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CAMPION,Robert (1865-1939) : Dînernormand – Au pays d’Auge (1910). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (23.X. 2013) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) de L’Amenormande : Revue mensuelle d'Art Régional Illustrée, n°62 dedéembre 1910, 6e année. Au pays d’Auge DÎNER NORMAND par Robert CAMPION _____ LA MARMITE bout à gros bouillons et lance de petits jets de vapeur quiparfument la maison. Aux victuailles, aux plats posés sur la table, àl’air affairé de Catherine, je devine un jour de frairie. Et les rayonsgais du matin se fixent au ventre rond des étains, le soleil joue avecla flamme de l’âtre. On dirait les pinsons de la fête. Un couple vient de s’envoler duseuil, s’est posé sur le haut du poirier d’en face. La brise, un peuforte, emporte avec elle les corolles rosées des quenouilles. Lesarbres sont blancs, le ciel bleu, la maison claire. Je subis lavirtuosité des pinsons. Je chante. C’est Pâques, un dimanche unique.Mme Neuville traite ses amis. Dans la salle à manger, la table est couverte d’une nappe dont lesangles sont retenus par des nœuds. Elle est chargée de vaissellecoloriée : l’assiette creuse de Rouen, à l’ombre du pichet en terreverte de Pré-d’Auge, avoisine une faïence à la tulipe, où le coq altierdes fonds fleuris, se tient perché sur le rebord d’une mignonnecorbeille. Le vernis brun d’une brioche énorme s’oppose au papier jaunides confitures, à la pulpe ridée des fruits de l’an passé. Il y a làdes reinettes de Bretagne et de Caux, des pommes grises du Poitou. Lespoires de Doyenné ont une place d’honneur, ainsi que les liqueurs decassis et de framboises. A la manière des marchands de plaisir, lesboîtes rondes de biscuits offrent l’aiguille mobile de leur cadran. Lespiles de pain « brié » s’élèvent à hauteur des bouteilles. La tourtede seize livres est posée sur une chaise, et trois petits flaconsd’eau-de-vie – les trois couleurs – occupent les intervalles rapprochésoù trônent encore les parts du chanteau béni que Mme Neuville donne àPâques. Mme Neuville reçoit sa sœur, ma grand’tante, à l’époque des semis, auprintemps et à l’automne. A ce dîner d’usage, elle convie ses deuxfermiers, Duhamel et Deulé, et retient à sa table ses gens d’alou.Car mon grand-oncle est horticulteur, et l’on prévoit, dans ce repas,la relève des pépinières, les jours de greffage et les embellissementsdivers du jardin privé de ma grand’mère. Ma tante dépasse mon oncle de la tête. Elle a le front large, des dentsmagnifiques, le geste ample. C’est une femme à principes. Mon oncle estpetit. Il parle dans une barbe abondante qu’il caresse de la main. Il est une heure de relevée quand Catherine apporte la large soupièrede pot-au-feu. Les invités déploient leur serviette. Aucuns, pardiscrétion, la gardent sur leur genou, sans la déplier, et laremplacent par leur mouchoir de couleur. Ma mère, en toilette, s’estgarantie par un tablier blanc et, souriante, effile une longue lame quilui servira à découper. Tout le monde a son couteau. Celui de mon onclecontient une scie, une serpette, une spatule d’ivoire pour écussonner.Il en passe, avec onction, la lame entre ses doigts, ainsi qu’on faitde celle d’un rasoir. On va et vient de la salle à la cuisine, en seheurtant un peu à Hélie et à Harel, qui renouvellent sur la table lecidre flamboyant : – « Y n’y a brin d’eau d’dans ! » assure Hélie. Matante parle haut. Le soleil fait des taches mouvantes aux replis desrideaux. Sur le mur, en retour de la fenêtre, un marronnier plaquel’ombre de ses feuilles épanouies. Les coqs chantent. Et les pigeons sesont abattus du toit sur les marches de la maison. * * * La couleur du cidre, le léger chapelet de mousse qu’il garde en collierfont l’objet d’une causerie entre Morin et le père Hélie : Ce chaînonminuscule était l’indice d’un jus nourri de fruits. Les boissonsplates, sans corps