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CHENNEVIÈRES-POINTEL,Charles Philippe, Marquis de(1820-1889) : Contes de Saint-Santin.- Paris : E. Plon, 1881.-VII-303p. : ill. ; 25 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.VI.2011)
Relecture : A. Guézou.
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Contes de Saint-Santin
par
le Marquis  de  Chennevières

~*~


PROLOGUE

Dans le jardin du petit logis qu’on appelle Saint-Santin, et qui estsis tout à côté de Bellesme en Perche, se trouvait, une fois,rassemblée une troupe nombreuse d’enfants de tout âge, depuis lesbambinets jusqu’à ceux qui savent déjà très-bien lire et très-bienécrire, et même jusqu’à ceux qui vont au catéchisme. C’était àl’occasion d’une fête qui se donnait dans la ville en l’honneur desgens des environs qui avaient amené sur le champ de foire les plusbelles vaches, les plus beaux chevaux, les plus beaux moutons. Onappelle cela un Comice agricole, et l’on en célèbre souvent aujourd’huidans nos campagnes ; mais celui-là était le premier qu’eût jamais vu laville de Bellesme, et M. le maire et MM. les adjoints du maire et M. ledéputé de l’arrondissement n’avaient rien négligé pour que lesbourgeois et les paysans en gardassent longues années la mémoire. On nevoyait dans toutes les rues que guirlandes de feuillage, et aussi, pourquand viendrait la nuit, des guirlandes de verres de couleur. Sur lechamp de foire, un feu d’artifice devait être tiré le soir ; mais pouroccuper les curieux jusque-là, et pour que les ivrognes ne restassentpas tout le long du jour dans les cabarets, vers l’après-dînée, unhomme devait s’enlever dans un ballon ; et de tous les gens qui étaientvenus ce jour-là à Bellesme, de dix lieues à la ronde, je jureraisqu’il n’y en avait pas dix qui eussent, de leur vie, vu s’enlever unballon. Jugez quelle fête !

Or, comme du jardin de Saint-Santin il est facile à des yeux qui n’ontpas encore besoin de lunettes d’apercevoir, par delà la route neuve,tout ce qui se passe dans le champ de foire, et même jusqu’à la forêt,sans être exposé aux ruades des chevaux ni aux cornes des boeufs, ni àêtre étouffé par la foule, ni à être brûlé par le soleil, qui étaitfort chaud, bon nombre d’enfants avaient été amenés dans ce jardin parleurs parents, et ils étaient libres de courir, monter et descendre lesallées, jouer à cache-cache dans les tonnelles, derrière les haies etla charmille, en attendant que le ballon se gonflât et quittât terre.Leurs bonnes, qui les gardaient là, commencèrent à courir et jouer aveceux, et ce n’était pas elles qui riaient et qui criaient le moins fort.Elles eussent mieux aimé peut-être conduire les enfants dans la mêléeet s’en aller jasant avec les commères de la ville qui descendaient parbandes le long de la route, et leur montrer leurs bonnets à largesrubans et leurs cols brodés, et leurs belles robes d’orléans, serrées àfine taille, qui auraient fait crever les autres de jalousie, parce queces robes, ces cols et ces bonnets venaient presque tous de Paris, outout au moins de Caen ou d’Alençon ; mais il fallait rester àSaint-Santin et s’y divertir avec les enfants. Elles en prirentpourtant leur parti, d’autant qu’elles aimaient beaucoup chacune leursnourrissons, encore un peu plus, il faut le dire, que leurs bonnets etleurs robes.

Un goûter avait été préparé, un goûter selon la saison : des pêches,des prunes et une bonne galette sucrée à la mode d’Argentan. On posales plats et les assiettes sur les bancs rustiques, et l’on s’assit parterre sous le bouquet de sapins.

- Que de monde, Seigneur ! aujourd’hui dans Bellesme ! dit Marie lajardinière ; on ne se retrouve plus sur la place du Château, on ne seretrouve plus sur la place du Marché. Il n’y en avait pas tant, l’anpassé, à la Saint-Simon, quoiqu’il fît aussi beau soleil et qu’on n’eûtpas vu une aussi belle foire depuis bien des années. En voilà-t-il desallants et des venants ! Si l’on ne parle pas demain d’enfants qui sesoient perdus, ce sera grande chance. Le petit de maîtresse Massard seperdit comme ça, l’autre année, le jour des courses à Mortagne. Lemeunier d’Aunay le ramenait chez sa mère, à la Menardière, qu’elleétait encore à le querir de porte en porte jusqu’à dix heures dans lanuit.

- Moi, si je perdais ce petit gars Henry que voilà, fit une nourrice,j’irais me jeter du haut de la tour de Saint-Sauveur. Qu’est-ce qu’onpeut dire à une pauvre mère pour lui expliquer qu’on a perdu son enfant?

~ * ~

L’ENFANT PERDU

OUI, certainement, – dit Adélaïde, la grosse bonne grêlée qui avaitramené le petit Philippe à Saint-Santin, – ce doit être un cruelchagrin pour une pauvre mère de penser que son enfant est condamné àvivre avec des faiseurs de tours, ou avec des montreurs d’ours, ou desraccommodeurs de casseroles, ou avec des mendiants maraudeurs, et qu’ildeviendra vicieux, fripon, débauché, et qu’on le ramènera peut-êtredans vingt ans, mourir sur la guillotine, là où il aurait été un bonmenuisier ou un bon maître d’école.

Heureusement qu’il s’en retrouve encore parfois sur lesquels on necomptait plus guère, et voilà, par exemple, le bedeau de l’église duGué de la Chaîne, qui a été perdu dans son enfance et qui reparut chezses parents quand ils en avaient presque fait leur deuil. Ma mère m’abien des fois répété cette histoire-là.

C’était l’année que le premier Empereur passa par Bellesme. Tous lesanciens s’en souviennent. Le pays était sens dessus dessous. L’Empereurrevenait de voir les ports de mer ; en traversant la forêt, il dit queses chênes droits comme des peupliers lui feraient de beaux navires ;en traversant la ville, il regarda avec sa lorgnette les aigles vieuxcomme Henri IV qui décorent le portail de l’église ; et il laissa toutle monde tellement transporté que, quand vint sa fête, le maire de cetemps-là voulut, lui aussi, qu’on ne l’oubliât de mémoire d’homme, etfit venir de Paris un ballon avec son ballonnier. On n’en avait jamaisvu dans Bellesme, et depuis ce jour-là jusqu’à aujourd’hui on n’en aplus revu.

L’homme qui devait partir dans le ballon avait choisi, pour préparerson enlèvement, la place au pied du vieux château. Il lui fallutplusieurs heures pour allumer son feu et mettre en train son espèce decuisine. Le ballon s’enflait et puis se désenflait. Tous les enfants dela ville et des environs étaient là bousculant et écrasant le pauvrehomme. Quand il les pourchassait d’un côté, ils le resserraient del’autre. Il faisait chaud ; il était tout en eau. Les gens de lacampagne étaient accourus de dix lieues aux alentours ; il était cinqheures ; les bonnes femmes voulaient s’en retourner dans leurs fermesapprêter leur souper ; on s’impatientait comme aujourd’hui. M. le maireavait quatre fois déjà envoyé dire à l’homme au ballon qu’il fallaitpartir ou qu’il ne serait point payé. Enfin ce brave homme, touteffaré, voyant le ballon à peu près gonflé, enjamba son petit bateau,fit signe au tambour de la ville de lâcher les cordes qui leretenaient, et s’enleva très-lestement, aux applaudissements de toutel’assistance. Dès que le ballon eut dépassé le niveau des anciennestours, le vent le poussa du côté de Mamers, et une demi-heure après,chacun retournait chez soi, en se demandant si le ballon s’en iraittomber dans la lune, ou s’il s’accrocherait aux futaies de Vaunoise oude Chereperrine.

Chacun s’en retournait chez soi, excepté deux pauvres gens du Gué de laChaîne, nommés les Bruno, qui couraient par la ville, demandant à toutle monde si l’on n’avait point vu leur gars Joseph, et la malheureusebonne femme de mère était devenue tellement folle que le lendemainmatin on fut obligé de la reporter de force au Gué de la Chaîne ; ellene voulait point quitter Bellesme. Personne, ni le tambour, ni lespompiers, ni le garde champêtre, personne n’avait vu son Joseph. Josephétait un gars très-éveillé qui marchait sur ses onze ans, et n’avaitplus depuis longtemps besoin de lisières. On ne le repêcha les jourssuivants dans aucun des puits de la ville, dans aucun des abreuvoirs,dans aucun des doués de blanchisseuses. Le commissaire le fittambouriner, les jours de marché, dans toutes les villes et bourgadesaux environs ; il y perdit son latin. Cela ne laissa pas d’inquiéterles gens du pays qui avaient des enfants.

Et savez-vous où était Joseph ? il était dans le ballon. Pendant queses camarades harcelaient le pauvre ballonnier, lui s’était coulé dansla nacelle sous le paquet des hardes de cet homme, et quand il sortitla tête de sous les hardes, ils étaient à perte de vue en l’air, etpassaient justement au-dessus du Gué de la Chaîne. – Hélas ! ditl’homme qui conduisait le ballon, qu’est-ce que tu fais là, garnement,et qu’est-ce que je vais faire de toi ? Ne bouge surtout pas, ou noustombons en une demi-minute de six cents pieds de haut ; tandis que situ restes tranquille, nous descendrons à une lieue d’ici, et je teramènerai chez tes parents dormir en paix. Mais le malheureux s’aperçutau même moment que dans sa hâte à monter lui-même dans la nacelle, ilavait oublié son lest, son parachute tout. Et le vent les emportaitavec une violence qui faisait pâlir l’homme au ballon. Jugez si Josephétait rassuré. – Nous sommes perdus, répétait à chaque moment sonmalheureux guide, en se tordant les bras et en se lamentant, et Joseph,sans oser seulement se soulever sur son coude, se lamentait plus fortque lui. Le vent les poussait toujours avec rage ; ils volaient, a ditplus tard Joseph, aussi vite que les oiseaux et que les nuages. La nuitvint, point de relâche. Ils avaient, outre la peur, un froid qui leurfaisait claquer les dents. Le lendemain, dès la pointe du jour, ilss’aperçurent qu’ils dominaient un pays tout couvert de grandes etsombres forêts, et dans un certain éloignement à droite était la mer.Impossible de dire l’épouvante qui les prit en songeant que peut-êtreils allaient se trouver au-dessus de la mer sans bornes et y tomber ;par bonheur, ils continuèrent à la côtoyer à une quinzaine de lieues dedistance. Ils passèrent au-dessus d’une grande ville, et l’homme,touché des inquiétudes qu’allaient éprouver les parents de cet enfant,déchira une feuille de son calepin et écrivit au crayon ces simplesmots : « Joseph est avec moi ; l’aérostat s’en va en détresse. » Illança la feuille au hasard des airs ; mais le billet étant tombé dansune basse-cour, un coq le déchira en pièces avec son bec, et puis vintla servante avec son balai, qui poussa les morceaux sur le fumier. Unhomme a dit plus tard qu’il les avait ramassés, mais qu’il n’avait surce que cela voulait dire.

Ils allaient toujours, et voilà que la faim s’était emparée de l’hommeau ballon, et comme il se parlait à voix haute par suite de l’égarementoù le mettait sa position, Joseph entendit qu’il se disait : « Je n’aipas mangé depuis hier matin ; je comptais si bien souper le soir au Cheval blanc ! Que vais-je me mettre sous la dent ? Il ne faut pascependant que je laisse s’en aller tout à fait mes forces. » Puis iltomba dans un silence terrible qui dura jusqu’au soir. Enfin, au momentoù le soleil se couchait juste devant eux, l’homme, s’adressant àJoseph, lui dit : – Mon pauvre enfant, je ne puis que plaindre pour toila fâcheuse espièglerie qui t’a poussé dans ma nacelle ; mais comme lanature me défend de me laisser mourir de faim, et que nous ne sommesque nous deux dans ce pays-ci, je suis bien obligé de manger un morceaude ta personne ; je n’en goûterai cette fois que la partie la pluscharnue ; défais quelques boutons pendant que je m’en vais affiler moncouteau. Ce qu’il avait dit, il le fit, et c’est pour cela que lebedeau du Gué de la Chaîne, quand il est assis, semble avoir une épauleplus haute que l’autre ; mais il prétend que, soit répugnance de lachair humaine, soit que le morceau n’eût pas été bien nettoyé, l’hommes’en tint à la première bouchée, et ils s’endormirent une nuit encore,épuisés par leurs émotions.

Ils furent réveillés, avant le lever du soleil, par une sorte de grandbruit lointain, et ils virent, à peine à une lieue, l’immense danger,l’instant terrible qui leur était apparu dès la veille. La mer étaitlà, avec ses mugissements, ses vagues écumantes se brisant contre lesrochers. L’homme perdit complétement la tête ; il ouvrit de nouveau soncouteau, mais ce fut cette fois pour crever d’un grand coup la toile duballon. A partir de ce moment, le ballon commença à descendre avec unerapidité effrayante. Joseph vit que l’homme, de plus en plus égaré parla frayeur, s’attachait une corde autour du corps et, après l’avoirfixée au ballon, s’élançait lui-même au dehors ; ou plutôt, à partir dece moment, Joseph ne vit plus rien. Une secousse horrible lui fitperdre connaissance ; – et quand il se ranima, il se trouva au piedd’un arbre, l’homme au ballon, les reins brisés, étendu à ses côtés, etune multitude de sauvages attroupés autour de lui.

Quand je dis de sauvages, – c’étaient des gens habillés comme il n’enavait jamais vu, et qui parlaient un langage dont il n’entendait pas unmot. Ils avaient de grands chapeaux, de grands cheveux, de largesbraies de toile, quelques-uns des peaux de bique sur le dos, et lesfemmes des jupes et des corsages très-éclatants. On amena un curé, quiregarda les deux étrangers avec curiosité et fit tourner et retournerles ruines du ballon dans tous les sens, quoique avec une grandeprécaution, comme on manierait un instrument dangereux et diabolique ;mais le curé parlait le même langage que ses sauvages, et Joseph ne putpoint lui conter son histoire. Il fut conduit au presbytère ; safameuse plaie fut soignée, et on lui fit manger de la bouillie desarrasin. Quant à l’homme au ballon, il fut enterré à la porte ducimetière.

Mais le pauvre Joseph ! comment s’en retourner chez ses parents ? Il nesavait où il était ; il ne pouvait faire comprend aux autres d’où ilvenait. Le curé, qui était un homme charitable, lui donna sa vache àgarder et lui faisait entendre bien des choses par signes, comme onparlerait à un sourd et muet.

Un soir que Joseph revenait des champs, il se mit à chanter à pleingosier la chanson que disent les moissonneurs de ce pays-ci quand ilsreviennent le soir à la maison :

Tout le long du bois
J’ai vu la lune lever...

Le curé, qui de loin l’entendait, lui fit comprendre, quand il entradans la cour, qu’il recommençât à chanter ; et comme l’heure de lasoupe était venue, le gars entonna l’autre refrain :

Nous dînerons bientôt, maîtresse ?
Dites donc oui.

A ce mot de oui, le curé reconnut que Joseph était de France ; etcela le tira d’une grande inquiétude, parce qu’en le voyant tomber duciel avec un homme si bizarrement vêtu et un ballon crevé, il s’étaitimaginé qu’il avait peut-être affaire à des Anglais, et il n’étaitalors question que des Anglais sur toute la côte. C’est pour cela quele curé avait fait enterrer l’homme à la porte du cimetière, parce que,sorcier ou Anglais, il pensait que les morts du village ne s’enaccommoderaient pas pour voisin.

Il faut pourtant que vous sachiez que le ballon était tombé au fin boutdu pays de Bretagne, à une vingtaine de lieues de Quimper-Corentin. Lecuré savait le latin aussi bien que son évêque ; mais comme il était dupays, et comme il n’avait jamais parlé à ses paroissiens que le patoisque lui avaient appris son père et sa mère, il n’entendait point lefrançais, et pas moyen que Joseph lui répondit en breton. Il se mitdonc en tête d’apprendre le jargon du gars Joseph, et il se dit quec’était une belle occasion que lui envoyait là le bon Dieu pourapprendre le français, et que le français ne lui serait peut-être pasinutile pour devenir curé d’une des églises de Quimper. Mais devinez cequi arriva. C’est que Joseph, – vous savez comme les enfants sontsinges, – Joseph fut plus vite instruit en breton, qu’il entendaitparler à toutes les bonnes femmes de la paroisse, que M. le curé enfrançais. Encore était-ce un bien méchant français qu’il apprenait làdu gars ; car vous vous figurez bien que c’était le patois des gens denotre pays, et M. le curé, au bout de cinq mois d’apprentissage,parlais juste comme parlent les galopins de ferme au Gué de la Chaîne.

Il se crut néanmoins assez savant comme cela pour écrire à M. le préfetde Quimper-Corentin ; et il l’informait, dans cette lettre qu’il étaittombé des nues dans sa paroisse, le 18 du mois d’août, un grand saccrevé, fait de toile de toutes les couleurs, et contenant un hommehabillé en paillasse de foire, lequel homme s’était tué dans la chute,et un petit paysan qui paraissait très-fâché d’avoir quitté ses père etmère, et qui était d’une ville qu’il appelait le Gué de la Chaîne.

Bien qu’on fût accoutumé dans ce temps-là à des choses extraordinaires,le préfet de Quimper-Corentin se frotta les yeux en recevant la lettredu curé. Jamais il n’avait vu un si drôle de français, une si drôled’orthographe ni une si drôle d’histoire. Il alla montrer la lettre àMgr l’évêque, et Monseigneur ne put s’empêcher d’en rire, en luicertifiant cependant que le curé était un très-honnête homme incapablede menterie. – Il n’y a qu’une chose qui m’émerveille, dit Monseigneur,c’est que le curé sache un mot de français ; mais envoyez deuxgendarmes, ils éclairciront l’affaire : si l’on s’est moqué de vous,ils ramèneront le coupable ; si le curé a dit vrai, ils ramènerontl’enfant. – Les gendarmes partirent en effet, et quatre jours après,car les chemins n’étaient pas bons, le curé amenait chez le préfetJoseph et le ballon dans une charrette.

– D’où es-tu ? dit le préfet au gars. - Du Gué de la Chaîne, réponditJoseph. – Là-dessus le préfet chercha dans tous les grands livres de lapréfecture : pas plus de Gué de la Chaîne que dans ma poche. – De queldépartement ? lui demanda le préfet. Mais le gars ne savait point ceque c’était qu’un département. Tous les commis étaient sur les dents àfeuilleter leurs paperasses et leurs pancartes peinturlurées où sontmarqués les villes et les cantons. Il s’approcha d’eux et leur dit :–C’est tout à côté de la forêt. Le préfet ne savait comment le sortirde là. Il lui demanda si le maire avait une belle maison. Le gars luidit : – Je ne l’ai point vue ; elle est à Saint-Martin. – Mais il y abien des Saint-Martin dans ce bas monde, et le préfet n’était guèreplus avancé ; enfin il s’avisa de lui demander : – Y a-t-il de bellesfoires dans les environs ? – La plus belle, lui répondit Joseph, c’estla Saint-Simon, à Bellesme.

Pour le coup, on chercha Bellesme dans les livres, et on le trouva.Mais le préfet ne comprenait pas que l’enfant eût pu venir de si loindans un ballon. Il fit reconduire Joseph de brigade en brigade, encroupe derrière un gendarme, de Quimper-Corentin à Bellesme. – Il y abien cent lieues de pays ; – et encore, au lieu d’arriver par Mamers,il arriva par la route du Mans. Il reconnut bien tout de même l’églisede Saint-Sauveur et les restants du vieux château, d’où il s’étaitenvolé six mois auparavant ; et quand M. le maire lui annonça qu’ilallait le faire tambouriner dans les rues comme un chien perdu, le garslui dit : – Ça n’est pas la peine, je retrouverai bien mon chemin àcette heure ; seulement j’ai peur, parce que mon père va me donner unefessée du diable, pour être resté si longtemps hors de chez nous. – Ehbien, lui dit M. le maire en riant de bon coeur, c’est moi qui vais tereconduire pour qu’on ne te corrige pas trop. – Malgré cela, lorsqu’ilseurent dévalé de Bellesme et qu’ils arrivèrent au haut de la petitecôte qui domine le Gué de la Chaîne, Joseph recommença à devenir toutpâle et à trembler autant de peur que de contentement. Les premiersenfants du village qui le reconnurent se mirent à suivre M. le maire etlui, en se criant les uns aux autres à demi-voix : – Tiens, voilà legars Joseph qui est retrouvé. Les grandes personnes aussi se mirent parcuriosité à les suivre de loin. Lui, à mesure qu’il avançait, changeaitdu blanc au rouge, du rouge au blanc. Ses pauvres parents, depuis qu’ilétait perdu, passaient toute la journée sur leur porte, à regarder auxdeux bouts de la route pour voir s’il reviendrait ; ils usaient leursyeux à cela et à pleurer. Ils demeuraient, eux, en haut du village, àl’endroit où le chemin tourne. Une voisine, qui avait pourtant aperçuavant eux M. le maire et le gars Joseph, dit à la bonne femme : – Maisvoyez donc, la Bruno, c’est bien lui cette fois, c’est votre Joseph. –Ah ! mon Dieu ! oui, dit-elle, c’est bien lui, le malheureux ! – Tiens,Bruno, le voilà. Et elle n’eut seulement pas la force de se lever. Etquand le gars, poussé par M. le maire, courut à eux, ils se mirent tousà sangloter, à pleurer, à le tant tourner et retourner, qu’on crut quela pauvre femme allait en mourir de joie. Ils ne songèrent seulementpas à faire asseoir M. le maire. Mais il avait encore de bonnes jambesdans ce temps-là, et il s’en revint content.

Quelques jours plus tard, M. le maire apprit aux Bruno l’adresse dubrave curé de Bretagne qui avait sauvé Joseph, et que M. le préfet luiavait fait connaître. Ils lui firent écrire par M. le vicaire du Gué dela Chaîne une longue lettre de remercîments ; ils lui annonçaientl’envoi d’un beau couple de poulets ; mais il paraît qu’il y a si loin,si loin, et les chemins sont si mauvais, que les volailles n’ont jamaispu arriver ; et Joseph reçut, deux ou trois ans après, juste l’année desa confirmation, un beau livre qu’on lui envoyait de Quimper : c’étaitun livre pour apprendre le français aux ecclésiastiques bas bretonsdans les grands séminaires ; mais ce français-là ne parut point bon entout à M. le vicaire du Gué de la Chaîne, et il fit remarquer aux Brunoque le livre n’avait pas l’approbation de Mgr l’évêque de Quimper.Quoique Joseph fût déjà enfant de choeur, et que le père Bruno fûttrès-bien avec M. le vicaire, il ne peut s’empêcher de lui dire : – Ah! monsieur l’abbé, vous n’en feriez peut-être point autant en breton !


On avait fait cercle sous les grands sapins pour entendre le récitd’Adélaïde, et chacune alors s’étant mise en goût de dire un conte, lesplus bavardes se disputèrent la parole.


