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CLADEL,Léon (1834-1892) : Type de fille (1886).
Saisie du texte S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.IX.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Sixièmejournée, publié à Paris par E. Dentuen1886.
 
Type de fille
par
Léon Cladel

~*~

TOUTEenfant encore, et déjà rongée par ce mal de misère qui dévore sespareilles, elle avait été violentée, souillée par le frère de sa mère,une espèce de souteneur, et celui-ci, surpris en flagrant délit par lepère de sa victime, un veuf trop laid et trop pauvre pour convoler,avait été si bien rossé qu’il en creva.

Déflorée ainsi, puis battue et chassée du taudis paternel, elle erra,rôda, loqueteuse et famélique, assez timidement d’abord ; ensuite, elleraccola sans vergogne. Afin de ne pas être soumise au contrôle de lapréfecture, elle fut bientôt contrainte de se livrer à divers agents demoeurs et même à des sergents de ville qui, moyennant qu’elle leuraccordât ses faveurs, fermaient les yeux sur son commerce. Un d’entreeux lui communiquera le mal dont sont morts un Valois, plusieursBourbons et tant d’autres monarques du globe.

Empoisonnée, elle infectait les passants qui l’approchaient, et sonétat empira tellement, qu’une nuit elle fut ramassé à demi pourrie surle trottoir qu’elle exploitait, et transportée presque morte àSaint-Lazare, et de cette prison à l’hôpital de Lourcine. Après untraitement très énergique et non moins long, elle en sortit épurée,mais immatriculée, ayant alors dix-huit ans à peine.

Une mégère l’embaucha. De la Patte-d’Oie que régissait, aidée deplusieurs ruffians, cette immonde matrule, elle passa dans un autrelupanar de la rue Montyon et de là chez la Farcy, maison de luxe,Eldorado de ces haras féminins tolérés, voire protégés par la police etjugés indispensables pour la morale.

En ce cloaque doré qu’il y a vingt ans les blancs-becs comme lesbarbons de l’aristocratie et de la bourgeoisie hantaient avecassiduité, les étudiants du Quartier-Latin n’allaient guère que lesjours où la poste leur avait apporté des trente-trois provinces duroyaume ou plutôt des quatre-vingt-six départements de l’empire unelettre chargée des deux ou trois cents francs mensuels destinés àl’entretien de chacun de ces joyeux docteurs en herbe. On traversaitgaiement les ponts ces soirs-là, puis, de l’autre côté de l’eau, l’onse grisait à la Maison-d’Or ou chez Vachette, et l’orgie se terminait àla Chaussée-d’Antin, habitacle des plus piquantes, sinon des plusfraîches vestales de Lutèce.

En dépit de ses tribulations au faubourg du Temple et malgré lesdrogues dont on l’avait saturée à la léproserie de la Rive Gauche, elleétait très belle encore, cette gueuse, et fort courue. On se ladisputait à prix d’or et même, pour l’avoir à soi vingt-quatre heuresdurant, on s’inscrivait une semaine d’avance sur des registresclandestins. A cette époque-là, son coeur n’avait jamais battu. «Cupidon ! qu’est-ce que c’est que ça ? » chantait-elle avec des gestesdiaboliques et d’une voix si céleste, que ses innombrables etfrénétiques adorateurs, en raffolant de plus en plus, la surnommèrentl’Ange de l’Enfer ! Elle vit à ses pieds et dans ses bras des princesdu sang, non encore déchus, et des rois de la banque qui, du moins, entant que financiers, n’avaient pas encore failli.

Tous ces dépravés en rut perpétuel se ruaient à l’assaut de son corpssi merveilleusement ciselé, qu’un sculpteur, épris de tant de vénusté,le moula. Reproduite en marbre, cette vénérienne figure aujourd’huidans une basilique romane, et devant sa statue s’agenouillent chaquejour en la contemplant toutes les ferventes qui, pour la rémission deleurs péchés charnels, se fient à l’intercession mystique des martyrset des vierges surtout.

Thérésa, qui s’appelait réellement Euphémie, apprit tout d’un « coup ceque c’était que ça. » Parmi les taureaux, les pourceaux, les béliers etles boucs qui l’assiégeaient sans cesse, elle découvrit un lion et,dans son âme avilie de catin, naquit un indomptable amour de pucelle.Épris d’elle aussi, foudroyé par sa beauté monumentale, il perdit touteréserve et crut devenir fou.

