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CAPENDU, Ernest (1826-1868) : Une famille en location(1885). Saisie du texte et relecture : J.F. Lefebure pour lacollection électronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (29.IX.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur des exemplaires (BMLisieux : n.c.)du Conteur (littérature, histoire, contes, nouvellesvoyages, biographies), du n°1925 du 1er avril 1885 au n°1933 du6 juillet 1885. Une famille en location par Ernest Capendu ~~~~I UNE VEUVE A MARIER Dernièrement Mme Amélie de Zermès, veuve, jeune etjolie, nullement fatiguée de sa beauté, mais beaucoup,paraît-il, de son veuvage, songeait à renouer leschaînes de l'hymen (style du Directoire) violemmentbrisées par l'inflexible Parque. Or, Mme Amélie de Zermès a vingt-huit ans à peine,elle possède des yeux bleus de la plus célestepureté, des sourcils châtains arqués comme ceux desMauresques, de longs cheveux bruns qui font le désespoir de soncoiffeur (lequel n'entrevoit pas le moindre placement possible d'unetresse postiche). Elle a une bouche mignonne garnie des perles d'usage,une tête d'un ovale parfait, une taille enchanteresse, demagnifiques épaules et un pied imperceptible. De plus, Mme Amélie de Zermès a de l'esprit et beaucoup,de l'éducation suffisamment, elle n'est pas trop bonnemusicienne, bref une foule d'avantages inestimablescontre-balancés par deux défauts importants. Manque defortune et manque de famille. Le bien que lui a laissé feu M. son époux aété follement dissipé par la coquette veuve,désireuse de briller et de plaire, jusqu'au dernier centime d'uncrédit étayé sur une centaine de mille francslestement jetés au vent de la prodigalité. Quant à la famille, elle n'en a pas, ou, si elle en a, elle neveut pas le faire voir, ce qui, comme résultat, revientexactement au même. Donc, en dépit de sa beauté, de son esprit, de sagrâce, de ses excellentes manières, la jolie veuve nevoyait poindre à l'horizon aucun boursier enrichi, aucun boyardmillionnaire, aucun hospodar valaque ou non valaque, aucun Anglaisspleenique. Ce n'étaient point les époux qui venaient,c'étaient, hélas ! les créanciers ! Et quel cortège, bon Dieu ! Un désastre étaitimminent. La couturière refusait de fournir les robes, lacuisinière se lassait de faire des avances, la femme de chambredemandait insolemment ses gages, le carrossier tenait la voiture enséquestre, le cocher menaçait de vendre les chevaux pourse payer de son avoine fournie, et le propriétairelui-même commençait à descendre dans la loge de sonconcierge pour interposer son autorité entre le vestibule del'escalier et les paquets que l'on aurait pu enlever. Sur ces entrefaites, Mme Amélie de Zermès, faisant contrefortune bonne contenance, s'en va un soir à l'Opéra. Unevieille amie (toutes les jeunes veuves ont une vieille amie)accompagnait la charmante femme. On chantait... (ma foi! je ne sais pasce qu'on chantait ce jour-là), toujours est-il qu'on chantait...ou à peu près. Dans un entr'acte, un coup est discrètement frappéà la porte de la loge, et l'ouvreuse entrebâillant laportière, passe une carte à la vieille dame. Celle-ci y jette les yeux, pousse un cri sourd et se retourne vivement : - Introduisez ! dit elle. Puis s'adressant à sa jeune amie - Mille pardons, toute belle, vous permettez ? - Comment donc !... Un monsieur se présente. C'est un homme de quarante ans environ, d'une distinctionextrême, mis avec une recherche du meilleur goût, maisd'une laideur épouvantable. Il salue en homme de bonne compagnie et ne prend pas le siègequi lui est offert. - Monsieur le marquis Alfonse de Ximéra ! - dit la vieille dame.- Madame Amélie de Zermès, chez laquelle j'ai l'honneurde vous recevoir ! En apprenant qu'il n'est pas dans la loge de la vieille dame, levisiteur se confond en excuses, en salutations, il veut se retirer...il craint d'être indiscret... mais on le calme, on le rassure, etil finit par accepter la chaise qui, si elle eûtété fauteuil, lui eût tendu les bras. La conversation s'engage. Le marquis parle de tout et sur tout...envers et contre tout. Amélie regarde parfois son amie. - Quel idiot m'avez-vous amené là ? lui glisse-t-elleà l'oreille. Il est assommant, votre marquis ! - Chut! fait la vieille dame. Deux cent mille livres de rente! Amélie sourit aussitôt, montre ses trente-deux perles, et,regardant le monsieur, elle le trouve moins laid, et, l'écoutantparler, elle le trouve moins sot. La conversation continue donc... l'opéra s'achève, lemarquis offre son bras, reconduit ces dames jusqu'à leurvoiture, s'incline et prend congé. - Comment le trouvez-vous ? dit la vieille dame à sa compagne. - Mais assez... original. - Vous avez dit le mot, ma chère. Quant à lui, il voustrouve adorable ! - Vous croyez ? - J'en suis certaine. - Et vous dites que le marquis a... deux cent mille livres de rente ?... - En terres ! - Alors, c'est M. de Carabas en personne. - Et si vous le permettez, je serai le Chat-Botté, moi ! - Comment? - Il est veuf, vous êtes veuve, comprenez vous ? Mme deZermès comprenait fort bien, mais elle ne voulait pas en avoirl'air. - Oh! fit-elle... je ne sais pas si les convenances... d'ailleurs il nem'aime pas, votre marquis. - C'est précisément pourquoi il vous épousera. - Plaît-il? - Écoutez, ma belle, le marquis est l'être le plusextraordinairement original que je connaisse, il est laid, il est sot,mais il est fort riche ; vous êtes au bout du rouleau...voulez-vous vous marier avec lui? A une question aussi nettement formulée, une réponseévasive n'était pas possible. Amélie ne répondit pas, mais elle fit un signe detête équivalent à une affirmation orale. Alors, dit la vieille dame, laissez-moi faire ; seulement c'estaprès-demain la première représentation du*Père prodigue*, ayez une loge... - J'en ai une. - Alors tout ira bien... - Mais expliquez-moi… - Rien !... - Cependant... - Vous verrez par vous-même ce qu'il faudra faire pour atteindrele but... nous voici à ma porte, merci et bonsoir! La vieille dame descendit du coupé et laissa seule etlégèrement agitée Mme Amélie deZermès. Celle-ci rentra chez elle, se mit entre les mains de sa femme dechambre ; mais une fois la toilette de nuit achevée, il lui futimpossible de fermer l'oeil. Amélie pensait au marquis, songeait à sescréanciers, se bâtissait un avenir doré,réfléchissait aux paroles de la vieille dame et sedemandait l'explication de ces paroles demi-mystérieuses qu'elleavait prononcées. Enfin, fatigue d'esprit, fatigue de corps appelèrent le sommeilau moment où le jour commençait àapparaître, et la jolie veuve se vit assaillie par une successionde rêves plus étourdissants les uns que les autres. Le lendemain de la soirée de la présentation du marquisà l'Opéra, Mme Amélie de Zermès passa lajournée à visiter sa garde-robe, combinant tout un plande séductions basé sur le choix des toilettes les plusétourdissantes afin d'arriver à subjuguer le millionnairegentilhomme. II UN SINGULIER PROSPECTUS Le surlendemain (c'était le soir que devait avoir lieu laseconde entrevue à l'occasion de la premièrereprésentation du Pèreprodigue), Mme Amélie deZermès venait de sonner pour permettre à un rayon desoleil qui frappait aux persiennes d'entrer dans sa chambre ; lorsquela camériste remit à sa maîtresse unevéritable liasse de papiers dont bon nombre étaienttimbrés et griffonnés. Amélie avait depuis quelque temps une correspondance trop suivieavec MM. les huissiers de la capitale pour manifester le moindre,étonnement à cette vue peu récréative maisquotidienne, et elle jeta sur le tapis, la liasse de papiers. Ceux-ci s'éparpillèrent en tombant, et une large lettrese détacha de la masse. Madame la ramassa prestement, la décacheta et l'ouvrit. Cette lettre était une circulaire imprimée ainsiconçue : « M. le baron Frédéric de B..., qui est en cemoment de passage à Paris, a l'honneur d'exposer au publicqu'étant doué d'un talent de conversation fortdistingué, nourri d'études solides (ce qui devient deplus en plus rare), ayant recueilli dans ses nombreux voyages une fouled'observations instructives et intéressantes ; il met son tempsau service des maîtres et maîtresses de maison, ainsi quedes personnes qui s'ennuieraient de ne pas « causer »agréablement. Le baron Frédéric de B... fait la « conversation» en ville et chez lui. Son salon, ouvert aux abonnés deuxfois par jour, est le rendez-vous d'une société choisie.