GUILLAUME SANS PEUR

IL y avait une fois, – dit à son tour Élisa, en regardant fixement uncertain personnage en culotte, haut comme ma botte, et qui toutaussitôt devint rouge comme un coquelicot, – il y avait une fois unpetit garçon de sept ans, qui s’appelait Guillaume et qui étaittrès-poltron. Il avait peur des chiens, il avait peur des chats, ilavait peur des mulots et des grenouilles, il avait peur des vaches etdes ânons, il avait peur des guêpes et des sauterelles, et quand sonpère déchargeait dans le jardin son fusil  sur un merle, il eûtvoulu se cacher dans un trou de souris. Vous ne l’auriez pas faitdescendre le soir dans la cave, même avec un lanterne, quand vous luiauriez promis toute une bouteille de vin sucré, et Dieu sait pourtantsi ce peureux aimait le vin sucré ! Ses parents en étaient honteux etavaient tous les jours envie de lui ôter ses culottes pour lui mettreun cotillon, tant il ressemblait plutôt à une petite fille timide qu’àun traîneur de sabre. Heureusement qu’il lui arriva une épreuve qui lecorrigea à tout jamais de toutes ses poltronneries.

Ses parents, un soir d’octobre, devaient aller dîner chez des amis àune campagne voisine ; mais au moment de monter en voiture, il sesouvint que dans ce château-là il y avait un gros chien qui aboyait detoutes ses forces devant les chevaux quand il entrait une voiture dansla cour. Il n’en fallut pas davantage pour le faire renoncer à son beaudîner, et il dit, en câlinant, à sa mère qu’il aimait mieux rester à lamaison avec sa bonne. Le jour allait tomber, l’air du soir s’annonçaitvif ; ses parents furent enchantés de sa sagesse et partirent seuls, lecroyant déjà remonté dans la chambre de sa bonne.

Mais sa bonne, – que je connais bien et qui m’a tout conté, – Guillaumevoulut lui jouer un petit tour, et, au lieu de venir la rejoindre toutdroit, il s’avisa d’aller se cacher un moment dans la chapelle. Sabonne, elle, le croyait roulant bien loin, et raccommodait seschausses, tranquille comme Baptiste, et songeait même à part ellequ’elle ferait endêver son M. Guillaume, le soir en le couchant, àpropos du chien et de la chatte de ce château là-bas.

A peine s’était-il approché de l’autel pour regarder les fleurs desvases et les images des canons, que voilà la vieille femme chargée desclefs de la chapelle, qui, six heures sonnant à Saint-Sauveur, vient,selon l’habitude, donner son tour de clef, et s’en retourne chez elle,toujours branlant la tête, sans se douter qu’elle a pris un oiseau autrébuchet.

Ah ! le pauvre oiseau ! mon Dieu ! Sa bonne entendit bien de loin unenfant qui criait ; mais elle se dit que c’était sans doute le petit dujardinier. La jardinière, qui arrosait ses choux au clair de lune,entendit bien aussi des hurlements d’enfant ; mais elle se dit quec’était sûrement un galopin de la Croix-Blanche qui avait reçu unebonne fouaillée, et elles continuèrent gaiement leur besogne. Mon Dieu! mon Dieu ! si elles avaient su ce que c’était !

Quand il avait eu bien cogné aux deux portes, le pauvre Guillaume, etquand il y avait eu bien usé ses petits poings et ses petits pieds, ettous les cris de sa poitrine, il s’était mis dans un coin sans plusoser bouger, et toujours criant, et toujours gémissant, mais absorbépar sa peur plus encore que dans le premier moment. Il regardaitpartout, à droite et à gauche, avec des yeux effarés, s’il ne sortiraitpoint de sous les marches et de sous les pavés et s’il ne tomberaitpoint de la voûte noire des crapauds, des serpents et des monstresailés. Il n’osait s’asseoir nulle part ; il cachait ses mains dans sespoches. Une certaine confiance qu’on lui avait dit d’avoir dans laSainte Vierge le poussa à se rapprocher de l’autel ; mais à peine aufin haut apercevait-il la statue de la Vierge et de l’Enfant Jésus,tandis que le Christ en croix, tout pâle, peint au-dessous entre lescolonnes, semblait le menacer, et que les têtes sculptées des chérubinssemblaient voler contre lui, comme des chauves-souris, avec leurspetites ailes blanches.

Il commença, tout haletant de ce qu’il voyait là, et déjà la sueurfroide au front, à se reculer de l’autel et de la chapelle haute, pourdescendre dans la nef, où il ne voyait qu’un grand vide. Mais là lesmurs et les fenêtres devenaient plus hauts, et il lui semblait qu’ilfût descendu un étage plus bas dans les choses terribles. Les ratscouraient le long des murailles vertes et poussaient un petit cri enfrôlant ses jambes. A ce moment il aperçut, entre les deux escaliersqui montent à la chapelle haute, une porte entrebâillée et une lucarnepar lesquelles s’échappait un certain jour brillant. Devait-il crierplus fort ? Devait-il s’approcher de cette porte ? Quoique son petitcoeur lui battît à rompre sa poitrine, l’idée qu’il trouverait par làune sortie de la chapelle le poussa vers le caveau ; il descendit lesmarches. La porte cria dès qu’il y mit la main, et en voulant s’enfuiren arrière il tomba assez rudement assis sur un degré. La veille ilaurait crié ; mais il n’avait plus de voix, et personne pour leplaindre, et, ma foi, il se releva. Il se rapprocha de la porte, etcomme il y avait juste assez de place pour qu’il entrât, il aventurad’abord sa petite tête et ne vit personne derrière la porte ; il s’yglissa tout entier. Rien d’abord ne le frappa de plus effrayant quedans l’autre chapelle, et pourtant au bout d’un instant il se sentitbien autrement ému. La lune pénétrait à plein par les soupiraux auxdeux côtés de cette chapelle basse. Mais au milieu de ces deuxsoupiraux semblaient grimper des chenilles gigantesques, et peu à peuil remarqua que s’agitaient par la lucarne de droite des grandes pattesd’araignées monstrueuses. Il recula encore, les cheveux hérissés ; maiscette fois, au lieu de sortir du caveau, il repoussa la porte avec sondos et s’y trouva renfermé. Son talon venait de butter contre unegrande pierre, et dès qu’il y jeta les yeux, il reconnut les deuxtombeaux dont on lui avait raconté l’histoire. Un vieux bonhomme étaitenterré là, et une tête de mort était gravée sur la pierre. Les gens dupays croyaient que son fantôme revenait la nuit, et disaient que quandon leur donnerait son enclos, ils n’oseraient pas rester dans lachapelle jusqu’au matin. Juste à ce moment Guillaume entendit un bruitde griffes contre le mur, et il vit se dresser à l’une des petitesfenêtres un être tout gris qui la remplit presque tout entière et semit à le regarder avec des yeux brillants. Les frissons couraient aupauvre enfant de la plante des pieds à la pointe des cheveux ; ilvoulait crier encore et n’avait plus de voix ; mais presque aussitôtl’apparition s’évanouit. Ne sachant plus que devenir, et presque sansconnaissance, il alla s’asseoir au pied du vieil autel qu’on lui avaitdit consacré à sainte Madeleine. Il regardait de là malgré lui vers lestombeaux, épiant s’il n’en sortirait rien ; il cherchait dans sa pauvretête comment il se défendrait contre le fantôme et ce qu’il feraitencore si l’apparition du soupirail revenait. Il mit la main sur unegrosse pierre toute ronde, qu’il entrevoyait à demi, posée sur l’unedes tombes ; il la souleva et la roula auprès de lui ; mais quand ellefut dans le rayon de la lune, jugez de son épouvante : c’était une têteavec des joues rouges, des cheveux et une barbe noirs ! Ah ! pour lecoup, le fantôme aurait pu venir, le pauvre petit Guillaume l’eût prispour son sauveur.

Il racontait plus tard à sa bonne que comme il en était là, et croyantbien qu’il allait mourir, il se mit à faire sa prière, mais des lèvresseulement, car il ne pensait plus à rien, et pendant qu’il disait sonNotre Père, il entendit le bruit d’un ronron qui rôdait autour de lui: c’était le chat de la maison, auquel il avait donné quelquefois sesos, et qui, le reconnaissant, venait se frotter à ses jambes et puis delà contre la tête aux cheveux noirs, et puis de là sautait d’un tombeauà l’autre, et puis enfin repassait par la lucarne sans que les grandespattes d’araignée et l’énorme chenille qui la fermaient parussent luifaire obstacle. Quand il fut parti, Guillaume se sentit plus soulagé, –d’abord parce qu’il n’était plus là, – et puis il se mit à regardertout ce qu’avait touché le chat avec un peu moins de terreur. Il crutreconnaître que l’apparition aux yeux brillants pourrait bien être unepremière visite du chat lui-même, qui venait à la chasse aux rats ; etpuis que les pattes d’araignée pourraient bien être des tiges de lierrese glissant du dehors dans le caveau et agitées par le vent ; et puisles chenilles monstrueuses, de larges barreaux de fer serpentant avecdes pointes pour défendre l’entrée des soupiraux ; et puis la têtecoupée ? une autre toute blanche et mutilée qu’il vit sur l’autel desainte Madeleine, et qui avait appartenu à un ange, lui donna àentendre que celle-ci pourrait tout aussi bien être la tête casséed’une vieille statue de saint Léonard ; – et quant au tombeau, il envint à se rappeler qu’on lui avait dit que ce bonhomme, de son vivant,n’était point si méchant pour les enfants et pour les pauvres, et que,quand même il aurait, étant chirurgien des armées, coupé vingt-cinqmille jambes et trente-cinq mille bras à des militaires, il avaitplanté dans l’enclos tant de bons pommiers, tant de beaux poiriers,tant d’excellents agriotiers, dont toute l’année on mangeait lesfruits, qu’en vérité pour un enfant de la maison il était plus à aimerqu’à craindre.

Tous ces raisonnements-là, comme bien vous pensez, n’avaient pointpassé par la cervelle si troublée de Guillaume aussi prestement que jevous le dis là. Les quarts d’heure lui paraissaient encore furieusementlongs, et de temps en temps il lui reprenait des envies de trembler ;mais peu à peu le courage reprenait le dessus, et il arriva même, – ceque vous n’auriez peut-être pas fait, vous autres, – qu’unechauve-souris s’étant introduite par l’une des fenêtres dans le caveau,ou plutôt, comme l’appelle M. l’agent voyer, dans la crypte, et lachauve-souris s’étant mise à tournoyer autour de l’enfant, il l’abattitavec son mouchoir et l’écrasa avec son pied. Quand il eut fait cela, ilse dit, avec raison, qu’il n’avait plus rien à redouter dans le monde,et il se mit à regarder par la lucarne vers les promenades de la ville.

Il n’y avait pas vingt minutes qu’il était là, quand il entendit roulerla voiture qui s’approchait de la grande porte. A peine eut-on mis piedà terre, que la bonne et la mère de Guillaume s’entre-demandèrent cequ’elles avaient fait de leur enfant. – Guillaume ! Guillaume !Guillaume ! Mais aussitôt on entendit une voix qui sortait de bienloin, derrière les sapins, et qui s’écriait : Par ici, mère, par ici !je suis enfermé dans la chapelle, allez chercher la clef !

On réveilla la bonne femme aux clefs, qui fut bien étonnée, elle aussi; mais le plus étonné de tous, ce fut le père de Guillaume, quand, àpeine sorti de son caveau, celui-ci dit au cocher : Pierre, voulez-vousque j’aille au grenier chercher sans chandelle une botte de foin pourle cheval ? – et à son père : Mon père, demain, si vous voulez, j’iraià la chasse avec vous, je porterai votre poudre et votre carnassière.

Depuis ce temps-là, on ne l’appelle plus que Guillaume Sans peur.


Le maître du logis remontait, en humant l’air, l’allée qui longe lessapins. Il vit que sa fille Gabrielle avait à ce moment la tête tournéevers le point de la forêt où elle enserre les premières maisons de laBrière. – Que regardes-tu de ce côté ? lui dit-il. Te demandes-tu si legars Guillot va revenir de là au comice avec la singulière compagniedont il fit rencontre l’autre mois dans la futaie de Saint-Martin ?Asseyons-nous ici, je vais te raconter cela :


LA FOIRE DE LA BRIÈRE

LE 4 juillet, fête de la Translation de saint Martin, il s’est trouvéque le même jour, jour de grande chaleur, en vérité, il y avaitpremière communion à Bellesme, et foire à la Brière. Le petit garsGuillot, l’enfant du pauvre faiseur de balais de la Croix-Blanche,était l’un des communiants. C’est lui qui avait récité, et sansbroncher, l’Acte de Bon Propos.

Il était venu après la messe nous apporter l’entame de son pain bénit,en remercîment de la casquette neuve qu’on lui avait donnée. Il étaitflambant neuf, et rayonnait de contentement, comme si la sainte Hostielui sortait par tous les pores. Après le dîner, et les vêpres, et lerenouvellement des voeux du baptême, et la procession à la chapelle del’Hospice et à celle de Saint-Santin, où il tenait l’un des cordons dela bannière et chantait à tue-tête les cantiques : Bravons lesEnfers, et Jésus paraît en vainqueur, et Du Roi des rois je suis letabernacle, et tout cela si faux que les chiens hurlaient rien que del’entendre, ses parents l’emmenèrent, avant l’heure du souper, à lafoire de la Brière. Jamais la foire n’avait été si belle ni si fournie; dès le matin, on avait vendu les bêtes de boucherie ; après midi lesbêtes de labour et les chevaux, dont il y avait si grande foison qu’onne savait où les faire courir, et qu’on les essayait jusque dans laforêt, sur la route de Chesnegalon. A droite du Quinconce, en avant desmaisons, on trouvait, comme chaque année, les attablées de buveurs, etles boutiques de couteaux et de faïences coloriées, et de jouets, etsous son grand parapluie rouge le crieur d’étoffes, et la lanternemagique du siége de Sébastopol, et la somnambule qui disait aux gars devillage s’ils tireraient un bon numéro. L’oncle du petit gars était làaussi, qui vendait aux marchands de chevaux des bâtons et des manchesde fouet ; car toute cette pauvre famille vit, tu sais bien, de laforêt, et il lui donna la plus fine houssine de son paquet, en luidisant : Tiens, Pierre, voilà mon cadeau ; avec cela et de l’honnêteté,tu peux faire ton chemin et passer partout ; et prends-le toujours parle bon bout, mon garçon.

Le père Guillot avait une si grosse soif, tant le soleil lui avaitéchauffé le palais, qu’il ne put résister à l’envie de s’asseoir aubout d’une des tables où se pressaient les avaleurs de cidre ; mais,d’autre part, il se sentait bien fier d’avoir, ce jour-là, un saintdans sa maisonnée, ce qui ne lui arrivait point toutes les semaines,et, par respect, de peur de boire devant lui un coup de trop, il luidit : Va-t’en donc voir, mon gars Pierre, pendant que nous allons nousreposer là une heure avec les amis, va-t’en voir, en suivant la lisièrede la forêt, si la bruyère a poussé du côté du Carrouge et s’il ferabon par là dans quelques mois pour les balais.

– Et prends garde, lui dit sa mère, de verdir ta belle culotte et labelle écharpe que tu as au bras.

Pierre Guillot quitta donc la foire, en traversant ce qui restaitencore, pêle-mêle, de bidets, de vaches et d’ânons ; il sauta le fosséet entra lestement dans la forêt, tirant vers la gauche, par la grandefutaie de vieux hêtres. Il la connaissait presque aussi bien que sonpère, la forêt. Mais jamais il n’y était entré sans une espèce detremblement, car son père et lui, les pauvres, n’y pénétraient guère,jusqu’à la veille, qu’avec idée de fraude et de contravention, et ilsne touchaient guère à une branche de houx, ni à un pied de fouteau,qu’en regardant autour d’eux pour voir si les gardes et les gendarmesn’étaient point là de l’autre côté du fourré. Cette fois, Pierre sevoyait tout libre et net par l’absolution de M. le curé ; son écharpefaisait son coeur blanc comme neige et insensible à toute crainte. Lebon Dieu, entré par ses lèvres, lui courait dans tout le sang. Il avaitencore la mémoire fraîche d’avoir chanté, dans ses Complies, lesversets du psaume : Je te délivrerai parce que tu as espéré en moi etque tu as connu mon nom ; tu marcheras sur l’aspic et le basilic, et tufouleras aux pieds le lion et le dragon.

Après avoir fait craquer sous ses souliers neufs et agité de sahoussine les feuilles sèches de l’hiver passé, il tourna toujours versla gauche par la clairière déserte où les grands chênes commençaient àse mêler aux hêtres, et d’où l’on voyait, à travers les branchages, lesmulons des verts prés qui entourent Saint-Martin et les coteaux quiremontent vers la ville. Il n’avait pas fait trois cents pas dans cechemin roide et serpentant, entrecoupé de racines et de cailloux, quidescend vers le fond, quand il aperçut, trottant devant lui, un petitêtre habillé juste comme les pantins de la foire, et si petit, sipetit, qu’il crut d’abord que c’était un nain faisant des tours, commeil en vient quelquefois dans nos assemblées : un plumet rouge à sacasquette, une veste rouge garnie d’épaulettes, et une culotte qui, mafoi, n’était point de ces plus propres. Pierre s’imagina que le petitbonhomme s’était égaré dans le bois, et courut après lui pour leremettre en bon chemin ; mais aussitôt l’autre se sauva plus fort, ettout à coup, se voyant serré de près, se mit à grimper à un vieuxchêne, par la mousse et les menues branches, juste de la même façonqu’eût fait le plus leste des écureuils de la forêt. Pierre fut bienébahi, comme on pense, et en regardant les grimaces que lui faisait delà-haut le monseigneur barbu, commença à croire qu’il pourrait bienavoir affaire à un singe, d’après ce qu’on lui avait rapporté de cesbêtes-là, car il n’en avait point vu de ses yeux, et les gens de laCroix-Blanche n’ont pas tous le moyen d’aller à Paris se promener auJardin des Plantes. Pierre l’appela et lui fit des signes, et voyantqu’il ne faisait point mine de descendre, il tira du fond de sa pochequelques miettes de son pain bénit du matin. A la vue des miettesblanches, aussi prestement qu’il était grimpé, notre animal dégringola,et de la première branche sauta sur l’épaule de Pierre, et avec sespetits doigts noirs il commença à cueillir dans la main de Guillot unemiette et puis une autre, et cela si brusquement et en le dévisageantavec tant d’effronterie, qu’un autre moins sûr que le gars de la forcedu bon Dieu n’eût jamais osé, comme il fit, happer ce vilain camaradepar la ceinture de sa culotte. Mais la bête, qui avait apparemmentl’habitude d’être tenue par là, n’y fit point de résistance, et Pierres’apprêtait à la ramener à la foire, où il pensait qu’était son maître,quand, en se baissant pour ramasser sa houssine, il lâcha par mégardemonsieur le singe, qui se remit à trotter, mais sans presse, devantlui, en tournant le dos, vous m’entendez bien, à la Brière, tant cesbêtes-là ont de malice. Comme le gars Pierre redevalait donc de nouveauà sa poursuite le sentier qui tombe dans le chemin du prieuré deSaint-Martin, il entendit au haut d’un hêtre un grognement qui lui fitlever la tête, car il ne se rappelait point en avoir jamais entendu unsemblable.

– Qu’est-ce que ce gros charbonnier velu ? pensa-t-il, et pourquoi mefait-il des signes avec sa grosse main noire et en hochant sa vilainemine pointue ? Si mon oncle, le crépu, n’était pas à la foire, jecroirais que c’est lui qui me jette des vieilles faînes par moquerie,et qui, par son geste, voudrait me faire peur des gendarmes ; maisaujourd’hui je n’ai peur de rien, ni des gendarmes, ni du diable, ni duloup, ni du commissaire. – Ohé ! ohé ! mon bonhomme, cria-t-il encinglant l’arbre de sa houssine, vous ne faites point de la bonnebesogne là-haut, m’est avis ; descendez vite, M. le commissaire n’estpas loin : je viens de le voir flânant sous les arbres, auprès desbarrières de la foire, et s’il s’écartait par ici, il pourrait vousdresser un bon procès-verbal.

Au cinglement de la houssine, commença à descendre à reculons et en sebalançant, des hautes branches du hêtre, un bel ours tout noir, carc’en était un ; mais le gars Guillot n’en fut pas plus troublé que nel’eût été M. le curé portant le saint Sacrement, ou saint Antoinelui-même face à face d’un monstre de sa tentation. Dès que la grossebête eut mis patte à terre, Pierre agita de nouveau sa houssine, etl’ours aussitôt, par je ne sais quelle habitude, se dressa debout et semit à danser autour de lui une danse si comique, que le gars ne puts’empêcher d’en rire. En même temps, le singe, qui était bien aise,j’imagine, de retrouver une connaissance, se rapprocha au galop ets’élança sans façon à cheval sur les épaules de Martin-bâton. Pierre,pour s’assurer encore une fois que ces bêtes-là n’étaient pointpossédées du diable, tira de sa poche deux bouchées de pain bénit, etcomme elles ne firent aucune difficulté de les avaler et même d’enredemander des yeux, il s’apprêtait à les chasser devant lui vers lafoire, quand, à cinquante pas de là, toujours du côté de Saint-Martin,il entendit un rugissement si terrible, qu’il n’en eût pas fallu lamoitié, ma chère, pour glacer la moelle de tes os.

Même les hommes les plus fermes eussent hésité à s’en aller au-devantd’une bête qui rugissait de la sorte avec une simple baguette de houxdans la main ; mais Pierre se disait : Tant que j’aurai au brasl’écharpe qui est signe devant tous les diables de mon état de grâce,je n’ai rien à craindre dans tout ce bas monde de Satan ni de sesaides, et pas une de leurs embûches ne prévaudra contre moi ; – et ilmarcha vers le rugissement, suivi, à trois pas en arrière et sanslaisse, par les compagnons qu’il venait de racoler.

Au plus bas fond du ravin, là où la sente vient presque toucher la haied’aunes qui sépare la forêt des prés, il y a, tu sais, une méchantemare à grenouilles toute remplie de roseaux, de moussailles et d’herbesvertes. Eh bien, justement, entre le bord de cette mare et la penteescarpée de la futaie, au beau milieu du sentier, étendus en travers,au plus chaud du soleil, se trouvaient deux animaux terribles : unepanthère et un serpent, mais un serpent long comme d’ici là-bas, aumoins dix ou douze pieds de la tête à la queue. A voir la façon dontils se tiraillaient d’un air dolent, il était aisé de juger quel’affreux rugissement de tout à l’heure était plutôt bâillement d’ennuique cri de colère, et il n’était que trop clair que les féroces bêtesse plaignaient l’une à l’autre de leur sort présent.

– Hélas ! disait le serpent, quoiqu’il fasse assez tiède aujourd’hui,j’ai eu grand tort de quitter par ces vingt-cinq degrés de chaleur labonne grosse couverture de laine sous les plis de laquelle on me tenaitsi douillettement. Et puis, j’ai l’estomac si vide, n’ayant gobé depuisdouze heures que quelques piètres grenouilles, que je n’ai pas encorefait mon somme de digestion. Je n’ai pu fasciner qu’un ou deux pinsonsmorts de soif ; ni lièvres ni lapins ne foisonnent dans lesbroussailles ; pas le moindre serpent de ma famille ; on crève de faimet d’engourdissement dans ce pays-ci.

– Et moi aussi, disait la panthère, les frimas de cette province et lamousse humide de leur forêt m’ont tellement rouillé les vertèbres, queje ne me sens plus la moindre ardeur à la chasse. J’ai déjeuné ce matinde deux quartiers de renard et d’une poule échappée de la fermevoisine. J’entends depuis la pointe du jour, là-bas vers le levant, desmoutons qui bêlent, des cochons qui grognent, des ânes qui braient, desvaches qui mugissent, des chevaux qui hennissent ; mais en même temps,de loin en loin, des cris d’hommes et des coups de fusil ou depistolet, comme aux foires, et cela suffit pour m’écarter de cettepâture-là. En vérité, il est bien plus commode qu’on nous apporternotre déjeuner tout dépecé, un bon gigot de cheval ou des abattis debrebis clavelées.