Né de hobereaux calvinistes et très rigoureusement élevé, cetinitiateur, ayant longuement lutté contre soi-même, fut vaincu. Les lispoussent parfois sur du fumier et l’amour germe dans l’ordure ; encette occasion, il y naquit et s’y développa. Voulant sa maîtresse àlui seul, l’amant, un mois et demi durant, l’accapara ; mais, après celaps de temps, en sa bourse plus un sou ! Pas d’argent, pas de Suisse,et pas de Dulcinée non plus, est-ce pas ? ô fils de Cervantes, toi DonQuichotte !

Elle-même, ayant horreur du partage, feignit une indisposition, et lesmédecins qui se trompent, et que l’on trompe si facilement, luidélivrèrent un certificat constatant son incapacité de travail. Alors,tandis qu’elle chômait, il s’ingénia de son mieux à la tirer de là.

Rien, il ne trouva rien. Elle devait deux mille francs à la directrice,et celle-ci tenait à sa créance, qui n’eût plus eu nulle valeur, ladébitrice n’étant plus là. Donc, aucune permission de sortie ne futplus accordée à cette pensionnaire, amoureuse d’un tel client, et lui,« le pané » qu’elle choyait, cette « idiote », se morfondit auxalentours de l’antre, dont on lui défendait rigoureusement le seuil.

La rousseavait été prévenue, et comme à ses yeux les demoiselles depareille trempe ont toujours tort et la dame qui spécule sur elles etles gruge ont toujours raison, elle veilla. Mais toute femme finit parobtenir ce qu’elle désire. Il fut averti qu’elle était prête à lesuivre n’importe où, bon gré mal gré. Fort bien ! Et, dès le lendemain,il entra dans ce paradis infernal, la joignit et l’entretint. Elleétait quasi-nue. On essaya d’interrompre leur conversation. Il n’avaitpas payé ; donc, à lui de l’amener en haut après l’avoir soldée ou dedéguerpir aussitôt. De deux choses l’une : il n’y avait pas de milieu.

Ce gentilhomme, absolument à sec, se conduisit héroïquement en voyou.Sans tergiverser le moins du monde, ayant enlevé son idole à la forcedu poignet, il se la campa sur le dos, et, fondant sur les cinq à sixcerbères aboyant contre lui, les renversa, les meurtrit au point qu’ilsen restèrent toujours marqués, entrebâilla la porte dont il avait briséles chaînes, et, terrible, irrésistible, après avoir culbuté lessergots et les ruffians qui lui barraient le passage, il courutensanglanté, lacéré, mordu, vers un fiacre aposté dans les environs ets’y jeta, baisant éperdument sa belle, enfin conquise et dont lepeignoir en batiste, seul vêtement qu’elle portât, flottait enlambeaux. « Au galop, cocher ! »

Et celui-ci, dont la patte avait été préalablement graissée, fouetta.Vingt-cinq minutes plus tard, ayant débarqué dans unnid,inaccessible aux bêtes de proie, ailées ou non, ils y roucoulèrent, cesdeux pigeons, à l’abri des renards et des loups, des milans et desbuses. Une année entière ils gîtèrent là, s’aimant à l’aise, et quandils n’eurent plus un sou vaillant, aucune sorte de ressources, on lesen expulsa. Plutôt que de le trahir, elle, si banale, eût toutsouffert, et lui, ne recevant plus un centime de ses parents, toutentrepris pour la conserver.

Hélas ! après avoir roulé de bas-fonds en bas-fonds, épuisé le calicede la misère, ils disparurent et ce n’est que dix ans plus tard, auxHalles centrales, dont on construisait alors le dernier pavillon, queje sus la fin de leurs amours. Aux abords de Saint-Eustache, uneharengère, en cheveux gris et le visage gravé de petite vérole, m’avaitarrêté et puis demandé si je la remettais. Sur ma réponse négative,elle dit :

« Euphémie !

- « Ah ! bien ! et Lui?

- « Mort.

« Où, quand et de quoi ?

- « Il y a cinq mois, à Mouffetard, et de n’avoir pas assez mangé...Maintenant qu’il n’est plus, je lui suis aussi fidèle que je le lui fustoujours de son vivant ; ensemble, nous avons fort pâti, mais nous noussommes franchement aimés, lui et moi. »