CHERVILLE, Gaspard de Pekow marquis de (1821-1898) : Le Chien (1882). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (23.VII.2002) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de l'ouvrage Les Animaux chez eux illustré par Auguste Lançon (1836-1887) paru chez L. Baschet à Paris en 1882. Le Chien par G. de Cherville ~~~~Le Chien fournira dans cent ans commeaujourd'hui, matière aux diatribes aussi bien qu'aux panégyriques.Comme l'amour, comme la femme, il représente un thème inépuisable, ilaurait le droit d'être fier du rapprochement. Au point de vue général et populaire saréputation est détestable. Dans la bouche d'un homme de l'Orient, sonnom devient la plus sanglante des injures. Nous autres Occidentaux, nous témoignons, quoiqu'on en dise, de plus de richesse dans l'imagination ; nous avonscherché nos images désobligeantes chez tant d'autres êtres, que leChien s'est trouvé déchargé d'autant. En cela nous nous montronsbeaucoup moins logiques que les Orientaux : chez ceux-ci, le Chien, àdemi errant, à peine apprivoisé, vivant d'immondices, peut être acceptécomme un type de bassesse et d'ignominie ; nous autres, nous commettonsun contre-sens en qualifiant, par exemple, de "métier de chien", uneprofession qui ne nous plaît guère, ordinairement celle que nousexerçons. Le métier d'un Chien choyé, caressé, aimé, nourri comme unprébendaire, dormant la grasse matinée, donnant satisfaction aux menuespassions qui l'incitent est plus digne d'envie que de pitié ; pas malde rois de la création s'en accommoderaient. Il y a bien les coups defouet ; mais comme, par le temps qui court, ils rentrent dans l'apanagedes positions sociales les plus élevées et qu'en somme on en est quittepour se secouer du museau à la queue, il a bien le droit de lesdédaigner. La parfaite philosophie avec laquelle il lesreçoit est le gros grief que lui reprochent ses détracteurs ; ilsqualifient de lâcheté la soumission avec laquelle il lèche la main quil'a frappé, ils taxent la résignation de son attachement de simpleplatitude, à les entendre la servilité de son caractère estavilissante, peu s'en faut qu'ils ne reprochent à un caniche rossé parson aveugle de ne pas avoir entonné la Marseillaise. On peut leur répondre que ce servilisme n'estque la formule de l'affection dans l'espèce et revendiquer pourl'animal le droit de s'écrier avec la femme de Sganarelle : "Et s'il meplaît à moi d'être battue !" Mais c'est opposer un enfantillage à unautre enfantillage. On ne mesure pas le Chien à l'aune qui sert àtoiser les hommes. Lui demander de la grandeur d'âme, de la dignité,est à peu près aussi raisonnable que de vouloir qu'il parle latin ou devouloir qu'il se forme une opinion sur la question d'Orient. Qu'ilremplisse consciencieusement son rôle aimable sur la terre, voilà toutce que nous devons attendre de lui. Ce rôle n'est pas de peu d'importance. Laconquête du Chien fut autrement intéressante que ne l'est celle d'unempire, puisque sans elle, très probablement, il n'eût jamais existéd'empire. Sans le Cheval et sans le Chien, avec le Cheval mais sans leChien, qui sait si la fameuse évolution découverte par M. Darwin se fûtaccomplie ? Nous serions certainement des Singes extrêmementdistingués, mais nous n'en aurions peut-être peut-être pas dépouillé lapeau velue, si nous n'avions pas pensé à nous rallier cet inappréciableserviteur qui, en nous aidant à asservir les autres animaux, en sechargeant de garder les troupeaux, nous a créé les loisirs dont toutesnos découvertes scientifiques et économiques ont été les conséquences. Rouage social moins actif qu'aux tempsprimitifs, le Chien reste néanmoins un animal indispensable. Il défendla maison et son maître, non plus contre les Lions et les Panthères,mais contre les bêtes féroces de notre espèce, encore plus redoutables,il reste notre auxiliaire à la chasse et dans la surveillance desbestiaux, il nous étonne par sa fidélité, nous distrait par sagentillesse, nous prodigue des leçons de reconnaissance et dedésintéressement, dont nous ne profitons pas assez, et enfin, nous aimepar-dessus le marché ; lui demander davantage ce serait se montrer tropexigeant. Le Chien a-t-il été un animal primitif ?Est-il une création composite façonnée, pétrie, modelée, éduquée,perfectionnée, assimilée par l'industrie humaine ? Les deux hypothèses ont leurs partisans ; lesuns et les autres ont dépensé souvent du talent, quelquefois du génie,toujours beaucoup d'encre à exécuter d'aventureux stepple-chases sur leturf des conjectures et des probabilités. Rien ne passionne davantage les savants que les problèmes dont l'utilité est contestable. M. de Buffon penchait pour une race de Chienssauvages, souche unique de toutes les variétés que nous connaissons ;il désigne le Chien de berger comme étant celui qui se rapproche leplus de cette race mère, il l'a choisi pour souche dans son arbregénéalogique des races canines. Sa théorie se basait sur l'insuccès destentatives multipliées qu'il aurait faites pour rapprocher parl'accouplement le Chien de ses congénères Loup et Renard. Les contradicteurs de l'illustre académicienont répondu que, trop soucieux de sa dignité et de la blancheur de sesmanchettes, il n'avait jamais présidé, comme il convient au véritablenaturaliste, c'est-à-dire en personne, aux expériences qui furent leprétexte de tant de pages immortelles. Effectivement, on est quelquepeu tenté d'accuser les fondés de pouvoir du grand homme, d'avoir abuséde la confiance qu'il leur accordait, car il est aujourd'huisurabondamment démontré que le métis, vainement cherché par Buffon,s'obtient non seulement avec le Loup, mais avec le Chacal, quel'intervention humaine n'est pas même nécessaire pour qu'il seproduise, qu'il existe de nombreuses preuves de ces croisementsaccidentels dans l'état d'indépendance. Les adversaires du système du Chien primitifobjectent encore que cet animal n'existe pas dans les contrées oùl'homme ne l'a point précédé ; ils insinuent que le Dhôl, dont les bandes exploitent les jungles des frontières ouest du Bengale, que le I ou Dingo de l'Australie, que le Deeb de la Nubie et de l'Abyssinie, que l'Aguaride l'Amérique du Sud, peuvent être des descendants de Chiens civilisésqui, cédant à la passion de la franche lippée, auraient rompu leur ban. On pourrait, il est vrai, leur répondre que,si le Chien était l'espèce composite qu'ils imaginent, il lui seraitadvenu, dans ce retour à la sauvagerie, ce qui arrive non seulement àtous les animaux domestiques, mais à tous les végétaux cultivés quandon les abandonne à eux-mêmes ; ces Chiens auraient usé de leurindépendance pour restituer à chacune des souches dont ils sontoriginaires, ce qu'ils auraient emprunté à chacune d'elles ; l'animalfaçonné par l'homme aurait rapidement disparu pour se refondre avec lesLoups, avec les Chacals. Mais vraiment est-ce bien la peine de vousremorquer à notre suite, dans l'ornière conjecture, au-dessus delaquelle quelques-uns ont du moins des ailes pour planer. Plutôt qued'essayer d'ajouter un peut-être aux peut-être qui ont été présentéscomme des solutions, ne vaut-il pas mieux se rallier à l'opinion laplus simple et la plus honorable pour le