Ils en étaient là quand Pierre Guillot parut avec ses deux acolytes :Tiens, dit-il, voilà une belle anguille et un beau chat sauvage ! Etdepuis quand restent-ils là si tranquilles, côte à côte, et depuisquand les chats ne mangent-ils plus les anguilles ? Moi qui n’avaisjamais vu dans ce coin des Ventes que des orvets longs comme deuxdoigts ! Il paraît que les chasseurs qui ont loué la forêt y ont mis dugibier de toutes les sortes et qu’on n’y connaissait pointanciennement. Mais en fait, mon gars Pierre, il en sera de ceux-làcomme des autres : tu marcheras sur l’aspic et le basilic. – Et, enrépétant cela, il cingla l’air de sa baguette, et si fièrement, que,tout en sifflant, en hurlant, et ouvrant leurs gueules à longues dents,au point d’effrayer l’ours et son cavalier, lesquels reculèrent detrois pas, les deux monstres livrèrent passage au gars Guillot, qui lesregardait avec colère et frappait du pied comme pour les écraser, etleur montrait à tour de rôle son écharpe et sa houssine.

Il ne voulut pas néanmoins que le bon Dieu pût penser qu’il avaitmenacé des animaux par pure malice, car, fouillant encore au fond de sapoche, il en retira deux morceaux de son pain bénit, déjà durcis, etles jeta, l’un à la panthère et l’autre au serpent, qui en firent toutautant de cas qu’en avaient fait l’ours et le singe (il faut croire queles Guillot, les pauvres gens, n’avaient point, pour ce grand jour,ménagé le beurre dans leur pain salé), et voilà les quatre animauxsuivant Pierre à la débandade dans les derniers détours du sentierjusqu’au chemin des Forestiers, – et cahin-caha, sans se piquer, segriffer ni se mordre, ils semblaient tous d’anciennes paires d’amis.Ils eurent même l’air d’être très-joyeux en apercevant au milieu duchemin un magnifique chameau à deux bosses paissant l’herbe au bord desornières, et qui ne fit aucune mine de s’enfuir.

Pierre avait continué de ce côté, parce qu’il avait entendu une voixlamentable qui appelait au secours, et les cris partaient de l’autregrande futaie en face.

Il était environ six heures de relevée, et le soleil descendait déjàderrière les troncs noirs de ce massif et transperçait son vertfeuillage. Belle futaie, bien touffue et bien drue, que celle duPrieuré ! et les hêtres et les chênes en sont si hauts et si droits,que la flèche neuve de Saint-Martin, s’ils l’entouraient, nedépasserait point leurs têtes. C’est à ce moment qu’au milieu desrayons qui éclataient à travers la verdure, Pierre vit une femme d’unetaille immense (elle avait bien, si je ne m’abuse, la taille de deuxmilitaires), laquelle, toujours criant, toujours appelant, arpentait àgrandes enjambées les hautes herbes, les bruyères, les genêts et lamousse qui gazonnent la forêt, glissant entre les troncs, se cachantderrière les plus gros, – et tout cela pour échapper à une bête énorme,à crinière fauve, qui semblait un chien monstrueux, et la poursuivaitpar sauts et par bonds.

Le gars Guillot, il l’a bien avoué lui-même, eut un momentd’appréhension. Il regarda par-dessus l’un des buissons de fouteauxentremêlés de fougères et de ronces fleuries qui bordent le chemin oùil venait de déboucher, et il a même avoué qu’il avait ressenti commeun frissonnement en jugeant que la femme, tout immense qu’elle fût,avec ses gros bras, ses gros mollets et ses jarretières à rubanstricolores, ne ferait pas trois bouchées à la terrible bête. Pourtant,il faut être juste, il se ravisa aussitôt : Tu fouleras le lion et ledragon ; – et, sans plus regarder si les bêtes le suivaient, il sautale fossé, courant vers la malheureuse, et, mettant deux doigts dans sabouche, il siffla le lion, – car il l’avait reconnu pour un lion par laressemblance des images, – il siffla le lion du sifflet le plus aiguqui eût jamais fait frémir la forêt, tout en le menaçant de la terriblehoussine qu’il agitait comme un possédé :

– Ici, vilaine bête ! lui criait-il à vingt pas ; allons, arrête-toi etviens ici, entends-tu ? Tout beau ! tout beau !

En effet, dès qu’il l’avait entendu, ne voilà-t-il pas que le bonhommede lion avait cessé de courir après la femme et s’approchait en rampantdu gars Pierre.

– Ah ! mon bon petit mignon monsieur, doux sauveur de mes jours, dit ens’essuyant à plein mouchoir et en soufflant de toute son énormepoitrine la géante aux grandes enjambées, il vous connaît donc, pourqu’il vous obéisse si bien, ce brigand de Sahara ! J’ai cru qu’il metenait et que je sentais déjà ses dents à trois pouces dans mes épaules.

– Point du tout, madame ; je ne connais ni celui-ci ni ceux qui sontrestés là-bas ; mais aujourd’hui, voyez-vous, je porte en moi le bonDieu, qui depuis ce matin m’a délivré du mal, comme dit le Pater ; iln’est donc point de mal qui puisse m’atteindre, ni de bête maligne quime puisse faire trembler ni déranger de mon chemin.

– Je n’entends rien, mon garçon, répondit la géante, à cette manière dedompter les bêtes féroces, ni mon homme non plus, qui s’y est donnétant de peine. Qu’aura-t-il dit, Dieu de Dieu ! quand il se seraréveillé ? Moi, je n’ai plus la force de remuer pied ni patte. Cettebête m’a fait tant de peur, que j’ai quasiment envie de me trouver mal.

– N’en faites rien, lui dit le gars ; mais avalez-moi cette bouchée depain bénit, en faisant, comme de raison, le signe de la croix, et celavous mettra du baume dans le sang, et je vous ramènerai où vous voudrez.

– Imbécile de géante ! se disait pendant ce temps-là maître lion,tirant la langue d’essoufflement, m’a-t-elle assez fait courir aprèselle, moi qui avais si grand’peur de la perdre de vue et de me trouverégaré de nouveau dans cette insupportable forêt, où il n’y a ni désertde sable ni grottes de rochers ! Ils ne sauront jamais, par bonheur, dequel morceau j’ai fait mon repas du matin.

Le gars Guillot, voyant qu’en effet l’émotion avait à ce point atterréla femme géante qu’elle ne pouvait plus mettre un pied devant l’autre,et que l’une des moustaches qui ombrageaient sa lèvre en était devenuegrise sur l’heure, alla chercher dans le chemin le chameau à deuxbosses, et le bon animal, dès qu’il se trouve en face de l’énorme dame,plia les genoux comme pour l’inviter à monter sur son dos. Mais lachose n’était point si commode, car le gars pouvait bien dompter desbêtes avec son écharpe et sa baguette, mais il n’était guère de tailleà servir d’étrier à une cavalière  qui pesait pour le moins troisou quatre cents livres. Il y réussit pourtant, avec la grâce de Dieu,et revoilà de nouveau le régiment en route : le petit Pierre, ouvrantla marche, fier comme Artaban, avec sa houssine au poing et son écharpeau coude gauche ; derrière lui, haute comme une montagne, la géante àcaliberda sur son dromadaire ; puis le lion, puis l’ours ; aprèsl’ours, la panthère ; après la panthère, le serpent, dont le singes’amusait à agacer la queue.

C’est au détour du chemin, là-bas où il s’arrête dans une espèce defondrière où nous avons vu, je ne sais quelle année, une hutte desabotier, qu’ils rencontrèrent deux longs chariots attelés de pauvresharidelles affamées ; les premières mouches de la saison les avaient sifort tourmentées, qu’elles avaient cherché un refuge dans les fossés,où elles avaient mêlé leurs traits, et tondaient comme elles pouvaientdes coudres et des herbettes. Les chariots, distribués en cages,étaient grillagés de barreaux solides ; les portes de ces cages étaientouvertes, et, couché par terre, presque sous l’une des roues, etgémissant à fendre un chêne et comme noyé dans un de ces torrents delarmes qui ne coulent que de l’oeil tendre des ivrognes, un homme selamentait, appelant entre deux hoquets tantôt Pélagie, sa femme géante,tantôt son lion, tantôt son ours et tantôt son serpent.

Quand il vit approcher la troupe, le petit Pierre en tête, l’homme sereleva sur ses genoux et se mit à frotter ses yeux, les essuyant durevers de sa main.

– Ah ! Pélagie, dit-il, comment as-tu fait pour les retrouver ? Je lescroyais bien perdus aux quatre coins de la forêt, et il nous auraitfallu payer à la justice tous les gens qu’ils auraient mangés.Qu’est-ce donc qu’ils m’avaient fait boire, hier soir, à l’auberge dubourg d’Igé, pour que l’idée me soit venue d’ouvrir la volière de mesmoineaux et de prendre ce cul-de-sac-là pour le chemin de la Brière ?Un, deux, trois, quatre, cinq, six ; quel est donc celui qui me manque? C’est mon loup, mon pauvre loup noir des bois de Saint-André, près deFalaise. Quel dommage ! on battrait les quatre coins de cette forêt, etcelles d’Écouves, et de Perseigne, et de la Trappe, et du Val-Dieu, etd’Andaine par-dessus le marché, pour en trouver un pareil !

– Gueux d’ivrogne ! dit Pélagie en se laissant glisser de sa monture,et elle montra encore une fois ses jarretières. – Tu es bien heureuxque ce bon petit bourgeois les ait rencontrés les uns après les autresdans sa promenade. Tu n’en aurais pas revu un seul ; il a trouvé moyende s’en faire suivre par un secret qu’il a, et s’il n’avait pas entendumes cris juste au moment où ton gros lion vorace voulait me mettre enmorceaux, tu n’aurais seulement pas revu la semelle de mes souliers.

– Comment ! reprit l’homme, regardant le monsieur Guillot avec unecertaine révérence ; comment, c’est ce petit jeune homme habillé commepour la noce ? Qui donc, mon garçon, vous a appris le grand secret ?

– Le grand secret ? répondit l’autre ; je ne sais que celui que m’aappris M. le curé : le Pater noster et la sainte Hostie.

L’homme n’en revenait point.

– Le Pater noster, la sainte Hostie, continuait le gars, et unmorceau de ce pain bénit bien appliqué. Tenez, voilà la dernièrebouchée ; goûtez-en avec un signe de croix, et allez trouver M. le curépour le reste.

L’homme, tout hébété par l’assurance de cet enfant, se signait comme ilpouvait et avalait sa bouchée, et encore un coup, ne savait que dire.

– Puisque mes bêtes vous connaissent si bien, reprit-il enfin, et vousobéissent au premier commandement, voulez-vous, mon garçon, vous envenir dans les foires et les marchés avec Pélagie et avec moi ? Vous nemourrez point de faim ; tout ce que mes bêtes mangent, vous enmangerez, et je vous habillerai en Turc, et vous passerez parmi lesgens de la campagne pour celui qui a pris Sahara dans les pays dudésert.

– Merci de votre Turc, répondit Pierre ; je suis bon chrétien de cepays-ci et Turc ne serai de ma vie, et mon père m’a déjà loué moyennantdouze écus à un fermier de la Chapelle-Souëf pour garder ses vaches ettoucher ses chevaux. Tenez, refermez donc les cages de vos animaux ;ils sont rentrés tout seuls et sans se faire prier ; ce sont de bonnesbêtes et bien douces, et dont on a bien tort de dire tant de mal, etdont il faut avoir grand soin. Bonsoir, la compagnie, fit-il là-dessusà la géante, à son homme et aux bêtes, qui le regardaient une dernièrefois à travers les barreaux de la ménagerie ; quand vous serez revenustout au bout du chemin, derrière l’église et le cimetière, voustournerez à gauche et puis encore à gauche. Et lui-même regagna engrimpant à travers la mousse et les cailloux, les hauteurs de la futaieet de là la foire, où le père Guillot était toujours assis devant lamême table, et où les violons commençaient à faire danser les filles etles garçons au fond des cours, sous les pommiers.

L’homme avait une minute suivi Pierre Guillot des yeux, et puis ilavait dit à Pélagie, en se toquant le front du doigt :

– Il est fou, ce pauvre petit bourgeois-là. Comment le laisse-t-onaller tout seul dans le bois avec sa maladie ? Il devrait être àl’hospice.

– Je ne sais point si c’est un malheureux privé de raison, dit Pélagieen retirant son bonnet pour refriser son gros chignon (autant friserune queue de cheval) ; mais ce que je sais, c’est que tu ne ferasjamais valeter tes bêtes curieuses comme il les faisait tontonner etpirouetter, et aller ici et là, et tout beau, ni plus ni moins qu’unsergent à des conscrits ou un berger à ses moutons.

– Voilà-t-il pas un beau miracle ! reprenait l’homme quasi piqué ; tusais bien comme l’humeur des bêtes est singulière : ça se laisse manieret tirer la queue et ouvrir la gueule par des enfants de deux jours. Sinous autres en approchons, il faut le collier de force ou la cravache.Je penserai tout de même à ce qu’il dit de son bon Dieu, et de sonécharpe, et de son hostie ; si nous en volions quelques-unes ce soir enpassant près de l’église, cela pourrait bien nous servir un jour oul’autre.

On ne tarda point à répandre dans le pays le bruit qu’une ménagerieavait, en traversant nos contrées, laissé échapper un loup énorme,d’autres disaient un loup avec sa louve ; les uns disaient noir, lesautres blanc, et durant quelques jours les fermiers de Bellavilliers,et ceux de la Perrière, et ceux d’Origny, ne furent point tranquilles.Mais un garde, celui qui demeure justement à la Brière, à l’entrée dela forêt, trouva un matin les pattes de derrière et le bout de la queued’un loup noir, dans le fourré, à mi-chemin de Chesnegalon, et il les acloués à la porte de son étable.

Quant à l’homme de la ménagerie, il est allé à la foire du Mesle, et delà à celle de Séez. J’imagine qu’il attend toujours des nouvelles deson loup. Il n’est point de jour qu’il n’en parle devant Pélagie et sesautres animaux ; mais, dès qu’il est question du loup, le lion tournela tête et a l’air de penser à autre chose : on dirait qu’il ne sesoucie point de causer de ce chapitre.

Moi, quand on me parle de l’histoire du gars Guillot, je ne branlepoint la tête si fort, comme l’homme de la ménagerie ; je me dis queDaniel, pour avoir eu confiance en Dieu, n’a point été dévoré par leslions de la fosse, et puis je me dis aussi que celui qui sent Dieu enlui, ne fût-ce qu’une journée, est bien autrement fort cette journée-làque celui qui n’y sent qu’un homme ; je me dis que dans les Flandres,qui ne sont pas bien loin d’ici, il est connu que le bon Dieu accordeaux enfants pieux les souhaits du jour de leur première communion ;qu’une âme chrétienne, pour parler ou approchant comme un docteur, estmaîtresse du corps qu’elle anime ; et puis enfin, je me dis qu’il y alions et lions, ours et ours, celui qui se lèche, celui qui ne se lèchepoint, et qu’avec patience et volonté vous ferez manger dans votre mainle petit apprivoisé d’une bête fière et sauvage. Hélas ! hélas ! mesenfants, chez les bêtes comme chez les gens, quand par telle baguetteou telle autre nous sommes domptés et convenablement asservis, laliberté ne nous dit plus rien ; si nous la retrouvons une heure, celanous gêne ; on n’en veut plus. Et dans les pays même d’où viennent leséléphants, les lions et les panthères, n’a-t-on pas vu des peupless’enivrer de servitude, comme on s’enivre d’opium, jusqu’à la mort ?


On revenait de temps en temps jeter un coup d’oeil vers le champ defoire et la forêt, pour voir s’il ne se passait rien de nouveau de cecôté.


LES CAPRICES DE MANETTE

Moi, – dit Rose, la grande fille au tablier de soie, et qui était labonne de Charlotte, – j’y ai fait plus de pas en vingt jours, danscette forêt de Bellesme, que vous n’en ferez toutes en vingt ans, enmettant vos courses les unes au bout des autres.

La Charlotte que voilà avait été malade ; elle avait eu une mauvaisefièvre qui l’avait réduite à rien : ni chair ni peau, rien que depauvres petits os, menus, menus comme cela, – et elle montrait un fétude paille. Le médecin, quand elle eut monté et descendu les allées dujardin pendant huit jours, et quand l’appétit lui fut bien revenu, ditqu’il fallait l’envoyer tous les jours boire un verre d’eau à lafontaine de la Herse, qui est là-bas au milieu de la forêt, sur laroute de Mortagne. Maître Pierre, le fermier, acheta chez un de sesvoisins une belle bourrique qui s’appelait Manette, et qu’on lui dittranquille et douce comme un mouton, et il l’amena à la maison. On latrouva superbe ; les oreilles si droites et si bien faites, les piedssi mignons, le poil d’un si joli gris bien ras, que tout le monde enraffolait, et on commanda pour elle, chez le meilleur bourrelier, unebâtine à dossier, recouverte d’une housse bleue avec des glands et despassementeries rouges, jaunes, de toutes les couleurs ; c’est-à-direque tout le monde, quand la bête passait, s’arrêtait pour regarder sonhabillement.

Le premier voyage qu’on fit à la fontaine, tout alla bien : on suivitla grande route ; la mère de Charlotte était assise sur la bâtine,Charlotte en croupe derrière elle ; son père, avec un bon bâton,gouvernait Manette, et moi je marchais à côté d’eux, ne m’inquiétant derien, admirant Manette, comme chacun faisait, trouvant que les montéesdans la forêt étaient commodes, les chênes et les hêtres bien ombreux,les jardins autour de la fontaine bien sablés et bien fleuris, et quele clocher de Bellesme était à deux pas de la source.

Monsieur, en rentrant, me dit : Rose, vous connaissez maintenant lafontaine et ce qu’il faut que Charlotte y boive ; mais, comme vous êtesdu pays, vous savez aussi qu’il y a bien des chemins qui y conduisent,et pour divertir l’enfant, vous irez tantôt par une route, tantôt parune autre, tantôt par Saint-Martin, tantôt par la Bruyère, tantôt parle Faux-Pavé, tantôt par le sentier qui débouche à Perigny, tantôt parle Tertre ; vous retomberez toujours par la droite ou par la gauchedans l’un des grands chemins de la forêt qui se rabattent vers la routede Mortagne. Manette est si douce ! elle obéit au bruit de la baguette.

Le lendemain, en effet, je retournerai avec Charlotte à la Herse, ensuivant la grande route comme la première fois, et tout se passa pourle mieux. Mais le troisième jour l’envie me prit d’aller parSaint-Martin, pour regarder, chemin faisant, l’église neuve et lastatue de sainte Anne, patronne des charpentiers. Manette commença àfaire des grimaces pour passer le petit ruisseau, et puis elle voulutbrouter des branchettes le long d’une haie, et puis, quand nous fûmes àcôté de l’ancien presbytère, elle tourna tout à coup dans la cour d’unemaison. Il y avait là, devant la porte, quatre ou cinq femmes, desjeunes et des vieilles, qui faisaient du filet à la mode du pays. L’uned’elles reconnut la bourrique, qui était venue une fois là à la noceavec son ancienne maîtresse, la fermière de la Gaudinière, et on se mità causer. Toutes ces femmes travaillaient à des ouvrages différents :celle qui avait reconnu Manette faisait des grands rideaux à ramages ;une autre faisait une couverture de lit ; une autre en était à sontroisième filet de soie bleue et noire pour des têtes d’enfant ; uneautre faisait un hamac ; une autre enfin était occupée à un filettrès-singulier, grand comme un cabinet, et où il n’y avait d’autreentrée qu’un trou juste assez large pour y couler un enfant par lesdeux épaules.

– Qu’est-ce que vous faites donc là ? leur demandai-je. – Ma fille, medirent-elles, nous travaillons toutes pour un grand monsieur à barberousse, qui est venu nous demander tout cela il y a un mois. – Et pouroù ? – Pour le château de la Pilière, a-t-il dit. – Et pour quand ? –Pour la Saint-Matthieu.

Le lendemain, nous allâmes par la Bruyère. Quand nous fûmes à lamontée, Manette rencontra un troupeau de mulets qui revenait de laville prendre une charge chez les bûcherons, et se mit à les suivre.J’avais beau tirer sa bride et la scionner de ma trique, elle nous menacomme cela, malgré nous, vers des charpentiers qui travaillaient devantles dernières maisons qui touchent à la forêt. Les uns faisaient degrandes tables, les autres faisaient des bancelles.

– Pour qui donc travaillez-vous ? leur dis-je en les remerciant de cequ’ils m’aidaient à remettre la bourrique dans son chemin ; est-ce quec’est déjà pour les auberges de l’assemblée ? – Non, me dirent-ils,c’est pour le château de la Pilière. – Où est-ce donc ça, la Pilière ?– De l’autre côté de la forêt. – Mais je ne connais poins de châteaupar là. – Ça nous est égal ; la besogne est payée. – Et pour quand ? –Pour la Saint-Matthieu.

Le jour suivant, au bas de la première côte de la grande route, nousprîmes à travers la forêt, et nous n’avions pas fait trois cents passous la futaie, que nous tombâmes au milieu des loges des sabotiers.Ils étaient là, dégrossissant avec leur hachette et leur doloire desquartiers de hêtre, et puis les évidant avec leur tuyère ; et cric ! etcrac ! un sabot était fait. J’en remarquai un tout petiot, blond etmaigre comme un jeune fouteau et qui n’avait pas plus de quinze ans ;il avait l’air bien avisé, et, tout en jouant de la doloire, ilchantait gaillardement, et il en faisait à lui tout seul autant quedeux autres plus anciens. Les écailles de bois lui pleuvaient aux piedsdru comme grêle. Il avait déjà posé à côté de lui trois paires depetits sabots grands comme ma main, mais si gracieux, avec desenjolivements si finement découpés, qu’on eût dit qu’ils étaient faitspour trois princesses ; et il travaillait à une quatrième paire. Il yavait une de ces paires-là qui allait à Charlotte comme un gant. Je luidemandai : Voulez-vous me céder pour cette enfant la paire que voici ?– Non, mademoiselle, me répondit-il ; elle m’a été commandée. – Etcette autre ? – Et ces trois aussi. – Pour qui donc ? – Pour le châteaude la Pilière. – Et quand devez-vous donc les livrer ? – Le jour de laSaint-Matthieu.

Un autre jour, au sortir de la forêt, comme nous revenions de boirenotre gobelet d’eau de la Herse, la maligne ânesse, qui jusqu’à cetendroit n’avait pas bronché, enfila au grand trot le sentier qui mène àla tuilerie. Une fois là, le contre-maître, qui était venu souvent à lamaison et qui connaissait Charlotte, voulut lui montrer comment onfaisait des tuiles et puis des briques, et puis la mena dans l’autrebâtiment, où l’on fait des assiettes et des cruches, et des pots àbeurre, des faïences de campagne de toute sorte. Ce qui m’y frappa leplus, ce fut une paire de grands vases en terre, plus hauts que cettechaise, en vérité ; ils étaient tout blancs, ma chère, peinturlurés defeuillages et de diables, et d’oiseaux tout bleus. – Pour qui donc cesvases-là, monsieur Michel ? – Pour le château de la Pilière, ma bonne.Nous devons aller les placer le jour de la Saint-Matthieu.

