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CLADEL,Léon-Alpinien (1834-1892): Chez ceux quifurent... (1877).
Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.VII.2005)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.)des  Petitscahierspubliés à Paris en 1885, avec des illustrationsde Gambard par  Ed. Monnier.
 
 Chez ceux qui furent...
par
Léon Cladel

~*~

Seul, car, en cemonde, où sont les amis qui vous escortent quand on souffre? je gravissais mélancoliquement les pentes internes ducimetière de l'Est.

- Trente-septième division, huitième section,neuvième ligne? demandai-je au fringant gardien qui serengorgeait dans sa tunique bleu de ciel en face du sépulcreoù ne geint plus le poète tantulcéré, des entrailles duquel avaient autrefoisjailli ces vers si simples et si touchants, inscrits là,depuis lors, par ses fidèles, au-dessus de son coeur enfinapaisé :

« Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière,
J'aime son feuillage éploré,
La pâleur m'en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
A la terre où je dormirai... »


- Prenez l'escalier que vous avez devant vous, me riposta le faraud, etpuis obliquez à droite ; au bout de cent cinquanteà deux cents pas, vous rencontrerez là-haut unechapelle en marbre noir où sont gravés despigeons et des triangles d'or ; c'est par là.

- Bien !

Et je quittai ce bellâtre souriant à desodalisques imaginaires et leur distribuant des mouchoirs... Ilétait trois ou quatre heures de relevée ; un vifsoleil automnal épandait indifféremment sesrougeâtres rayons divergents sur les richesmausolées qui protégeront toujours les ossementsdu mondain qui naguère était quelqu'un, et sur lafosse commune où pêle-mêle gisentprovisoirement les reliques des humbles qui ne furent rien ni personneici-bas. L'égalité, cette chimère,pour qui tant de héros sombrèrent, nerègne pas même là ? Pourtant, danscette vaste nécropole, l'astre qui luit pour touséclairait avec autant d'impartialité lapoussière des petits que celle des grands...

- Halte ! dit une voix brève, sortie de je ne saisoù, nous y sommes ; la neuvième ligne commenceà ce poteau.

Renseigné de la sorte, je me glissai dans uneétroite allée ourlée d'ifs, et,près d'un groupe de cyprès, moi, qui ne puiscroire à la résurrection des êtresanéantis, je m'inclinai douloureusement devant la pierretombale, au-dessous de laquelle, bien que je n'aie pas plus que tantd'autres mérité ce privilège !reposent les cendres sacrées de ceux qu'après meles avoir donnés, l'aveugle nature m'a repris. A jamaisinertes les lèvres maternelles ! Et ce front filialà jamais glacé !... Combien de temps demeurai-jeauprès de mes regrettés défunts,inconscient de l'heure et de moi-même ? je l'ignore ; unsanglot lourd et profond m'éveilla. Je levai latête et, non loin d'un pompeux cénotapheérigé à la mémoire d'unillustre palinodiste, j'aperçus une femme du peuple, belleet jeune encore qui, guidant ou plutôt entraînantdeux garçons en bas âge, vêtus de noircomme elle et comme elle ayant à la main des bouquetsd'immortelles, marchait, roide et rapide vers un bas-fond herbu,borné d'une sombre muraille, excoriée dans toutesa largeur et criblée de trous.

- Ah ! voilà l'endroit ; ici, mignons,arrêtons-nous ; ici, c'est ici !

- Quoi, maman, interrogèrent ensemble les deux innocentsblondins, saisis de trouble par ses sanglots, quoi donc ?

- Ce mur !...

- Eh bien ?

- Ils étaient plus de mille ceux qui périrentlà, voici déjà six ans, par une tristematinée de mai ; parmi ces victimes du Devoir et du Droit setrouvaient mon unique frère et celui que, dans vos berceaux,enfants, vous m'avez tant de fois réclamé.

- Papa ?

La plébéienne tressaillit et pâle,toute frissonnante, s'étant placée sur un tertrerecouvert d'un amas de feuilles enlevées par les brisesd'octobre aux arbres dont ce champ funéraireétait bordé dans tout son circuit, elle contemplareligieusement le terrain inégal et tourmenté quil'environnait...

- Oui, répondit-elle enfin, en pressant contre sa maigrepoitrine haletante les têtes de ses fils ; oui, l'heure estvenue de vous dénoncer cette infamie. Il vous souvient,n'est-ce pas, de ces longs jours de famine où, transis defroid, vous pleuriez tous les deux en me demandant du pain... Ah ! vousétiez si petits alors, que vous avez peut-êtreoublié cela ; mais vous vous le rappelez, lui, quand, deloin en loin, il revenait tout sanglant et tout boueuxd'au-delà des remparts.

S'il nous aima fort, il aima plus encore, et je n'en étaispas jalouse, la République ! « On ne nous laravira pas, affirmait-il souvent, elle est à nous, c'estnotre récompense et nous ne l'avons pas volée !»

Hélas ! il crut bientôt qu'elle étaitmenacée, et pensant la défendre, il ressaisit sesarmes qui se rouillaient dans un coin, sous notre toit, depuis que desFrançais indignes d'un tel nom avaient capitulésecrètement et remis les clefs de Paris à laPrusse.