(25 francs par mois.) « Trois heures de ses journées sont consacréesà une causerieinstructive mais aimable. Les nouvelles, lessujets littéraires et d'art, des observations de moeursoù domine une malice sans aigreur, quelques discussions poliessur divers sujets, toujours étrangers à la politique,font les frais des séances du soir. « Les séances de conversation en ville se règlentà raison de 10 francs l'heure. « M. le baron Frédéric de B... n'accepte quetrois invitations à dîner par semaine, à 20 francs(sans la soirée). « L'esprit de sa « causerie » est gradué selonles services. (Les calembourset jeux de mots sont l'objetd'arrangements particuliers.) « M. le baron Frédéric de B... se chargeégalement de fournir des causeursconvenablement vêtuspour soutenir et varier la « conversation » dans le casoù les personnes qui voudraient bien l'honorer de leur confiancene voudraient pas avoir l'embarras des répliques, observationsou réponses. « Il offre également aussi ses causeurs comme amis ou parents aux étrangers ou auxparticuliers peu répandusdans la société et qui cependant désireraient seprocurer les uns ou les autres. « Pour cette dernière affaire on traite en gros degré à gré, suivant le degréd'intimité demandé ou l'âge, la position sociale,le nom des parents que l'on désire. « Voici un petit aperçu des prix au détail pour lespersonnes qui, ne désirant qu'un seul ami ou un seul parent, neseraient pas disposées à traiter en gros : PREMIÈRE CLASSE Homme.Beau nom, beau titre, grand extérieur, voiture, 2laquais, 3 décorations étrangères (choix descouleurs assorti), air respectable. Gravité (de 40 à 60ans); au mois........................... 1000 Nota.Les promenades en public se payent en dehors (20 francsl'heure). Pour chaque décoration étrangère en susdes trois exigibles, 10 francs par mois. (Peut servir au besoind'oncle, de tuteur, de général étranger ou d'amid'un proche parent décédé.) Femme.Demi-jeune, jolie, belles toilettes, grandes manières,profonde connaissance du coeur humain, utiles conseils, un titre, veuved'un diplomate allemand; Hongroise ou Napolitaine d'origine (àla volonté), ayant beaucoup voyagé. Un coupé bas,un groom; au mois........................................ 800 Nota.Peut servir de cousine, de belle-soeur ou de maîtresse depiano. DEUXIÈME CLASSE Homme.Gros propriétaire, rentier, agronome et philanthrope.Vastes propriétés dans des pays éloignés.Belle tenue ; beaucoup de bijoux ; gourmet ; fin connaisseur en touteschoses ; joyeux entrain ; au mois....... 500 Nota. Peut servir deproche parent ou d'ami intime. Promenades enpublic comprises. Femme. Fille d'uncolonel polonais; a eu des malheurs; toujours endeuil. Air lugubre, intéressant ; parle peu. Précieusepour les cérémonies imposantes ou funèbres.Attendrissement facile. Grande rigidité des moeurs ; aumois..... 300 Nota. Possède, sibesoin est, d'excellentes notions dans l'artculinaire. TROISIÈME CLASSE Hommeou femme. Spéculateur hardi, inventeur au besoin detoutes choses, beaucoup de brevets (s.g.d.g.) ; boursier premier choix.- Séparée d'un mari ex-banquier qui vit en Belgique,retiré des affaires; plusieurs enfants, beau langage; grandefacilité d'élocution; au mois...... 250 Nota. Témoin pourmariage ; beaucoup de goût pour lescorbeilles de mariées. QUATRIÈME CLASSE Gensd'esprit des deux sexes. Artistes, écrivains, peintres,etc. ; tenue modeste (on les nourrit); au mois....... 55 CINQUIÈME CLASSE Hommes.Boursiers deuxième catégorie ; coulissiersretirés. Au courant de toutes les intrigues de la capitale;faisant un peu de tout et aptes à tout (on les nourrit et on lesloge); au mois: . . . . . . . . 25 Nota. Aimablescompagnons et précieux pour lesétrangers qui désirent s'amuser. Femmes. Trèsrépandues dans le monde (on traite degré à gré, suivant le degré deparenté que l'on désire.) « Comme on le voit, le baron Frédéric de B... esten mesure de fournir à toutes demandes, quelle que soit lacondition de ses clients. « Esprit, famille, beaux usages, langage choisi, le baronFrédéric de B... peut répondre à tous, detout et surtout. Une famille assortie ; au mois. . . . 2000 Idem. à l'heure.. . .. 50 Discrétiongarantie Après avoir achevé la lecture de cette oeuvresingulière, Mme de Zermès se mit à rire et jeta lepapier dans le tiroir d'un petit meuble. Le soir venu, elle s'habilla, et coquette, brillante, adorable,enivrante, elle attendit sa vieille amie. Celle-ci fut exacte commel'horloge de l'Hôtel de Ville. On monta en voiture et on partit. Un quart d'heure après on arrivait au Gymnase, on prenait placedans la loge et... on attendait. Enfin la toile se lève (le marquis n'était pas encorearrivé) ; ces dames avaient beau interroger les stalles et lesloges, elles ne voyaient rien, ou plutôt, elles voyaientbeaucoup, mais dans la foule, aucun homme ne se présentait aubout des verres de leurs lorgnettes qui eût la plus petiteressemblance avec M. Alphonse de Ximéra. Le premier acte s'achève au milieu des bravos... et le marquisne paraît pas. Le second acte commence, il était neuf heures passées.Amélie commençait à s'impatienter fort,lorsqu'enfin un léger coup est frappé à la portede la loge... «Entrez ! » dit aussitôt la vieille dame en seretournant. Amélies'accouda sur la barre d'appui de veloursrouge pour concentrer toute son attention à lorgner la salle. Le marquis Alphonse de Ximéra entra, salua et prit placederrière la vieille baronne, afin de pouvoir mieux causer avecAmélie. Le second acte commençait, avons-nous dit, de sorte que laconversation se trouva forcément suspendue avant qued'être commencée, et qu'il fallut attendre l'entr'acte. Le marquis paraissait inquiet ; soucieux, préoccupé,ennuyé même, et, le moment venu, au lieu de donnercarrière à l'incessant bavardage qui lui étaithabituel, il observa un mutisme presque absolu. Amélie regardait la baronne, la vieille dame regardait la jeunefemme, et toutes deux s'interrogeaient en vain à l'aide de laprunelle sans pouvoir se donner l'explication de la conduite bizarre dumarquis. Le troisième acte se passa ainsi, puis lequatrième. - La pièce vous plaît-elle ? demanda Amélie pouressayer de troubler le silence désespérant quirégnait dans la loge. - La pièce ? répéta le marquis comme un homme quel'on réveille brusquement, et qui n'a pas encore recouvrél'usage de son esprit. - Je vous demande, monsieur le marquis ; si la pièce vous plait? - Mais... franchement... elle me plaît fort peu, ou, pourmieux dire, elle me déplaît beaucoup. » Amélie fit un bond sur sa chaise, et un regard d'indignation,parti de sa noire prunelle, foudroya le malencontreux détracteurde l'un des auteurs les plus en vogue. - Mais, dit-elle, la pièce est de Dumas fils, cependant! - D'accord, répondit le marquis, mais elle medéplaît. - Cependant il a du talent ! fit observer la baronne. - Beaucoup de talent, madame, je le reconnais. - Eh bien ? - Eh bien ! je n'aime pas son Pèreprodigue. - Toute la salle est d'un avis contraire. - Que voulez-vous ? je suis original. - On applaudit de toutes parts à tout rompre, et vous seuldemeurez froid et indifférent. - C'est qu'en effet je suis froid et indifférent. - Quoi ! s'écria Amélie avec impatience, vous necomprenez donc pas la pièce? - C'est possible, madame ; mais ce qui est certain, c'est que je lacomprends différemment que tous les gens qui remplissent cettesalle. - Que comprenez-vous, monsieur le marquis ? Par grâce,expliquez-vous ! dit en minaudant la jolie Amélie, laquellecommençait à croire qu'elle s'était furieusementtrompée à l'Opéra en prenant le marquis pour unsot, et qu'elle avait devant elle, au contraire, un excentriquepeut-être, mais un homme d'esprit à coup sûr. - Madame, commença le marquis, je n’aime pas cettepièce pour deux motifs : le premier, c'est que nous voiciarrivés au dernier acte, n'est-ce pas ? et qu'il m'estimpossible de dire jusqu'ici qui a tort