Une autre fois encore, l’orage nous força à entrer dans la maison dugarde, qui est vis-à-vis de la fontaine, à côté de l’étang. Manette, àchaque éclair, à chaque coup de tonnerre, s’arrêtait toute frémissanteet ne voulait point marcher, et puis les premières gouttes d’eaucommençaient à tomber, et puis, sous les charmilles de la source, nousn’aurions point été trop bien à couvert. Quand la fille du garde futvenue nous chercher et nous eut fait asseoir, je vis par une porteentr’ouverte que la chambre à côté était remplie de très-beaux meublesrustiques tout à fait curieux et composés avec des morceaux de boispoint pelés et tordus ensemble, avec leurs noeuds apparents et desornements en pommes de pin, et tout cela bien verni et luisant.

– C’est mon père qui a fait cela, dit la fille du garde. Il y a unmobilier complet : des chaises, un banc à dossier, des fauteuils, unebelle table à huit pans, des jardinières, des escabeaux, des supportsde lampe, et jusqu’à des cadres pour y mettre des images. Il ytravaille jour et nuit. – Ils ne sont donc pas pour vous, cesmeubles-là ? – Non, non, me dit-elle ; – il faut qu’ils soient tousportés, et bien secs, au château de la Pilière, le jour de laSaint-Matthieu.

Le château de la Pilière ! c’était comme une sorcellerie dans la forêt.On rencontrait un monceau de charbon de bois qui cuisait ; on demandaitau charbonnier : Pour qui ce charbon que vous faites ? il vousrépondait : Pour le château de la Pilière, à la Saint-Matthieu !

Enfin, je n’oublierai jamais ce fameux jour : c’était un mardi ; ilfaisait beau comme aujourd’hui. Nous avions d’abord suivi la sente quilonge le prieuré de Saint-Martin. Arrivées dans la forêt, Charlotteavait pris plaisir à cueillir des mûres d’abord et puis des fraises.Nous avions grimpé avec bien de la fatigue par cette futaie magnifiquequi rejoint le chemin de Bellavilliers au-dessus de la Bruyère ; voilàque nous entendons sous les hêtres des tintements de clochettes :c’étaient les vaches des forestiers. Parmi ces vaches, il y avait desveaux, qui, tout en voulant jouer, se mettent à gambader vers labourrique ; la bourrique, l’enfant et moi, nous voilà prises de peur etcriant ; Manette, poussée par ces cris et galopant de plus belle ; moi,courant sur ses talons, tout essoufflée ; les chiens de Chesnegalon etde la Rigaudière nous donnant la chasse ; enfin, à travers champs, àtravers prés, nous arrivons au bord d’un ruisseau qui bordait un petitbois. Nous entendions de ce côté, depuis longtemps déjà, une multitudede voix et un tapage de marteaux, comme s’il y avait eu deux centsmachines à brésiller du chanvre. Nous ne pouvions pas manquer derencontrer du secours pour nous remettre en bon chemin. Mais quand nouseûmes franchi la rigole et la lisière du petit bois, c’est là, mesenfants, que nous nous trouvâmes au milieu d’un curieux spectacle ! Ilétait arrivé dès le matin une douzaine de charrettes à la queue leu leu; on les avait rangées depuis la ferme jusqu’à l’entrée du bois, lelong de la haie où sont les grosses trognes de chêne. Elles étaienttoutes chargées de planches : des planches, des planches, encore desplanches, rien que des planches ; mais toutes les planches étaientnumérotées. Le maître (c’était bien l’homme à barbe rousse dont nousavaient parlé les bonnes femmes de Saint-Martin) était là avec un deses amis, un homme de moyenne taille, de fraîche mine et gaie, habillétout de gris, et que tout le monde appelait monsieur l’architecte. Ilsavaient pris chacun par un bout une corde avec deux piquets, et ilss’étaient promenés dans le haut du bois, avançant, reculant, regardantvers la forêt, cherchant un bon endroit. Quand ils l’avaient eu trouvéà leur goût, ils avaient planté leurs piquets, et puis deux autres encarré, et puis ils avaient fait signe aux charrettes d’avancer. Alorschacune des douze charrettes était venue déposer sa charge à côté ducarré, et elles étaient reparties vides, sans qu’on s’inquiétât de quelcôté. Il y avait une treizième charrette, celle du fermier, qui avaitdéposé, elle, une bonne pipe de cidre, et après qu’on l’eut mise enperce, vingt-cinq charpentiers se mirent à l’ouvrage tous ensemble ;ils firent quatre trous pour les quatre encoignures et commencèrent àdresser la maison. Ils prenaient les planches numérotées, lesajustaient ensemble au moyen de chevilles toutes préparées, et celaallait un tel train que l’on eût dit que le diable s’en mêlait : justecomme un château de cartes que les enfants construisent. Ce quim’amusait le plus, c’était de voir déboucher de toutes parts vers lebois les gens qui apportaient au château ce qui leur avait été commandépour ce jour-là : ceux-ci les rideaux, ceux-là les billots de cuisineet des bancelles, ceux-là les vases, ceux-là les sabots, ceux-là lecharbon, ceux-là les chaises, fauteuils, cadres, tables, etc. ; et àmesure qu’une salle était faite, comme les fenêtres avaient étéapportées avec leurs carreaux et leurs ferrures, tout aussitôt lesbonnes femmes accrochaient leurs rideaux, les bûcherons plaçaient leursgros meubles, les charbonniers vidaient leurs sacs, les faïenciersremplissaient des placards d’assiettes, de soupières et dedames-jeannes ; si bel et si bien qu’avant que quatre heures sonnassentà l’horloge placée dans le fronton du château, les vingt-cinq ouvriersavaient attaché leur bouquet à la girouette qui couronnait lemagnifique bâtiment.

Et quel bâtiment, Jésus Marie ! Quatre tours carrées aux quatre coins !En bas, une grande salle où tous ceux qui avaient travaillé au châteauet à son ameublement étaient invités à un dîner qui ressemblait auxnoces de Cana ; – dans les tourelles : la cuisine, la chambre de lacuisinière, la laiterie et un cabinet pour les jouets des enfants ; –au premier étage, la grande chambre des maîtres, sur laquelle ouvraientdans les quatre tours les chambrettes des quatre enfants. Au haut de lafenêtre de l’une de ces chambrettes, je remarquai qu’on avait accrochéà une poulie le filet singulier que j’avais vu faire à Saint-Martin.Comme Charlotte le regardait beaucoup aussi, M. l’architecte s’approchad’elle et lui dit, en lui caressant les cheveux : Tu ne sais paspourquoi cela est fait, ma mignonne ? Le hamac que tu vois là-bas, déjàattaché à deux jeunes chênes, est pour balancer les trois petitesfilles de ce château, parce qu’elles sont très-sages ; mais quand lepetit garçon sera méchant, on le fera entrer par les épaules dans cegrand filet et on le pendra à cinquante pieds en l’air, jusqu’à cequ’il demande pardon à sa mère ou à sa bonne.

Charlotte en devint toute rouge d’émotion et ne demanda plus qu’à s’enaller. Mais avant de détacher Manette de l’arbre où elle languissaitdepuis si longtemps, je voulus, comme je voyais tout le monde le faire,monter jusqu’au plus haut du château, dans les chambres desdomestiques. Quelle belle vue, mes amis ! Du haut de la tour deSaint-Sauveur, on n’en a certainement pas une plus belle. On avaitdevant soi, à droite, à gauche, à perte de vue, les noirs massifsinégaux et comme veloutés de la forêt couvrant tous les versants descollines de l’horizon, et entre les murailles grises de l’ancienprieuré de Chesnegalon et le bois de la Pilière, des prés séparés pardes haies de chênes, de saules et de peupliers, ou des pommiers sur deschamps de trèfle. Mon Dieu ! la belle vue que c’était !

Quand nous fûmes rentrées en ville, on nous gronda d’être restées silongtemps dans notre promenade. On avait commencé à être inquiets denous. Mais lorsque j’eus raconté ce que nous avions vu, mes maîtres semirent à rire et à soutenir que l’eau de la Herse nous faisaitdéraisonner. – Venez-y plutôt voir, leur dis-je. – Et en effet, lelendemain, madame monta sur la bourrique, comme la première fois,Charlotte en croupe, et monsieur et moi marchant par derrière. Dès quenous débouchâmes à Chesnegalon, nous nous mîmes à regarder vers laPilière ; mais nous n’aperçûmes rien. Je crus qu’il y avait des arbresdu bois qui nous masquaient le château. Et monsieur disait : Il n’a paspu s’envoler, votre château. C’est égal, ajoutait-il, c’est une bonnefarce pour ces ouvriers de Bellesme, qui sont si lambins et qui mettentdix ans à finir une masure.

Enfin, nous arrivâmes dans le bois de la Pilière ; mais quelle ne futpas ma surprise, quand là où j’avais vu la veille une si magnifiquehabitation, je ne trouvai plus absolument rien ; – rien, mais rien, pasmême la trace ! Quatre sapins, tout frais plantés, remplissaient lestrous des quatre pieux d’encoignure. Mes maîtres me regardèrent d’unair presque colère. J’eus beau leur jurer par tous les saints duparadis que je n’avais pas inventé un conte. Je courus à un petit garsde la ferme que j’aperçus dans un champ, où pâturaient les poulains. Jelui dis : Qu’est-ce qu’on a donc fait du château qu’on avait mis làhier ? – Il me répondit : Notre maître, en se réveillant ce matin, atrouvé qu’il y avait trop loin pour aller chercher de l’eau à sonruisseau, et que le soleil, en se levant, regardait sa maison detravers ; il a envoyé quérir tous les mulets qu’on a pu ramasser dansla forêt ; on lui en a ramené trente-six. Il a fait démonter sa maison,en a mis les planches sur leurs bâts de bois : il n’y a pas un quartd’heure que le dernier mulet est parti. – Et de quel côté sont-ilsallés ? – Monsieur a dit qu’il irait planter sa maison à vingt lieuesd’ici, dans un pays d’herbages qu’on appelle la Harlière.

Comme pour donner raison au petit gars, Manette, à ce moment-là,apercevant au bout des champs de la Radonnière, au détour de la route,le dernier mulet qui disparaissait avec sa charge, se mit à braire detoutes ses forces et faisait mine de vouloir le suivre. Mais monmaître, d’assez mauvaise humeur, lui appliqua sur la croupe deux outrois bons coups de bâton et lui retourna la tête du côté de Bellesme.Nous nous en revînmes bien mortifiés, et depuis cette affaire-là jen’ai jamais pu regagner la confiance de mes maîtres. Toutes les foisque je leur raconte une chose qui n’est pas claire comme le jour, ilsne manquent pas de hausser les épaules et de me répondre : Taisez-vousdonc, Rose, c’est comme votre château de la Pilière.


LE PETIT SABOTIER

JE l’ai bien connu, votre petit sabotier, dit Julie ; il s’appelle lepetit Jean, n’est-il pas vrai ? Il a travaillé plus de deux ans dans laforêt, sous la même loge que mon fils, et quand il était tout petiot,je le voyais courir par nos rues. C’était un Parisien, que la Renauderapporta du bureau. Vous vous la rappelez bien, la Renaude, Joséphine ?Je ne sais pas comment elle avait escroqué dans le temps à M. le maireun certificat. Elle était toujours soûle, et si sale que son cochon etses nourrissons n’avaient, pour ainsi dire, que la même auge, la mêmepâtée et le même tas de paille. Il y a bien des nourrissons dansBellesme, il y en a bien dans la rue du Theil, dans la rue duFaux-Pavé, dans la rue Haudinière, dans la rue de la Sablonnière, dansla rue de Rémalard, à la Croix-Blanche, partout ; eh bien, nulle partil n’y en avait d’aussi abandonnés, crasseux, meurt-de-faim, comme ceuxde la Renaude. Sans couverture, sans lait leur content, sans feul’hiver, pourris dans leur ordure, les pieds nus dans la crotte dèsqu’ils pouvaient se tenir debout : ça faisait pitié à tout le monde ;et plus il lui en mourrait, plus il lui en revenait. Ce petit Jean,quand il arriva, on crut qu’il ne durerait point huit jours. Sa mèreétait une pauvre servante de Paris, qui avait bien de la peine à payerles douze francs et ne pouvait jamais faire un si grand voyage pourvoir son gars ; aussi la Renaude ne s’en gênait guère. Ah ! si lesmères des nourrissons voyaient cela ! Heureusement que les nourricescomme la Renaude sont rares ; il n’en faudrait pas beaucoup comme çapour ruiner le pays.

Il fallait que le petit Jean fût en vérité bien bâti, car il n’enmourut point tout de suite ; il criait comme un gorin qu’on saigne, etla Renaude lui bouchait le bec avec un chiffon trempé dans de lavieille eau panée, et elle le laissait là sur la paille pour allermendier de porte en porte. Les voisins l’entendaient piailler du matinau soir, le pauvre petit, sans pouvoir le secourir ; et c’est bien à laRenaude qu’il doit d’être demeuré chétif pour le restant de ses jours.Le bon Dieu permit qu’un jour qu’elle était allée avec son homme à lafoire de Mamers, le médecin du bureau passât par là. Il frappa à laporte ; personne ne lui ouvrit. Il appela la Renaude et n’entendit quel’enfant qui geignait de toutes ses forces. Les voisines auxquelles ils’adressa ne lui répondaient qu’en s’apitoyant sur l’enfant. Le médecinenvoya chercher le serrurier. On trouva le petit Jean attaché sur sonberceau, c’est-à-dire sur son fumier, avec des cordes qui l’étouffaient; ses petites joues toutes jaunes et creuses, ses méchants membres toutdécharnés de faim. Quand on dit au médecin que la Renaude était partiepour la foire de Mamers, il n’en fit ni une ni deux : il tira lui-mêmel’enfant de son berceau, le débarbouilla avec de l’eau dans la maisonla plus proche et porta le nourrisson droit chez la Polyte, en luidisant que c’était elle qu’il en chargeait dorénavant. La Renaude nerevint que le lendemain, et Dieu sait combien de chopines elle avaitbues !

Elle alla faire tapage à la porte de la Polyte ; mais le commissaire depolice, qui n’était pas loin, vint lui dire que, si elle ne se tenaittranquille, il lui ferait goûter de ça, – en lui montrant les mursnoirs de la prison.

A partir de ce moment-là, le petit Jean, bien nourri, bien nettoyé, seraccrocha à la vie. La Polyte n’en put jamais faire un grassouillet ;mais comme il était naturellement dégourdi, jamais grimaud, tout lemonde, dans nos rues, lui faisait amitié. Un jour, les douze francsn’arrivèrent plus, et on ne sut plus ce qu’était devenue sa pauvre mèrede Paris. Mais, ma foi, la Polyte s’était attaché au petit Jean, etelle ne le ramena point à l’hospice. Seulement, comme son homme et ellen’étaient point riches, dès qu’on put occuper l’enfant, on vousl’envoya en forêt. D’abord, il accompagna son père nourricier, quiallait couper des bâtons et des manches de fouet pour les bourreliers ;plus tard, il fut employé par les gardes pour les plantations pendantl’hiver ; plus tard, il travailla avec les chaufourniers et puis avecles bûcherons pour exploiter les ventes ; enfin il apprit à tailler lessabots, et quand vous l’avez rencontré, dit la vieille Julie en setournant vers Rose, il ne faisait pas encore ses quinze à vingt pairesde sabots dans sa journée comme mon garçon, mais il en faisait bien unedouzaine, et personne, à ce qu’il paraît, ne connaissait les recoins dela forêt comme ce furet-là.

Mais avez-vous appris ce qui lui est arrivé, au petit Jean, dans cesderniers temps ? reprit Julie en se croisant les mains ; toutes lesloges de sabotiers ne causent que de cela. Vous avez bien entendu direque M. le sous-préfet fit faire, il y a quelques mois, des fouillesdans la forêt, du côté de la Perrière, à l’endroit qu’on appelle leChâtelier, pour y retrouver je ne sais plus quels vieux fossés ou quelsvieux restants de murs d’avant Jésus-Christ. Le petit Jean fut l’un desterrassiers qu’on prit pour ces fouilles, et tout le monde s’accordebien à dire qu’il ne travailla pas moins que les autres.

Mais voilà que deux ou trois semaines après que les fouilles eurent étéabandonnées et que les sabotiers furent rentrés dans leurs loges, ons’aperçut que le petit Jean n’avait plus reparu dans celle de sonpatron. Un de ses camarades alla chez les Polyte chercher de sesnouvelles ; mais les Polyte n’en savaient pas plus que les camarades.Le petit Jean leur avait dit que M. le garde général lui avait donnéune commission pour Alençon. Il ne tarda pourtant point trop à revenirà Bellesme, et il rapporta pour sa mère nourrice une robe bien chaudeet pour son père nourricier une bonne veste de laine et une bonneculotte ; tout cela, disait-il, acheté sur ses pourboires. Bien desgens ne crurent pas à ces pourboires-là, et l’on commença à mal parlerdu pauvre petit gars. Croiriez-vous que le plus enragé contre lui étaitl’homme à la Renaude ? L’homme et la femme n’avaient jamais pu souffrircet enfant, comme si ce n’était pas à lui à leur en vouloir, et commes’il leur avait pris dans leur poche les douze francs par mois qu’ilsn’avaient pas su gagner avec lui. Le père Renaud se mit donc sur lestalons du petit Jean, questionnant les uns et les autres, le guettantdans la forêt et comptant toujours surprendre son secret ; car le petitJean laissait trop voir qu’il en avait un, et M. le commissairelui-même, prévenu par les Renaud, n’était pas loin de le fairesurveiller par les gendarmes. Ils en seraient tous encore à lesoupçonner, tant il était leste et prudent, s’il ne s’était pas livrélui-même par bon coeur.

La Polyte tomba malade des fièvres malignes, et M. le docteur del’hôpital la soigna si doucement et lui donna de si bons remèdes,qu’elle en guérit presque tout de suite. Le petit Jean, ne sachantcomment remercier M. le docteur, s’en alla chez lui et, tirant de sapoche une belle monnaie d’or, lui dit : Monsieur le docteur, on m’a ditque vous aimiez les antiquités ; j’ai voulu vous en offrir une. – C’estvrai, dit M. le docteur, que j’aime les antiquités ; mais dis-moi,gars, où tu as trouvé celle-là ; elle est furieusement belle et vautplus d’argent que tu ne crois. – Or ou argent, monsieur le docteur,reprit le gars, ça m’est égal si elle vous fait plaisir ; je l’aitrouvé dans un talus de la route de Mauves. Là-dessus, il mit sonchapeau sur sa tête et n’attendit pas son reste.

Mais M. le docteur en parla à M. le greffier ; M. le greffier en parlaà M. le juge de paix ; M. le juge de paix en parla à M. le maire ; M.le maire en parla à M. le garde général ; M. le garde général enprévint M. le sous-préfet ; M. le sous-préfet fit venir mon petit Jean.Il n’y en avait pas un d’eux tous qui ne crût que le petit Jean avaittrouvé un trésor dans les fouilles de M. le sous-préfet et qu’il n’enarrivât mal pour lui, ayant pris là le bien d’autrui. M. lesous-préfet, en brave homme, n’y alla pas par quatre chemins : Est-cedans mes fouilles que tu as trouvé ta pièce ? dit-il à Jean. – Non, ditl’enfant. – Est-ce dans la forêt ? – Oui, monsieur le sous-préfet. –Veux-tu me vendre ce que tu as trouvé dans le même trou que ta pièce ?– Le gars répondit tranquillement : Je ne demande pas mieux. – Il vitbien tout de suite, a-t-il raconté, à qui il avait affaire, et M. lesous-préfet aussi. – Mais, monsieur le sous-préfet, observa-t-il, si jevous mène à ma cachette à l’heure où les bûcherons sont dans la forêt,je ne serai plus maître de mon secret, et s’il y a encore destrouvailles à faire, les autres en profiteront. – C’est juste, dit lesous-préfet, et il garda Jean à Mortagne et lui fit faire un bonsouper. Ils partirent à quatre heures du matin, et il faisait à peinepetit, petit jour, quand ils descendirent à l’entrée de la forêt. Jeanconduisit M. le sous-préfet, à travers les fourrés, les ronces et laboue, jusqu’au bord du ruisseau qui descend de la Herse, à environ deuxcents pas de la fontaine. Là, M. le sous-préfet vit le petit Jeanécarter quelques bourrées, qui semblaient n’avoir jamais été empiléesailleurs, et tirer d’un trou presque à fleur de cette terre molle etverdoyante qui encaisse le ruisseau roussâtre, et où il plongea lebras, deux ou trois petits vases très-anciens, et puis un vieux miroirtout couvert de vert-de-gris, et puis encore un méchant sac de toile,où le gars avait serré les autres pièces d’or qu’il avait trouvées là,des bagues, des boucles d’oreilles et un magnifique collier tout en or,enrichi de pierres de toutes les couleurs. Quand M. le sous-préfet vitcela, il se mit, tout sous-préfet qu’il était, à pousser des cris dejoie, à danser comme un fou et à embrasser petit Jean ; et comme lejour s’était levé, ils travaillèrent tous deux à dégager et à gratterla pierre qui recouvrait le tombeau où ils avaient recueilli tant dechoses précieuses. – Comment as-tu rencontré tout cela ? dit M. lesous-préfet. Moi, dit le petit Jean, c’est un jour en bosquillant parlà : un coup de ma hache, en débitant un mauvais petit chêne, a faitrésonner sous mes pieds le tombeau, qui était mis presque à nu par lescourants des grandes pluies. Avec le dos de ma hache j’ai cassé un coindu couvercle ; j’y ai tout de suite aperçu du reluisant ; j’en ai portéun essai à Alençon, et je gardais le plus beau pour Paris. – Soistranquille, lui dit M. le sous-préfet, je me charge de l’y envoyer. –Et enfin, après avoir frotté, gratté, lavé, décrassé la pierre, ilstrouvèrent, à ce qu’il paraît, toute une histoire de la personneenterrée, écrite là-dessus, dans le même genre que les mots qui sontcreusés sur les pierres de la source. On y racontait que c’était unebelle princesse du temps des anciens Romains, qui était venue aux eauxde la Herse pour se guérir d’une longue maladie, et qui y était mortedans la fine fleur de sa jeunesse.

Comment tout cela a-t-il fini ? – Il est arrivé que M. le sous-préfet aemporté dans son cabriolet les pièces d’or, les boucles d’oreilles, lemiroir, les vases et le magnifique collier de la princesse ; qu’il estallé à Paris montrer tout cela à l’empereur ; que l’empereur a donnébeaucoup d’avancement à M. le sous-préfet et trois cents pistoles aupetit Jean, et qu’il a fait cadeau du collier à l’impératrice, qui l’amis dans son plus beau coffre à bijoux ; et que le petit Jean, avec sesmille écus, au lieu de faire des sabots, en fait faire aux autres, etqu’il est très-aimé de ses sabotiers, et qu’il ne refuse du travail àpersonne, pas même au père Renaud. Quelle bonne chance ils ont, lesPolyte, d’avoir élevé ce garçon-là ! – Et ce qu’il y a de bien heureuxencore pour les ouvriers du pays, dit Julie en finissant, c’est quetous les messieurs sous-préfets vont faire à cette heure des fouillesdans la forêt de Bellesme.


Le jardinier de Saint-Santin, maître Lehoux, c’était son nom, l’airtriomphant, car il avait déjà en poche sa prime du comice, le mentonbien rasé, et qui avait coulé pour la fête sa blouse bleue luisantneuve, se tenait là, derrière les servantes, adossé à un sapin. Voulantconter, lui aussi, son histoire, il s’adressa à la bonne qui apportaitsur la table du goûter une assiettée de bonbons en sucre tout fraissortant de chez le pâtissier. Chacun crut que ce serait une histoire dechasse, car on savait qu’en dehors de son jardin il n’avait la têtequ’au braconnage.