« Au revoir et peut-être adieu ! me dit-il une ondeux heures avant le suprême combat ; elle vivra ou jemourrai. » « Mais eux ! criai-je, lui montrant la couche où vousautres, mes mignons, sous sommeilliez côte àcôte, eux, les pauvres ? »

Il s'approcha de vous, tout tremblant ; tandis qu'il baisait vosfronts, de grosses larmes jaillirent de ses yeux etroulèrent sur vos lèvres closes quis'entr'ouvrirent et les burent. Elles étaient bienamères ces larmes dont aussi, moi, j’eus ma part,ah ! bien amères ! Soudain, il s'arracha de mes bras qui leretenaient et descendit dans la rue, où pendant toute lajournée il lutta sans répit avec sesfrères, les ouvriers, contre des frères aussi,les soldats, des paysans.

A la tombée de la nuit, quelles angoisses ! unfaubourien de nos amis, blessé, poursuivi, seréfugia dans notre maison. « Ils triomphent,râla-t-il tout crispé, les ruraux triomphent ! Uncontre dix d'abord, contre cent ensuite , contre mille, dix milleenfin, mon bataillon a tenu jusqu'à la dernièrecartouche et tous ceux de mes compagnons qui n’ont pasété tués pendant la bataille sontprisonniers ? » «Où les a-t-on mis et qu'en a-t-on fait ? » Etourdide ma question, l'homme me regarda. Jecompris son regard et sortis en courant. Un monceau de payésrougis et derrière lesquels s'étageaient forcecadavres m'arrêta.

Comme j'essayais de le franchir :

- Rebrousse chemin, citoyenne, ou tu seras prise et jetéedans le tas, là-bas, en haut, me dit un vieillard qui sesoulevait entre des trépassés et des agonisants.

- Eh quoi! m'écriai-je, en reconnaissant dans celui quim'avertissait ainsi l'un de nos voisins, vétérande 1830 et de 1848, c'est vous, ancien, ah ! c'est vous.

- Oui, ma fille ; oui, moi ; si les miens sont encore debout, tu lesembrasseras de ma part en leur disant que je suis mort comme j'aivécu, sans peur et sans reproche.....

Un hoquet terrible lui coupa la parole et c'est à peine s'ileut la force de m'apprendre ce qu'était devenu le plusvaillant de la compagnie détruite qu'il avaitcommandée, celui que je cherchais.

Sitôt informée, ô douleurs des douleurs! je m'élançai vers ce lieu-ci, dont un cordon decavaliers et de fantassins défendait rigoureusementl'accès. Ils eurent beau faire, je m'y glissaidès les premières lueurs de l'aurore. Ecoutez !au moment même où j'ypénétrais, après en avoirescaladé la clôture au péril de ma vie,une série de détonations aigres etbrèves déchira l'air et je crus ouïr lesplaintes de toute une armée vaincue et livrée aumassacre. Hé ! je ne me trompais point. Arrivéede croix en croix jusqu'au champ où nous sommes, oisifalors, à quinze ou vingt pas de cette vieille muraille quevoici, je vis... enfants, pauvres enfants ; il étaitlà, lui ! Sous mes yeux, le dernier, il succomba.Bien    que couvert de blessures etcouché sur le flanc, il protestait toujours et j'entendsencore l'adieu dont il salua la Vérité qui luirademain, lorsque, rompant les rangs épais desexécuteurs, à moitié folle, je meprécipitai vers lui. Tombée mourante àses côtés, je me ranimai de moi-même,et, tant que je respirerai, dussé-je vivre mille ans etplus, cette horreur restera gravée sur mes prunelles !....je le vis enfouir ainsi que tous ses frères d'armes, dansl'immense fosse creusée d'avance, et peut-être enleur présence, sinon par eux-mêmes. Il estlà, sous nos pieds, il est là, cefidèle ! A genoux, fils, à genoux, et baisez avecmoi la terre où s'est consumé le corps de votrepère !

Obéissant au saint désir de leur mère,dont la voix vibrante et grave sonnait encore à mon oreille,les orphelins, prosternés sur le sol, le baisaient avecpiété, quand tout à coupéclata cette brutale injonction :

- Hors d'ici ! C'est le coin des fusillés, on nes'arrête pas là ; filez ! Aucun stationnementn'est permis où ne se trouvent ni tertres, nibâtisses, ni dalles !

Se relevant froide et fière, la veuve étreignitses petits dont l'aîné, montrant de ses poingsserrés le fastueux monument au faîte duquel,cerclée d'or, rutilait l'effigie d'un ministreprévaricateur et concussionnaire du second empire, crachaces mots au soldat de police qui, peut-être six ansauparavant, orné du brassard tricolore, avaitparticipé à l'égorgement des bravesenterrés là pêle-mêle :

- Oh ! sachez-le, vous, mon père, qui ne servit jamais lestyrans, était plus digne que ça d'avoir ici sontombeau !

Quoique tout ému, le plus jeune des frères seroidit, et blême, indigné, tout en haussant lesépaules, ajouta :

- Dame ! oui, sergot.

Très pensif, frappé, je suivis longtemps des yeuxces deux énergiques enfants de Paris, qui, comme tantd'autres déshérités, seront hommesdans quelques années, c'est-à-direbientôt, c'est-à-dire demain...

2 Novembre 1877