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CLARETIE,Jules (1840-1913): UnHéros de roman (1876).
Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (06.VI.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Bm Lx : nc) de La République deslettres - revue mensuelle - livraison du 13 août1876.
 
 UnHéros de roman
(Fragment inédit)
par
Jules Claretie

~*~

I

Au temps de Louis XIII, alors que M. de Schomberg, maréchaldeFrance, était gouverneur de la province du Limousin, lebourg deSolignac, dont l’abbaye, aujourd’hui àpeuprès en ruines, possédait encore unchâteauseigneurial, élégant et superbe, avec son donjongothiqueet ses deux façades extérieures du plus charmantstyleRenaissance. Jean Bullant, ce maître artiste toutinspirédes chefs-d’oeuvre italiens, et qui avait bâti lechâteau d’Ecouen pour le connétable deMontmorency,puis, sur l’emplacement actuel de laHalle-aux-Blés deParis, cet hôtel de Soissons flanquéd’une tourelledu haut de laquelle la reine Catherine, la Médicis,l’usurière de Florence, allait interroger lesastres etfaire de l’astrologie bizarre après de sinistrepolitique,Jean Bullant avait été appeléàédifier cette magnifique demeure par le baron de Bersac, aumoment où sa baronnie fut érigée encomtépar Henri III. Depuis, M. de Bersac, qui n’avait jamais prisletitre de Solignac, était mort laissant une fille dont ladestinée douloureuse devait se terminer àSolignacmême.

Le château de Solignac étaitcélèbre.L’admirable  château qu’AntoineFontantconstruisait, vers la même époque, en Angoumois,pour lecomte François II de La Rochefoucauld,n’était pasplus admiré et son donjon roman était moinspittoresque.De cette demeure, il ne reste aujourd’hui nulle trace, etbiendes gens soutiendront à cette heure que le châteaudeSolignac n’a jamais existé. Ce qui est certain,c’est que l’abbaye, où saint Eloi, quila fonda,avait placé comme abbé un dévotpersonnage,Rémacle, évêque de Maëstrichqui figureà son tour dans la légende des saints et dont onconservait à Solignac un des bras, envoyé par lesmoinesde Stavello - deux saints pour une abbaye - sans compter le corps desaint Martial, patron de Limoges, qu’on y transporta unmoment,s’est transformée, depuis plusieursannées, en unefabrique de porcelaines. Les fours chauffent maintenant oùjadiss’élevaient, mystérieux, lesprières et lespsaumes.

Quant au château, nul ne s’en soucie. Il adûs’écrouler, un beau jour, comme unchâteau de carteset ses pierres ont sans doute rejoint les cailloux de la Briance quicoule, pittoresque et claire comme toutes les rivières, auxbords charmants du Limousin.

Du temps où M. de Schomberg gouvernait, il fallait uneheure,à cheval, pour se rendre de Limoges au château deSolignac. Là vivait, dans une solitude relative, entre uneitalienne du nom d’Annunziata et une vieille gouvernante,dameBarbe, un jeune homme de noble naissance, mais romanesque, et qui, sansle tenir de ses ancêtres, portait le nom de chevalier deSolignac.

Vingt-six ans, un oeil fier, une taille souple, un jarretd’acier, le chevalier, menant large vie, portant le feutreà la mode et le pourpoint bien taillé,n’avait pasd’ailleurs besoin de titre.

Il en portait un, flatteur et conquérant, inventépar lesfemmes, accepté par les hommes, et pouvait hardiment senommer le beauSolignac. On ne l’appelait jamais autrement. DeLimogesà Bordeaux, et de Bordeaux àPérigueux, sabeauté, qui n’avait rien de fade, étaitpassée en proverbe. L’amour avait sourià sanaissance et à son berceau.

Il était grand, bien fait, avec un de ces airs souriants quisemblent attirer la fortune. De longs cheveux blonds encadraient sonvisage coloré et, sous de petites moustachesfièrementrelevées, des lèvres rouges d’un sangviflaissaient éclater la saine blancheur de dents superbes.Rogerde Solignac n’avait cependant rien du bellâtre. Ilfixaitrésolûment et franchement sur les hommes et leschoses songrand oeil bleu, profond et doux, sans se soucier de donnerà son regard une expression séduisante. Ilappuyaitbravement sa main gauche sur la garde ciselée de sonépée sans chercher à faire valoirl’exquisefinesse de ses doigts enfermés dans leurs gants de buffle.Lecharme particulier de ce beau jeune homme consistait justement dans uncertain laisser-aller, dans un naturel exquis. Il plaisait par unesorte de rayonnement joyeux, par un éclatirrésistible dejeunesse, de vitalité, de belle humeur et desanté. Lesenvieux disaient tout bas qu’il avait évidemmentreçu de l’Italienne Annunziata, dont laprésence auchâteau paraissait mystérieuse,quelqu’un de cesphiltres qui font aimer. Mais les seuls philtres du beau Solignac,c’étaient la franchise de son regard, la hardiessede sonfront, le courage de son coeur et la force de son bras.