ou raison ou du père oudu fils, lequel il faut haïr, lequel il faut aimer ; enfin je nesais, ni vous non plus, ce que l'auteur a voulu prouver. Sonpère prodigue, d'ailleurs, est une exception parmil'espèce des pères. Paris en renferme trois ou quatre decette espèce et, au théâtre, c'est un typeprésentant une généralité qu'il faut mettreen première ligne, et non celui d'une heureusement trèsrare exception. Ensuite je vous dirai que je n'admets pas que l'on sapela famille par sa base ; je n'aime pas qu'un fils admoneste sonpère, ce qui est hors des lois sociales et naturelles, et cettecomédie me fait l'effet de chercher à détruire lerespect de la famille. Or, je l'avoue, je suis orphelin, je n'ai pas defamille, et cependant j'envie autour de moi une réunion deparents distingués, je sens que le bonheur ne peut êtreattaché à moi que par les liens de la famille. En achevant ces mots, le marquis lança un regardperçant à Amélie. Celle-ci rougitlégèrement et baissa le front. - En somme, vous vous ennuyez ? dit-elle pour dissimuler son embarras. - Non, répondit le marquis ; il me semble à chaque actevoir une pièce différente, et puis j'aime àcontempler l'enthousiasme forcé de tous ces gens dont les troisquarts applaudissent la pièce extérieurement, tout en ladénigrant intérieurement. Le cinquième acte commença ; la conversation cessa. Lapièce achevée, le marquis reconduisit ces dames, ainsiqu'il l'avait fait à l'Opéra ; mais en quittant labaronne au moment où elle montait dans la voitured'Amélie, il lui glissa deux mots à l'oreille, - Je vous attendrai, dit la vieille dame. Et elle partit avec sacompagne. - Quoi ? fit Amélie avec vivacité. - Le marquis viendra me voir demain à deux heures. Le reste de la route se fit dans un profond silence. Amélieréfléchissait, la baronne sommeillait. Cette nuit-là, Amélie dormit peu. Le lendemain, àquatre heures, la baronne faisait irruption dans la chambre àcoucher de sa jeune amie, laquelle, plus rêveuse encore que laveille au soir, était languissamment étendue sur unechaise longue. - Eh bien? dit-elle. - Nous sommes perdues ! s'écria la baronne ; vosespérances matrimoniales s'envolent! - Quoi! fit Amélie en pâlissant, je déplais aumarquis? - Loin de là ; il vous trouve plus charmante encore ! - Mais alors ?,… - Alors ? Voici l'évènement. Le marquis veut dînerchez vous le jour des Rois. - Qu'il y vienne ! - Très bien ; mais il ne veut pas dîner entête à tête il faut que vous soyez entouréede tous les membres de votre famille! Amélie pâlit davantage. On se rappelle que la jolie veuveou n'avait point de famille, ou en possédait une qu'elle n'osaitou ne pouvait montrer, car personne au monde ni du monde ne lui avaitconnu le moindre petit cousin. III UNE FAMILLE ASSORTIE Le jour des Rois, il y avait grand remue-ménage chez la jolieveuve. Dès cinq heures du soir, le salon étaitilluminé, les meubles rangés dans un désordresymétrique; un feu étincelant rougissait l'âtre dela cheminée de marbre vert. La salle à manger, soigneusement fermée, paraissaitêtre le théâtre d'une oeuvre mystérieuse,tandis que la cuisine, ouverte à tous vents, étaitenvahie par tout un monde de marmitons et de pâtissiers,d'officiers de bouche et de valets d'emprunt. A cinq heures et demie, la sonnette retentit timidement. On ouvre, unmonsieur se présente : mise convenable, air affable etimportant, démarche cauteleuse. La femme de chambre, qui a ouvert la porte, introduit le visiteur sanslui demander son nom et court auprès de sa maîtresse,à laquelle elle parle vivement a l'oreille. Amélie achevait sa toilette. Sa robe de velours noir dessinaitla ligne gracieuse de son corsage élégant et tombait enplis opulents jusque sur le tapis qu'elle balayait majestueusement. Savamment coiffée, la belle veuve était ainsi plusravissante que jamais. Aux paroles prononcées par la femme de chambre, elle s'empressed'agrafer un dernier bracelet et se rend dans le salon oùl'attend lé mystérieux visiteur. Celui-ci salue la maîtresse de la maison, qui lui répondpar un sourire des plus attrayants. On s'assied et... on ne dit rien. Nouveau coup de sonnette, vigoureux celui-là, impératif,magistral Un valet ouvre à deux battants la porte du salon etannonce à haute voix : - M. le commandeur Ivanof Gyrloskof ! Entre alors un énorme personnage tout de noir habillé,cravaté de blanc et portant au revers de l'habit unevéritable guirlande de décorations merveilleusementassorties. Le monsieur déjà introduit se lève aussitôt.Il va prendre par la main le commandeur, et se tournant vers la jolieveuve : - M. Ivanof Gyrloskoff, madame dit-il, votre oncle et votre parrain,passé au service de la Russie depuis vingt-cinq ans, et en cemoment à Paris. Amélie salue, le commandeur salue... et on se rassied. Deuxième coup de sonnette. Entrée d'une dame : cinquanteans au moins, grande sécheresse de corps, cheveux mal teints,toilette noire, grand deuil. Le monsieur se relève, saisit la dame par la main, et laconduisant vers Amélie : - La comtesse Paméla Ulcorbani, votre tante maternelle, dit-ilen s'inclinant ; veuve d'un général napolitain. Elle afait voeu de porter éternellement le deuil du défunt.Belles alliances au Livre d'or de Florence. La comtesse n'a pas pris place que la sonnette est de nouveauagitée. Cette fois, tintement discret. On annonce M. Philippe Dubois. M. Philippe Dubois est un petit vieillard propret, frais, dispos,à l'oeil éveillé, au nez vermeil, à labouche épanouie. - Un ami de feu votre époux, dit encore le monsieur faisantfonctions d'introducteur ; grand gourmet, beaucoup d'esprit. Il vous avue naître et vous aime comme un père. M. Philippe sourit, prend la main d'Amélie, la porte àses lèvres : - Chère enfant ! murmure-t-il ; et il va donner une cordialepoignée de main au commandeur. Quatrième coup de sonnette! Introduction dans le salon de deux dames et d'un monsieur. Les deuxdames sont admirablement mises, mais parfaitement laides. On ne saittrop quel âge leur donner. Le monsieur est jeune, bien frisé, fortement barbu : tenue dejournal des modes. - Anaïs et Blanche, vos cousines germaines, continue le personnagemystérieux. Elles ont eu le malheur de perdre leurs parents ;vous leur avez toujours tenu lieu de soeur. M. Raoul d'Ermelon, votrecousin, continue le monsieur en se tournant vers le jeune homme.Espérance de la diplomatie. Et enfin, moi-même, baron deB..., votre meilleur ami ! Vous le voyez, madame, la famille est aucomplet. Amélie, que chacune de ces présentations a de plus enplus vivement embarrassée, ne répond pas tout d'abord.Cependant elle se remet peu à peu, et tirant àl'écart le baron pendant que les membres de sa famille causentfamilièrement entre eux : - Vous me répondez de tous ces gens ? demande-t-elle. - Au prix convenu, comme de moi-même, répond gravement lebaron. - Et ils disparaîtront ? - Le lendemain du mariage. Si madame est satisfaite, elle pourraêtre généreuse envers chacun d'eux. Madame peutvoir que l'on n'a rien négligé. Le baron achevait à peine que la sonnette retentit encore. - Le marquis ! murmura Amélie. - Se grise-t-on ? demande M. Philippe Dubois à l'oreille dubaron. - Non ! répond impérativement celui-ci. - Quelques calembours ? dit le commandeur de l'autre côté. - Oui... peu... par-dessus le marché. Ils sont compris ! - Bien ! - Pleure-t-on ? demande à son tour la veuve dugénéral napolitain. - Beaucoup ! Avez-vous le portrait du défunt ? - Voilà ! et voici ! répond la veuve en désignantd'un double geste un énorme, médaillon agrafé sursa poitrine et un bracelet tressé en crins noirs que l'on peutprendre pour tissé avec les cheveux d'un nègre. - Très bien ! fait le baron. Attention ! En effet, la porte vient de s'ouvrir et le marquis donnant le brasà Mme de Sainte-Marie, entre dans le salon. La vieille damejette un rapide regard sur l'assemblée et paraîtsatisfaite. Le marquis s'incline devant Amélie, qui lui tendfamilièrement sa petite main blanche. - Monsieur le marquis, dit la jolie veuve, j'ai l'honneur de vousprésenter quelques-uns des membres de ma famille. Après quelques compliments échangés, un valet vintannoncer que madame était servie, et le