avaient leur surface unie et calme ; elles étaientsans bulles. « No les véyait point s’dégramir comm’cettui-ci. » D’aucuns coloraient le cidre avec de la betterave. C’était pitié ! Sila pomme amère de Bray, le Blanc-Mollet, si le doux Joseph etl’Ambrette donnent un jus sans couleur, la reine des Hâtives et leMartin Fessard font un cidre rouge. Suivant les époques de maturité, ondevait mélanger les unes avec les autres, dans de bonnes proportions.Les grands crus, affirmait Harel, étaient tous bien orientés. – « Yfaut que l’pommier soit planté su d’la pierre à fusil ! Le reste, c’estde la physique ! » Le cidre nif, reprenait Hélie, s’brass’ avec l’eaudes mares ! l’eau d’ersouce est trop crue. Durant qu’jétais cheuxM’sieu d’Colbert, no z’allait pucher d’liau a eune mare couverted’canille, et vrai comme j’vous l’dis, son cidre flambait pareillementà l’eau-de-vie ! Ma mare, m’disait m’sieu d’Colbert, all’me vaut pusd’trois chents livres de rente ! » Mon oncle n’avait qu’une confiance médiocre dans les observations deHélie. Pour lui, l’eau de fontaine était la bonne, « Pou les bêtes etpou les gens ! pas Catherine ? » La servante était de l’avis de M.Morin, les bêtes aussi, puisqu’elles laissaient les mares de la fermepour descendre au ruisseau. « Les vaches qui boivent de l’eau claire,affirmait Catherine, ont le poil luisant, elles donnent du beurre enabondance. » Mme Neuville, à l’endroit des sources tenait un langage ingénu : Ellesavaient toutes une origine mystérieuse, et leur eau des effets biendifférents. Sans parler de la fontaine aux Galle, qui taritpériodiquement, vers la Saint-Clair, non plus de celle de Saint-Main,qui guérit les enfants pustuleux, elle savait dans la contrée dessources quasiment chaudes en hiver, et dont l’eau, quoique limpide,était impropre aux besoins du ménage : le savon n’y moussait pas, aucunlégume ne cuisait dedans… Mais mon oncle a levé son verre : « Ce cidr’est de première !... »dit-il lentement. – « De première !... » ont répété les invités. Hélie,qui l’a brassé, interroge du regard les dégustateurs qui font claquerleur langue et jouer la lumière au travers de leurs verres. A cetinstant le « coucou » passe sur la maison : Coucou !... coucou !... – «Le cidre est bon ! » clame Harel. Pour le second service, Catherine apporte un lapin au sang, et lacauserie s’est aiguillée sur les marchés du Jeudi-Saint. A cause del’abondance des foins, le bétail s’était vendu cher. Les transactionsavaient été nombreuses. Harel raconte l’histoire de la vieilleCollange, qui voulait échanger son vieux âne perclus contre un plusjeune. - « Bougez point d’là, ly dit l’père Lafosse, j’vas à la fouer,j’prendrai vot’âne aveuc mé, et j’vous l’remplacerai par un moinscaduc. El’ l’vieux mouron avait son plan : muchi dans s’nétable, ilavait tondu et ciré les pieds de çu pauv’bête, si bien quel’grison nes’rait pas reconnu ly même. Aussi, quand à la brune, le père Lafosserevint avec l’âne, bridé de neuf, à la porte du courtil, la vieilleCollange s’excusa-t-elle de recevoir un âne aussi pimpant. « Bé surqu’on ly reprocherait une coquetterie pareille ! » – N’ayez crainte, lydisait Lafosse, y s’f’ra à vos manières. Il est pus cher quel’autre, mais il est pu maniable. Sur que vous l’amignonnerez ! » EtLafosse ayant débridé l’âne, celui-ci s’en était allé vers l’auge où ilmangeait d’habitude. – « Veyez ! Veyez-le ! s’extasiait la vieilleCollange. Qu’il est intelligent ! Y va dret à la mangeoire ! Cupauvr’animal ! no dirait qui sent l’autre ! » La méprise provoque un rire sonore, repris à petits coups, selon leflux et le reflux des méditations naïves. On trouve le tour normand. Età propos d’âne, mon oncle dit : qu’on ne saurait faire la toilette àl’officier de santé de la Croupte, parce qu’étant bête et laid, ilresterait bête et laid toute sa vie. « Et ses confrères itou », insinueDuhamel. Tous ces gens-là vous entretenaient les humeurs