Chien, c'est-à-dire à celle deBuffon ? Je l'adopte sans m'informer davantage si elle est plussolidement justifiée que l'opinion contraire, uniquement parce que,selon moi, la règle de trois a toujours tort contre la règle dusentiment. En raison de mon estime, disons le mot vrai,de ma tendresse pour l'animal dont je vous occupe, je tiensessentiellement à ce qu'il ait figuré dans l'œuvre du cinquième jour.Quoi ! il aurait eu en partage la délicatesse exquise du sens del'odorat, l'agilité, la grâce, la force, le courage, à tous ces donsDieu aurait ajouté des vertus dont on ne l'accusera pas d'avoir étéprodigue : la patience, la tempérance, la fidélité, la constance, ledésintéressement, la chaleur dans le sentiment, il aurait permis quecette simple bête eût quelquefois de l'esprit, il lui aurait ordonné demettre tout cela au service de l'homme et il n'aurait pas jugé que cevéritable chef-d'œuvre fût digne d'une façon particulière ? C'est toutà fait invraisemblable. Sans doute la fabrication de cette machinechassante et aimante aurait quelque chose de très flatteur pourl'orgueil de notre espèce ; mais, d'un autre côté, la nécessité del'intervention humaine dans la composition d'un être si supérieur auxêtres qui extérieurement lui ressemblent, serait quelque peu humiliantepour le Créateur. Ne sommes-nous donc pas assez riches en merveilles denotre façon ? N'avons-nous pas à notre actif la poudre à canon, lavapeur, la photographie et le reste ? Nous pouvons laisser le Chien aubon Dieu. Une certaine école de physiologistes refusenettement au Chien comme aux autres animaux la faculté de s'éleverau-dessus de l'instinct. Il y a sans doute une si énorme distance entreles attributions intellectuelles chez l'homme et chez les bêtes qu'onne peut songer à les comparer ; le premier invente, les secondes sontincapables de créer. Cependant il nous paraît évident que la natureleur a réservé ce que Locke a défini "la connaissance de quelqueraison, une liaison dans les perceptions que les sensations seules nesauraient donner", c'est-à-dire précisément cette aptitude à certainscalculs, caractère essentiel de l'intelligence que ces savants luirefusent. Leur doctrine sur ce point est tellementabsolue que, pour y faire brèche, il suffit de démontrer que lesanimaux sont capables d'un acte réfléchi, quel qu'il soit. Cependant jetiens à choisir mes exemples dans une opération intellectuelle d'ordresupérieur, dans la comparaison, produit d'un effet de réflexion assezlaborieux, résultante de l'évocation simultanée de deux idées, tantôtparallèles, tantôt divergentes, et d'un calcul entre les bénéfices etles inconvénients de chacune d'elles, acte d'intelligence s'il en futjamais. Quel est le chasseur qui n'a pas vu son Chienapprécier aussi judicieusement que possible la différence qui existeentre l'emploi des diverses chaussures de son maître ? J'ai là à mespieds un épagneul qui jamais ne s'y trompe. S'il voit apparaîtrecertains souliers jaunâtres aux semelles épaisses, il devientimmédiatement folâtre ; il les salue d'un long bâillement, qui setermine par un aboi de bonne compagnie, mezza voce, il sedétire, frétille de la queue, secoue ses oreilles, va, vient de lacheminée à la porte, de la porte à la cheminée, me disant trèsclairement dans sa pantomime : "Mais dépêche-toi donc, maudit lambin, puisquenous allons à la chasse ; les minutes de plaisir sont des diamants tropprécieux pour qu'on les gaspille !" Si, au contraire les bottines que l'onm'apporte sont noires, luisantes et légères, il ne daignera pas leshonorer d'un regard. Sans quitter la peau de sanglier qui lui sert decouchette, il prendra une mine grave, boudeuse, renfrognée ; s'il avaitdes larmes à son service, comme l'enfant que l'on laisse au logis, ilen userait pour m'attendrir. Quand nous sommes lui et moi à Paris, c'estencore la cordonnerie qui lui fournit le thermomètre de sessatisfactions, mais ses prédilections changent d'objet ; ce sont devieux escarpins qui ont le privilège de le mettre en liesse, parce quece sont toujours ceux que je chausse pour aller faire en sa compagnieune promenade quotidienne dans les rues désertes des environs. Ce même Chien m'a donné dans ces promenades unautre témoignage de calcul raisonné qui ne manque pas d'originalité.Elles avaient un but utilitaire qui condamnait mon compagnon à quelquesstations ; il arriva plusieurs fois que, distrait, je m'éloignai sansl'attendre et qu'il se perdit. Nous passions quelque temps à courirl'un après l'autre dans le quartier, après quoi, en rentrant, je leretrouvais à la maison où il m'avait précédé, en perdant bien entendul'heure de flânerie qu'il se promettait sans aucun doute. Après unedemi-douzaine de ces accidents désagréables, il trouva le moyen d'yparer. Aussitôt descendu dans la rue, il prenait le galop, se ménageaitune avance de deux ou trois cents mètres dans la direction que nousdevions prendre et exécutait la halte indispensable le nez tourné demon côté, de façon à ne pas me perdre de vue et à pouvoir, sans troubled'aucune sorte, se livrer à ses petites affaires. Un mathématicieneût-il mieux trouvé ? Je suis amené à confesser une faiblesse quemes confrères en saint Hubert ne me reprocheront pas trop amèrement, jel'espère, celle d'avoir toujours admis dans l'intimité la plus large,la plus sans façon le représentant de la race canine que j'avais pourcollaborateur. Cette promiscuité a ses inconvénients sans doute, elle aaussi ses avantages. Ce n'est guère que dans ce rapprochement de tousles instants que le Chien fournit la mesure de l'intelligence dont ilest susceptible, aussi bien que des aimables qualités dont il est doué.Si le maître sort rarement, en revanche, le domestique est souventdehors et le Chien l'accompagne. La remise de quelque argent destinéaux commissions est le préambule ordinaire de ces expéditions. Letaciturne observateur l'a si bien retenu, qu'aujourd'hui il suffit defaire dreliner de la monnaie pour qu'il prenne sa canne et son chapeau,c'est-à-dire se secoue de la tête à la queue, se préparant visiblementà aller dans le monde. Tout cela ne témoigne-t-il pas de cetteliaison dans les perceptions, que des sensations seules ne sauraientdonner, dont parle Locke ? Voici un fait parfaitement authentique, bienautrement concluant en faveur de la faculté d'un certain raisonnementchez le Chien. En 1867, à la Varenne-Saint-Hilaire où j'habitais, jetrouvai devant ma porte un basset ayant au cou un reste de corde ; onle chassa, il revint avec tant d'acharnement que bon gré mal gré ilfallut lui donner l'hospitalité. Je n'eus pas à le regretter. Le bassetétait vieux, singulièrement hargneux, prodigue de coups de dents, maisil possédait des qualités de chasseur qui rachetaient un peu lespetites imperfections de son caractère. Une originalité que j'avais rarement observéechez un Chien courant lui valut ma conquête. Comme s'il eût compris quej'étais le seul envers lequel il eût à acquitter une dette dereconnaissance, le basset ne consentit jamais à aboyer sur un lapin aubénéfice d'un autre que moi, qu'il connaissait depuis deux mois à peine. Un jour, un de mes amis vint en mon absencedemander le Chien et l'emmena, en chemin de