marquis, arrondissantgracieusement le bras droit en forme d'anse, invita du regard lamaîtresse du logis à appuyer ses doigts blancs sur le drapnoir de l'habit. On passa dans la salle à manger, où un splendide couvertétait dressé suivant les principes les plusrecherchés de l'art pratiqué par Grimod de laReynière, et chacun prit place. Le premier service fut silencieux : les convives paraissaient serenfermer dans une circonspection du meilleur goût, etAmélie, gênée en dépit de sa verve ordinairepar la présence de ses nouveaux parents, formulait de tempsà autre quelques phrases banales auxquelles on répondaitpar un simple mouvement de tête. Tout à coup le baron, tout en jouant avec son couteau, choquadoucement la lame d'acier contre le verre à vin de Madèreplacé devant son assiette en vedette d'un véritablebataillon de cristaux de toutes formes et dé toutes contenances. Le commandeur, jusqu'alors roide et gourmé, souritaussitôt, passa la main droite dans sa noire chevelureentremêlée de fils argentés, et, se renversant surle dossier de sa chaise, tout en désignant à l'aide de safourchette tenue délicatement dans la main gauche, le contenu deson assiette : - Ces filets de cailles sont excellents, dit-il. Ma chèrenièce, votre cuisinier est bien réellement un êtrefort remarquable. C'est un artiste ; ce mets si parfaitementréussi me rappelle un dîner fait il y a quelquesannées à Naples, dîner offert par le prince duCurilli à ses intimes, et auquel, à ce titre, j'avaisl'honneur d'assister... Le baron, qui tenait toujours son couteau à la main, leplaça alors entre ses doigts, en appuyantl'extrémité du manche d'ivoire sur la nappeéblouissante. - Le prince Curilli ! dit vivement M. Dubois, n'est-ce pas le neveu ducardinal Almeda ? - Précisément ! répondit le commandeur. - Oh! je le connais très bien, alors. Le cardinal, lors de sondernier voyage en France, est venu me visiter à ma petite villades bords de la Durance. Son Éminence a mêmeméconnu de la manière la plus épouvantablel'hospitalité que je lui offrais. Croiriez-vous qu'elle m'aenlevé mon cuisinier ! Un garçon que j'avais styléet qui me devait sa remarquable éducation culinaire. - Monsieur est gourmet ? demanda le marquis. - Dites gourmand, monsieur le marquis, et vous serez dans le vrai. - La gourmandise est un péché véniel, fit l'unedes prétendues cousines d'Amélie en minaudantoutrageusement. - Un péché, belle dame! s'écria M. Dubois. Quelvandalisme d'expression! c'est une qualité précieuse, aucontraire. Beaucoup d'hommes d'esprit étaient gourmands,témoin l'aventurier Casanova. Je me rappelle, à ce sujet,une petite anecdote assez... amusante que... Le baron posa son couteau. - Oh! fit aussitôt Mlle Blanche, la seconde cousine de la jolieveuve, monsieur Dubois, pas d'anecdote scandaleuse, je vous en conjure! - Bah ! dit M. Dubois d'un air badin. Le baron posa son couteau en travers sur son assiette. - Quant à moi, dit d'une voix fluette M. Raoul d'Ermelon,j'estime fort la gourmandise. J'ai gagné un pari, àVienne, contre mon excellent ami lord Stanton, lequel me défiaitde manger, à moi seul et en un espace de temps donné, undindon truffé de la plus belle espèce... - Eh mais, interrompit M. Dubois sans paraître sepréoccuper de couper la parole à son voisin, la comtessea dû voir souvent le cardinal et le prince ; car le premierétait, si j'ai bonne mémoire, un peu parent de l'illustregénéral que nous regrettons tous. La veuve Ulcorbani, qui avait jusqu'alors gardé le plus profondsilence et avait accepté tout ce qui lui avait étéoffert, la veuve poussa un soupir. Le baron remit son couteau sur la table. - Hélas! fit-elle, le cardinal était le cousin germain ducomte Ulcorbani ! Il m'a même donné une preuve de la plusgrande affection alors que le malheur se fut abattu sur notre maison...Quelques jours avant que... le général nesuccombât... Le baron avait reprit son couteau et l'agitait doucement ; la comtesseparut fort émue et reprit d'une voix faible : - Quelques jours avant que la mort cruelle ne me privât dumeilleur des époux... le cardinal vint nous visiter... Le comteétait alors... bien près de ses derniers moments... Le couteau demeura immobile ; la veuve porta son mouchoir à sesyeux et sembla étancher quelques larmes. - Chut! fit le commandeur en s'adressant à M. Dubois, cettepauvre comtesse ! ne rouvrez pas ses douleurs. - Madame, je vous en conjure! » dit le marquis émului-même par la pantomime expressive de la comtesse. Le baron fit passer son couteau de la main droite dans la main gauche. - Ma chère nièce, continua le commandeur en s'adressantà Amélie, vous étiez à l'Opéramercredi, je crois? - Vous avez entendu le Prophète? dit Raoul. - Avez-vous assisté à la représentation aubénéfice de Roger ? demanda Anaïs. - J'ai parbleu bien payé une stalle dix louis! s'écria M. Dubois en mirant un verre de Bordeaux. C'étaitbeau ! La conversation devint générale et parut donner àla pauvre veuve le temps de se remettre. - Charmante famille, murmura le marquis à l'oreilled'Amélie. - Vous trouvez ? dit la jolie maîtresse de maison avec unléger embarras. - D'honneur, madame,je vous en fais mes compliments. Queldiscrétion ! quel tact!... Le commandeur est parfait, c'est untype de bon goût! M. Dubois est fort original, et ces deux damesplacées vis-à-vis de moi (le marquis désignait duregard les deux cousines), ces deux dames respirent en elles l'habitudedu meilleur monde. Quant à la comtesse, sa douleur m'a fait mal! Pauvre femme ! Le baron prit son couteau entre l'index et le pouce de la main droiteet tapa avec la lame l'ongle du médium de sa main gauche. M. Dubois, qui causait bas avec M. d'Ermelon, partit subitement d'unviolent éclat de rire. - Charmant ! charmant ! dit-il. - Qu'est-ce donc ! demanda le baron. - Une historiette que me raconte monsieur et dont il est lehéros. - Peut-on l'entendre ? demanda Blanche. - Parfaitement. Je vais vous la répéter, si vous lepermettez ? - Oh ! de grâce ! fit M. d'Ermelon. - Allons ! pas de fausse modestie ! C'est charmant, et j'en fais jugemonsieur le marquis lui-même, » Et M. Dubois se tourna vers le gentilhomme. IV UNE PAMOISON A GRAND EFFET « Qu'est-ce donc, monsieur ? avait demandé le marquisauquel venait de s'adresser M. Philippe Dubois. - D'abord, monsieur le marquis, reprit le vieil ami de la jolie veuve,vous n'ignorez pas qu'une femme fait quelquefois plus de ravage avecson éventail qu'un général avec sonépée. Jadis même, en Angleterre, un gentleman fortspirituel avait proposé d'établir une académiepour y dresser les jeunes demoiselles dans l'exercice del'éventail. Les divers commandements étaient : Préparez vos éventails ; Déferlez vos éventails ; Déchargez vos éventails ; Mettez bas vos éventails ; Reprenez vos éventails ; Agitez vos éventails. « On demandait six mois pour conduire les académistesà la perfection de ces six mouvements. « Préparer l'éventail, c'est le prendre et le tenirfermé, en donner un coup sur l'épaule de l'autre, faireune niche à un autre, en porter le bout sur le bord deslèvres, le laisser baissé en le tenant entre deux doigtsd'un air négligé. « Déferler l'éventail, c'est l'ouvrir pardegrés, le tenir à moitié ouvert, le refermer etl'ouvrir en lui faisant faire des espèces d'ondulations. « Décharger l'éventail, c'est l'ouvrir brusquementet faire une espèce de décharge par le claquementgénéral qui s'opère au même instant, aumoyen des plis et des touches qu'on agite rapidement. « Mettre bas l'éventail, c'est poser l'éventail surla cheminée ou sur la table quand il s'agit de jouer, de manger,de rajuster sa coiffure ou de remettre une épingle qui sedétache. « Reprendre l'éventail, c'est le reprendre pour sortiraprès la partie ou là visite faite. « Agiter, l'éventail, c'est s'en rafraîchirlorsqu'on ne sait plus que dire, lorsqu'on s'ennuie, lorsqu'on estembarrassé. L'agitation de l'éventail est la partie laplus intéressante de l'exercice. « Il y a diverses sortes d'agitations de l'éventail :l'agitation fâchée, modeste, craintive, confuse,enjouée, amoureuse. « Enfin l'agitation de l'éventail dépend de lamanière d'être des dames ; de sorte qu'il y a deséventails