LES ŒUFS DE PAQUES

UNE nuit de l’hiver où passèrent tant d’oies sauvages, – c’étaitjustement la nuit de la mi-carême, – le maître de musique et le suisse,non point le suisse de notre église, mais celui qui fait les petitspâtés et les bonbons, le suisse et le maître de musique traversaient laforêt de Bellesme. Bien que la lune fût en son plein, comme elle avaità percer la vapeur de la saison, il ne tombait du ciel qu’une lueurtout à fait vague, ni plus ni moins qu’il n’en faut à des compères bienrepus pour se guider sur une grande route entre deux hautes futaies.Les nôtres marchaient d’un bon pas, en gens pressés de rentrer à laville, et, tout pressés qu’ils étaient, ils s’égosillaient à chanter età rire. Ils s’en revenaient à cette heure avancée du château d’Ep....,où, pour couper gaiement le carême, on avait fait grande fête etgrasse. Le suisse y avait été mandé avec trois ou quatre de ses plusbeaux moules pour y apprêter et dresser les pâtisseries ; quant aumaître de musique, on l’avait appelé pour faire danser au piano lesinvités du dîner. Tous deux avaient été bien régalés, selon l’habitudede la maison, réforcés encore et encore de manger et de boire ; et, defait, le musicien n’avait guère moins bu que le suisse, car il faisaitplus chaud, s’il est possible, au salon qu’à la cuisine.

Les voilà donc, comme nous disions, au beau milieu de la nuit,traversant la forêt ; quand ils passèrent devant la Herse, ils avaientle verbe si haut, que les chiens et la femme du garde en furentréveillés. La femme crut même reconnaître les grelots d’un attelage deroulier ; c’était le carillon des moules à gâteaux que le suisserapportait ballants sur son épaule. A quelques enjambées de là, il leurvint l’idée, tant ils étaient allègres, de couper à travers bois par lepetit sentier que l’on trouve vers la droite et qui s’en va aboutirauprès du chemin de Saint-Martin, et tout cela pour éviter le méchantcoude de la grande route ; mais les gens qui ont bien soupé necraignent point les fondrières.

Quand ils commencèrent à s’avancer dans les détours de ce sentier, leurlangue se calma comme par enchantement, car ils avaient assez à fairepour ne pas mettre les pieds dans les flaques de boue et dans lesornières gluantes et pour sauter proprement les fossés ; et puis, depas en pas, les bourgeons de mars leur fouettaient les yeux. Ilsarrivèrent bien crottés, je vous jure, et bien aises, entre nous, desortir de cette ombre qui ne leur disait plus rien de gai, au bord dela grande clairière, où il y avait encore en ce temps-là plus d’herbessèches et de fougères que de pousses de hêtres. Ils allaient essuyerleurs bottes aux premières touffes de bruyères, quand ils entendirentdans le lointain, devant eux, des cris d’oiseaux qui se rapprochèrent àtire-d’aile aussi vite que le vent ; et jugez du frisson qui courut dela tête aux pieds des pauvres compères, quand ils virent que la voléequi s’abattait à cinquante pas d’eux, dans les herbes et sur les jeunesbaliveaux, ne leur laissant que le temps de s’accouver derrière un grostrochet de chênes sur la lisière du fourré, – c’étaient des oiseaux quin’étaient ni chair ni os, mais dont le plumage était comme transpercéde cette lumière pâle et sourde que nous savons tous être celle desfantômes. Ils étaient si nombreux, qu’on ne pouvait point les compter ;il n’y manquait pas une espèce de nos pays ; il y en avait descentaines et des centaines, des petits, des gros, des énormes, et pasun qui ressemblât à son voisin ; cette fourmilière d’oiseaux ne furentpas plutôt posés dans la clairière, qu’ils commencèrent, en battantleurs ailes livides, un ramage si triste, si aigu et si lamentable,qu’il eût tiré des larmes d’un sourd. Le pâtissier, se penchant àl’oreille du musicien, lui dit : – Mais, Dieu me damne et que le loupme croque, je les reconnais : ce sont les oiseaux empaillés de défuntM. Abel !... Et que font-ils là, à une lieue de leur pavillon ? –Taisez-vous, je les écoute, répondit le musicien. Et il se bouchal’oreille gauche.

Il faut que vous sachiez que ce pauvre maître de musique avait un jourperdu son oreille droite sur la route de Nogent. La diligence, où iloccupait un bon coin, avait versé juste auprès de la borne dudépartement, et, quand les voyageurs se relevèrent, le musiciens’aperçut que la vitre de la voiture lui avait très-proprement coupél’oreille, comme saint Pierre à Malchus. Mais, d’autre part, vousn’ignorez pas que, dans les fermes de basse Normandie, on coupe lesoreilles des chiens de garde pour qu’ils entendent mieux, dit-on, lesrôdeurs. La preuve qu’on a raison dans les fermes, c’est que, depuis lejour de sa mésaventure, le musicien de Bellesme, quand il écoutait deson oreille droite en bouchant bien l’oreille gauche, entendait lelangage des oiseaux et des cigales. – Savez-vous ce qu’ils chantent ?fit-il tout bas au suisse.

        A couver !           Glousse ! Glousse !
        A couver !           Coque rousse
        Qu’on nousdonne        Serait douce
        A couver !                   A trouver
        Minuit sonne,           Sur la mousse.
        Et personne           Glousse ! Glousse !
        Ne  nousdonne            A couver !
        A couver.           A couver !

- Que veulent-ils dire, les malheureux ? dit le pâtissier. Lesrevenants ont de si curieux caprices ! Les esprits des oiseaux vontdonc à la forêt comme les grenouilles vont à la mare ? Ils sont sitranquilles le jour dans les armoires de leur pavillon neuf, au bas dela rue Saint-Michel, et c’est ici qu’ils viennent la nuit faire leursabbat ! A couver ! à couver ! Mais comment pourrait-on les contenter,ces pauvres petits esprits en peine ? Pourvu qu’ils ne nous voient pas! Je les ai pourtant tous connus par leur nom, les oiseaux de M. Abel ;chacun à son tour m’a passé par les mains ; c’est moi qui les ai vidéspour l’empaillage, et j’ai fait avec leur chair de bien jolis pâtés.Tenez, j’avais l’habitude de les cuire dans ce moule-là.

Le geste que fit le suisse pour montrer son moule agita tous ceux qu’ilavait pendus à son cou ; le cliquetis des cuivres effaroucha en un clind’oeil le pâle essaim des jolis petits fantômes ; ils s’enlevèrent, encriant, comme une nuée lumineuse, avec le bruit effroyable d’un grostourbillon, et les deux compagnons eurent à peine le temps de les voirdisparaître vers Bellesme, par-dessus le massif de la forêt, plusrapides que des étoiles filantes.

Ils restèrent un moment à calmer leurs coeurs battants ; puis, aprèss’être regardés dans la nuit en silence, ils reprirent leur chemin, secreusant la cervelle sur une telle apparition. – A couver ! à couver !– Coque rousse, – sur la mousse, – répétait à voix basse le musicien. –Des oeufs rouges, marmottait le pâtissier, moi, je n’en connais qu’àPâques, et encore ils sont durs. Cela ne saurait leur convenir,d’autant que ces oeufs-là sont tous de poules ou de canes, et que ceserait une moquerie d’en offrir de pareils à un roitelet et à unemésange ou bien à un cygne ou à la fameuse oie qui a mérité aux oies denotre province la médaille du concours entre toutes les oies de France.

– Mais, dit le musicien, vous qui faites de si jolies fleurs et despipes et des chiens en sucre, que n’essayez-vous de faire pour cespauvres oiseaux des oeufs en sucre rouge, qui seraient juste de lataille de ceux qu’ils ont coutume de pondre et de couver ?

– Je le veux bien, répondit le suisse ; on peut toujours essayer pourdeux ou trois douzaines. Si cela ne leur va point, la perte ne sera pasgrande, et si la nichée leur convient, Dieu sait ce qui en sortira.

Ils remontèrent la côte de Bellesme sur cette bonne idée. Leurs femmesleur trouvèrent la mine un peu défaite ; mais ils jurèrent que c’étaitle froid de la nuit après un si bon souper ; et personne ne se douta dece qu’ils avaient vu dans la forêt.

Le lendemain soir, à nuit tombée, le suisse et le maître de musiques’en retournèrent à pas de loup vers la clairière avec des oeufs ensucre plein leurs poches, et ils les éparpillèrent avec soin sous lesplus beaux pieds de fougères ou dans les broussailles ;  il y enavait trente-cinq, et de toutes les tailles, les uns pas plus gros quedes noisettes, les autres comme des pommes, un ou deux comme de petitsmelons de Bonnétable, tous en sucre rouge et très-bien imités. Et quandils furent posés à souhait, les deux compères s’en revinrent à laville, ne se souciant point d’attendre là le coup de minuit, et sejurant de n’y mettre les pieds que trois semaines après, la veille dePâques, et ils tinrent parole.

Cependant, à propos de pain bénit, le pâtissier trouva l’occasiond’entrer un jour avec le musicien, qui le dimanche jouait de l’orgue àSaint-Sauveur, chez M. le président de la fabrique, et ils seglissèrent dans le jardin, vers le pavillon où reposaient, chacun surson petit perchoir, les oiseaux de défunt le bon M. Abel. S’ils avaientété francs, ils se seraient dit l’un à l’autre que le coeur leur battaitplus vite que d’habitude.

Quand ils entrèrent dans le pavillon, il leur sauta au nez je ne saisquelle fade odeur de vieilles plumes enfermées, ayant besoin d’êtresecouées au grand air. – Les fines mouches, pensèrent-ils, ont diraitqu’elles ne font pas chaque nuit leur tour en forêt. Et par où doncpeuvent-elles passer ? Les portes sont bien jointes, et point de vitrescassées ; mais, au fait, pour des fantômes, il suffit du trou de laserrure ou du tuyau du poêle. – Puis, s’approchant des rayons surlesquels étaient rangés, selon leurs familles et leurs tailles, lespaons, les hérons, les chardonnerets, les bouvreuils, les geais, lesmerles, les martins-pêcheurs, les chouettes, les corbeaux, lespluviers, les rouges-gorges, les pics-verts et toutes les espèces devolatiles qu’un chasseur de nos pays peut rencontrer au bout de sonfusil, soit en hiver, soit en été, soit en plaine, soit en forêt, illeur sembla que certains de ces oiseaux les regardaient de leursbrillants yeux d’émail avec une tendre reconnaissance et faisaientmine, à leur vue, de battre des ailes leur beau plumage bariolé.D’autres les envisageaient d’un oeil morne, et leurs plumes semblaienthérissées et comme découragées. Les deux visiteurs se touchaient detemps en temps du coude sans oser se faire part des signes qu’ilsobservaient. Enfin, ils sortirent du pavillon neuf, ne sachant trop, audemeurant, si leur semaille de la forêt donnerait récolte et s’ils nes’étaient pas fait là plus d’ennemis que d’amis.

Enfin, arriva la veille de Pâques. Les trois semaines de couvaisonétaient écoulées. Le soir du samedi saint, le suisse et le musicien seremirent une dernière fois en route pour la clairière. Ils retrouvèrentles oeufs où ils les avaient nichés, parmi les fougères, les bruyères,les herbes et les buissons : un, deux, trois, quatre... ; mais ils nepurent jamais trouver le trente-cinquième.

Aupremier qu’ils relevèrent, figurez-vous leur surprise : ilsentendirent, en l’agitant à leurs oreilles, qu’il n’était point videcomme le jour où il avait été posé, et leur curiosité fut si grandequ’ils ne purent attendre leur retour à la ville pour apprendre cequ’il contenait. Par bonheur, la lune était claire, et avec la pointede son couteau, le suisse, qui connaissait, pour les avoir mouléslui-même, l’endroit sensible de ses oeufs, en ouvrit un délicatementjuste par la moitié, et que trouva-t-il dedans ? Un jeu de dominos, sipetit, si petit, qu’il ne pouvait servir qu’à des poupées. Les deuxhommes s’entre-regardèrent bien confondus, et, dans son émotion, lemaître de musique, qui était un brin gauche, laissa tomber de ses mainsun autre oeuf, qui se cassa du coup, et au milieu des morceaux ontrouvaun jeu de quilles, lesquelles n’avaient pas un pouce de long. – C’estpour le plaisir des fées que les fantômes des oiseaux de M. Abel ontcouvé vos oeufs, dit le musicien. – Ne parlons point de fées, répondittout bas le pâtissier, et tâchons de tirer bon profit de la couvée.Tenez, pendant que nous sommes là en paix, prenons chacun nos seizeoeufs dans nos poches. Vous ferez des vôtres ce qu’il vous plaira, vousles distribuerez à vos écolières ; moi, j’en parerai demain matin maboutique, on fera queue pour m’acheter mes oeufs à surprise, et je lesvendrai au poids de l’or. – Nous ne pouvons point remettre la main surle trente-cinquième ; eh bien ! tant mieux : on laisse toujours unvieil oeuf au poulailler ; celui-ci en fera revenir de nouveaux.

Le lendemain, comme le suisse l’avait annoncé, toutes les bourgeoisesde la ville, sortant de la grand’messe, avisèrent à la devanture desoeufs rouges énormes et tout banderolés de rubans bleus ou blancs.Chacun s’empressa d’en acheter, et on en rapporta quatre à Saint-Santin: mademoiselle Thérèse ouvrit le sien et y trouva un petit nécessaire :mademoiselle Gabrielle, un chapelet ; mademoiselle Madeleine, unepoupée baigneuse, et M. Henri, un petit livre, qu’il se mit à lire àl’envers, ne sachant point lire à l’endroit.

C’est ainsi qu’est venue dans notre ville la mode des oeufs à surprisequ’on achète la semaine de Pâques. Tous les ans, la nuit de lami-carême, le suisse porte en forêt une panerée de gros oeufs vides, etle samedi saint il les rapporte pleins. Et si vous en voyez de pareilsdans les autres pays, c’est qu’il y a là des pâtissiers qui ont suentendre la chanson des oiseaux fantômes.

Mais il faut pourtant bien que je vous apprenne ce qu’était devenul’oeuf que le suisse et le maître de musique avaient tant cherché etqu’ils n’avaient pu trouver. Cet oeuf-là, ils l’auraient cherchélongtemps : il était déniché depuis l’autre nuit ; c’est le garde de laforêt qui avait mis la main dessus. Dans la nuit du vendredi saint ausamedi, ce garde rôdait avec son chien à travers bois pour tâcher desurprendre des coupeurs de jeunes plants, quand, en approchant de lagrande route, il entendit de son oreille qui était si fine le bruitroulant d’une innombrable volée d’oiseaux ; il se précipita par-dessusle fossé et n’aperçut d’abord qu’une sorte de nuée pâle qui serabattait derrière la forêt ; mais presque aussitôt s’enleva à troispas de lui, d’un creux de vieille racine, l’ombre attardée d’unchat-huant, dont le cri et la vue firent une telle peur au chien, qu’ils’enfuit loin de son maître avec un hurlement étranglé. Un gardeforestier, cela ne s’effraye point aisément ; celui-ci, aussi vitequ’un éclair, ajusta le revenant entre ses deux ailes, lâcha unedétente, puis l’autre, pan ! pan ! et courut pour saisir la bête, commes’il eût été sûr de son coup. Point du tout : le fantôme poursuivit sonvol en huant le chasseur. Notre garde siffla en vain son chien, quiétait blotti derrière un arbre ; d’ailleurs, qu’aurait flairé le nez duchien, puisque les ombres n’ont point de piste ? Mais le garde lui-mêmes’étant mis en quête et étant venu au creux du vieil arbre d’où s’étaitélevé le fantôme de l’oiseau, il ramassa l’oeuf qu’il couvait, et aprèss’être étonné qu’il ne fût point chaud, mais d’une couleur singulière,il le mit dans sa carnassière et le rapporta tout joyeux à sa fille.

Je vous dirai une autre fois ce que la pauvre enfant trouva dans l’oeufqu’avait couvé l’esprit du chat-huant, et les malheurs qui lui enadvinrent.


Les bonnes se transportèrent alors dans la salle de verdure que lesenfants appellent la Maisonnette, et la nourrice de Marie leur racontaainsi son histoire :


MARIE LA PETITE BERGÈRE

MES maîtres, il y a trois ans, partirent pour un grand voyage. Le pèrede madame était employé par l’empereur dans le pays des Turcs ; ilétait ce qu’on appelle consul, à sept ou huit cents lieues d’ici, del’autre côté de la mer, et tout à coup on apprit qu’il était très,très-malade, en danger de mort. Mes maîtres, sans attendre une minute,firent leur malle, et les voilà en voiture.

– Vous resterez là toutes deux, Marie et vous, me dit madame ; vous nela contrarierez en rien ; elle sera maîtresse du logis, et excepté dese jeter dans la citerne, vous la laisserez faire tout ce qui luiplaira. – C’est entendu, – et fouette, cocher.

Marie avait bien écouté, elle aussi, les ordres de madame, et au lieude pleurer quand sa mère l’embrassa, elle prit tout de suite un petitair de dame ; – elle avait quoi ? bien près de neuf ans ; – et l’onentendait encore le trot des chevaux et le bruit des roues, quand ellese retourna vers moi et me dit en sautant : Ma Françoise, nous allonsbien nous amuser.

Je lui en voulais un peu de son mauvais coeur, et je lui répondis : Faistout ce que tu voudras, tu es la maîtresse.

Et je pensai que sa mère la gâtait trop, et que Marie était toujours àlui dire : Pourquoi veux-tu que je fasse ci ? pourquoi ne veux-tu pasque je fasse ça ? sans jamais se rendre aux bonnes raisons qu’on luidonnait. L’occasion était belle pour lui laisser éprouver le bien ou lemal des choses, et, ma foi, j’en profitai, justement parce que jel’aimais comme ma propre fille.

Les épreuves ne se firent pas attendre : Françoise, me dit-elle, jevoudrais manger tous les jours, tous les matins, tous les soirs, toutce que j’aime le mieux : des fraises, beaucoup de fromage à la crème,du boudin blanc, des prunes, des gâteaux de plomb, des noisettes, de lasoupe au lait de beurre ou à la citrouille, comme vous en mangez à lacuisine. – C’est bien facile, mademoiselle. Et je lui fis un dîner detout ce qu’elle venait de me demander là.

Elle n’en était pas encore au dessert, quand il me fallut la délacer,et bientôt elle devint toute pâle, et mal de coeur, et mal de ventre, ettout ce qui s’ensuit. Je lui fis bien vite avaler du tilleul, et mebornai à lui dire : En veux-tu encore demain, Marie, des bonnesfraises, du bon fromage à la crème, du bon gâteau de plomb, des bellesnoisettes ? Je vais t’en aller chercher, et jusqu’au ras de tonassiette. Souviens-toi seulement que, si madame et moi t’en refusionsparfois, c’est que les mères et les nourrices ont appris cela de leursmères et de leurs nourrices : autant de gloutonneries, autantd’indigestions. Elle fut gourmande encore deux fois ou trois ; deuxfois ou trois le médecin lui donna des drogues amères, si bien qu’ellene voulut plus manger que ce que je lui accommodai. Mais aussi quellesbonnes petites tartes sucrées, quelles omelettes aux confituresj’apprêtais pour son dîner !

Marie avait beaucoup de robes ; une armoire en était pleine, et plusbelles les unes que les autres : elle en avait des bleues, desblanches, des gris-perle soutachées, des vertes, des noires, desviolettes, à basques, à volants, à dentelles, et ses poupées en avaientautant qu’elle. Elle voulait que toute la ville les connût, et tous lesjours elle m’entraînait par les rues, chez tel marchand, chez telautre, de façon que l’univers entier lui fît des compliments sur seschapeaux, ses mantelets, ses broderies, ses bottines. Le plus souvent,j’en avais honte. – Je veux être la plus belle au champ de foire cesoir ! – C’était sa préoccupation dès le dimanche matin ; et si lesautres petites filles des riches bourgeois avaient quelque affiquetneuf, plus frais ou plus élégant que les siens, elle en pleurait dechagrin.

Le jour de la fête de la Sainte Vierge, qui était aussi sa fête, commela grande procession de la ville devait venir en station àNotre-Dame-du Vieux Château, je me mis en devoir d’habiller la statuede la Vierge avec une robe et des ornements dorés qua ma maîtresseavait faits elle-même pour ce jour-là avant son départ. Quand Marie vitcette robe et cette couronne toute brillante, elle qui n’avait qu’unetrès-jolie robe blanche à trois volants, brodée au plumetis, elle entradans une colère horrible. – Non, je ne veux pas que tu fasses la bonneVierge si belle, elle serait plus belle qu moi. – Mes cheveux, envérité, se dressèrent sur ma tête quand je lui entendis prononcer unetelle abomination, et je lui dis très-durement : Écoutez-moi bien,mademoiselle ; c’est pour marquer à la bonne Vierge que nous l’aimonsbeaucoup et la remercier de ses grâces, que nous nous appliquons à luifaire de beaux habits ; autrement elle ne se soucie ni de nos robesd’or ni de nos rubans de soie ; elle est plus belle sans nos paruresque la plus belle des belles, parce qu’elle est la meilleure desbonnes, et soyez sûre que le plus pauvre va-nu-pieds, tout en loques,du quartier de la Croix-Blanche, s’il est pieux et sans vanité, estplus joli à ses yeux que vous avec votre insolence. Craignez, craignez,mademoiselle, que l’Enfant Jésus ne veuille venger sa Mère, dont vousêtes jalouse.

Et c’est ce qui ne manqua pas d’arriver : car le jour même une mauvaisemouche la piqua sur le nez, qui devint gros comme un potiron ; et endescendant l’escalier du perron, son pied glissa et prit une entorse ;de sorte qu’à l’heure de la procession, quand toute la ville l’aperçutdevant la grande porte, un emplâtre sur le nez et le pied dans un groschausson, ce fut une grimace générale, et sa belle robe, qu’elle avaitvoulu garder, la faisait paraître plus laide et plus ridicule encore.La confusion qu’elle en eut la rendit plus simple ; et quand je lui eusfait comprendre qu’au lieu de déchirer les vieilles robes de sa mèrepour en habiller ses poupées, elle ferait mieux de donner les bonsmorceaux aux pauvresses du quartier pour s’habiller, elles et leursenfants, qui grelottaient tout nus, elle commença à ne plus avoir tantd’horreur pour les pauvres gens.

Ce n’est pas qu’elle eût mauvais coeur, ma petite maîtresse : quand ellevoyait un chagrin, soit à sa mère, soit à moi, elle pleurait et nouscaressait de toutes ses forces ; mais je ne sais comment lui étaitvenue une espèce de mauvaise fierté qui l’écartait des mendiants et desinfirmes, et elle ne se rendait pas compte de ce qui leur manquait danscette vie pour être heureux et rassasiés comme elle.

Elle aimait à la folie son chat Mistigri ; c’était, il faut bien ledire, un beau petit chat blanc et noir, qui lui avait été donné toutpetit par une bonne religieuse, et qui suivait Marie dans toutes lesallées du jardin. Les plats n’étaient jamais assez grands pour la pâtéede Mistigri ; elle lui aurait donné des poulets et des gigots toutentiers, et dès le réveil il lui fallait une jatte de lait comme pourun veau. Indignée de voir tous les bons et gros morceaux qu’elle luijetait un soir sous la table, je lui dis : Ma fille, vous faitesabsolument ce que vous voulez, mais regardez vous-même si ce que vousfaites est très-juste. Voilà un Mistigri qui est gras comme une loche,et qui mange tant de viande que ses oreilles sont toutes rouges etqu’il aura un jour la gale comme les chiens, tandis qu’à côté d’ici ily a un pauvre homme et une pauvre femme, le Guillochon et laGuillochonne, qui ne mangent pas à eux deux, dans toute leur semaine,autant de viande que votre chat dans un seul de ses déjeuners, etpourtant un chat, qui encore ne prend jamais de souris, ne vaut pastout à fait un homme.