fer, à deux lieuesau-dessus de Meaux, dans des bois où il le découpla. Selon ses petiteshabitudes, Finaud, quand il se vit libre, regarda dédaigneusementl'emprunteur, leva un instant la cuisse, entra dans le bois et disparutsans avoir chassé. Le lendemain, vers trois heures du soir, je levoyais arriver, crotté par-dessus l'échine, mais prodigieusementsatisfait. De cette quarantaine de kilomètres franchis enpays inconnu, de la traversée du dédale des rues parisiennes, je neparle que pour mémoire : c'est l'acte d'un instinct admirable, mais ilest de pur instinct. Mais vous en concluez, comme je le fis alors : quesi cet animal, si bien doué sous ce rapport, n'était pas depuislongtemps retourné dans la maison de son premier maître, c'étaituniquement parce qu'il ne l'avait pas voulu ; il y avait été maltraitépeut-être et, après réflexion et comparaison, il s'était décidé àdonner la préférence au logis où on lui témoignait le plus d'indulgence. Il y avait effectivement un drame dans lepassé de Finaud. Son aventure de Meaux avait fait quelque bruit dans lepays ; son ancien maître vint chez moi et me raconta son histoire. Ilhabitait Sucy ; décidé à se défaire de ce basset devenu désagréable etméchant, il l'avait, un soir, amené aux bords de la Marne, à une lieuede la Varenne, et l'avait jeté à l'eau avec une pierre au cou. Cettepierre en se détachant avait permis au malheureux animal d'échapper àla mort ; mais il avait si bien conscience de l'attentat dont il venaitd'être l'objet, qu'il préféra errer à l'aventure, plutôt que de prendrela trace de son maître et de revenir chez lui ; il lui en gardait unetelle rancune, qu'il ne cessait pas de gronder depuis que son bourreauétait là et celui-ci, ayant essayé de le caresser, il le mordit. Lorsque Descartes eut promulgué son arrêt surl'automatisme des bêtes, un de ses adversaires, le Père Bougeant,entreprit de le réfuter en démontrant dans un gros livre que ces bêtesétaient des diables, ce qui indiquait qu'il ne trouvait pas que ce fûtl'esprit qui leur manquât. Depuis que cette question est sortie dudomaine de la métaphysique pour entrer dans celui des étudesexpérimentales, la doctrine cartésienne a perdu de son autorité. G.Leroy, Réaumur, Cuvier, l'avaient tour à tour battue en brèche, etl'admirable travail synthétique de Flourens lui a porté un coup décisif. En dépit du proverbe "on n'est trahi que parles siens," les contempteurs de l'intelligence des animaux ne serencontrent jamais parmi les gens qui vivant au milieu d'eux lesétudient à chaque heure de la journée et dans chaque acte de leurexistence. Avancez que le Chien est une simple machine,devant ce que vous voudrez de veneurs, de chasseurs, de bergers, debouviers, etc., il ne s'en trouvera pas un seul qui ne hausse lesépaules, et les plus sincères vous exprimeront immédiatement la partqu'ils prennent à l'accident qui vous arrive ! La négation del'intelligence animale appartient généralement à ceux qui ont été lemoins à même de l'apprécier. A défaut des métaphysiciens, bravesphilosophes, planant trop haut pour bien juger de ce qui se passe sibas, vous ne retrouvez ces conclusions que dans cette catégorie desavants qui physiologisent le scalpel à la main et dont les relationsavec le Chien commencent et finissent dans le laboratoire où le sujetde leurs études a été déposé muselé et ficelé comme un moutond'abattoir. A côté de la doctrine qui entend réduire leChien à ses seuls instincts, il est une école qui, péchant par l'excèscontraire, arrive à le doter si libéralement sous ce rapport que nousserions réduits à lui porter envie. Ce ne sont pas seulement parquelques fables romanesques plus ou moins ingénieuses que se traduisentces tendances, l'anecdote, le fait divers ont versé également sur cettepente du merveilleux et, en raison de l'immense publicité qu'ellestrouvent dans la presse, des invraisemblances s'accréditent. Les récitsfantaisistes de quelques écrivains en quête de copie ont distancé defort loin ce Chien étonnant, lequel, ayant à rapporter le charbonincandescent que lui avait jeté son maître, commença par l'éteindreavec l'arrosoir que lui fournissait la nature ! Incontestablement doué d'une certaine dosed'intelligence, le Chien raisonne, mais seulement sur des idées d'unordre particulier et selon que ses sens les lui présentent. Il compare,mais par rapport à quelque circonstance tangible attachée aux objetseux-mêmes ; il est incapable de former une abstraction, de déduire unraisonnement complexe de ses perceptions comme de ses sensations. J'ai eu un Chien tellement frileux qu'ilchoisissait très souvent pour niche un espace qui avait été ménagé sousle foyer de la cuisine ; il s'enfournait bravement là-dessous et jamaisje n'ai pu comprendre comment il ne lui est jamais arrivé d'en sortirabsolument cuit. Lorsque le feu n'était pas allumé, sa mauvaise humeurétait visible et il en multipliait les témoignages. Une vocation aussidécidée m'inspira l'idée d'essayer si son intelligence irait jusqu'à seprocurer à lui-même ce qu'il aimait par-dessus tout. Un joli petitbûcher de fagots fut arrangé dans l'âtre, on le couvrit de copeaux, onplaça devant une petite lampe allumée et le Chien fut enfermé dans lacuisine avec ses éléments de la plus joyeuse des flambées. Bien que le froid fût très vif, il nel'inspira pas le moins du monde ; assis sur sa queue devant le brasieren expectative, grognant, rognonuant, évidemment étonné du peu decalorique qu'il récoltait, il ne comprit jamais qu'en touchant lescopeaux du bout de sa patte, ceux-ci tomberaient sur le lumignon etprovoqueraient l'incendie après lequel il aspirait. Cette expérience,je l'ai renouvelée trois ou quatre fois sans plus de succès. Il n'est certainement pas difficile d'amener àla pratique de la propreté la plus stricte, le Chien que l'on s'estdonné pour commensal, mais en eût-il le fanatisme que le pauvre animaln'en est pas moins l'esclave de son estomac, et il est telle nuit oùforce lui est bien de réveiller le maître. Pour y parvenir le moyen leplus rationnel serait de secouer le dormeur ou tout au moins de tirerles draps, la couverture dont il s'enveloppe ; mais ce moyen est encorecomplexe et, sans rien jurer, je doute fort que l'intelligence du Chiensoit susceptible de se l'approprier. En pareil cas, tous les camaradesde chambre que je me suis donnés se bornaient à se plaindre, à gémir,sans même aller jusqu'à l'aboi, en sorte que je ne sais pas même s'ilsse rendaient un compte bien exact de l'engourdissement dans lequelj'étais plongé. La jalousie immatérielle, celle qui n'a pas unappétit pour mobile, une jouissance pour loi, n'existe que chez lesanimaux à l'état de domestication. Ce sentiment vraiment humain quandun de ces êtres nous l'emprunte, ce n'est presque jamais à un de sessemblables qu'il l'applique ; s'il y cède, s'il prétend àl'accaparement d'une affection, ce sera de celle de l'homme, du maître; il n'est peut-être pas de plus éclatant témoignage de l'humilité aveclaquelle les bêtes reconnaissent la supériorité de notre espèce sur laleur. J'ai observé pendant plusieurs années unchenil qui renfermait toujours de vingt à vingt-cinq animaux ; j'aireconnu qu'il existait entre