gais, des éventails tristes ; il y en a desombres et d'enjoués,de folâtres et demélancoliques, comme il y a des esprits folâtres,enjoués, joyeux, tristes, mélancoliques et rêveurs. - Très joli ! dirent en riant les deux cousines. - Mais, ajouta le commandeur, je ne vois pas dans tout cela l'histoiredu vicomte. - Attendez donc ! dit M. Dubois. Je devais, pour rendre cette histoireplus claire, poser avant tout la théorie, de la manoeuvre deséventails, maintenant je reviens à l'historiette... Nous écoutons, dit le marquis. - Figurez-vous donc que le cher vicomte ici, présentétait dernièrement fort épris des charmes d'unecertaine dame... - Ah!interrompit Blanche en rougissant, pas d'anecdotes que nous nepuissions entendre ! - Soyez tranquille, dit M. Dubois en souriant, l'histoire n'a rien descandaleux. - Nous l'espérons ! ajouta Anaïs. - Les femmes trop vertueuses sont quelquefois bien insupportables ! ditM. Dubois en se penchant vers le marquis, mais j'estime trop ces damespour ne pas respecter leurs scrupules. Puis M. Dubois reprenant la parole à voix haute : - Donc, continua-t-il, le vicomte était fort épris d'unebelle dame. Mais permettez avant de continuer, il faut que vous mepassiez encore une petite digression, toujours dansl'intérêt de la clarté de l'histoire. « Vous avez sans nul doute lu ou entendu raconter que l'aimableet spirituelle Ninon de Lenclos avait pour premier médecin unpetit chien svelte, mignon, à l'oeil noir, au poil fauve,qu'elle appelait Raton. « Quand Ninon allait dîner en ville, Raton l'accompagnait, « Elle le plaçait dans un corbillon tout près deson assiette. « Raton laissait passer, sans mot dire, le potage, lapièce de boeuf, le rôti ; mais dès que samaîtresse faisait semblant de toucher aux ragoûts, ilgrommelait, la regardait fixement, et les lui interdisait. « C'était un colloque animé, sentimental,où, après bien des remontrances, le docteur régentobtenait toujours pleine obéissance : quelques entremetsn'éveillaient pas toute sa sévérité ; maisil y en avait qu'il proscrivait absolument, surtout quand une odeurd'épices annonçait quelque danger. « Le docteur jappant voyait, de son corbillon, passer et sesuccéder tous les services, sans rien prendre pour lui, sansconvoiter un os de poulet : ce n'était point un médecinprêchant la tempérance, et gourmand à table ; maisvoyait-il arriver le dessert, zeste ! il sautait sur la nappe, couraitçà et là, rendant ses hommages aux dames et auxdemoiselles, leur riant gentiment, et, pour prix de ses caresses,recevait force macarons, dont deux ou trois suffisaient à sonappétit. « Il permettait le fruit à discrétion et l'usage dusucre ; mais au service des liqueurs la désapprobationétait formelle, ses yeux devenaient demi-ardents decolère. « Décoiffait-on l'anisette, Raton aussitôt de seserrer contre sa maîtresse, comme dans l'instant du plus grandpéril, d'emporter entre ses dents le petit verre, et de lecacher soigneusement dans le corbillon. « Ninon feignait-elle de vouloir prendre du nectarprohibé, notre petit Sangrado se mettait à la gronder ;Ninon insistait-elle, c'était bien autre chose ; il sedémenait comme un lutin, et jamais Purgon, sur notrescène comique, ne parut plus emporté : chacun sepâmait de rire en voyant la grande fureur hippocratiquelogée dans un corps si mince. « - Docteur, disait Lenclos, vous me permettrez au moins de boireun verre d'eau ? « A ces mots, l'on se radoucissait, on remuait la queue ; plus decolère ; en signe de réconciliation, l'on buvait dans lemême gobelet ; Raton acceptait alors et grugeait une gimblette ;puis, victorieux, il faisait mille tours, et sautait d'aise etd'allégresse d'avoir vu passer encore un repas conforme àl'ordonnance, et qui ne devait pas nuire aux jours précieux deson inséparable amie. - Mais, s'écria encore le commandeur, je demande l'histoire devivants. Quel rapport ont donc vos éventails, votre Ninon et sonpetit chien, avec notre jeune et charmant ami ? - Aucun avec lui, j'en conviens, mais de très grands avec ladame en question. - Comment ? - Ce que un petit chien était pour Ninon, un certainéventail l'est pour la belle dame. - Quoi ! cette dame, a pour médecin un éventail ? - Oui. - Ah ! par exemple ! voilà qui est fort ! - Permettez ! je m'explique... Le chien de Ninon était lemédecin du corps ; l'éventail dont je parle est lemédecin de l'esprit. - Je comprends de moins en moins, dit le commandeur. - C'est pourtant limpide. La dame dont il s'agit a une amie, laquelleamie possède un tact inouï dans la conversation. La damedésireuse de briller, et se fiant peu sur les ressources de sonintelligence personnelle, a fait un marché avec l'amiespirituelle. Celle-ci guide la conversation à l'aide de sonéventail, habilement manoeuvré, et dont chaque manoeuvrea, ou plutôt avait une signification déterminée. - Cela est fort ingénieux, dit le marquis en paraissant prendreun grand intérêt à la narration de M. Dubois.Ensuite ? - Ensuite ? monsieur le marquis, voilà précisémentoù commence le comique de l'aventure dont le vicomte est lehéros. Outre notre jeune ami, la dame avait un adorateur quis'acharnait en tous lieux à ses pas. Un soir, cet adorateur etelle se rencontrent dans un salon où se trouvaitégalement le vicomte. La conversation était vive, la damebrillait, l'amie jouait de l'éventail avec une coquetterieravissante. La dame racontait une anecdote semée deréflexions plus étourdissantes les unes que les autres,lorsque tout à coup... - Ah ! mon Dieu! interrompit brusquement le baron de B***, madamede Zermès se trouve mal! » Et, se levant vivement, le baron se précipita vers la jolieveuve, laquelle venait effectivement de se laisser aller sur le dossierde sa chaise, dans la situation d'une femme en proie à unepâmoison subite. Tous les convives, se levant en tumulte, imitèrent le premiermouvement du baron, et se précipitèrent vers la jolieveuve. Le marquis lui prodiguait les soins les plus empressés.Cependant Amélie ne faisait aucun mouvement et ne rouvrait pasles yeux. - Il lui faut de l'air, dit la vieille dame qui avait accompagnéle marquis ; transportons-la dans sa chambre. La camériste, accourue les mains pleines d'une collection deflacons renfermant tous les antispasmodiques connus, aida àsoulever le corps inerte de la jeune femme, et les deux cousines luitenant chacune un bras, Amélie fut conduite dans sa chambre. Lacomtesse Ulcorbani poussait de douloureux soupirs. Le baron suivit le cortège jusqu'à l'entrée dusanctuaire. Amélie parut alors reprendre momentanémentses sens, car se redressant vivement, elle agita les lèvrescomme si elle eût parlé bas à l'oreille du baron ;puis le marquis s'avançant, plus empressé que jamais,elle retomba en syncope et la porté de la chambre àcoucher se ferma sur le nez des profanes. Les hommes demeurés seuls passèrent dans le salon. M.Dubois semblait vivement alarmé de l'accident qui venaitd'interrompre si brusquement le dîner. - Eh bien ? eh bien ? s'écria-t-il en courant vers le baron,lequel pénétrait le dernier dans la pièce, commentva cette chère enfant ? - Mieux... ce ne sera rien, répondit le baron. Un accèsnerveux, une émotion étrange et trop vive a subitementimpressionné cette nature si éminemment sensible. - Eh mon Dieu! à quoi donc attribuer cette émotion dontvous parlez ? demanda le marquis. - J'en ignore la cause, mais les effets en sont trop manifestes pourpouvoir nier. - Vous veniez de parler bas à ma nièce, monsieur! dit lecommandeur d'un ton demi-sévère. - Mais... je ne sais, balbutia le marquis qui rougit subitement. Le gentilhomme venait effectivement de se rappeler qu'au momentmême qui précédait la pâmoison, ildébitait un madrigal à l'oreille de la belle veuve etque, par mégarde sans doute, sa main, à lui, avaitfrôlé les jolis doigts d'Amélie. Le marquis, hâtons-nous de le dire, n'était nullement fat.Il n'avait donc attaché aucune corrélation entre sesparoles, son action et la syncope de sa voisine, mais la demande ducommandeur fit surgir tout â coup dans sa tête unepensée dont l'écho frappa immédiatement son coeur. Pendant que M. de Ximéra s'abandonnait à une suite deréflexions chatouillant