– Mais comment faire ? me dit-elle ; la Guillochonne n’est pointtoujours là sous ma main, et je vois à chaque moment Mistigri qui medemande à manger. – Sois tranquille, mon enfant, lui répondis-je, si tuveux m’en charger, je saurai faire la part de chacun ; il y a moyen derendre la vie douce aux bêtes qui nous aiment et de soulager de sonsuperflu les chrétiens qui souffrent, et je trouverai encore sur le lotde Mistigri une bonne assiette de gras et d’os mal épluchés pour lafamille du jardinier, qui travaille depuis le point du jour jusqu’à lanuit et ne mange de la viande que deux fois par semaine.

C’était l’habitude dans la maison de faire tous les samedis l’aumôneaux pauvres de la ville et des environs. Marie voulut donner elle-même,et je lui remis le sac de sous qu’elle distribuait à la porte. Je laregardais par une fenêtre, et elle ne tarda pas à rentrer avec son sacvide et me dit qu’il y avait encore la moitié des pauvres qui n’avaientrien eu. Je lui répondis : Ma fille, il y en avait pour tout le mondedans le sac ; mais il est des pauvres gens que leur pauvreté rendmalhonnêtes et qui ont volé les autres en te dupant toi-même. Comme tune connais pas bien leur visage à tous, les bonnes femmes s’en allaientlà-bas derrière la haie, je les ai bien vues, et changeaient leur manteet revenaient te tendre la main, et puis elles t’ont envoyé leursenfants et leurs petits-enfants, et même ceux qui n’ont pas besoin. Ilne faut pas que les vrais pauvres pâtissent pour les mauvais ;seulement, pour bien faire l’aumône, il faut connaître son monde ; onsait alors ce qui revient à chacun : le plus qu’on peut à ceux quin’ont rien, très-peu de chose aux moins nécessiteux et aux fainéants ;c’est pour cela que tu me vois quelquefois donner deux sous à l’un etdeux liards à l’autre. – Oh ! ma Françoise, me dit Marie, tu me dirasce qu’il faut à chacun, et c’est moi qui donnerai. – Je ne demande pasmieux, ma fille ; les pauvres aiment bien à recevoir de la main desenfants ; les sous leur en semblent plus jolis, et, pour les parents,un sou que leur fille met dans la main du pauvre leur paraît mieuxdonné, parce qu’il apprend à l’enfant à être bon coeur et généreux.

J’étais déjà plus contente d’elle ; pourtant, un jour, nous nousfâchâmes.

Marie aimait beaucoup le jardinage, et je ne lui en voulais pas pourcela ; mais quand elle avait planté, déplanté et même arrosé sesfleurs, elle s’en allait dans les plates-bandes à côté ravager leschoux et les oignons du jardinier. Je la surpris un matin qui arrachaitde belles betteraves dans le potager pour les repiquer dans sonparterre. Je lui retirai son piquet des mains, et elle se mit dans unetelle colère rouge, qu’elle leva la main sur moi en criant et me frappasur le bras. Aussitôt je lui dis : Mamselle, je ne suis plus ni votrenourrice ni votre servante ; voilà du pain dans ce buffet et de l’eaudans ce pot ; arrangez-vous comme vous voudrez. Et je me retirai dansma chambre.

Qui fut penaude ? Ce fut Marie. J’avais resserré dans le garde-mangerla viande, dans le fruitier le dessert, et quand arriva l’heure dudîner, il fallut bien se contenter de pain et d’eau, parce que j’avaisdéfendu à la jardinière de rien donner, ni poire, ni pêche. Paramour-propre, elle ne voulut rien me demander ce soir-là, et elle secoucha toute seule, sans pouvoir ôter son corset.

Le lendemain, au déjeuner, même régal : du pain et de l’eau, et le paindevenait dur. Enfin, elle vint frapper à la porte de ma chambre et mepromit qu’il ne lui arriverait jamais plus de me battre, et qu’elleétait bien fâchée de ce que je ne l’aimais plus. Je l’embrassai, et cefut fini.

Le boucher de la ville avait loué, au-dessous du jardin, un champ où ilenvoyait paître les vaches, les veaux et les moutons qu’il devait tuerla semaine suivante. Marie passait des heures à regarder ces pauvresbêtes, et quelquefois elle me demandait : Qu’est donc devenue la vacherousse, ou bien le petit veau tout jaune, ou bien le joli mouton quiétait là hier ? Alors, je lui répondais qu’on l’avait mené àl’abattoir, et que c’était avec ces malheureux animaux-là qu’on faisaitles côtelettes, ou le gigot, ou les grillades qu’elle mangeait à dîner.Un jour, elle me dit : Ma bonne Françoise, voilà deux jolis petitsagneaux, l’un blanc, l’autre noir ; je ne voudrais pas que le boucherles tue, je les trouve si gentils, si gentils ! et s’ils étaient à moi,je leur ferais manger l’herbe du verger. Je ne fis pas grande attentionà ce qu’elle me disait là ; mais quand le boucher vint le soir chercherses bestiaux dans le champ, Marie l’appela du haut du chemin : MonsieurVaudron ! monsieur Vaudron ! est-ce que vous allez les tuer aussi, cespetits agneaux mignons ? – Mon Dieu, oui, mamselle, dit Vaudron ;demain matin, leur affaire sera faite. – Est-ce que vous ne voudriezpoint me les vendre ? lui demanda-t-elle. – Le boucher se mit à rire.Combien donc m’en donneriez-vous ? – Ma plus belle poupée et sa grandevoiture bleue. – C’est fait, dit l’homme ; et, faisant le tour del’enclos par la ruelle, il lui amena les deux agneaux dans la cour.

J’avais bien tout entendu de loin, et, ma foi, je leur avais laisséconclure leur marché. Je fis signe au boucher qu’il pouvait abandonnerses bêtes et emporter la poupée avec le carrosse, et que j’irais réglertout de bon le compte chez lui. Quant à Marie, elle ne se connaissaitplus de joie. Il fallut tout de suite aller chercher du lait dansl’étable de la jardinière pour faire boire les deux agneaux, et puistrouver dans les vieux chiffons de madame des rubans de soie jaune etrouge pour leur faire des colliers, et puis les mener dans le verger,sous les pommiers, manger de la luzerne fraîche, et puis les fairecoucher dans un coin de l’étable, mais sur une paille bien triée pourqu’il n’y eût pas d’épines. Ces agneaux avaient-ils eu bonne chance devenir paître dans le champ de Vaudront !

A partir de ce jour-là, Marie passait toutes ses journées à conduireses deux moutons, tantôt dans le verger, tantôt dans les allées dujardin, où ils faisaient bien un peu de dégât en broutant les branchesd’arbres et les bordures de fraisiers ; mais je fermais les yeux pourne pas la rendre trop malheureuse ; et quand elle sortait avec moi dansla ville, il fallait entraîner après elle, tantôt l’un, tantôt l’autre; et c’est de là que lui vint le surnom de Petite Bergère, parce quejamais on ne la voyait sans un mouton. Ses deux bonnes bêtes l’aimaientbien ; elles la suivaient sans cordes, et jamais elles ne songèrent àlui donner de ces coups de tête dont il faut se défier avec les moutons.

Elle avait souvent rencontré dans nos chemins creux de pauvres vieillesfemmes qui menaient paître leur vache le long des haies, au bord desfossés. Une fois ou deux, elle s’échappa imprudemment de la maison avecses deux animaux pour leur faire manger aussi l’herbe de ces cheminsverts. Mais je n’eus qu’à lui dire qu’en allant là elle s’exposait àperdre ses moutons, qui pourraient lui échapper ou peut-être êtremangés par le loup, et surtout qu’elle faisait tort aux pauvres bonnesfemmes, qui n’avaient pas d’autre herbe pour leurs vaches ; elle n’yretourna plus.

Pendant ce temps-là, comme vous le pensez bien, l’étude et la lectureétaient très-négligées ; au lieu de s’instruire, elle oubliait ce quesa mère lui avait appris ; elle était devenue d’une paresse honteuse.Comme moi je n’ai jamais su lire ni écrire, parce que mes parents n’ontpas été assez riches pour m’envoyer à l’école, je ne pouvais pas luicontinuer ses leçons, et je lui avais proposé de faire venir lareligieuse qui lui avait donné son chat Mistigri, et dont elle n’avaitpas peur, pour achever de lui apprendre non-seulement à lirel’écriture, mais ce que tous les enfants de son âge savent sur le boutdu doigt. Marie avait refusé. Il n’en avait plus été question.

Par bonheur, un beau jour, une lettre arriva. Elle était toute cribléede cachets, si bien que je devinai qu’elle venait de madame. Mais commela faire lire ? Je l’ouvris et la montrait à Marie ; elle eut beau latourner et la retourner, épeler deux ou trois mots et par-ci par-là uneligne, elle ne put jamais en venir à bout. Quand j’eus bien joui de sonembarras, j’allais chercher le petit Louis, l’enfant du jardinier, quin’était guère plus âgé qu’elle. Je lui remis la lettre entre les mains,et le petit Louis me la lut tout couramment. Qui fut honteuse ? MaMarie. Le lendemain, elle ne demanda pas mieux que j’allasse appeler lareligieuse, et tous les matins elle étudiait deux heures comme un ange: la lecture, l’écriture, l’histoire sainte, la grammaire, elle neboudait plus à rien ; et quand arriva la seconde lettre de sa mère, onn’eut plus besoin d’aller chercher le petit Louis.

Cependant, l’un des fermiers qui venaient chaque semaine s’enquérir desnouvelles de nos maîtres, ayant dit à Marie qu’il allait commencer lamoisson, elle désira beaucoup aller voir faire des gerbes, et nousconvînmes du jour. Le fermier était à une lieue et demie de la ville ;elle voulut emmener toute sa ménagerie, son chat et ses deux moutons ;et le fermier, qui aimait beaucoup Marie, malgré tout ce que je lui endis, les emporta dans sa carriole ; les gens de cette ferme étaient debons paysans tout à fait complaisants. Ce que j’avais prévu ne manquapas d’arriver. Les moutons, quand le cheval se mit à trotter, tombèrentpresque aussitôt dans une espèce d’abattement, et Marie futtrès-inquiète, parce qu’elle croyait que ses moutons étaient malades.D’un autre côté, son chat commença à s’agiter, cherchant à s’échapperde la voiture. Elle eut beau le prendre sur ses genoux, il lui glissaitentre les mains, et nous fûmes obligés de l’enfermer dans le panier auxprovisions, dont j’avais retiré son goûter. Mistigri faisait là dedansun tapage horrible, et Marie finit par convenir avec moi que les chatset les moutons n’étaient point faits pour voyager en voiture.

Enfin, quand on eut mis pied à terre dans les champs, Marie marchantdevant et traînant ses moutons, et le chat trottant derrière eux, voilàque vint à passer le vrai troupeaux des vrais moutons de la ferme, etderrière le troupeau le vrai berger avec les vrais chiens du troupeau,lesquels, apercevant les deux bêtes de la petite bergère, se mirent àcourir après avec de grands aboiements, les prenant pour des moutonségarés du troupeau. Marie criait comme si elle avait déjà été dévorée,et je criais aussi fort qu’elle ; et les chiens, ayant vu Mistigri,lâchèrent les moutons pour courir au chat ; et Mistigri, aveuglé par lafrayeur, se prit lui aussi à s’enfuir de toutes ses forces, et je croisbien qu’il aurait été étranglé s’il n’avait pas dans le champ faitrencontre d’un pommier, sur lequel il grimpa très-lestement. Alors leberger, qui ne savait pas ce que tout ce bruit voulait dire, rappelases chiens ; on eut bien de la peine à calmer Marie et encore plus àcalmer ses moutons, et, pour Mistigri, il ne consentit à descendre deson pommier que quand il eut vu le troupeau à un quart de lieue de là,rentrant dans la cour de la ferme.

Arrivés dans le champ où les moissonneurs liaient les gerbes, tout allamieux ; les moutons se mirent à brouter les branches des coudriers dela haie, Mistigri fit la chasse aux mulots, et Marie et moi, aprèsavoir vu travailler les aoûterons, comment ils formaient les gerbes,comment ils les entassaient, nous nous mîmes à glaner dans les sillonsvides. Bientôt Marie eut rassemblé une glane plus grosse qu’elle, etdans sa journée elle en recueillit trois. Quand l’heure vint derepartir, elle voulait les offrir à la fermière ; mais la maîtresseRichard, comme elle s’appelait, lui dit : Mademoiselle, les glanes sontpour les pauvres gens, et comme je sais qu’il n’en manque pas autour devotre maison, à la ville, emportez celles-là, et vous les donnerez àceux qui en ont le plus grand besoin. Marie fut très-fière de sajournée ; seulement, elle se promit, quand elle irait dans les fermes,de ne plus emmener ses chères bêtes, parce que les chiens de garde n’yentendent pas la plaisanterie et ne savent pas reconnaître les animauxbien élevés.

Le lendemain, c’était le jour de la fête de madame. Nous allâmes à lamesse, et, en revenant de l’église, Marie appela une demi-douzaine depetites pauvresses, en leur disant qu’elle avait à la maison quelquechose à leur donner et qu’elles vinssent dans l’après-midi. Elles n’ymanquèrent pas, comme bien vous pensez. Elles trouvèrent un bon goûterpréparé sous les arbres verts ; au milieu de la table était un grosbouquet, cueilli par Marie en l’honneur de sa mère absente. A la placede chacune de ses petites convives, elle avait posé une glane, – lamoitié de chacune des trois grosses glanes qu’elle avait cueillieselle-même la veille, et puis une bonne tranche de viande, parce qu’ellesavait qu’elles n’en mangeaient pas tous les jours, et une part énormede galette ; des fruits à l’avenant, du cidre sans eau et même un petitverre de vin sucré. Comme on en était à la galette, j’entendis sonner àla grande porte. J’allai ouvrir : c’étaient mes maîtres qui arrivaientde leur voyage. – Où est Marie ? – Je les conduisis dans le jardin.Jugez de la surprise ! Quand on apprit à madame que c’était elle qu’onfêtait de la sorte, pensez comme elle embrassa Marie. Elle présidaelle-même à la fin du goûter, et puis donna aux petites pauvresses unepièce blanche pour leurs parents, et puis les congédia bien contentes.

Mais ce fut bien mieux encore quand elle se fut aperçue du changementmiraculeux dans les habitudes et le caractère de sa fille. – Mais,Françoise, me disait-elle, qu’est-ce que vous lui avez donc fait ? – Jen’ai rien fait du tout, madame, lui répondais-je. Demandez-le vous-mêmeà Marie. Elle a toujours été la maîtresse, comme vous me l’aviezordonné. C’est Marie qui s’est corrigée elle-même. – Et madame enrevenait toujours à dire : Mais, ma bonne Françoise, comment vous yêtes-vous donc prise ? Elle n’est plus ni gourmande, ni coquette, nicolère, ni paresseuse ; elle est bonne pour les pauvres et pour lesbêtes. En vérité, c’est une perfection. Aussi je vais lui donner toutde suite tous les joujoux et toutes les parures que j’avais apportéspour elle des pays étrangers. – Et, en effet, elle tira d’une grandecaisse des robes, des colliers, des rubans, des poupées habillées àl’italienne, à la grecque, à la turque, je ne sais plus à quoi ; il yen eut pour deux jours de déballage.

J’avais peur que madame ne trouvât mauvais que j’eusse introduit dansl’étable les deux moutons de Vaudron ; mais, ma foi, quand Marie luieut expliqué son marché, madame fut la première à dire qu’elle nevoulait point les renvoyer au boucher. Lorsqu’il n’y avait plus assezd’herbe dans le verger, on les conduisait dans le champ de Vaudron, quiles tondait quand venait la saison, et de leur laine Marie faisait desmatelas pour ses poupées ; ils vivent encore, et jamais dans la villeon n’en a vu de plus beaux ni de mieux peignés.

Juste au moment où la nourrice de Marie terminait son histoire, voilàqu’un immense brouhaha s’éleva du champ de foire. Tous les yeux setournèrent de ce côté. Le ballon venait de s’enlever comme une flèche, et se trouvait déjà presque à perte de vue. L’homme qui étaitmonté dans la nacelle se livrait dans les airs à des tours de force quifaisaient frémir ; il tournait autour d’un trapèze comme s’il eûtmanoeuvré à trois pieds de terre, et il en était à plus de trois centspieds. Enfin il se rassit dans la nacelle, lança aux assistants despoignées de petits papiers et du sable de son lest, dont à peinepouvait-on apercevoir les traînées sur le fond du ciel bleu. Le ballonfut entraîné par le vent du côté du Carrouge. Au bout d’un quartd’heure, il commença à baisser ; mais il semblait si loin, qu’à peineles meilleurs yeux pouvaient-ils le suivre. Enfin, sans attendre qu’ilfût tout à fait descendu, les innombrables assistants de la fêtes’éparpillèrent pour aller prendre leur dîner ; ils n’avaient que justele temps avant le feu d’artifice du soir.   

Jamais on ne vit un dîner si vite bouilli, si vite rôti, une nappe sivite mise ni si vite enlevée. Les enfants ne tenaient pas en place, lesservantes non plus ; il semblait que le feu d’artifice allât partiravant que le soleil fût couché. On n’avait, par toute la maison, faimet soif que d’amusements. Je ne sais pas si la vache du jardinier, dansson étable, eut elle-même son contentement d’herbe ce jour-là. Quant aumaître du logis, il voyait, sans les pouvoir retenir, paraître etdisparaître les soupières et les compotiers, et regrettait amèrement den’être pas allé prendre place au banquet du comice, dans la grandesalle de la mairie, magnifiquement décorée de drapeaux, d’écussonspeints et de guirlandes de lierre, de branches de sapin sur destentures de calicot blanc.

C’est là que, sans perdre un coup de dent, on entendait les discours etles toasts : A vous, monsieur le sous-préfet ; – à vous, monsieur lemaire ; – à vous, monsieur le député ; – à vous, monsieur le curé ; – àvous, messieurs les primés ; – à vous, messieurs les membres du comice.– Il y en avait pour tout le monde, et tous mangeaient comme dessourds, les vieilles gens surtout, dont le dîner de deux heures avaitété cruellement retardé. Tout ce monde-là était si fatigué d’avoirpiétiné, la journée entière, dans la poussière, sous le soleil ; ils setrouvaient si bien assis à cette bonne table, et les aubergistes deBellesme avaient si bien joué de la casserole, que le plus grandnombre, j’imagine, auraient donné leur part du feu d’artifice pour uneheure de  plus de café, de rincette et de pousse-café. Mais iln’est si bonne table qu’il ne faille quitter, et les commissaires de lafête voyaient eux-mêmes avec regret s’allumer aux fenêtres de la placeSaint-Sauveur les premiers feux de l’illumination.

– Père, mère, disaient depuis deux heures, à droite, à gauche, lesenfants de Saint-Santin, est-ce qu’on ne va pas placer sur la terrasseles lanternes vénitiennes et les chandelles à la fenêtre du pignon ?

Il faisait, ma foi, grand jour encore quand on les mit en place, leslanternes et les chandelles, et déjà commençaient à remonter versSaint-Santin, et les enfants, et leurs parents, et leurs bonnes, quiavaient vu de là, avant dîner, s’enlever le fameux ballon, et venaientmaintenant y attendre les merveilles du feu d’artifice. En  moinsd’une heure, les allées du jardin fourmillaient de nouveau des galopinsde l’après-midi. D’abord, ce furent des cris et une turbulence à s’enboucher les oreilles. Mais à mesure que le jour commença à tomber etl’ombre à se faire, les fillettes et les garçons se rapprochèrent toutdoucement de leurs bonnes et se mirent à tourner autour de leurscotillons et à leur demander des histoires comme celles du matin.

Des histoires, grand Dieu ! Il en courait à ce moment dans tout l’airde Saint-Santin ; on en contait à la fois dans le salon aux sombrestapisseries, entre les parents, éparpillés auprès de la fenêtre quis’ouvre vers la forêt ; – dans la cuisine, entre les servantes de lamaison et la jardinière, qui venait chercher les eaux grasses pour sesgorins ; – les plus belles, dans le jardin, sous les arbres verts,entre les bonnes et les nourrices, assises sur le talus de gazon, lespieds ballants, dans l’allée qui longe le massif, et d’où elles nepouvaient manquer d’apercevoir l’éblouissante fusée qui donnerait lesignal.


LE FILS DU GENDARME

Ah ! mes enfants, dit le curé de Marcilly à trois méchants garçons qui,tentés comme notre mère Ève par l’appât d’une platée de prunes restéesur le bahut de la salle à manger, s’apprêtaient à enjamber la fenêtrebasse pour en remplir leurs poches, gardez-vous de ces polissonneriesque vous-mêmes sentirez n’être qu’à demi honnêtes. La bonne renommée dunom que vous portez, et qui, tout petits que vous êtes, vous faitregarder par les passants avec complaisance et presque avec respect ;cet honneur que vos parents et grands-parents vous ont entretenubrillant comme un acier poli, une étourderie de vous, cervelleséventées, peut le ternir en un instant jusque sur le front de votrepère et de votre mère, et le faire à tout jamais aussi noir que lepéché mortel lui-même.

Je vous en citerai un exemple terrible, et je n’irai pas le chercherbien loin.

Dans cette grande vieille maison de la rue Villeclose, qui avaitautrefois appartenu à la famille Billard, et qu’habitaient lesgendarmes avant d’occuper le vilain bâtiment tout neuf que l’on voitd’ici, je venais souvent, il y a quinze ans, visiter un de mes cousinsqui était gendarme et qui s’appelait Gautier, Marin Gautier. Nousétions cousins du côté de sa femme, car lui n’était pas du pays ; ilétait de Picardie, et je puis dire, sans crainte qu’on ne démente,qu’il n’y avait pas dans tout l’arrondissement un homme plus entêtéd’honnêteté que cet homme-là. D’ailleurs, si un gendarme n’était pashonnête, qui donc le serait, Seigneur Dieu ? Et il était de ce côté-làle roi des gendarmes. Ses camarades avaient, en plaisanterie, baptiséson cheval le Devoir, parce que, répétait-il toujours, il faut être àcheval sur le devoir. Il en était d’une susceptibilité gênante, à cepoint de refuser le verre de cidre qu’on lui offrait de bon coeur dansles châteaux quand il venait porter de la part de M. le sous-préfet unedépêche à MM. les maires ; il ne voulait pas que ce verre de cidre legênât dans les procès-verbaux qu’il pourrait avoir à faire à cesmessieurs au mois de septembre, à l’époque des délits de chasse. C’estpour vous dire qu’il poussait la probité jusqu’au scrupule.Très-complaisant malgré cela et bon camarade, mais trop soucieux de laconsigne pour entendre la plaisanterie.

Or, ce brave homme, Marin Gautier, avait un petit gars de douze àtreize ans, qui n’avait pas, en vérité, plus de malice que son père ;seulement, vu son âge, il était un peu plus espiègle ; il s’appelaitAdolphe, et le gars m’appelait son oncle. Il ressemblait comme deuxgouttes d’eau à sa mère, la gaieté même, et qui le gâtait plus que lepère n’eût voulu. Il allait à l’école, et il était de toutes les farcesqu’on faisait au maître : un fils de militaire, ça doit être brave, eton le mettait toujours à la tête des mauvaises expéditions.

La rage qu’il avait de faire des farces avait bien failli lui faireretarder sa première communion ; il ne pouvait s’en tenir même aucatéchisme.