ce que je me permettrai d'intituler leurscaractères des nuances très tranchées, parfois fort originales. Je lesai vus subir la domination du plus fort, se résigner aux caprices duplus hargneux avec une passivité que la race humaine n'eût pasdésavouée, accabler les faibles, les souffreteux, appuyer d'un coup dedent le coup de fouet tombant sur l'échine du voisin, tout cela avecune lâcheté qui malheureusement ne leur est pas spéciale. Jamais jen'ai surpris chez aucun d'eux les symptômes d'une préférence bienmarquée pour tel ou tel de ses camarades, partant nulle trace dejalousie. Par exemple, si le piqueur s'avisait de caresser un de cesmessieurs, toute la société était en effervescence, chacun protestaitsans unisson, c'était un tapage à vous rendre sourd. Ce sentiment arrive chez le Chien à desproportions vraiment humaines ; c'est lui que le proverbe aurait dûchoisir comme type de la jalousie bien plutôt que le Tigre. Quand ils'agit de l'amitié du maître, tout lui porte ombrage ; non seulement,il souffre difficilement que celui-ci en fasse une part, si mincequ'elle soit, à un autre animal, mais il est, visiblement, trèsdouloureusement affecté, lorsque les témoignages de l'affection de cemaître, s'adressent à quelque bipède ; en pareil cas, son œil, cet œilqui est le raccourci d'une physionomie, s'alanguit, devient humide etla tête se détourne avec une résignation consternée. C'est principalement à l'endroit des enfantsque cette jalousie se manifeste. La fille d'un fonctionnaire del'administration des forêts s'était prise d'amitié pour un énormebraque que son père avait ramené d'Allemagne. L'animal était si doux,il se prêtait avec tant de complaisance aux caprices de sa petitemaîtresse, un vrai tyran, il lui témoignait tant d'attachement, enfin,il y avait un contraste si piquant dans la domination de cette frêleblondine sur cette bête gigantesque que les parents encouragèrent laliaison et permirent que le Chien dormît, pendant la nuit, sur un tapisdevant le lit de son amie. La situation se modifia quand on ramena de lacampagne un second enfant qui était en nourrice. Le braque futcomplètement délaissé pour le petit frère que sa sœur aimait beaucoupet avec lequel elle pouvait jouer à la maman. L'abandonné en conçut uneirritation manifeste, il devint triste, morose ; quand la petite filleembrassait le baby, il levait sur elle des yeux sanguinolents, ilgrondait sourdement. On s'en amusait. Un jour que les enfants étaient restés seulsavec leur compagnon, et que l'aînée berçait le petit garçon sur sesgenoux, le braque, sans provocation aucune, s'élança sur celui-ci et,d'un coup de dent, lui enleva un morceau de joue. Aux cris on étaitaccouru. Tandis qu'on emportait les enfants, le père avait pris unpistolet et tiré sur le Chien. Atteinte mortellement, la misérable bêteeut encore la force de se traîner dans la chambre où l'on avaittransporté sa petite maîtresse, et ce fut sur son tapis et les yeuxfixés sur elle qu'elle expira. Nous avons dit plus haut que le croisement duChien et du Loup pouvait se réaliser même dans la vie sauvage ; cessortes d'unions libres étonnent surtout ceux qui, en pratiquant lachasse de notre unique grand carnassier, se sont familiarisés avec sesmoeurs. Pour caractériser la situation de deuxirréconciliables, on dit : ils sont comme Chien et Chat ; onexprimerait bien plus fortement les proportions extrêmes de l'inimitiéen disant comme Chien et Loup. Si le premier dérive du second comme onle prétend, celui-ci n'en honore pas moins son petit cousin d'une hainetrès profonde et comme cette animosité se double d'un goût trèsprononcé pour sa chair, jamais il ne laissera échapper l'occasion dedîner, non pas avec, mais de tous les Chiens sur lesquels il pourraposer sa griffe. Dans les villages forestiers, ceux de cesderniers qui s'aventurent dans la campagne après le coucher du soleil,les braques, les épagneuls qui s'attardent dans les bois sont desChiens parfaitement perdus ; y eût-il des Moutons dans le voisinage, cesera toujours sur ces Chiens isolés que le Loup fixera ses préférences.Ce qui est encore assez étrange, c'est que ces mêmes Loups traiterontavec une certaine déférence les Chiens courants des meutes qui leur ontdonné la chasse, même quand ils sont isolés, même quand ils ne sont pasde taille à opposer une bien vive résistance. Il nous est bien souventarrivé de perdre en fond de forêt plusieurs de ces Chiens qui ypassaient la nuit, on nous les a toujours ramenés sains et saufs.Chiens d'arrêt, nous n'en aurions retrouvé que les os. Pourquoi ceprivilège ? Probablement parce que le Loup se souvient et compare ;parce qu'il se rappelle les angoisses qu'il a dû à de tels Chiens,parce qu'il sait qu'ils marchent toujours en nombre et accompagnés etque sa prudence l'emporte sur les suggestions de sa haine et de sonappétit. Dans l'espèce canine, c'est surtout par laterreur que se traduit l'antipathie si profonde des deux races. Cetteterreur elle est instinctive, elle est innée. Il n'est nullement besoind'un acte de guerre pour apprendre au Chien qu'il est en présence deson implacable ennemi ; l'odeur du Loup, même lorsque pour la premièrefois elle frappe son odorat, une odeur caractéristique dont soninstinct a la prescience, suffit à lui apprendre à qui il a affaire et,en pareil cas, chez l'immense majorité de ces animaux, chez tous ceuxqui n'appartiennent pas à quelques variétés spéciales, les poils sehérissent, les yeux sont hagards, ils tremblent et multiplient lessignes de l'épouvante. Ce court aperçu des sentiments que cesCapulets et ces Montaigus nourrissent les uns pour les autres donne lamesure de l'originalité que doit affecter, dans la solitude des grandsbois, la première entrevue de ce soupirant à demi paralysé par laterreur et cette belle qui doit se demander si elle cédera ou à la faimou à l'amour. Il est cependant incontestable que de loin enloin, c'est le dieu malin qui l'emporte. En 1864, le fils de M. ledocteur Chenu tua dans les bois de Lahoussaye-Crécy un Loupcomplètement noir, qu'il aurait pris pour un Chien, s'il n'avait vuquelques instants auparavant la Louve accompagnée de plusieurs Louvardsau pelage également très foncé, qui furent tués quelque temps aprèsainsi que la mère. Le père était un Chien noir appartenant à uncultivateur de Nangis, il avait été vu plusieurs fois en compagnie dela Louve. Des portées de Chiens-Loups ont été trouvéesdans des forêts de la Sarthe et de la Mayenne ; l'un de ces animaux futélevé par un de nos amis, il tenait beaucoup plus du Chien deTerre-Neuve que du Loup. Voici enfin un fait du même genre, plusrécent, dont l'authenticité est établie par des témoins dont lavéracité ne saurait être mise en doute. Depuis trente ans, les Loupssont rares dans l'Ile-de-France, où la surveillance des gardes est loind'être aussi chimérique que dans les autres départements ; cependant,il y a trois ans, une Louve s'était établie dans la forêt deVillefermoys où sa présence fut longtemps sans être signalée, parceque, fidèle aux traditions de sa race, elle résistait stoïquement auxtentations que devait exercer sur elle le gibier qui fourmille dans cemassif, et s'en allait exercer ses