agréablement son amour propre, lebaron passait devant M. Dubois sans s'arrêter : - Éventail ! mauvais ! fausse route ! Donnez le change ! luiglissait-il à l'oreille. M. Dubois, qui causait avec le commandeur et M. d'Ermelon, ne parut pasavoir entendu. Cette chère belle, dit à haute voix M. GyrlosKoff, jeserais véritablement au désespoir de la savoir d'unesanté délicate. - Oh! fit M. d'Ermelon, n'ayez pas cette crainte... - C'est que c'est ma nièce unique, savez-vous, vicomte ! c'estma seule héritière. Les roses de son teint rajeunissentmes cheveux blancs! Pauvre chère enfant! c'est l'espoir de mavieillesse, et ma fortune sera un jour la sienne ! - Espérons alors qu'elle héritera le plus tard possible ldit M. Dubois. - Oh! reprit le commandeur avec un sourire de résignationmélancolique, oh! je suis usé, mon cher ami ! Lesfatigues des camps ont brisé mes forces ! J'ai fait durant dixannées la guerre du Caucase! - N'avez-vous pas été en Sibérie? demanda M.Dubois. - J'ai failli y aller, mais l'empereur a daigné se rappelerà temps mes services rendus... - Vous aviez donc été en disgrâce ? - J'ai été le jouet d'un indigne complot. - Et maintenant? - Maintenant je suis au mieux à Saint-Pétersbourg et jejouis en paix de mes modestes revenus. - Modestes revenus! s'écria M. Dubois, vous en parlez bienâ votre aise! Vous êtes immensément riche,commandeur ! - Fortune acquise au prix de mon sang, je puis le dire avec unecertaine fierté ! répliqua le commandeur en caressant dudoigt les décorations multicolores épanouies â laboutonnière de son habit. - Belle chose ! fit observer le vicomte. - Bah ! continua M. Gyrloscoff avec une insouciance de grand seigneur.Qu'est-ce que l'argent ? Pour moi je n'y tiens guère, et si jene considérais cette fortune comme le propre bien de ma bellenièce (car tout ce que j'ai lui appartiendra un jour), je n'yattacherais pas la moindre importance, mais il est doux de faire dubien à ceux que l'on aime! - Belle pensée ! dit encore le vicomte sur le même ton. - Digne d'un grand coeur! ajouta le marquis, lequel n'avait pas perduun mot de l'entretien et venait de s'approcher doucement du groupe. - Oh ! je vous en prie, marquis... fit le commandeur avec une confusiondécelant sa modestie à toute épreuve. Puis setournant vers le baron, et comme pour couper court aux élogesqui lui étaient prodigués : - Cher, continua-t-il, puisque ma nièce va mieux, organisez doncun whist, tandis qu'elle achève de se remettre auprès deces dames. - Volontiers ! dit le baron. Et il fit un signe à un domestique de préparer une tablede jeu. - Un whist! fit M. Dubois avec une légère grimace.Pourquoi pas plutôt un lansquenet ? Votre whist demande trop decombinaisons : cela me casse la tête ! Après un bon repas,ne me parlez point de ces jeux compliqués ! Le lansquenet estfort bête, c'est ce qui fait son charme ! On joue en causant, etje préférerai toujours aux émotions produites parles cartes la charmante conversation de monsieur le marquis,conversation dont votre whist me priverait, et dont me laissera jouirâ mon aise le jeu que je proposé. - Eh oui! s'écria le vicomte. Un petit lansquenet, sansprétention ! - Le lansquenet vous convient-il, marquis, demanda le baron ens'adressant à M. de Ximéra. - Parfaitement, monsieur, répondit le marquis. - Et vous, commandeur? - Le lansquenet est absurde ! grommela M. Gyrloskoff, mais enfin !...jouons le lansquenet! Raoul et le baron s'approchèrent de la table. Le commandeur sedirigea vers la cheminée, et le marquis, posant sa main sur lebras de M. Dubois, l'attira dans l'embrasure d'une fenêtre. - Cher monsieur, dit M. de Ximéra, j'ai une prièreà vous adresser. - A vos ordres, marquis ! Trop heureux de... - Vous aviez commencé, durant le dîner, une histoire quim'intéressait fort... - Quelle histoire? interrompit M. Dubois en ouvrant de grands yeux. - Celle de la dame à l'éventail. La dame à l'éventail ? répéta M. Dubois enparaissant chercher dans sa mémoire. Oui, l'histoire de cette dame assez... sotte, dont le vicomteétait amoureux, et près de laquelle il trouvait un rival? Vous vous souvenez ? madame de Zermès s'est évanouie aumoment oh vous alliez continuer. - Oh ! pardon ! s'écria l'interlocuteur du marquis. Je ne mesouvenais plus.... C'est l'indisposition d'Amélie qui, par mafoi! m'avait troublé la cervelle. Je sais.., je sais... Eh bien!monsieur le marquis, vous désirez? - Savoir latin de l'histoire. - Oh !... cette fin est bien prosaïque ! - Mais encore ? - Le vicomte, tel que, vous le voyez, dit M. Dubois en baissant la voixet en accompagnant ces paroles d'un sourire dédaigneux, levicomte est parfaitement niais. Il a commis une balourdise àpropos de cet éventail dont il avait surpris le secret, et ladame l'a mis à la porte. - Voilà tout? demanda le marquis. - Voilà tout ! répéta M Dubois. - Vous en êtes sûr? - Du moins, c'est là tout ce que je sais - C'est singulier ! fit le marquis en réfléchissant. - Quoi donc ? - J'avais déjà entendu raconter cette histoire, et il mesemblait que... Puis, s'interrompant brusquement. - Pouvez-vous me confier le nom de l'héroïne ? demanda-t-il. - Parfaitement répondit sans hésiter M. Dubois. - Et ce nom est ? - Mme Paméla Van-Horn. - Une Allemande ? - Une Hollandaise ! - Vous en êtes certain ? - Très certain. M. Dubois avait répondu si nettement, que le marquis parut neplus douter. Très bien ! très bien ! dit-il avec un sourire quiépanouit sa physionomie un moment rembrunie. Puis il ajouta à voix basse : Il faut que demain cet homme soità mes gages ! - Le lansquenet vous réclame, marquis, s'écria le vicomteen interrompant brusquement la rêverie du gentilhomme. V UN DÉJEUNER DE GARÇONS Huit jours après ledîner donné par la charmante veuve, la salle àmanger du marquis de Ximera présentait, elle aussi, uneanimation inaccoutumée. Il était une heure del'après-midi, et quatre convives étaient attablésen face d'un splendide déjeuner merveilleusement servi dans unevaisselle princière. Le marquis présidait la table avec une véritable aisancede grand seigneur. Ses compagnons étaient le commandeurGyrloskoft M. Philippe Dubois et le baron de B.... De nombreux domestiques passaient silencieusement derrière lesconvives, veillant à tout, et se penchant de temps àautre vers chacun des invités du marquis pour murmurer àl'oreille, de ce ton funèbre adopté par les maîtresd'hôtel des grandes maisons, le nom d'un mets recherché ouceux des vins du plus haut cru. Le premier service était achevé, et la conversationparaissait des plus vives. C'était le commandeur qui avait laparole, et, en sa qualité d'officier ayant étélongtemps au service de la Russie, il récitait d'unefaçon toute charmante un article emprunté à la Gazette du Nord. - J'étais donc en mission extraordinaire dans le Kamtschatka,disait-il en se renversant sur le dossier de sa chaise et en suivant del'oeil les manoeuvres du couteau du baron, lequel paraissait silencieuxet concentré comme quelqu'un occupé, à menerà bonne fin une affaire de la plus haute importance. Vous savez,messieurs, que généralement les habitants du Kamtschatkafont leurs voyages d'hiver en traîneaux attelés de chiens;mais on ne connaît point les détails de ce singulier modede locomotion. - C'est vrai, dit le marquis en s'inclinant. - Les historiettes du commandeur sont intéressantes au plus hautpoint, murmura M. Dubois. - La caisse du traîneau du Kamtschadale, reprit M. de Gyrloskoff,est formée d'un tissu d'osier se relevant à l'avant età l'arrière en demi-lune, le tout fortementattaché par des courroies et peint en rouge ou bleu. Cettecaisse est fixée sur un train élevé, lequel estsupporté à son tour par une large charpente glissant surdes patins faits d'os de baleine. A l'avant sont suspendues de petitesclochettes destinées à exciter par leur son argentinl'ardeur de l'attelage. Tout le traîneau ne pèse pas plusde douze livres ; son seul défaut est d'être tropélevé, mais il n'en est que plus rapide. Du reste, il estconstruit avec tant d'élégance et d'habileté quele meilleur mécanicien n'y trouverait rien à redire. - Ce genre de voiture doit effectivement être fort singulier etréellement