avec desdrogues sans nom, n’y fichaient goutte ! Et Morin, qui connaissait lessimples, en savait plus long qu’eux. C’était sottise de les allerchercher au prix de deux ou trois écus, pour se faire administrer unepurge. Leur air grave, seul, en imposait. Ils n’étaient jamaisd’accord. M. La Borde qui interdisait aux hommes sains, le cidre pur etl’eau-de-vie, prenait plusieurs « demoiselles de fine » dans soncafé. Ceux qu’il fallait croire, c’étaient les ossiers. Par destinationils remettaient bras et jambes. Ces médecins-là ne passaient point parles écoles ; ils avaient la pratique. Est-ce que le père Louis, neguérissait pas les entorses au moyen de signes en croix sur la foulure? – « Manquablement, s’écrie Hélie, que je n’ma jamais purgé. Et mev’là co ! » Le cidre délie les langues. On parle de tout un peu. De la cuisine, unarome brûlant de viande rôtie vient jusqu’à nous. Sur l’invitation deMme Neuville, mon oncle s’est levé pour verser le trou normand : unflacon à chaque main, il fait le tour en se penchant sur l’épaule desconvives. Il tient aux dames des propos galants. Si elles refusent leflacon qu’il offre de sa droite, le traître remplit leur verre duflacon de sa gauche. Et les bras se tendent. « De tout mon cœur !... –Je vous salue !... – A votre santé ! » Les yeux sont vifs et les jouesrosées. Et l’on plaisante Harel, obligé d’aller chanter vêpres avantque le rôti ne soit débroché. D’ici à ce qu’il soit à point, on fera untour de jardin. * * * Nous nous levons, dans un bruit de chaises repoussées, et l’onfranchit, en s’excusant les marches de la salle. L’odeur amère du buis mêlée au parfum des fleurs de poirier emplit labrise qui nous rafraîchit le visage. Ce mois d’avril est splendide.C’est, de notre coteau à celui d’en face, comme un déploiement de linblanc. Près de nous, les corolles du guignier se rouillent, mais lesépines rouges du mur et les fleurs pourpres du Japon étalent une chairardente. Par ailleurs, c’est une profusion de blancheurs écrues ettendres qui envahit la terre et jusqu’aux cimes des plus grands arbres.Cette neige descend la colline, semble se fondre au vert tendre després de la vallée pour renaître en amont jusqu’à l’horizon. Tous lespommiers ont le charme artificiel d’une féerie. « Y aura du fruit »,dit Hélie en amenant de la main le sion d’un arbre précoce. Mon oncle s’est penché sur un rosier. Il en gratte la mousse. D’un coupde sécateur, il abat une branche. Mme Neuville parle de variétés deroses. Les femmes font la toilette aux fleurettes et, pour un peu,Hélie quitterait sa blouse neuve et se mettrait à bêcher. Tout en parcourant les allées, nous avons gagné la porte du jardin,passé dans l’enclos où se trouvent les vaches. Celles qui sontcouchées, se lèvent à notre approche. Elles ont un ventre énorme, lepoil brun et la corne parfois retombante. Elles sentent le lait, nousregardent d’un œil indifférent. Doucement, les hommes se sont approchésd’elles et le poing fermé les auscultent au flanc. Ils proclament lesmamelles lourdes, ils disent que les pis menus et bien écartéstémoignent de bonnes bêtes. Les femmes caressent les amouillantes, enles claquant aux cuisses. Catherine circule parmi ses bêtes, lesdésigne par leur nom : La Baillette, la Deulé, la Chandeleur… La Deulédonnait jusqu’à 24 litres de lait par jour. Aux voix connues de Catherine et de Mme Neuville, l’ânesse et lespoules sont accourues ; les chats sont descendus des greniers comme àl’heure de la traite, tandis que le fût renversé d’un vieux pommier,deux chevreaux se cabrent au grand réjouissement de la compagnie. Onentend dans le bois voisin le roucoulement des ramiers et le bruit despics. Des mésanges font leur saut léger d’un pommier à un autre. Hélietraduit leur cri métallique et suraigu : « qui qui cui ! qui qui cui !