarquer.

Surmontant sa répulsion, elle s’assit dans un fauteuil et posa, à sespieds, une valise de toile.

Ce n’était plus une jeune fille, mais une femme. On devinait qu’elleavait été soumise à un homme, qu’elle avait fait le ménage, qu’ellesavait coudre, qu’il n’y avait plus pour elle rien de mystérieux dansla vie. Après cinq années de privations, de vie à l’étroit dans deshôtels et des logements meublés, son amant venait de l’abandonner.C’était alors qu’elle avait pensé à rentrer. Après avoir hésité durantun long mois, elle s’était décidée finalement à envoyer le télégramme.

Antoine About ne la quittait pas des yeux. Il lui apparaissait petit àpetit que cette femme qui se trouvait devant lui ne pouvait êtreEdmonde.

- Ce n’est pas elle… Elle n’avait pas des mains comme cela. Non, cen’est pas elle.

Il l’examinait tantôt à la dérobée, tantôt avec sans-gêne.

- Edmonde, dit-il doucement.

Elle leva la tête. Alors, il se mit à crier :

- C’est ma fille, c’est ma fille.

Il venait de surprendre sur son visage une expression dont il sesouvenait. Mais cet élan fut de courte durée.

Quelques secondes après, Antoine About retomba dans son état desomnolence. La froideur de son enfant le blessait. Elle ne voulait passe jeter à ses pieds. Elle ne voulait pas avoir pitié de son père. Ilpensa que rien, même les actes extrêmes, n’eût pû la toucher. Une haineprofonde, qui n’avait pas cessé de croître parallèlement à toutes sesréflexions, le tira tout à coup de sa torpeur. Non contente de l’avoirpoussé dans un abîme, cette fille venait l’y retrouver pour qu’ilsouffrît encore davantage. Se levant subitement, avec des gestes fous,il se mit à hurler :

- Va-t’en… va-t’en… Je ne veux plus te voir. Tu veux me faire souffrir.Tu es revenue exprès. Je lis dans ton jeu. Mais je te chasse avant.Retourne avec tes hommes.

Un rictus cruel déformait ses traits. Il se vengeait de tout ce qu’ilavait enduré sur cette femme en qui il reconnaissait à peine sonenfant. Il voulut la battre ; mais la colère et l’alcool le faisaienttituber.

Edmonde s’était levée. Elle avait ramassé sa valise et,instinctivement, elle se dirigeait vers la porte.

- Va-t’en pour toujours. Laisse-moi comme je suis… laisse-moi dans masaleté… Ah ! tu voulais que je change. Eh bien, non, je resterai commeje suis. Cela me plaît. Je resterai comme cela.

Antoine About poussa une chaise du pied, la retint de la main, larepoussa si bien qu’elle tomba. Il se précipita pour la ramasser, tombapar-dessus elle, se releva, ramassa encore une fois la chaise et latint par un barreau.

Tout à coup, il la lâcha. Ses yeux se baissèrent. Il vit la chaisecouchée sur le sol. Alors, toujours en titubant, il s’approcha du lit,s’y laissa tomber de tout son long, puis, en plusieurs mouvementsconvulsifs, se recroquevilla, ramena ses genoux le plus haut qu’il put,pour, dans son esprit, ressembler à la chaise.

Durant quelques instants, il se cacha le visage dans ses bras repliéset fit semblant de dormir. Puis il leva lentement la tête : la chambreétait vide. Doucement, il quitta son lit, gagna le vestibule, où ilappela d’une voix pure :

- Edmonde… Edmonde… mon enfant… où es-tu ?

Personne ne répondit. Il alla d’une chambre à l’autre. Toutes étaientobscures et silencieuses. A la fin, il se rendit à la cuisine.Nathalie, assise près de la fenêtre, lisait un livre.

- Où est Edmonde ?

- Tu n’as pas encore fini ? Va te coucher.

- Edmonde, je veux voir Edmonde.

- Elle est partie.

Antoine About tourna la tête à gauche, à droite. On devinait qu’ils’interrogeait, qu’il cherchait à comprendre.

- Elle est partie ?

- Naturellement.

Il pencha la tête comme s’il eût voulu surprendre un bruit. Puis il seredressa. Son regard implorait Nathalie. Des expressions brèves sesuccédaient sur son visage. Ses lèvres tremblaient. Soudain, ils’approcha de la bonne et lui prit les mains. Elle se leva et, avantqu’il eût le temps de faire un autre geste, le gifla. Il ferma lesyeux, se força à rire, puis recula.

Lorsqu’il fut près de la porte, il posa sa main sur le bouton demanière à pouvoir la fermer au moindre mouvement de la bonne, puis, latête dans l’entre-bâillement, il la regarda longtemps pour le seulplaisir de lui sourire niaisement durant une seconde chaque foisqu’elle posait ses yeux sur lui.


EMMANUEL BOVE.