déprédations à des distances assezconsidérables de ses domaines. Cette Louve exemplaire ne sut pas imposer àson cœur la discrète réserve que pratiquaient ses appétits. Si Loupqu'on soit, il vient une heure où la solitude semble pesante. L'heureayant sonné pour notre ermite, elle chercha d'abord autour d'elle, puisdans tous les couverts qui lui étaient familiers, mais l'écho seulrépondant aux hurlements sinistres par lesquels elle troublait lesilence des nuits, elle chercha un équivalent à l'animal de son espècequi s'obstinait à ne pas venir. Il y avait auprès de la forêt un gros Chien,moitié dogue et moitié terrier, qui avait pour emploi de surveiller etde défendre l'habitation fort isolée du sieur Boyer, garde particulierde M. T…, propriétaire du château des Bouleaux. Ce fut sur ce Chien quela Louve jeta son dévolu et, renversant toutes les traditions, elleséduisit le Chien terrier et disparut avec lui, un véritable rapt. Quelques jours après M. T…, se promenant àcheval dans Villefermoys, vit la Louve sauter la route à cinquante pasde lui et derrière la Louve, lui emboîtant le pas, un Chien dans lequelil reconnut immédiatement celui de son garde. Il essaya de lespoursuivre en poussant son Cheval à travers bois, mais l'un et l'autrese perdirent dans le fourré. Il rencontra des bûcherons qui luiracontèrent que plusieurs fois déjà ils avaient aperçu cette Louve etle Chien de Boyer allant de compagnie. Après une douzaine de jours, le Chien terrierréintégra la civilisation ; si les amours ne sont pas plus éternellesdans le monde des Loups que dans le nôtre, les ruptures n'y sont pasmoins orageuses. L'infortuné n'avait pas été tout à fait mangé, maistout son corps portait des traces de coups de griffes et de dentées. Cependant l'aventure ayant ébruité le secretde l'existence de la Louve, l'amodiataire de Villefermoys, M. le comtede G…., très jaloux de la conservation de ses admirables chasses,ordonna des battues pour les délivrer de ce commensal redoutable. LaLouve échappa en forçant la ligne des traqueurs ; mais ceux-citrouvèrent le liteau, qui renfermait trois petits ; l'un d'eux,absolument Loup par la forme et par le pelage, a été conservé par M. lecomte de G… ; les deux autres, chez lesquels le métissage étaitnettement accusé par la forme des oreilles et par les balzanes de leurspattes, furent envoyés au Jardin des Plantes. La pièce a un second acte. Comme vous venez dele voir, la Louve avait sauvé sa peau ; après quelques jours deretraite, elle rentra en Villefermoys, y reprit ses demeures et seshabitudes, s'efforçant de mériter l'indulgence par sa modérationlocale. Au printemps suivant, volage et fidèle tout à la fois, ellerevint à son Chien terrier, qui, après une fugue comme l'annéeprécédente, comme l'année précédente aussi revint au logis, battu, pascontent, mais probablement disposé à recommencer une troisième foiscette petite excursion dans la société des ennemis mortels de sonespèce, si une balle bien plantée n'était pas venue dénouer ce petitroman forestier par la mort de son héroïne. La description des innombrables variétés de larace canine ne serait point à sa place dans ces esquisses. Buffon, quivivait dans un temps où les arbres généalogiques tenaient le haut dupavé, a dressé celui des Chiens qui peuplent les deux hémisphères enétablissant la probabilité des croisements dont chacun d'eux est sorti.Le travail est ingénieux comme tout ce qu'enfanta le cerveau de cegrand homme, mais, comme bien d'autres parties de son œuvre, il n'enfournit pas moins quelque prise à la critique. Il nous paraît un peu puéril de s'évertuer àramener tous les Chiens du globe à un type souche unique de tous lesautres. On prétend témoigner, ce faisant, de son respect pour le textebiblique ; on ne s'aperçoit pas que l'on montre une fort mince opinionde la toute-puissance créatrice ; cet hommage à la parole divine tend àamoindrir celui dont elle émane. Quand on lâche la bride auxconjectures, pourquoi ne pas admettre trois créations caninesprimordiales, celles du dogue, du lévrier et du Chien de berger,répondant à trois besoins de l'homme primitif, la défense, la poursuitedes animaux sauvages, la garde des troupeaux. La suppositionsimplifierait la tâche des généalogistes ci-dessus et deux êtres deplus à tirer de l'argile étaient, en vérité, une petite besogne pourcelui qui, d'une main si prodigue, semait les astres dans l'espace. Le Lévrier nous paraît donc l'auxiliaireindiqué du premier chasseur, nu et sans autre arme qu'un bâton, et qui,pour s'emparer des animaux, devait les atteindre à la course ; lafaiblesse de ses qualités d'odorat n'avait aucun inconvénient dans cestemps primitifs où le gibier pullulait et n'avait pas encore appris àse garder des embûches humaines. Le lévrier est également trèsimparfaitement doué sous le rapport de l'intelligence, très développéeau contraire chez le Chien de berger ; celui-ci est un moule supérieur; il affirme à côté de cette intelligence les qualités de fidélité, dedévouement, les aptitudes à se plier aux volontés humaines qui ontmérité au Chien une place à part parmi nos animaux domestiques ; avecle dogue qui fournissait la puissance musculaire, la force, uneindomptable intrépidité pour compléter le trio, tous les dérivés sejustifient et s'expliquent. Examinons donc succinctement le Chiend'aujourd'hui dans ses trois grandes attributions, la garde destroupeaux, la défense de la maison et la chasse. La sympathie que la race nous inspire sechange, quand il s'agit du Chien de berger, en une sorte d'admirationpresque respectueuse. Ah ! le noble et vaillant animal, martyr obscurdu devoir, expression de l'abnégation poussée chez le serviteur jusqu'àses plus extrêmes limites. Voyez-le, efflanqué, décharné, avec satoison inculte, dont les mèches agglutinées ne déguisentqu'imparfaitement sa maigreur, son profil aigu, ses oreilles pointueset demi-tombantes, et son œil brun rayonnant d'intelligence etd'ardeur, sentinelle vigilante passant et repassant d'un piedinfatigable sur la ligne que ne doivent pas franchir les moutonsconfiés à sa surveillance. Sans cesser d'exécuter sa consigne, lasentinelle reste attentive aux ordres du maître ; au moindre signe ils'élance, repousse dans le rang une bête qui s'était laissée tenter parquelque touffe verdoyante, puis reprend sa promenade. Faut-il mettre letroupeau en mouvement, il s'élance, pousse à droite, charge à gauche,aboye à ceux qui ne se décident pas assez vite à suivre la colonne,mais en s'en tenant toujours à la menace, voltige sur ses flancs, sereporte à l'arrière-garde, harcèle les traînards, dirige, maintientleur cohue qu'au besoin il saurait défendre. Car, après sa journée si laborieusementremplie, seul, il ne trouvera pas dans le sommeil le repos réparateurdont il aurait besoin ; le sien est encore une faction. Couché sous lacabane du maître, mais toujours aux aguets, l'œil ouvert, l'oreilleattentive, il quitte son abri pour faire une ronde autour du parc quiprotége le peuple moutonnier, écoutant les bruits qui traversent lesilence des nuits, éventant longuement les émanations que lui apportela brise, essayant d'y surprendre l'odeur caractéristique de l'ennemi,qu'il