ll y avait cependant en lui, il y avait sous son magnifique sourire,une cause dissimulée de mélancolie. A le bienconsidérer, on pouvait remarquer sur son front, àlaracine du nez, un pli profond, une ride largement creuséeparles réflexions douloureuses et les amèressongeries.Solignac c’était un nom de terre ; cen’étaitpas un nom de famille. Les armoiries du beau Solignac portaient,semblable à une estafilade sur la face d’un homme,unebarre de bâtardise qui coupait en deuxl’écusson. Lechevalier, il est vrai, ne s’en préoccupait pasoutremesure. Il était de ceux qui, confiants dans leur proprevaleur,se présentent au monde la poitrine découverte etleregard clair. S’il s’attristait parfois en repliantsapensée sur lui-même, sur sa naissance,c’était, à coup sûr, beaucoupmoins parcolère contre le sort que par désespoir den’avoirpoint connu de parents qu’il eût aimés.Et de quoise fût, en vérité, plaint le beauSolignac ? Ilétait riche, et du haut de son châteausomptueusementmeublé, tapissé et orné, il pouvaitapercevoir desmaisons de villageois où partout son nom étaitprononcé avec reconnaissance. Aussi loin que ses chiens enchassant le pouvaient entraîner àl’entour dudonjon, il ne risquait jamais de rencontrer une de ces bornes de pierrearmoirées se dressant comme pour dire : « Ici, tuentreschez un autre ! » Il était libre, ilétaitmaître, il était roi dans son domaine.

Annunziata, qui se piquait d’être devineresse,répétait parfois au chevalier que le bonheurétait, pour lui, à Solignac et non ailleurs, etque toutchangerait peut-être lorsqu’il seraittenté dequitter la Bréance pour la Seine. A cesprédictions deméchant augure, Solignac se contentait derépondre parson beau et confiant sourire. Il embrassait au frontl’Italienne,qu’il aimait comme une mère, et comme unemèreencore jeune et toujours belle, ou bien encore il disait, en laregardant avec confiance :

- En ma qualité de réformé, madreAnnunziata, jene crois, vous le savez, qu’aux choses appuyéessur laraison, et vos prédictions me font moins de peur que votredévouement passé ne m’acausé de joie. Etpuis, quoi, la peur, qu’est-ce que cela ? Une idée! Unechimère ! ajoutait-il en se tournant vers un jeune homme desonâge qui lui servait d’écuyer.

- Une fumée ! répliquait l’autre.

Et Annunziata, tout en hochant la tête, était bienforcée de ne plus parler de ses craintes. Elle retournaità ses rosaires et à ses tarots et cherchaitàsavoir si vraiment les cartes ne se trompaient pas.

Roger de Solignac était donc protestant. Sa mère,l’héritière du comte de Bersac,l’avaitconfié en mourant à cette Italienne,qu’elle avaitrecueillie au lendemain de la proscription de la Galigaï et del’exil de Marie de Médicis, et qui semblaitvouloir payeren dévouement absolu au fils la dette de reconnaissancequ’elle avait contractée envers lamère. Rogern’était encore qu’un enfant lorsqueAnnunziataétait entrée au château, mais il serappelait quel’Italienne avait tout d’abord remplacésamère, morte bien tôt d’une de cesétrangesmaladies anonymes qui sont les fruits mortels de la douleur. CetteFlorentine, venue en France à la suite de la fille deMédicis, avec Concini et les autres,s’étaitéprise de cet enfant blond si beau, et qu’elleavait vu,pour la première fois, souriant et fier, entre les brasd’une pauvre et charmante femme souffreteuse, commeun bambinode Filippo Lippi sur les genoux de la Madone. Peut-être cetteAnnunziata n’avait-elle jamais aimé,peut-êtreregrettait-elle au contraire quelque petite créaturenéede son sang et enlevée par la mort ; elle se donna, ce quiestcertain, tout entière, corps et âme, àcet enfant,dont Mlle de Bersac lui avait confié le sort.