Un jour qu’il revenait de l’école avec toute la bande de gamins duquartier Saint-Sauveur, ils virent sur l’une des deux fenêtres de lamère Bonnard, à côté de ses vieilles rouenneries, deux paniers, l’unrempli de morue, l’autre de beaux harengs saurs ; ils s’avisèrent delui voler un de ces harengs, pour le plaisir, – devinez de quoi ? –d’aller le manger tout cru, à douze qu’ils étaient, le long des murs dela rue Haudinière.

Je ne sais pas si la bonne femme s’aperçut cette fois tout de suite dela tricherie ; mais le lendemain les vauriens, en débouchant dederrière l’hospice, retrouvèrent encore leur panier de harengs, et crac! Adolphe souleva son hareng, mais non pas, ce coup-là, sans que labonne femme lui eût montré le poing et lui eût crié : Ah ! gueux, je ledirai à ton père. – Jugez s’ils couraient à toutes jambes.

Cela ne le corrigea point, et deux jours après, au sortir de l’école,un troisième hareng saur disparut du panier, et la mère Bonnard juradepuis ses grands dieux qu’elle avait vu, de ses yeux vu, le garsAdolphe allonger la main vers sa petite fenêtre et se sauver comme unpossédé avec tout le tourbillon des galopins criant.

Cela faisait trois harengs saurs ; à deux sous le hareng, car ilsétaient beaux, et l’on était en carême, c’était six sous. – Six sous,mes chers enfants ! Adolphe n’aurait pas pris six sous dans la poche dela mère Bonnard ; mais trois harengs, il trouvait cela une bonne farce,et tous ses camarades comme lui.

On est très-pillard dans notre pays, maraudeur sans vergogne ; mais lajustice humaine n’entend pas de cette oreille-là. Elle se dit que l’oeildu bon Dieu, traversant de part en part le coeur des hommes, peut biendiscerner le petit voleur du grand voleur ; mais que, pour elle, sielle laissait chacun se colorer à soi-même de telle ou telle fausseraison le vol qui le tente, elle ne pourrait plus en sortir.

C’est pour cela que justement, ce jour-là, M. Artaud, qui était lebrigadier de gendarmerie, et Marin Gautier, ramenaient de la forêt lepauvre diable de Jean Michel, qu’ils avaient surpris coupant quelquesplants de jeunes chênes pour en faire des bâtons. Comme ils avaient eude la peine à mettre la main sur lui dans le taillis, ils lui avaientlié les mains derrière le dos, et il traversait toute la ville à piedentre les deux cavaliers ; il était pâle, ses cheveux gris hérissés,son pantalon et sa blouse en loques ; il faisait peur à voir. Chacuns’était mis sur sa porte pour les voir passer, et les commèresjacassaient d’un côté de la rue à l’autre. Quand ils vinrent à défilerdevant la maison de mère Bonnard, elle monta les deux marches de saporte basse et cria à Gautier, de sa voix qui déjà dans ce temps-làn’était pas douce : Voilà-t-il pas un homme qui a fait un grand tort,que vous emmenez-là en prison, monsieur Gautier ! Vous feriez bienmieux d’y mener votre gars Adolphe, qui m’a volé trois fois dans maboutique !

Tous les voisins, à dix maisons aux environs, avaient entendu lesparoles de la mère Bonnard, et Gautier aussi les avait entendues, etson cheval avait déjà fait vingt pas qu’il entendait encore derrièreson dos la bonne femme répéter aux commères : Son gars Adolphe, c’estfiéffé voleur !

Gautier était devenu plus pâle que Jean Michel ; il sentait qu’il nepouvait plus se tenir sur sa monture ; ses yeux ne voyaient plus rien.Le brigadier eut beau dire en plaisantant : Qu’est-ce qu’elle chantedonc, cette vieille coupe-un-liard-en-six de mère Bonnard ? Gautier nerépondit pas. Et Jean Michel n’osa pas rire, quoiqu’il en eût bienenvie.

On laissa le prisonnier à la prison, et les gendarmes avec leurschevaux regagnèrent l’écurie. Chacun sous le porche se demandait :Est-ce que M. Gautier a reçu un mauvais coup de Jean Michel ? A-t-ill’air effrayant ! Gautier se laissa tomber de cheval plutôt qu’il n’endescendit ; il était défait comme un mort. M. Artaud, qui leconnaissait bien, le voyant dans cet état, lui dit : Mais, malheureux,que voulez-vous qu’il ait fait, votre gars Adolphe ? Ne voyez-vous pasque c’est quelque farce qu’il aura jouée à la mère Bonnard ?

Mais Gautier lui répondit : Brigadier, vous savez que, dans ma vie, jen’ai jamais commis une faute contre l’honnêteté ; je ne veux pas qu’onpuisse dire que, chez moi, il y a un voleur.

Par habitude, il dessella son cheval, l’essuya, lui donna du foin etpuis retraversa la cour en s’appuyant sur son bancal, et monta entrébuchant les degrés usés du vieil escalier tournant. Le brigadierétait inquiet et voulut monter avec lui. Ils trouvèrent ma cousine, lafemme de Gautier, qui mettait la marmite sur le feu pour le souper.Gautier s’assit sur la première chaise qu’il trouva là auprès de lafenêtre.

– Où est Adolphe ? dit-il, pouvant à peine parler.

– Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que tu as ? lui demanda sa femme, n’osants’approcher de lui, et regardant tantôt son homme et tantôt lebrigadier.

– Où est Adolphe ? répéta-t-il.

– Je ne sais pas, dit la pauvre femme.

– Va le chercher.

– N’y allez pas, lui dit M. Artaud, il lui ferait du mal. La vieillefolle de mère Bonnard vient de lui dire qu’Adolphe l’avait volée ; ellea rêvé ça ! C’est elle qui vole ses pratiques. – Le brigadier n’osaitpas dire autre chose, ne sachant pas ce qu’il pouvait y avoir de vrai,quoiqu’il connût Adolphe pour un bon garçon.

Gautier se leva, alla vers la porte et cria dans l’escalier d’une voixterrible :

– Adolphe !

Adolphe, heureusement, ne répondit pas ; - heureusement, car son pèreaurait, à cette heure-là, levé son sabre sur lui aussi tranquillementqu’Abraham sur Isaac.

La pauvre mère, – elle n’avait jamais vu Gautier dans cet état, lui quiaimait tant son garçon, et qui était si calme et si brave homme ; – lapauvre mère, en entendant ce cri, se mit à trembler de tous sesmembres, et pourtant c’était une femme courageuse, – et elle lui dit,en le retirant par son bras :

– Mais qu’est-ce donc que tu veux lui faire, à cet innocent ?

– Puisqu’il a volé, lui dit le furieux, il faut que lui et moi nousmourrions ! J’ai toujours été un gendarme honnête ; je ne veux pasqu’il y ait de voleurs du nom de Gautier !

Il se mit à crier dans l’escalier et vers le jardin :

– Adolphe ! Adolphe !

Et, son sabre tapant contre les murs, il s’en allait de porte en porte.Les autres gendarmes et leurs femmes, attirés par ces crisextraordinaires, sortaient de leurs chambres et lui demandaient cequ’il y avait.

– Avez-vous vu Adolphe ? leur répondait-il. L’un d’eux eut lasimplicité de lui dire : Adolphe ? il n’y a pas longtemps qu’il jouaitauprès du puits.

Gautier descendit vers le puits ; il descendit dans les grandes cavesde la vieille maison ; il regarda derrière toutes les pipes et tous lespoinçons.

– Il est dans le grenier, sous le foin, disait pendant ce temps-là mapauvre cousine Zoé au brigadier. – Ah ! monsieur Artaud, sauvez-nous.La bouchère a couru m’avertir, et j’avais bien prévu qu’il aurait de lacolère ; mais il veut le tuer, monsieur Artaud !

– Ne faites semblant de rien, pauvre femme, dit M. Artaud, et quandmême il irait du côté du grenier, ne vous trahissez pas.

Il remonta en effet, et, de guerre lasse, croyant pour le momentl’enfant hors de la maison, il vint retomber sur une chaise, et, latête dans les deux mains, il se mit à sangloter, mais des sanglots siterribles que la chambre en tremblait, – et que le brigadier lui-mêmeen était ému.

– Moi, gendarme, honnête homme !... Un fils voleur !... J’ai étémilitaire dix ans, pas une consigne, pas une réprimande !... l’estimede mes chefs, adieu ! Tout le monde qui m’estimait, bonsoir ! Gautiervoleur !... Qu’est-ce qui lui manquait ? Ni le boire, ni le manger, niparents honnêtes !... Mon fils, moi gendarme, lui en prison !... Tousles Gautier étaient honnêtes ! L’honneur, adieu !...

– Vous êtes fou ! dit le brigadier, lui secouant doucement l’épaule ;un gamin de douze ans en prison ! Je vais voir où il est, cet Adolphe,et je saurai bien ce qu’il a fait à la mère Bonnard. Soupez tranquille.– Allons, madame Gautier, trempez-lui sa soupe et versez-lui un verrede vin avant qu’il se couche.

– Il faut qu’il meure et moi aussi, répétait-il, sans plus écouter safemme que si elle n’était pas là, et si je ne le retrouve pas, cevoleur, je mourrai tout seul !

Il ne mangea pas une miette, lui qui d’ordinaire avait si bon appétit ;il ne mangea ni ne but. Il resta un moment à regarder les tisons, puisil se leva, alluma sa lanterne comme pour aller à l’écurie et descendit.

Dès qu’elle l’avait entendu traverser la cour et tourner le loquet del’écurie, sa femme était grimpée, sans chandelle, au grenier avec dupain et du lard et des poires, pour que l’enfant ne mourût pas de faim.Elle était encore si troublée qu’elle faillit se perdre dans ce grenierimmense, dont elle connaissait pourtant toutes les poutres.

– Où es-tu ? Tais-toi, ne fais pas de bruit, soufflait-elle à voixbasse ; es-tu par là ? Tiens, voilà de quoi manger. Quoi que tuentendes, ne réponds que si je t’appelle. Vite, recoule-toi sous tesbottes ; je crois que je l’entends.

Elle s’avança à pas de loup, et en tâtonnant, vers la fenêtre dugrenier, d’où l’on a une si belle vue vers la forêt ; elle s’aperçut, àla lueur de la lanterne de Gautier, qu’il faisait sortir de l’écurieson cheval tout harnaché, et qu’il était lui-même tout équipé commepour une tournée. Elle se douta, ma pauvre cousine, de quelque mauvaiserésolution de son homme ; elle descendit quatre à quatre et le trouvaqui remontait lui-même l’escalier au-devant d’elle.

– J’ai besoin de prendre l’air, lui dit-il avec une certainetranquillité ; le brigadier a reçu des rapports sur un braconnier quitend ses collets vers le Tertre : je vais aller passer le restant de manuit à l’affût ; j’emporte ma carabine, ajouta-t-il, parce que cesgens-là sont armés et qu’il faut leur faire peur. Si je ne rentre pasde bonne heure, ne t’inquiète pas. – Il l’embrassa avec force etcommença à descendre l’escalier.

Elle comprit qu’il lui mentait et lui répondit, en usant de détours,elle aussi : Marin, je ne veux pas que tu sortes avant que le brigadiersoit rentré et ait ramené Adolphe et ait vu madame Bonnard ; tu t’eniras l’esprit plus paisible, et puis, sortir à cette heure-ci sans sonordre, pendant qu’il s’occupe de nous, ça te donnerait une mauvaisenote dans ses papiers.

L’idée qu’il allait désobéir à son chef parut faire sur Gautier unecertaine impression ; mais presque aussitôt il descendit le reste desmarches, en disant : C’est plus fort que moi ! – prit les guides de soncheval et leva la barre de fer qui fermait la porte cochère. Quand elleentendit cette barre qui retombait sur le pavé, la pauvre femme se mità crier de toutes ses forces, comme si elle entendait déjà lemousqueton de son mari. Ses cris firent avancer deux hommes quidétournaient du coin de l’abreuvoir et qui barrèrent passage au chevalde Gautier. C’était M. Artaud et M. le juge de paix. Le brigadiersavait que si quelqu’un plus que lui avait empire sur Gautier, c’étaitM. le juge de paix, et il s’était mis à sa recherche.

Ils prirent Gautier chacun par un bras, et le premier mouvement de M.le juge de paix fut d’aller réveiller la mère Bonnard. La bonne femmeeut grand’peur, comme vous pensez, en voyant au pied de son lit M. lejuge de paix, M. le brigadier de gendarmerie et Gautier en granduniforme et le mousqueton au dos.

– Mes bons messieurs, dit-elle tout de suite, pourquoi donc venez-vousà cette heure ? Je n’ai rien fait de mal, je vous assure.

– Allons, allons, madame Bonnard, il faut s’expliquer ! dit avec plusde rudesse que d’habitude notre saint homme de juge de paix ; qu’est-cedonc que cet enfant vous a volé, le petit Gautier ? Expliquons cela aunet, que je le mette sur du papier et que vous le signiez ; et cettefois pesez vos paroles.

– Je ne sais pas trop bien signer, repartit aussitôt la bonne femme ;je vous dirai seulement que c’est trois harengs qu’ils ont pris dansmon panier, les garnements de l’école, et le fils de M. Gautier m’en a,j’en jurerais devant Dieu, pris deux sur trois.

– Et c’est pour trois harengs, que vous pouviez vous faire payer par lamère du galopin, en lui faisant administrer une bonne correction, –c’est pour trois harengs, ma bonne dame, que vous insultez, corampopulo, le plus honnête homme de la ville et que vous faites avanie àun gendarme à la barbe d’un voleur et de cinquante bavardes de votreespèce ! Écoutez-moi bien, madame Bonnard : n’étaient votre âge et leségards qu’on doit à vos enfants, vous mériteriez une sévère punitionpublique, comme d’être enfermée pendant deux ou trois fois vingt-quatreheures, – deux ou trois fois vingt-quatre heures, vous m’entendez bien.– Jamais on ne lui avait vu ce ton dur, au juge de paix, surtout enversune vieille femme ; aussi la mère Bonnard fut-elle bien aise d’en êtrequitte à si bon marché et d’entendre le bruit des bottes descendre sonescalier.

– Eh bien ! Gautier, dit le juge en sortant, le voilà donc, ce fameuxlarron que tu devais toi-même conduire de chez toi en prison ! Faut-il,mes amis, que la ladrerie les rende folles, ces vieilles femmes ! Troisharengs saurs pillés par des gamins au sortir de l’école ! En vérité,il n’y a pas de quoi fouetter un chat !

– C’est égal, il a volé, monsieur Martin, répétait Gautier en hochantla tête, il a volé ; sa main a pris le bien d’autrui ; je n’oublieraijamais ma honte !

– Tais-toi, malheureux, finit par lui dire M. Martin ; si tu m’enparles encore, je te ferai mettre au Bon-Sauveur. Ta femme porterademain matin six sous à la mère Bonnard ; elle tirera les oreilles àton pauvre petit vaurien, et je veux que ce soit elle qui les tire,parce que toi tu pourrais l’écorcher, et qu’il n’en soit plus parlé.Mets-toi bien dans ta tête de mule qu’à la première faute, qu’ils’agisse d’honneur de garçon ou d’honnêteté de fille, les parentsdoivent toujours pardonner ; à la seconde seulement ils ont le droitd’être sévères.

M. le juge de paix et M. Artaud ramenèrent Gautier jusque dans sachambre. Devinez ce qu’ils y trouvèrent : Zoé avait fait descendrel’enfant du grenier, l’avait déshabillé et couché comme d’ordinaire, etpuis elle s’était étendue sur le même lit, lui tenant la tête dans sesbras et le cachant de tout son corps ; et quand les trois hommesentrèrent, la mère et l’enfant pleuraient en silence.

– Allons, c’est fini, madame Gautier, dit M. Martin ; voilà votre marique je vous ramène tout à fait sage. – Jure-moi, reprit-il ens’adressant à Gautier, que tu ne penses plus à rien de mal.

– Il vivra tant que Dieu voudra, répondit Gautier ; mais c’est égal,monsieur Martin, il me semblera toujours que les mains de ce gars-làsentiront le hareng jusqu’au jugement dernier. Un voleur et ungendarme, c’est comme chien et chat ; ça ne peut guère vivre sous lemême toit. Quel malheur, monsieur Martin ! Hier encore, j’étais sihonoré, et tout cet honneur-là, c’était pour lui !

On n’en put venir à bout ; Gautier fut pris d’une tristesse incurable.Il s’était mis en tête que personne ne l’estimait plus, tandis qu’àcause de la pitié qu’on avait de son mal, chacun l’estimait biendavantage. Il ne pouvait plus voir son pauvre étourdi d’enfant, qu’ilcaressait tant autrefois ; son idée fixe était qu’on l’envoyât sur mer,au bout du monde, tant loin que les vaisseaux pourraient aller. M. lejuge de paix recommanda l’enfant à M. le commissaire de police deBrest, qui était de nos pays, et M. le commissaire lui trouva un bonembarquement. Toute la ville s’intéressait à ce pauvre être, quin’était pas méchant et à qui les trois harengs de la mère Bonnardavaient causé tant de chagrin et à sa malheureuse mère aussi.

Il ne reparut dans Bellesme que plus de dix après, et il était devenuhomme, et bien hâlé encore ! Il avait fait le tour du monde ; deshistoires plein son sac, et je serais resté des nuits à l’écouter. Ilm’avait même rapporté de Chine, en manière de souvenir, la peau d’un denos missionnaires que les mandarins avaient écorché vif ; et je l’aiofferte à Séez, au reliquaire de saint Latuin.

Le père Gautier le reçut bien ; mais, pendant ces dix ans, le bonhommes’était tout cassé, et la pauvre mère, quoique Adolphe lui écrivîtsouvent, en était morte de langueur. Il n’y avait que cette peau durede mère Bonnard qui eût résisté au temps et aux reproches de M. le jugede paix ; tous les matins, en allant à l’hospice, il lui rappelait lamalheureuse affaire comme un remords incarné.

Et c’est à coup sûr pour apaiser ce remords que la bonne femme voulut àtoute force donner en mariage à Adolphe la fille aînée de sa fille,avec une dot qui ne l’enlaidissait point. Avait-elle dû en vendre, dela morue et des rouenneries, la mère Bonnard, pour cacher tant de grossous dans sa paillasse !

Les mariés sont allés demeurer à Granville, et c’est Adolphe maintenantqui, devenu commandant d’un bâtiment pêcheur, envoie à la vieille,vieille grand-mère de sa femme, ce qu’il faut à son commerce de moruesalée et de harengs saurs. Il y a toujours trois barils de harengsqu’il ne met pas sur le compte ; il prétend que ce sont les troisharengs d’il y a quinze ans qui ont fait des petits. On dit que lavieille Carabosse ne les recède pas pour cela gratis à ses pratiques.

Je ne sais par qui était revenu dans ce pays-ci le bruit qu’Adolpheavait fait la farce d’épouser, aux îles Marquises, une cousine de lareine des sauvages ; mais il paraît que ça n’était pas sérieux.


L’ENFANT CHANGÉE EN NOURRICE

ON ne la voit plus au marché le jeudi, votre belle-soeur la Gardin,disait la jardinière à la maîtresse Alexandre, la fermière de laRadonnière, qui avait profité de la fête pour venir, brillante comme unastre, apporter elle-même une couple de canards et du beurre.

– Hélas ! répondit la maîtresse, elle est bien dans le souci, la pauvreGeneviève ; elle court après sa fille qui a voulu quitter le pays. Iln’y a plus aujourd’hui à cacher l’histoire ; en ont-ils assez marmottédepuis quinze ans, sans trop savoir au juste, les gens de Bellavilliers! C’est bien elle-même, la pauvre Geneviève, qui a cherché son malheur; mais la voilà à tout jamais dans un si grand, si grand deuil, qu’onne sait plus en vérité, si la peine ne passe pas la faute.

Quand ils eurent cette enfant-là, Geneviève était forte et dodue, et lemédecin lui répétait souvent que, si elle voulait prendre unnourrisson, il lui en chercherait un qui fût d’un bon profit. Ilsn’étaient pas dans l’aisance, les Gardin, et ils se laissèrent tenter.Le médecin ne tarda pas à dire à Geneviève qu’il avait trouvé sonaffaire et qu’il fallait partir pour Paris ; elle sevra sa petiote, ladonna à sa mère à elle, pour qu’elle l’élevât au petit pot, et du jourau lendemain elle prenait la diligence qu’on appelait les Jumelles ; –vous vous en souvenez bien, des Jumelles ? il n’y a pas si longtemps.

Que de fois nous a-t-elle raconté tout ce qu’elle avait vu dans Parisdurant les trois jours qu’elle y passa ! elle en avait encore la têteperdue : des maisons à dix étages avec des balcons tout dorés, toutesles boutiques dorées et illuminées chacune par des centaines dechandelles, des carrosses traînés par des chevaux tout harnachés d’or,des militaires tout brodés d’or remplissant toutes les rues, toutes lesdames vêtues de soie de toutes les couleurs ; on était venu la chercherelle-même à la diligence dans une belle voiture dont les coussinsétaient de soie ; les bourgeois qui l’avaient mandée demeuraient dansun appartement tout décoré d’or et de glaces, et de rideaux de soie, etde fauteuils couverts de soie, et les armoires et les tables et toutesles commodes en acajou ; on ne la faisait manger qu’avec des cuillersd’argent, et elle buvait que du bon vin ; la rue, au-dessous de sesfenêtres, était plus large que la route de Mortagne, et le bruit desvoitures et des milliers de milliers de passants était si grand,qu’elle n’avait pu fermer l’oeil pendant les trois nuits qu’elle avaitcouché là. Ces bourgeois avaient déjà eu plusieurs enfants, mais ilsles avaient tous perdus, et on leur avait dit qu’à Paris ils nepourraient jamais en élever ; c’est pour cela qu’ils avaient pris leparti de faire venir du Perche une bonne nourrice qui emporterait leurenfant dans le bon air, et c’est un grand sacrifice qu’ils faisaient des’en séparer. Elle repartit pour Bellesme, chargée de cadeaux et derobes, et avec une layette, toute du plus fin linge, pour la petiteParisienne, qui s’appelait Elfride.

Mais quand elle rentra dans sa pauvre masure de Bellavilliers, où iln’y avait ni soie ni or, et quand elle vit sa petiote biensoigneusement dorlotée par ma défunte belle-mère, mais coiffée d’unbéguin tout déteint qui n’allait plus guère à sa tête, et dans lebuffet un méchant morceau de lard qu’on gardait pour fêter son voyage,et plus d’escabeaux de bois que de chaises rempaillées, il lui vint malau coeur de sa misère, et elle regretta presque d’être revenue si vitede chez les Parisiens. Pourtant elle embrassait sa fille de bon coeur,et elle avait laissé là, dans un coin, la pauvre petite nourrissonne,pour tourner, retourner, déshabiller, rhabiller sa Léontine à elle, quiétait, ma foi, il faut le dire, un beau brin d’enfant. Et le soir,quand Gardin, son homme, qui était charpentier, comme vous savez,rentra de sa journée, elle lui raconta en soupant toutes les merveillesqu’elle avait vues dans Paris et les richesses des parents de lanourrissonne.

– Dire, s’écriait-elle, que notre enfant, qui est cent fois plus belle,plus gaillarde, plus gigotante que cette autre-là, n’en aura jamaisautant !

Et, avant de se coucher, il fallut qu’elle essayât à sa Léontine tousles jolis petits bonnets et bourrelets, et bavettes et brassières qu’onlui avait donnés pour l’autre, et après qu’elle lui eut tout essayé,elle ne voulut plus jamais les lui retirer. Tout cela n’était pashonnête ; mais ce qu’il y eut de pis, c’est que, dès le lendemain, tantelle était folle de son enfant à elle, elle abandonna Elfride à lavieille grand’mère pour garder tout son lait à sa Léontine.