appréhende sans le craindre comme tant d'autres Chiens, et aveclequel en cas d'assaut il n'hésiterait pas à lutter. Et pour tant defatigues, pour ce labeur de jour et de nuit, pour tant d'efforts, pourtant de luttes, pour tant de dévouement, il n'a, le pauvre animal,d'autre salaire qu'un morceau de pain noir, le plus souvent tout justesuffisant pour l'empêcher de mourir, et, de loin en loin, quelqueréconfortante caresse du berger dont il est l'adjudant. Les traits d'intelligence du Chien de bergerson innombrables, nous n'en citerons qu'un seul qui témoigne combien ila le sentiment de sa mission ; il y a quelques années, après de longuespluies, la Sarthe démesurément grossie avait commencé à couvrir lesprairies qu'elle traverse. Cependant le soleil s'étant montré, unfermier, qui voulait faire prendre l'air à son troupeau, ordonna à sonberger de le conduire dans un pacage situé dans les bas-fonds. Dans lajournée, l'inondation avait pris des proportions considérables ; unpetit chemin qu'il fallait traverser pour revenir au village avait étégagné par les eaux qui y coulaient avec une rapidité de torrent ; leberger, un enfant, eut l'imprudence de s'y engager ; ce fut àgrand'peine qu'il gagna lui-même le bord opposé, et, sous ses yeux, unevingtaine de ses moutons furent emportés par le courant. Le pauvrepetit perdant la tête courut à la ferme, les paysans arrivèrent ennombre ; on retrouva sept de ces moutons à plus d'un kilomètre,paissant paisiblement sur un îlot où le Chien, qui s'était laissé allerà la dérive avec eux, les avait tirés les uns après les autres, sousles yeux d'un meunier témoin de ce curieux sauvetage. Nous avons bien des variétés de Chiens degarde, mais ce sont les boule-dogues et les Terre-Neuve qui, pour lequart d'heure, sont en possession de la confiance de la grande majoritédes propriétaires. J'en veux au boule-dogue du tort que saméchante réputation, sa physionomie bestialement farouche font àl'ensemble de l'espèce canine. Ses déplorables fréquentations, unpatronage au moins suspect sont loin de le réhabiliter dans mon opinion; mais, si je me refuse à reconnaître les grâces de cette mâchoireproéminente dont les canines menaçantes semblent toujours disposées àfaire la connaissance de vos mollets, je n'en crois pas moins que laférocité de cet animal est un peu surfaite. En tout cas cette férocité serait notre œuvre.Nous avons voulu perfectionner notre Chien de défense, nous y sommesarrivés par la sélection et les croisements, nous avons fabriqué unspécimen de toute la force musculaire, de tout l'indomptable couragedont la race canine est susceptible, nous avons inventé le boule-dogue.Voulez-vous avoir une idée de ce qu'il peut posséder de vaillance, dudegré de lâche imbécillité dont la race humaine est capable ? Un Anglais paria que, de deux en deux minutes,il couperait une patte à une Chienne de cette espèce qu'il possédait etqu'elle n'en continuerait pas moins de combattre un Taureau. Cetteimmonde gageure fut exécutée et gagnée ; malgré trois mutilationssuccessives, la Chienne continua la lutte ; à la quatrième, elle secoucha aux pieds de ce barbare où elle expira. Sous prétexte que nous sommes les éditeursresponsables de l'humeur batailleuse du boule-dogue, je ne prétendspoint l'en décharger. Dressé au combat contre d'autres animaux de sonespèce il résiste rarement à la tentation de livrer bataille à ceux deses confrères qu'il rencontre. Il est assez rare que l'homme ait étél'objectif de son éducation, mais enfin cela arrive et en pareil cas ilserait infiniment dangereux de s'y fier ; en revanche, de trèsnombreuses observations m'ont démontré que ce Chien, lorsque nousn'avons pas accentué son tempérament, stimulé ses penchants, lorsquenous ne lui avons pas appris à mordre, n'est ni plus méchant, ni plushargneux qu'un autre, j'ajoute que je le crois d'une possessioninfiniment moins dangereuse que le Terre-Neuve. Les nombreux amis que cette race insulairecompte en France accueilleront mal cette insinuation. Ce sauveteurjouit d'une réputation qui, pour être générale, n'en est pas mieuxméritée ; il bénéficie aussi du préjugé qui fait de la bonté et de ladouceur le partage de tous les ventrus. Ne discutons pas l'authenticité de sesexploits professionnels ; concédons le caractère paterne qu'affecte cetextérieur encore plus massif que majestueux, une analyse attentive dela physionomie nous renseignera sur ce que nous devons attendre de cesdehors débonnaires et pacifiques. Cette physionomie, elle tient toutentière dans l'œil, chez l'homme le miroir de l'âme et qui chez leChien révèle plus que ses instincts. Cet œil du terre-neuve estrelativement plus petit que dans aucune autre race, presque toujourssanglant, dès que l'animal a dépassé sa troisième année ; vous ychercherez vainement les expressions caressantes et tendres,quelquefois joyeuses et provocantes, toujours franches, toujoursexpansives à l'aide desquelles d'autres Chiens remplacent la parole quileur manque ; l'œil du terre-neuve est un œil muet ; une vaguesournoiserie, encore accentuée par un fréquent clignotement despaupières, voilà le sentiment qu'expriment le plus souvent sesprunelles. Le caractère répond à ces prémisses ; le terre-neuve n'estpas hargneux vis-à-vis de ses semblables, il faut le reconnaître, maisil est brutal, quinteux, sujet à des colères sans prétexte. La paresseest de tous les péchés capitaux le seul qui le passionne ; il s'y livreavec délices et gare à qui le trouble dans cette jouissance. De tous les animaux domestiques, le Chien estcelui qui oublie le plus vite et pardonne le plus aisément les mauvaistraitements dont il a été l'objet ; le terre-neuve fait exception àcette règle générale, non seulement il connaît la rancune, mais chezlui elle est singulièrement vivace. Un palefrenier avait chassé, avec quelquescoups de fourche, un Terre-Neuve qu'il avait trouvé couché sur le foinde ses chevaux. Deux mois après, un jour qu'il était accroupi pourbotteler de la paille, ce terre-neuve, que vingt fois il avait caressédepuis, s'élança sur lui, le renversa et lui eût fait un mauvais partisi on ne fût pas accouru à son aide. Si les étrangers, les passants,les visiteurs sont autorisés à se méfier des boule-dogues, lesTerre-Neuve, moins intelligents, moins dociles, sont infiniment plusredoutables pour leurs maîtres. Nos confrères, en particulier, feront acte desagesse en ne choisissant pas leurs amis intimes dans cette race ; jedois les prévenir qu'elle manifeste pour la chair des gens de lettresune prédilection aussi désobligeante que flatteuse. C'est unTerre-Neuve et un Terre-Neuve qu'il avait rendu presque célèbre quifaillit dévorer Alphonse Karr ; la main si loyale, à l'étreinte sicordiale, qui a écrit les Mousquetaires et Monte-Christo,fut un jour horriblement déchiquetée par un métis de cette espèce ;Alexandre Dumas porta le bras en écharpe pendant plus de trois mois. Unimprimeur de Bruxelles, M. Bienez, lisait le journal assis dans sonjardin ; la feuille lui échappant tomba sur son Chien qui sommeillait àses pieds ; le Terre-Neuve, réveillé en sursaut, s'élança sur sonmaître, et, d'un coup de dent, lui arracha complètement l'œil gauche.Avouez que