– « C’est l’ rôti » répond Mme Neuville. Et se retournant vers lamaison, elle engage ses invités à regagner la table. * * * La bonne chère avive la gaîté de chacun. Catherine verse la poivrièredans l’assiette de Harel. Le chantre sourit d’une bouche gourmande,lippue, mouillée au cidre, en homme qui choisira sa revanche. Ma tante parle politique. Avec Duhamel, il est question des droitsonéreux de l’alcool ; de l’inquisition de la régie. « On doit êtremaître chez soi », a déclaré Morin. « Nul n’a le droit de franchir leclos cadenassé, et l’homme qui vient percevoir l’impôt dans les cavesne peut être qu’un déclassé. On devait le recevoir… à portée !... EtDuhamel fait le geste d’épauler un fusil imaginaire. Tout le monde estd’accord que la terre est imposée au-delà de ses forces, qu’uneconcurrence malhonnête fait déprécier tous les produits de fermage ;enfin les ouvriers s’en allaient vers les villes et les malheureux, quifrappaient aux âtres, menaçaient les fermes d’incendie. La République était un gouvernement de misère, reprenait mon oncle. Lerespect des citoyens entre eux ne pouvait naître que de l’inégalité desconditions. – « Pardon, si je vous corromps la parole, s’esseyaitHélie. Une supposition qu’tout l’monde soye aussi bêt’ que mé, qui quidirait la messe ? » – Harel, le pichet sur la cuisse synthétise :« Philippe d’argent ! Napoléon d’or ! République de papier ! » Le nom de l’Empereur a réveillé les souvenirs lointains de ma tante :L’empereur ! Le premier ! Si « cettui là » revenait ! Et voici qu’ellese répand sur des faits de l’expédition d’Egypte. Elle nombre desvictoires Marengo, Iéna, Austerlitz. Elle s’appuie sur descitations prises dans l’almanach de Mathieu Laensberg. Elle sait parcœur des paroles de Bonaparte : « Soldats, vous êtes une des ailes del’armée d’Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagne, de siège,il vous reste à faire la guerre maritime. » Et ma Tante s’est levée,elle écarte d’un bras retroussé, la brioche qu’on lui présente. Ellechante : « Salut, grandEmpereur de France ! Salut, mereconnaissez-vous ?... » Morin explique qu’il s’agit de la translation des restes de Napoléonaux Invalides, et que c’est Joséphine qui reçoit l’Empereur au ciel : – «Entendez-vous ! le canon gronde ! Vos cendresviennent d’arriver ! » L’empereur, répond avec tristesse : « Je vousreconnais Joséphine, Pardonnez monambition. Oui, je lesais femme divine, J’aurais dûsuivre vos leçons… » Ma tante pleure. Dans le malaise que cause sa véhémence, Morin coupe labrioche ; Catherine passe les confitures, les pommes et les poires. Lesparts du chanteau sont distribuées aux dames qui se signent. Hareltourne le moulin à café, cependant que s’estompe au mur, derrière matante, une lithographie représentant Napoléon III et l’impératricepenchés sur le berceau du petit prince. Il est six heures. L’ombre envahit la table sur laquelle la nappeparaît plus blanche, et Hélie place au centre et à ses bouts troischandeliers de cuivre, dont deux à branches et à bougies, le troisièmecontient une chandelle que Hélie, discrètement, mouche avec les doigts.Les petites flammes projettent des ronds au plafond. A nouveau laverrerie s’irise et les cruchons étincellent. Par la fenêtre, où je me suis accoudé, je vois le soleil se coucherdans un ciel bleu pâle, lamé d’ors et de vermillons sur lesquels sedécoupe la haute silhouette des peupliers et des ormes. Ils sont àdemi-feuillés. A la ligne de l’horizon, les pins sont d’un vert sombreet se confondent dans les étains du crépuscule. A peine perceptible,une étoile tremble au zénith, puis deux, puis trois, et cependant cen’est pas l’ombre. Le grand disque s’est à peine échancré. Le soir nes’appuie qu’à l’Occident du paysage où commence la nuit. Et j’ai l’impression, retourné vers la salle où le feu flambe, que lafête ne fait que commencer. Cela est si vrai que Catherine embroche uncouple de poulets pour servir à la bouchée du départ et que j’aperçois,à l’écart, un plat d’œufs à la neige. Robert CAMPION. |