charmant, dit le baron. - Les Kamtschadales, continua le commandeur, attellent habituellementà leur traîneau quatre paires de chiens, à latête desquels marche un chien conducteur, sur lafidélité duquel ils croient pouvoir compter. Ces chiensportent au cou un collier de peau d'ours auquel sont attachéesles rênes, mais ces rênes ne servent guère àles guider; on les laisse flotter. - M. Gyrloskoff raconte d'une façon des plus agréables,fit observer le marquis ; sa conversation est toujours amusante etinstructive. - Vous me comblez, marquis ! dit le commandeur, mais j'ai beaucoupvécu, beaucoup vu et beaucoup retenu. - Belle mémoire ! dit M. Dubois. - Continuez donc, commandeur, je vous en prie ! Le commandeur reprit : - Un traîneau Kamtschadale porte une charge d'environ 200à 250 kilogrammes; mais il n'y a déplace que pour un seulindividu. Celui-ci s'y assied en travers ; les jambestournées à droite ; afin de pouvoir en sortir plusfacilement dans les endroits dangereux. Il tient àla main un bâton recourbé, orné de courroies dediverses couleurs. Quand il veut mener à droite, il frappe deSon bâton le côté gauche du traîneau ; il faitle contraire quand il veut aller à gauche. Veut-ils'arrêter ? il pose le bâton sur l'avant. Quand les chienss'emportent, il jette le bâton à celui qui paraîtêtre l'auteur du désordre ; mais il faut qu'il soit biensûr de le reprendre en route, car si les chiens s'apercevaientqu'il est désarmé, ils cesseraient de lui obéir.Le bâton est aussi nécessaire au Kamtschadale qui voyageque le gouvernail au pilote. - C'est un véritable bâton de commandement, interrompit M.Philippe. - Et les chiens obéissent-ils? demanda le marquis. - Pas toujours. Ils sont en général assez maldisciplinés. Ils aboient horriblement quand on les attelle ; ilssont insensibles aux caresses aussi bien qu'aux menaces. Si, parmalheur, le voyageur tombe du traîneau, ils n'en poursuivent pasmoins leur course jusqu'à la station où ils ontl'habitude de s'arrêter. Dans les endroits escarpés ilsoffrent peu de sûreté; on n'en attelle alors guèreplus de trois. Les montées les épuisent ; le voyageurdoit les gravir à pied. On ne donne aucune nourriture aux chiensavant le départ ; ils ne mangent qu'à la stationoù ils doivent s'arrêter ; l'appétit aiguillonneleur course. Du reste, le chien de Sibérie peut se comparer,pour la sobriété, au chameau du désert ; on en avu marcher plusieurs jour sans prendre le moindre aliment. Quand laroute est passable le Kamtschadale fait 150 kilomètres par jour; il en fait jusqu'à 200 quand elle offre un traînagelisse et solide. A l'époque du dégel, il estobligé d'envoyer des éclaireurs chaussés delongues raquettes en avant pour lui frayer le chemin. Engénéral, un voyage d'hiver dans l'intérieur duKamtschatka est plein de désagréments. Il faut ytraverser des bois encombrés de branches mortes et debroussailles, ce qui vous oblige à chaque instant à garervotre visage, vos bras et vos jambes. Et c'estprécisément dans ces sorties d'endroits que les chiensprécipitent le plus leur course ; on dirait qu'ils veulent sedébarrasser du voyageur et de l'équipage, ce qui, dureste, leur réussit assez souvent. - Peste ! commandeur, s'écria M. Dubois, mais ce n'est pas toutrose qu'un voyage au Kamtschatka. - On doit courir souvent de grands dangers, ajouta le marquis. - De très grands, effectivement, répondit le commandeur.L'un des plus sérieux auxquels on soit exposé dans cessortes de voyages, c'est d'être surpris par des ouragans et destrombes de neige épouvantables. On cherche alors un refuge dansle bois le plus proche, où l'on reste souvent une semaineentière avant que le temps soit redevenu serein. 0n se blottitdans des trous de neige que l'on ferme avec des broussailles ; on secache aussi dans des creux de rochers, et là on se couche dansla neige, qui offre du reste, un lit très chaud. Quand les ventsdu sud-est, accompagnés d'une neige humide, ou les vents du nordd'un froid aigu, surprennent le voyageur au milieu des grandes plaines,le danger est pour lui beaucoup plus grand, et il lui arrive souventmalheur. Il cherche pour s'abriter quelque énorme tas de neige,aux flancs duquel il se blottit ; mais il n'ose s'endormir, carlà neige pourrait tomber sur lui pendant son sommeil en sigrande quantité qu'il lui serait impossible de se relever. Ilest donc forcé de se mettre debout presque tous les quartsd'heure pour se recoucher ensuite sur la neige nouvellementtombée. Malgré ces précautions, un grand nombre demalheureux périssent chaque hiver, gelés ouétouffés. Mars et avril sont les mois où l'onvoyage au Kamtschatka avec le plus d'agrément. Le froid y estencore très vif, mais les naturels du pays en prennent, peu desouci. Ils mangent en compagnie de leurs chiens du poisson sec etgelé, ils se désaltèrent avec des globules deneige ; ils couchent dans la neige où ils dorment paisiblementet se réveillent frais et dispos. Ils ne se décident quetrès difficilement, pendant les deux mois dont il s'agità faire du feu. Quand ils allument du feu, dans le cours deleurs voyages; c'est toujours un grand brasier ; s'ils sedécident à s'en approcher, il le font tout à faiten grand; c'est-à-dire qu'ils se dépouillent de leursvêtements et tournent le dos nu à la flamme; s'endormantdans cette position pendant plusieurs heures : ce quiestextraordinaire, c'est que, bien que le braisier s'éteignelongtemps avant le jour, ils ne sont point réveillés parle froid et ne se plaignent en aucune façon de sa rigueur. - Brr! fit M. Dubois en frissonnant, vous me donneriez la chair depoule avec votre description. Ah çà ! mais, est-ce qu'iln'y a pas d'autre moyen de voyager qu'en traîneau, dans cethorrible pays ? - Si fait ; les Kamtschadales ne voyagent pas toujours entraîneau, ils vont aussi à pied, même pendantl'hiver. Dans ce cas, ils se réunissent habituellement uncertain nombre; mais jamais ils ne marchent plusieurs de front ; ils sesuivent un à un en ligne. - J'aime mieux la France ! dit le baron. - Et moi aussi, ajouta M. Philippe. - Oh ! fit le marquis, on est heureux d'avoir vu de pareilles choses,mais on est aussi heureux de les entendre raconter. Le commandeur s'inclina. Le baron fit une manoeuvre à l'aide de son couteau. M. Duboistira aussitôt une tabatière de sa poche et laprésenta au commandeur. - Oh ! oh ! fit celui-ci en riant, vous avez fait toilette, aujourd'hui; vous avez pris votre boîte en vernis Martin ! - Voici une miniature des plus galantes, ajouta le marquis en sepenchant vers la boite que tenait le commandeur. - C'est une miniature du peintre russe Klingstelt, qu'on appelait sousla Régence le Raphaël des tabatières, dit M. Duboisen se dandinant sur son siège. Aujourd'hui, cesprécieuses boites ne sont plus que des bijoux ; alors ellesservaient réellement. La tabatière, qui n'est plus qu'unobjet d'étagère, était un meuble de poche, que sonheureux propriétaire ouvrait, fermait, caressait aveccoquetterie, au milieu des conversations, et dont il offrait avecgrâce la poudre parfumée, en ne manquant jamais de faireadmirer la riche peinture du couvercle. - Ainsi que vous venez de le faire vous-même, dit le baron enriant. - C'est vrai, répondit naïvement M. Dubois ; c'est unehabitude. Au reste, je vous parlais dernièrement del'éventail. Les manoeuvres de la tabatière étaientainsi également réglées. Voici la règletelle que je me la rappelle : 1° Prenez la tabatière de la main droite. 2° Passez la tabatière dans la main gauche. 3° Frappez sur la tabatière. 4° Ouvrez la tabatière. 5° Présentez la tabatière à la compagnie. 6° Retirez à vous la tabatière. 7° Rassemblez le tabac dans la tabatière. 8° Pincez le tabac proprement de la main droite. 9° Tenez quelque temps le tabac dans les doigts avant de le prendre. 10° Portez le tabac au nez. 11° Reniflez des deux narines avec justesse, harmonie et sansgrimacé. 