c'est le cas ou jamais de répéter avec le fabuliste : mieuxvaudrait un sage ennemi. Nous avons dit que le lévrier devait avoir étéle premier Chien que l'homme ait utilisé pour la chasse. Son seulaspect indique le but pour lequel il avait été construit. Jamaisattributions ne furent plus éloquemment traduites par l'extérieur. Latête fine, d'une légèreté remarquable, ne charge pas l'avant-main,remarquable à la fois par la force et l'épaisseur des muscles du couqui jouent un rôle si important dans la projection, et par l'ampleur etla profondeur de la poitrine. Chez lui, comme chez tous les animauxrapides, les membres postérieurs sont remarquablement plus développésque les antérieurs, les pattes sont longues sans être grêles,tendineuses et sèches ; les os d'un grain très serré et d'une densitéextraordinaire. L'abdomen est fortement retroussé, la queue longue,mince et décharnée. Il a peu de nez, mais son ouïe est fine et sa vueperçante. D'après Buffon, le lévrier serait venu dumâtin, transporté dans les pays méridionaux, où sa taille se seraitdéveloppée ; puis aurait diminué progressivement lorsqu'il aurait étéréimporté dans le nord pour aboutir en Angleterre aux levrettes et auxlevrons. Il ne manque pas d'arguments pour battre en brèche cetteexplication fantaisiste. Si les similitudes physiologiques signifientquelque chose, le lévrier est moins rapproché du mâtin que du Chien deberger dont il a le ventre harpé, le museau effilé et l'énergiemusculaire. Les grands lévriers ont existé au nord dans l'antiquité.Les vertagi, les Chiens si recherchés des Romains venaient dela Gaule. Ovide compare Apollon poursuivant Daphné à un lévrier gauloischassant un lièvre, et qui, près de le saisir, s'allonge et précipitesa course. La taille de ces animaux diminue si peu dans les contréesseptentrionales que l'Irlande en possédait une race gigantesque,éteinte aujourd'hui, qui n'avait pas moins de un mètre de hauteur. Quoi qu'il en soit, en raison des preuvesmultiples que nous avons de l'antiquité de son existence, il estincontestable que le lévrier a figuré au moins pour une part dans lescroisements qui nous ont fourni les variétés de Chiens que nous avonsutilisés pour la poursuite des animaux sauvages, depuis le lapinjusqu'au Lion, que nous avons même employés à chasser l'homme, dans lescirconstances, assez honteuses pour notre espèce, où l'homme devenaitun gibier. Les premiers descendants du lévrier furentexclusivement des Chiens courants ; le Chien d'arrêt est une créationdes temps modernes et la date en est indéterminée. Toussenel luiassigne pour origine le développement de l'art de la fauconnerie :"Comme il fallait des Chiens pour faire lever le gibier plume et legibier poil devant les oiseaux de vol, dit-il, on en a rencontré quipointaient naturellement la pièce de gibier avant de la faire partir,on a cultivé ces dispositions en prolongeant le pointage jusqu'àl'arrêt solide. On a obtenu par ce moyen le Chien couchant,c'est-à-dire qui se couche contre le gibier qu'il arrête pour selaisser couvrir avec celui-ci sous le filet. Le fusil venu, quipermettait de tirer au vol, le Chien couchant s'est transformé delui-même en simple Chien d'arrêt." Si la poursuite est la seule méthode dechasser qui ait été inspirée au Chien par la nature, il ne nous ensemble pas moins que l'arrêt existait en germe dans les aptitudes del'animal avant sa domestication. "Boire sans soif et faire l'amour en touttemps, voilà ce qui distingue l'homme de la brute," a dit Figaro. Ilaurait pu ajouter marcher sans but et sans prétexte. L'homme est leseul être qui se promène ; l'animal est économe de sa peine et de safatigue ; il n'use de ses forces que dans la nécessité strictequ'exigent ses besoins d'alimentation et de reproduction ; quand il netravaille pas, il dort. Avant de se résigner à pourchasserlaborieusement sa proie, le carnassier se recueille ; il va tenter dela surprendre, le félin en donnant à la terreur le temps de paralyserla défense de sa victime, les autres en se rapprochant le plus prèspossible de la proie, en s'immobilisant soit pour rassembler leursforces, soit pour mieux mesurer leur élan. L'arrêt du Chien existait engerme dans cette courte halte avant la surprise. Il est si bien innédans la race qu'il n'est pas de chasseur auquel il ne soit arrivé devoir un Chien courant prendre une attitude de pointer devant un lièvreau gîte qu'il n'avait pas éventé. Il est si peu particulier à l'espècecanine qu'un jour dans une forêt de Normandie, nous avons pris pour unChien un Loup que nous apercevions à cinq ou six cents mètres del'endroit où nous nous trouvions et qui s'approchait d'un troupeaud'oies en se rasant dans les broussailles, avec des façons qu'un braquen'eût pas désavouées. Les races françaises de Chiens courants etcouchants ont joui longtemps d'une légitime célébrité ; les premièresfournissaient des sujets d'une vitesse médiocre, mais doués d'un odoratexquis, puissamment gorgés, aux abois retentissants, aux hurlementsformidables tels qu'il convenait dans les forêts abruptes etimparfaitement percées auxquelles ils étaient destinés. Ces races ont àpeu près disparu à la suite des croisements multipliés avec les Chiensanglais dont la rapidité avait été retrempée par une addition de sangde lévrier. Nous n'avons pas été beaucoup plus heureux avec nos troisprincipales espèces de Chiens couchants, braques, épagneuls etgriffons, dont l'incurie des propriétaires a si bien amené ladégénérescence qu'aujourd'hui même, chez nous, ce sont les Chiensanglais, pointers et setters, qui tiennent le haut du pavé ! Nous avons rapidement esquissé les aptitudesgénérales du Chien, dessiné quelques traits de son tempérament, il nousreste à l'examiner dans ses facultés réflexes, chez luicaractéristiques et dominantes, plus intéressantes encore que cellesqui tient de son seul instinct. Argile essentiellement malléable, leChien est toujours disposé à recevoir et à garder l'empreinte de lacréature humaine dont il aura subi le contact et c'est en cela qu'ils'élève au-dessus de tous les animaux domestiques. Supprimez les rôlesqui lui sont attribués dans la chasse, dans la défense, dans la gardedes troupeaux, sa valeur ne diminuera pas ; il deviendra moins utilemais il restera la bête aimante et fidèle, aspirant à l'humanité de parla grandeur et le désintéressement de son attachement à son maître, unami pour lequel il n'y a ni bons ni mauvais jours, la ressource desmalheureux, la consolation des déshérités. Le Chien gardera sonprestige, tant qu'il restera sur la terre de la place pour uneinfortune. On se moque volontiers de ce penchant desvieux pour les bêtes, parce qu'on ne réfléchit pas que pour combler levide, que pour donner à ce cœur humain que la fièvre de l'affectionfera palpiter jusqu'à ce qu'il ait cessé de battre, il faut un alimentque les hommes ne sauraient ou ne daigneraient plus lui fournir. Je voyais un jour sous une porte cochère unebonne femme qu'entourait un cercle de badauds. Elle était assise parterre contre la muraille, elle avait sur les genoux le corps pantelantd'un Chien, qu'une voiture venait d'écraser. On me raconta le drame. Lavieille femme pleurait toujours ; des