Défunt Gardin était un brave homme ; il n’approuvait point cela, ilhochait la tête et il disait :

– Prends garde, Geneviève, le médecin va venir un de ces matins ; il tetrouvera à l’entour de la tienne, vêtue comme une poupée, et l’autremal soignée, et tu perdras tes vingt-cinq francs. Seras-tu bien avancée?

– Je lui dirai que la mienne, c’est l’autre, dit-elle effrontément ; ilne l’a point vue depuis si longtemps ; il ne les démêlera pas ; desmarmousettes si petites, ça n’a point encore de figure.

Elle était si agissante, cette Geneviève, qu’elle faisait de sa mère etde son homme tout ce qu’elle voulait.

– Laissez-moi donc, leur répétait-elle, embrouiller les affaires à monidée. Nous garderons Léontine avec nous jusqu’à ce qu’elle soit grande,grande, en disant toujours aux bourgeois que l’air de Paris la feraitmourir. On nous la reprendra quelques années pour la rendre savante, etpuis on la mariera avec un seigneur, et quand elle sera mariée et desécus pleins ses coffres, nous lui dirons qu’elle est notre fille, etelle nous fera demeurer avec elle dans la maison magnifique où ilsm’ont fait venir. Pourvu que nous ne laissions point périr l’autrefaute de soins, le bon Dieu n’aura rien à nous reprocher.

Elle guetta si bien, l’éveillée, que, le jour où l’on entendit roulerle cabriolet du médecin, elle eut le temps d’envoyer dans les champs lagrand’mère avec la Parisienne ; le médecin ne reconnut point Léontinesous ses bonnets à festons superbes ; il fit compliment à la nourricedes grosses joues et de la fraîcheur du poupon, et lui-même prit soind’écrire aux parents de la petite Elfride que le nourrisson de laGeneviève prospérait à vue d’oeil.

Au bout de trois mois, le père de la Parisienne vint à son tour ; maisau bout de trois mois un enfant ne ressemble guère à ce qu’il est quandil sort du chou, et le pauvre monsieur partit content, sans avoir vu savraie fille, que Geneviève avait envoyée, sur les bras de lagrand’mère, à Pervenchères.

L’été suivant, la mère vint elle-même avec le père ; ils apportaientplein une voiture de joujoux, de robes pour l’enfant et de cadeaux pourla nourrice.

Comme ils approchaient de la maison, ils virent devant la porte lagrand’mère assise sur une bancelle, et elle tenait une petite filleassez pâlotte à qui elle donnait à teter un chiffon emmanché dans unebouteille pleine de lait. La mère tout émue sauta à bas de la voitureet courut à cette enfant. – Ma bonne femme, demanda-t-elle, est-ce quec’est là la petite Elfride ?

La bonne grand’mère, embarrassée devant de si beaux monsieur et dame,et craignant de mentir à la pauvre jeune femme, ne disait mot, quandaussitôt parut Geneviève sur la porte, qui leur dit :

– C’est par ici, madame ; venez donc voir par ici, dans le berceau.

Les parents entrèrent ; la vieille grand’mère s’écarta avec l’enfant,et on ne s’occupa plus que de la fausse Elfride, qui fut couverte debaisers et de caresses et d’attifements de toute sorte, si ce n’estpourtant que la jeune dame laissa pour la soeur de lait de la bellenourrissonne une jolie petite robe en indienne bon teint.

Tous les ans, le père et la mère revenaient ; ils revenaient toujourschargés de bonbons, et de jupes, et de chapeaux, et de corsages, et demanteaux élégants, et tous les ans une bonne petite robe chaude pour lasoeur de lait. Cela dura quatre ans ainsi. Chaque année, quand ils’agissait de remmener la fillette à Paris, la Geneviève trouvait moyende leur faire accroire que sa santé avait encore à gagner à l’air duPerche.

Enfin, la quatrième année, ils reparurent ; et du plus loin qu’elle lesaperçut, la petite sauvage que tout le monde appelait Léontine, et quijouait à ce moment-là dans les copeaux du charpentier, se mit à crieren se sauvant vers la maison :

– Les voilà ! voilà la dame et le monsieur !

On fit un paquet des belles hardes de la nourrissonne ; on laissa pourla soeur de lait tout ce qui était usé ou percé, les vieux souliers, lesvieux tabliers, les vieux chapeaux, les vieux jupons, les bas troués,et Geneviève vint encore une fois jusqu’à Paris reconduire l’enfant ;mais cette fois elle pleura et sanglota pendant tout le voyage, etl’enfant aussi criait à tue-tête et ne voulait point se séparer de sanourrice, et les parents en avaient le coeur tout serré, et on larenvoya avec de l’argent plein ses poches ; mais à tout ce qu’on luidisait pour la consoler, elle repartait de pleurer et de crier, et tousles gens qui la voyaient répétaient :

– Voilà une bonne nourrice !

C’était bien elle qui avait voulu que sa fille allât à Paris, etpourtant elle ne pouvait plus, à cette heure, endurer la séparation.Quand elle fut revenue à Bellavilliers, elle perdit pendant des mois etdes mois le boire et le manger ; elle ne pouvait voir la pauvre petiteElfride ; elle rendait la vie dure à son homme, à sa mère, aux voisins,à tout le monde.

– Pourquoi ne me mandent-ils donc pas, comme ils m’avaient promis, desnouvelles de l’enfant ? radotait-elle tous les jours. Quelles gens sansfoi, quels coquins que ces bourgeois ! – Oh ! je te ferai payer cela !disait-elle à la petiote ; et la grand’mère était obligée de garerElfride des fessées de cette furieuse.

Mais, dans ce temps-là, ma pauvre belle-mère fut prise de la grandemaladie qui avait fait mourir tant de monde à Moulins-la-Marche.Pendant qu’on allait lui chercher le bon Dieu, elle nous fit venir, monhomme et moi, et elle nous mit au courant de la vilaine histoire etnous fit promettre à tous deux de nous charger de la petite queGeneviève n’aimait point, tout en nous recommandant bien de cacher lesecret, pour que son fils et Geneviève n’allassent pas en prison. Dèsque le bon Dieu fut venu et que la mère Alexandre fut morte, nousemmenâmes l’enfant comme pour en soulager ses parents, dont la gêneétait devenue plus grande, et Gardin et sa femme demeurèrent tout seulsdans leur maison.

Un beau dimanche, Gardin vint manger la soupe avec nous et nous dit queGeneviève était partie pour Paris et qu’elle allait, avec son boncertificat, y chercher un autre nourrisson. Mais, sitôt que Gardin eutle dos tourné, nous nous fîmes, Jacques et moi, la même réflexion :

– Ça n’est pas pour élever un autre enfant au biberon qu’elle est alléelà, la Geneviève ; c’est pour voir sa fille.

Huit jours, quinze jours se passèrent, point de nouvelles ; enfin, aubout de trois semaines, elle reparut ; elle était comme folle, – etpoint de nourrisson, comme vous pensez bien. – Son homme, qui savaitque la pauvre mère Martin nous avait raconté l’affaire, venait nousrépéter les lamentations de la Geneviève.

– Je l’ai vue, disait-elle, notre Léontine. Ah ! Seigneur Dieu, commeils la traitent ! Elle ne m’a quasi point reconnue ; je ne veux pointqu’elle reste là ; ils la rendent toute fière ; ils l’empêchent dejouer, de courir et de chanter. Elle est bien vêtue, c’est vrai : ondirait une princesse ; mais ils lui ont, à coup sûr, monté la têtecontre moi ; elle rougissait de se promener avec moi dans les bellespromenades ; on la tient des journées entières à lire dans des livres ;on lui mesure la soupe et la chair, et tout : elle ne mange point soncontent, cette enfant-là. On avait l’air de craindre que je ne luirapprenne à parler comme chez nous. On se moquait de mes façons de dire; elle a oublié les petites chansons qu’elle savait si bien chanter ;on lui met des robes toutes découvertes des épaules et des bras ; onl’enrhumera. Je faisais la sourde oreille, mais j’entendais bien, aubout de quinze jours, qu’on avait assez de moi. Sont-ils ingrats, cesbourgeois, moi qui leur ai donné une si belle fille, le sang de monsang, à la place d’une grimaude ! Je ne veux plus qu’elle reste là, laLéontine ; ils me l’abîmeraient avec leurs mauvais soins ; et puis ellene m’aimerait plus, elle ne voudrait plus de moi pour sa mère ; je neveux plus qu’elle y reste. Je vais leur rendre la leur et reprendre monbien ; qu’ils s’arrangent.

Et tout la journée elle ne répétait plus autre chose : – Je ne veux pasqu’elle y reste ; chacun son bien.

Là-dessus, Gardin n’était point sans inquiétude ; il craignait laprison, le brave homme.

– Faut de la patience, disait-il à sa femme ; nous trouverons peut-êtreun moyen.

Mais elle, elle était comme une lionne, et de patience ni de moyen,elle ne voulait entendre parler.

Il obtint pourtant qu’ils iraient ensemble chez l’avocat de Bellesme,dût-il leur en coûter dix sous, dût-il leur en coûter vingt sous.

Tout en suivant la route à travers la forêt, ils se disaient : –Comment lui conter cela ? Il nous donnera sûrement un bon conseil pourne pas aller en prison ; mais pourtant faut pas trop lui en dire.

Si bel et si bien que, quand ils mirent le pied sur les degrés de saporte, ils ne savaient plus trop comment ils allaient s’expliquer ; etc’était bien pis quand la gouvernante les eut fait monter dans lachambre.

– Qu’est-ce que vous voulez ? leur dit l’homme de loi.

– Il y a eu, dit Gardin, il y a eu une erreur de commise.

– Quelle erreur ? leur dit l’avocat en les regardant fixement à traversses lunettes.

– C’est des nourrissons, répondit la Geneviève. Il y en avait deux, ona rendu l’un pour l’autre ; il n’y a pas grand mal à ça, n’est-ce pas,monsieur ? Mon homme voit toujours tout en noir. Il suffit qu’onreprenne l’un et qu’on rende l’autre, est-ce pas vrai ?

– Ma bonne femme, dit l’homme de loi, si vous voulez que je vousentende, il faut mieux s’expliquer que cela. Quels étaient cesnourrissons ? à qui étaient-ils ?

– Il y avait donc mon enfant, dit la Geneviève, et puis on m’a donnéune Parisienne. Les bourgeois ont pris la mienne, croyant que c’était àeux ; ils m’ont laissé leur petiote ; je voudrais à cette heure ravoirla mienne à toutes forces et qu’ils reprennent ce qui leur appartient.

– Mais, madame, dit M. l’avocat, commençant à comprendre et à leurparler très-gravement, si c’est vous qui avez fait le changement, çan’est pas si simple que cela, et votre homme et vous, selon que vousauriez mis là dedans de mauvaise intention, vous pourriez bien vousêtre attiré là une peine terrible. L’autre enfant, la Parisienne, oùest-elle ?

– Où elle est ? répondit tout de suite Gardin ; elle est chez notrebeau-frère, chez les Alexandre, à la Radonnière ; ils en prennent biensoin, et elle est bien gentille, et elle est gaillarde comme il n’y ena pas.

– Bon, dit M. l’avocat ; avez-vous prévenu les parents ?

– Non point, monsieur ; j’voulions vous consulter.

– Et qu’est-ce qui leur prouvera que celle que vous avez gardée ici estbien leur fille et non pas celle qu’ils ont reprise chez eux ?

– Ah ! monsieur, dit la Geneviève, point embarrassée du tout, ilfallait que cet homme-là n’eût point d’yeux dans la tête ; il a vu deuxfois cette enfant, et elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau,tandis que la mienne est bien des fois plus belle.

– Mais quelle raison vous engageait à vous séparer de la vôtre pour ladonner à des étrangers ?

– Oh ! pour cela, monsieur, dit Gardin, c’est une idée de ma femme àlaquelle je n’ai jamais rien compris. Je fais mon métier de charpentierbien honnêtement, tout le monde vous le dira ; le reste, ça n’est pasma faute.

– Et les parents, où demeurent-ils ?

– A Paris, dit Geneviève ; et elle lui indiqua l’adresse si clairement,qu’il n’y avait pas à se tromper d’une porte ; on y serait allé, commeelle, les yeux fermés.

– Retournez-vous-en chez vous, leur dit M. l’homme de loi, et attendezde mes nouvelles.

– Il n’y aura point de prison ? demanda Gardin en se retournant, commeil tenait déjà la clenche ;

– Cela ne dépend point de moi, répondit M. l’avocat ; mais je vaisfaire le plus pressé. Bonsoir.

Et ils revinrent, la tête assez basse, tous deux à Bellavilliers.

Il n’y avait pas quatre jours de cela, je m’en souviens comme si j’yétais encore ; nous étions en train de faner l’herbe dans le pré dufond, le plus vaseux ; nous vîmes M. l’avocat de Bellesme avec unmonsieur et une dame et une belle petite demoiselle qui entraient dansle pré par la brèche qui est du côté du moulin ; tout de suite ilsdemandèrent à la Marguerite, la fille à la Martin, et qui travaillaitle plus près de l’échalier, si la petite Léontine n’était pas par là. –La Marguerite se retourna de mon côté et me cria : Cette dame demandeoù est-ce qu’est Léontine. – Je compris bien sans peine ce que venaientchercher ces gens-là, et je leur dis en m’avançant : Je m’en vais laquerir, Léontine ; – et la jeune dame aussitôt, se mettant à marcheraussi vite que moi, me disait : Attendez-moi, la maîtresse, ne ladérangez pas ; je veux aller avec vous ; où est-elle donc ? Quefait-elle ? Est-elle bien portante ? Est-ce une bonne petite fille ? Ilne lui a rien manqué, n’est-ce pas ? Elle ne vous a pas trop tourmentés?

La pauvre chère dame, on voyait qu’elle aurait voulu courir, et qu’àpeine pouvait-elle se tenir debout. Et devinez ce que faisait Léontine: elle avait quitté l’autre pré, celui qui touche notre maison, où elleétait censée garder les vaches avec mon gars et ma petiote, pour s’enaller, les galopins qu’ils étaient, secouer les griottes du grandgriottier au coin de la cour de la ferme, sur le chemin qui nous séparede la Pilière. Ma Clémence et la Léontine étaient sous l’arbre qui sebarbouillaient de griottes jusqu’aux oreilles, tandis que le gars étaitgrimpé dans le fin haut de l’arbre et en cassait toutes les branchespour en faire tomber les trochets. Quand elle nous vit tournant lahaie, j’eus beau l’appeler : Léontine ! Léontine ! la vue de la belledame et de la petite demoiselle, – elle était si timide ! – la fixa enterre, et elles ne bougeaient, Clémence ni elle, pas plus que deuxpieux. Les larmes venaient aux yeux de la dame à chaque pas que nousfaisions vers elle, et la pauvre femme se mit à sangloter si fort enembrassant l’enfant, que celle-ci, un brin effrayée, ne put s’empêcherd’en faire autant. – Veux-tu de moi pour ta maman ? lui dit-elle ;tiens, voilà une petite fille qui te dira que j’aime bien les petitsenfants et que je les soigne bien, et tu auras des belles robes commeelle, et des bonbons et des griottes comme celles-là tous les jours. –La sauvage, tout effarouchée encore, s’était rejetée la tête dans montablier ; mais peu à peu, la dame lui donnant une main et moi l’autre,on la ramena vers notre maison. La voiture dans laquelle ils étaientvenus de la ville avait toutes ses poches garnies de joujoux ; on lesétala sur notre grande table. Mais, malgré cela, la Léontine n’osaitpoint trop s’écarter de moi, et la mère et le père avaient beau vouloirl’attirer sur leurs genoux, elle en glissait toujours pour revenir sefourrer dans mes jupes. Nous offrîmes à la dame une écuelle de lait etau monsieur un verre de cidre ; la pauvre dame ne songeait qu’à safille, et elle me prenait les mains et elle me remerciait de ce qu’ellen’était point morte faute de soins. La petite n’était pas de ces pluspesantes, mais elle n’était pas chétive non plus ; le bon air nourritdans nos pays, et de ce que mes enfants avaient mangé depuis deux ans,elle en avait mangé sa part. Faut bien être un peu chrétien.

– Voilà, me dit tout bas la dame, en me montrant la vraie Léontine, uneenfant que vous rendrez à sa mère ; je ne veux pas la voir, cette femme; ce qu’elle a fait là mériterait de bien grandes peines, et peut-êtreque plus tard elle en sera trop punie par Dieu. Si l’enfant perdait samère, vous me le feriez savoir, et je me souviendrais toujours qu’ellea été ma fille à moi, et que je l’ai bien caressée, pendant que lavraie mienne, ma vraie petite Elfride, était maltraitée et abandonnéepar sa nourrice. – Mais, mon Dieu, reprenait-elle en dévorant sa filledes yeux, faut-il qu’on nous l’ait si bien cachée ! c’est la vraieimage de son père !

Il fallut bien que je m’en allasse avec eux jusqu’à Bellesme et que jerestasse deux, trois jours avec eux à la Croix-d’Or, pour habituer lasauvage à sa mère. Cela me fit tout de même, comme vous pensez, un groscrève-coeur quand j’embrassai cette enfant pour la dernière fois etquand je vis leur voiture partir pour Rémalard ; elle était craintive,la petiote, mais elle avait le fonds caressant, et, en vérité, entreClémence et elle, je ne faisais plus grande différence. Les braves gensavaient pourtant fait ces jours-là, pour me consoler et nous payer denos dépenses, bien des fois plus que nous ne méritions.

C’est la pauvre Léontine, celle à Geneviève, qui avait pleuré, elleaussi, en se séparant de la dame, et il faut dire que la dame, malgréla joie qu’elle avait de retrouver sa fille, n’avait pu s’empêcher defondre en larmes en laissant l’autre malheureuse enfant entre les mainsde mon homme. Elle avait déposé chez nous toute une grosse caisse dehardes et de jouets et tout le bon linge qui jusque-là servait àLéontine. Alexandre prit une brouette et conduisit l’enfant et lebagage chez les Gardin. Ça fut une grande surprise, et Geneviève sautasur sa fille comme une folle, et dans le premier moment Léontine fut sibien aise de retrouver un visage de connaissance, qu’elle fit bonnemine à sa mère, et quoique  le lard et le fromage ne fussent guèreà son bec, elle lui beurrait cela de tant de câlineries et de contes etde chansons, qu’elle vint à bout de la rhabituer au pays, et elle luifit pour son petit lit une couette qui était haute comme une montagne.

Tout alla bien jusqu’à ce que Léontine eut atteint le grand âge deraison, vers les quatorze, quinze ans. Geneviève avait fait durer tantqu’elle avait pu tous les morceaux de ses belles robes brillantes, etelle ne pouvait s’empêcher de parler tous les soirs de Paris et de cequ’elle y avait vu, et des beaux meubles et des belles vaisselles, etdes belles boutiques, et la petite fille, de son côté, se souvenait debien des choses ; car ce qu’on a vu à six ans, on s’en souvient toutesa vie. Elle se rappelait les riches demoiselles qui étaient alors sesamies et qui jouaient avec elle dans les jardins des palais du roi, etdes couchettes et des commodes de ses poupées, autrement belles etvernies que le lit et la huche de la pauvre Geneviève, et la mère luidisait imprudemment : Ah ! si je ne t’avais pas aimée comme je t’aime,tu aurais eu tout cela. Et la fillette commençait presque à reprocherau fond de son coeur à sa mère de l’avoir tant aimée et de l’avoir,faute de patience, ramenée dans la misère.

– Te rappelles-tu, lui disait Geneviève sans songer à mal, pendant quele soir elles faisaient du filet autour d’un méchant oribus, – et cefilet, entre nous, c’est un métier de perdition, car pendant que va lanavette, la tête trotte plus vite encore, – te rappelles-tu cettegrande lampe toute dorée auprès de laquelle la bourgeoise et toiregardiez des images et cousiez des petites broderies ?

Ou bien, quand elles revenaient de chercher un paquet de soie et quandelles s’embourbaient avec leurs sabots dans la crotte des chemins de labruyère, elle lui disait :

– Ah ! si nous avions là un des carrosses de la bourgeoise de Paris !

– On ne les verra donc plus jamais, ces bourgeois ? répétait Léontine ;me reconnaîtraient-ils encore à cette heure ?

Quand elles venaient à la ville apporter leurs paniers de fraises, lapetite ne pouvait s’empêcher d’aller rôder sur la promenade à l’entourde la voiture de Nogent. Elle avait appris que c’était par là quevenaient les voyageurs de Paris, et l’on eût dit qu’elle attendaittoujours je ne sais quoi de ce côté-là. Pierre, le voiturier deMortagne, a raconté dernièrement à des voisins de chez nous qu’il y alongtemps déjà, il avait trouvé un matin au pied de la côte d’Éperrais,tout à côté du calvaire, une galopine qui tenait un panier de fraisescomme ceux-là, et qui lui avait demandé si sa voiture allait à Paris.Pierre, qui aime à plaisanter, lui répondit qu’il y allait, mais parcorrespondance.

– Voudriez-vous point, lui dit la fille, vous charger de porter ça à mamère de Paris ?

– Si tu ne les emballes pas mieux qu’avec une feuille de fougère, iln’y en aura plus une seule dans le panier avant d’arriver au Pin, ditPierre en riant ; et il fouailla sa bête.

Un dimanche que nous sortions de vêpres et que nous causions desmarchands de filet, qui ne donnaient plus beaucoup de travail à cemoment-là, elle me dit bonnement :

– Moi, j’ai envie d’aller querir de la besogne à Paris ; je suis sûreque je retrouverais bien la maison où j’ai été élevée ; nous ne sommespoint heureux chez nous.

Je n’osai point lui conter ce que m’avait dit la dame en la quittant ;j’avais peur en moi-même qu’il n’en arrivât mal à la Gardin. Depuis lamort de son homme, ils n’étaient point heureux, c’est vrai ; avec ça,la Léontine était coquette et ne pouvait se passer d’attifements. Unefille qui avait porté des loques de soie jusqu’après sa premièrecommunion ne pouvait se contenter, comme nous, de méchante cotonnade ;tout leur pain y passait, et si la pauvre Geneviève en geignait toutdoucement :

– Il fallait me laisser chez les autres, lui disait la Léontine ; je nevous plais pas comme ça, eux me trouvaient à leur idée et me comblaientde bien ; il ne fallait pas me reprendre.

On a su par la femme à David, l’aubergiste, qu’elle était venue, il y asix mois, la prier de l’aider à écrire une lettre, parce que chez laGeneviève il n’y avait, comme vous pensez, ni papier ni plume, etqu’elle-même, la Léontine, avait oublié le tout petit brin d’écriturequ’elle avait su dans le temps passé ; et dans cette lettre elledemandait à une dame de Paris de la prendre à son service, quand ce neserait que pour laver la vaisselle et raccommoder les torchons. Mais,quelques jours après, elle vint faire lire par la femme à David uneréponse où on lui disait qu’elle ne devait point quitter sa mère, etque supporter honnêtement la misère en soignant sa mère lui serait ungrand mérite aux yeux de Dieu et des gens qui s’intéressaient à elle,et patati et patata, ajoutait la femme à David.

Ce qui devait arriver arriva. Elle y est retournée l’autre semaine,dans son Paris ; elle a dit à celle-ci qu’elle avait une place dans unebonne maison, où toutes les servantes portaient chapeau ; elle a dit àcelle-là qu’un voyageur lui avait promis mariage. Hélas ! mes amies, àl’heure qu’il est, Paris l’a peut-être déjà jetée à son fumier, commeon dit qu’il en a jeté tant d’autres.