12° Fermez la tabatière, éternuez et mouchez. - Très joli ; s'écria le commandeur. Ce cher Dubois n'estpas un homme, c'est une chronique vivante du dernier siècle ! - Un causeur charmant ! ajouta le marquis. - La tabatière, reprit M. Dubois sans paraître avoirentendu les éloges qui lui étaient adressés, latabatière était trop un meuble de conversation pour nepas chercher à être spirituelle. Beaucoup, sous leur formeou sous leur couleur cachaient une malice; on les appelait destabatières à épigrammes. Du temps du ministreTurgot, dont les réformes économiques furent tantmoquées à la cour, on en fit en carton, quiétaient très plates et, pour montrer qu'ellesétaient suivant la mode de ce ministre économe, on lesappela des platitudes ou turgotines. Quand le cardinal Louisde Rohan eut été déchargé de touteaccusation de complicité dans la funeste affaire du collier lepublic, qui ne croyait pas à cet arrêt d'innocence, mitson opinion en chansons et en tabatières. On en vitparaître qui, sauf un petit point blanc au milieu, étaienttoutes rouges comme une robe de cardinal; cela s'appelait : le cardinalblanchi jusqu'à un certain point. - Au reste, dit le baron, les tabatières n'étaient pasalors les seules confidentes et complices de la malice publique. Millechoses : des écrans, des galons d'habits, des chapeaux de femmescolportaient, pour leur part, une dose de satire. Citons quelquesexemples : Louis XV eut longtemps pour ministre de la guerre M. lemarquis de Monteynard, qui maintes fois reçut sadémission, et toujours se retrouva ministre comme devant. On lerenvoyait, il ne voulait pas se croire renvoyé et, comme le roiétait moins obstiné que lui, il restait. Le publics'amusa, toujours à sa manière, de ce singulier jeu debascule ministérielle. Il mit à la mode desécrans, qu'il appela écrans à la Monteynard, parcequ'ils tombaient et se, relevaient d'eux-mêmes. A l'époquede l'exil du chancelier Maupeou on fit des galons en imitations d'or ;qui furent appelés galons à la chancelière. Pourquoi ?Parce qu'ils étaient faux et ne rougissaient pas. Enfin, un peuplus tard, en 1781, vint la mode des chapeaux à la caissed'escompte. Pourquoi encore? Parce que, comme ladite caisse, ceschapeaux n'avaient pas de fond. C'est bien en ce temps-là,convenez-en, qu'on mettait de l'esprit partout. - C'est vrai, dit M. Dubois en soupirant. Le marquis ne dit rien ; mais il paraissait jouir d'unefélicité parfaite. - Charmant charmant! murmura-t-il ; c'est là ce qu'il me faut.Cette famille est adorable, et je veux... Il s'interrompit pour offrir du pâté de foie gras àson voisin, le baron de B***. - Ah ! fit celui-ci en acceptant, chaque fois que je mange de ce metsdélicat, je songe au maréchal de Contades. - Pourquoi ? demanda le marquis. - Comment, vous ne savez pas l'histoire du maréchal et celle despâtés de Strasbourg ? - Non ! - Racontez-nous cela, dit le commandeur. - Volontiers ! fit le baron. Figurez-vous, messieurs, que lemaréchal de Contades, commandant militaire de la provinced'Alsace depuis 1762 jusqu'en 1788, craignant, à ce qu'ilparait, de se compromettre à la cuisine d'une province sinouvellement française, amena avec lui son cuisinier en titre.Il s'appelait Close et était Normand ; il conquit dans la hautesociété de cette époque la réputationd'un habile opérateur. Le cuisinier normand avait deviné,par l'intuition du génie, ce que le foie gras pouvait devenirdans une main d'artiste et avec le secours des combinaisons classiquesempruntées à l'école française. « Il l'avait, sous la forme de pâté,élevé à la dignité d'un mets souverain, enaffermissant et en concentrant la matière première, etl'entourant d'une douillette de veau haché que recouvrait unefine cuirasse de pâte dorée et historiée. Le corpsainsi créé, il fallait encore lui donner une âme.Close la trouva dans les parfums excitants de la truffe duPérigord. L'oeuvre était complète. « L'invention de Close resta un mystère de la cuisine deM. le maréchal de Contades, tant que dura son commandement enAlsace, le pâté de foie gras ne franchit point sa tablearistocratique. Mais le jour de la publicité et de lavulgarisation approchait avec l'orage révolutionnaire qui devaitdéchirer tant d'autres voiles et entraîner tant d'autressecrets. L'on était en 1788, M. le maréchal de Contadesquitta Strasbourg et fut remplacé par le maréchal deStainville. Close, fatigué de servir un grand seigneur,prévoyant peut-être que les grands seigneurs allaientfinir, aspirant d ailleurs à l'indépendance et amoureuxpar dessus le marché, se décida à rester àStrasbourg. Il fit la cour à la veuve d'un pâtissierfrançais nommé Mathieu, qui demeurait dans la rue de laMésange, et l'épousa. Il confectionna pour le public etvendit officiellement depuis lors les pâtés qui avaientfait les délices secrètes de M. de Contades. C'est de cemodeste laboratoire que le pâté de foie gras est partipour faire le tour du monde. « Close n'avait cependant que jeté les fondements de sagrande découverte. Un autre cuisinier, congédiépar la Révolution, devait la compléter et laperfectionner. « Les Parlements venaient de disparaître avec tout l'ancienrégime. Leurs premiers présidents n'avaient plusguère de goût pour les plaisirs de la table. Celui duparlement de Bordeaux, M. Leberthon, licencia sa cuisine. Le chef de celaboratoire célèbre vint au hasard chercher fortuneà Strasbourg. Il était jeune, intelligent, ambitieux, etformé dans les meilleures doctrines. Il se nommait Doyen. « Après avoir débuté par les plus modestesconfections, notamment par les « chaussons de pommes »,dans lesquels il excellait, il s'adonna aux « chaussons de veauhaché ». Il gagna une fortune assez ronde qui le mit enétat de faire concurrence à Close. J'ignore oùétait le premier siège de son industrie, mais elle devinthautement florissante lorsqu'il la transporta dans l'ancienne tribu desorfèvres, dite à l'Échasse, rue de Dôme. « Doyen perfectionna savamment et consciencieusement l'oeuvre deClose, et il doit être considéré comme le secondfondateur du pâté de foie gras, comme celui qui en a leplus glorieusement répandu la célébrité etaffermi l'empire. Il est le docteur et le pontife de cette phalange depâtissiers habiles et heureux : les Jehl, les Fritsch, lesMüller, les Biot, les Artzner, les Hummel, les Henry, quisoutiennent encore aujourd'hui avec éclat le vieux renom del'invention succulente de Close le Normand. - Délicieux ! ravissant ! inimaginable !!! s'écria lemarquis en se levant. Jamais je n'ai fait un déjeuner aussiagréable ! Messieurs, votre conversation si fine et sivariée m'a mis dans l'enchantement. - Il y aura un supplément pour cette séance! glissa lebaron à l'oreille du commandeur et de M. Dubois, tandis que cesmessieurs passaient dans le salon ou était préparéle café. Très bien ! répondit M. Gyrloskoff. - La mémoire est toujours bonne ! ajouta orgueilleusement M.Dubois. Une heure après, les trois convives prenaient congé dumarquis, et celui-ci, sonnant à tour de bras, demandait seschevaux au plus vite. Le coupé attelé, le gentilhomme se fit conduire chez labaronne de Sainte-Marie, l'amie de la belle veuve, et escaladantlestement les trois étages, il se rua dans l'appartementplutôt qu'il n'y pénétra. La vieille dame était seule et parut fort surprise del'irruption du visiteur. - Bon Dieu ! qu'y a-t-il ? s'écria-t-elle en levant les bras auciel. - Il y a, dit le marquis, que je suis dans l'enchantement, dans leravissement, dans l'extase ? - A quel sujet ? - Au sujet de mon prochain mariage ! - Comment, c'est décidé ? - Je viens d'en prendre la résolution dans ma tête. - Vous vous mariez avec Mme de Zermès ? - Avec Mme de Zermès si toutefois elle daigne m'accepter. - Mais... -Oh! pas d'objection ! - Cependant permettez-moi de vous demander d'où vient cetterésolution si promptement arrêtée, vous qui hierencore sembliez hésiter. - C'est le déjeuner de ce matin qui m'a décidéirrévocablement. - Comment ! quel déjeuner? - Celui que j'ai donné aux parents de Mme de Zermès. - Marquis ! je ne comprends pas ! - Je vais vous expliquer ma conduite, qui doit effectivement voussembler bizarre... - Et l'histoire de l'éventail ? dit la vieilledame en riant. Le front du marquis se rembrunit. - Ne me parlez pas de cela ! fit-il en détournant la têteou plutôt si, parlons-en ! reprit-il en changeant de ton. Jevais, d'un seul et même coup, vous donner la clef del'énigme. - J'écoute ! dit la vieille dame. |