assistants, les uns riaient, lesautres essayaient de la consoler ; enfin levant vers une de ces âmescharitables sa figure ridée toute ruisselante de larmes : "Ce n'étaitqu'un Chien, je le sais bien, s'écria-t-elle : mais c'était ma petitefille morte elle aussi qui l'avait élevé, avec qui désormais pourrai-jeparler d'elle ?" Il faut bien dire que les hautes qualitésaimantes du Chien ne se développent que par la culture. Entre le Chienerrant des rues de Constantinople et le Chacal son voisin de l'autrecôté du Bosphore, la distance, permettez-moi de dire, morale, n'est pasgrande. En revanche, l'instinct de tendresse, de dévouement quisommeille au cœur de l'animal se développera, s'épanouira toujoursaussitôt que l'attention humaine daignera s'arrêter sur lui ; comme cesgraines de grands végétaux, enfouies depuis des années sous les dessousforestiers, il lui suffit de ce rayon de soleil pour qu'elle éclose.Les quelques exceptions de roquets rachitiques qui se montrentréfractaires à la reconnaissance ne prouvent rien contre cette règlegénérale. L'intelligence subit la même influence et suitla même progression rudimentaire ; dominée par l'instinct chez le Chienqui n'a avec l'homme que des rapports intermittents, comme le Chien degarde et les Chiens de meute, elle s'affirme de plus en plus vive, deplus en plus pénétrante chez ceux que leur destination met dans uncontact permanent avec leurs maîtres ; c'est surtout dans l'observationdes races d'arrêt que l'on peut se rendre compte de cette différence. Admirablement doué sous le rapport de lavigueur et de l'odorat, dressé avec une perfection à laquelle nousn'arrivons jamais, le Chien anglais, pointer ou setter, est le plusmerveilleux des instruments de chasse, mais ce n'est qu'un outil, qui,en dehors de son rôle, ne vous surprendra jamais par quelque trait quis'élève au-dessus de l'instinct ; cela parce que ce Chien a été tenu àl'écart, nourri dans un chenil en compagnie d'autres animaux de sonespèce, contenu par une discipline de fer et n'a jamais été mis à même,par le rapprochement de l'homme, d'exercer son instinct réflecteur. Le Chien d'arrêt français, au contraire, estquelquefois un commensal et toujours un ami. S'il n'a pas ses grandeset petites entrées dans l'appartement, son maître manque rarement de levisiter tous les jours ; il le promène, il le caresse, il autorisecertaines petites privautés qui raccourcissent les distances établiespar la nature entre le bipède et le quadrupède. Infiniment moinssouple, moins réduit que son voisin de l'autre côté du détroit, il aplus d'initiative, moins passif, il est plus capable de cesimprovisations qui, devenues légendaires, étonneront les générations.Il a puisé dans la promiscuité de ses relations avec son maître unedose de malice dont l'autre n'est presque jamais susceptible. Le Chien d'Elzéar Blaze, coupant l'eau avec sapatte afin de mieux saisir les émanations d'une sarcelle blessée quivenait de plonger, devait être un Chien français et peut-être même unChien gascon ! Chien français celui qui, dans une compagnie, distinguela perdrix blessée et prend sur lui d'aller la chercher à deux ou troiscents mètres dans le buisson où elle est tombée ; Chien français, celuiqui, en arrêt dans un fourré, quitte son lapin ou sa bécasse pour venirchercher son maître. J'ai eu un grand griffon qui, gâté comme nousles gâtons, était assez sujet à s'emporter. Pour le mettre en gardecontre la véhémence de ses passions, j'avais pris l'habitude, avantd'entrer en chasse, de lui administrer une petite raclée de précaution.C'était une manière de lui dire comme le Marseillais : "Juge un peu situ me fais quelque chose !" Un jour, au moment de le saisir par la peaudu col, je m'aperçus que mon Chien boitait ; mes dispositionsflagellantes firent place à une certaine inquiétude. L'examen attentifde la patte et du pied ne me fit cependant rien découvrir, et je me misen campagne en me disant que le membre malade s'échaufferaitprobablement par la marche. En effet, il s'échauffa si bien qu'au boutde dix minutes le Chien avait recouvré tous ses aplombs. Mais lelendemain, au moment critique, la claudication reparut, et, depuislors, je n'avais qu'à toucher mon fouet pour que mon griffon ne marchâtplus que sur trois pattes. Cette boiterie préventive, opposée à unecorrection préventive aussi, est un trait de génie qui ne peut avoirété inspirée que par une profonde intimité avec l'homme ou avec lediable. Cependant, il faut le reconnaître, à quelquedéveloppement intellectuel que puisse arriver le braque, l'épagneul, legriffon, lorsque leur maître les admet à une collaboration continue etintime, ils restent au-dessous de l'humble caniche, le compagnon del'aveugle, l'ami de l'ouvrier. C'est dans cette espèce qu'il fautchercher les académiciens de la corporation. Devenir d'une honnêteforce aux dominos quand on est Chien est relativement bien plusmerveilleux que la compilation d'un dictionnaire par une collection desavants. Pourtant, tout en témoignant de ma surprise devant labrillante éducation d'un Munito, il est d'exciter ma sympathie commeson camarade, le guide de l'aveugle, qui, pendant des journéesentières, tend aux passants la sébile légendaire ; très au courant desficelles du métier, sachant demander à être déchargé lorsque le grostas des sols est devenu tel que la commisération des passants pourraitdevenir plus tiède ; le soir venu, reconduisant son maître avec dessoins presque filiaux, réglant son pas sur le sien, s'arrêtantprécisément lorsqu'il le sent arrivé devant une marche à franchir,toujours attentif, prévenant, ne succombant jamais aux séductions desépaves du tas d'ordure, témoignant d'une telle sollicitude qu'il doitcertainement avoir conscience de la terrible infirmité à laquelle ilremédie ; devenant commissionnaire au logis, s'acquittant de tous lesmessages qu'on lui confie avec une étonnante ponctualité et, ce qui estplus rare chez les serviteurs d'aujourd'hui, ne faisant jamais danserl'anse du panier. C'est véritablement du caniche que l'on peut direqu'il ne lui manque que la parole. Encore en a-t-on vu qui en avaient acquis leprivilége. On a exhibé à Berlin un Chien de cette race qui prononçaitune soixantaine de mots. Le maître de ces Chiens, dit la Bibliothèque germaniquequi nous fournit ces détails, s'asseyait à terre et prenait l'animalentre ses jambes ; d'une de ses mains il lui tenait la mâchoiresupérieure, l'autre se fixait sur celle d'en bas ; le Chien alorscommençait à gronder et l'homme soulevait, pressait, écartait lesmâchoires de telle façon que ce grondement se modulait en motsparfaitement distincts, mais ne dépassant jamais quatre syllabes.Elisabeth était de tous ces mots celui qu'il prononçait le mieux, puislaquais, salade, thé, café, chocolat, arrivaient également fortnettement à l'oreille. La gloire du tour de force revenait comme on le voit au bipède, il jouait du Chien comme un autre jouerait de l'accordéon. Mais il nous paraît probable que, le branleétant donné, nous n'en resterons pas là ; il faut s'attendre à voirsurgir un de ces jours le Chien orateur. Pourvu qu'il ne s'avise pas,lui aussi, de nous débiter un speech politique. G. DE CHERVILLE. |