La dernière volonté de la mourante avaitété que Roger de Solignac fûtélevédans la religion réformée. Quant àelle, ellemourait catholique, comme les Bersac, et la dernière de sarace,le petit Roger n’ayant point le droit de porter le titre etlenom de son aïeul maternel. Annunziata respecta le voeu deMlle de Bersac. Italienne crédule, catholiquesuperstitieuse,elle ne croyait pourtant pas qu’on pût sesoustraireà la volonté d’un mort. Roger deSolignac granditen huguenot, conduit au prêche de Limoges par le vieuxJacquesCastoret, le serviteur de sa mère, et qui étaitpapiste.

Mais, quoique le Limousin fût alors, dans la presquetotalité de ses habitants, fidèle aux doctrinesde lacour de Rome et qu’il détestât leshuguenots, quiavaient tant de fois guerroyé autour de Magnac-Bourg et deSaint-Junien, le beauSolignac était aimé, et sonchâteau ne risquait point d’attirer les dangers quimenaçaient encore à cette époque lesdemeures desréformés. C’était au surplusun calvinistesans sévérité que le chevalier deSolignac.

Quoique huguenot, le beau Roger ne croyait pas qu’ilfûtindispensable de porter la sombre livrée desréformés. Il affectionnait plus volontiers lasoie que lebuffle, et on l’avait vu, tout jeune homme, à sesdébuts, guerroyer en Poitou et en Guyenne avec M. de SoubiseetM. de Rohan, sans cuirasse et en pourpoint de velours. Au lendemain dela prise de La Rochelle sur les protestants, Roger de Solignac avaitd’ailleurs engagé sa parole qu’il netirerait plusl’épée contre le roi de France, ettandis que leduc de Rohan et les députés de Nîmes etdesCévennes demandaient pardon à Louis XIII etsignaient lapaix de Montpellier, le beau Solignac rentrait pacifiquement en sonchâteau, satisfait d’avoir bataillé poursa foi,mais plus heureux encore d’avoir achevé de verserle sangfrançais. Le chevalier avait alors vingt-deux ans.

Désormais, ce ne fut plus que contrel’étrangerqu’il tourna son courage. On l’avait vu, lors del’affaire du Pas de Suse, guider à travers lesneiges lesgardes françaises qui hissaient les canons au haut desAlpes, etforcer, le lendemain, l’épéeà la main,l’entrée de la gorge que défendaientlesPiémontais avec un acharnement farouche. Troismaréchauxde France, ce jour-là, marchaient à la fois, ensimplessoldats, contre l’ennemi. Mais devant Schomberg, devantBassompierre et devant Créqui, on avait vu ce jeune hommeardentet superbe, le beau Solignac, devançant les mousquetairesà cheval, la garde suisse et la noblesse volontaire, etpoursuivant jusqu’à Suse le duc de Savoie enpersonne,qu’il eût fait prisonnier de sa main, sans ledévouement d’un lieutenant espagnol qui donna savie poursauver la liberté du duc.

Ce n’était donc pas la seule beauté deSolignac quile rendait célèbre, c’étaitaussi sabravoure ; Martial Castoret, son écuyer, quiétaitcependant brave, disait même souvent : « Satémérité. » Filsd’un vieux soldat duBéarnais qui avait enseigné au beau Solignac lemétier des armes, Martial, par un hasard quin’était après tout qu’unebizarrerie,était né justement le même jour queRoger.Elevés ensemble, ensemble grandissant, le chevalier et lefilsdu soldat étaient donc liés par uneétroitecommunauté de souvenirs et par une profonde affection,respectueuse chez l’écuyer, affectueuse etprotectricechez le maître. Ce n’était pas toutencore, etAnnunziata, qui ne renonçait pas à songoût pourl’astrologie et qui lisait aussi facilement dans les lignesde lamain que dans les mouvements des astres la destinée desmortels,Annunziata avait vu, clairement vu, lu et prédit que,nésle même jour, Roger de Solignac et Martial Castoretmourraient lemême jour.

- Monsieur le chevalier, disait alors Martial avec un air de convictionprofonde, lorsque Roger éperonnait son cheval ducôté des lignes espagnoles, monsieur le chevalier,si cen’est pas pour vous, soyez du moins prudent pour moi. Votreécuyer tient à la vie !

Mais le beau Solignac se mettait à rire, d’autantplus queparfois son écuyer le devançait dansl’attaque ets’enfonçait plus rapidement encore dans les rangsennemis.Puis, l’un et l’autre revenaient, poudreux,déchirés, nacrés desalpêtre, couverts desang, mais non blessés, et bravant le fer et le plomb avecun deces bonheurs insolents qui font croire à la vertu desamuletteset à l’invulnérabilité decertainsêtres.

Ce temps des guerres était, il est vrai, à demipassé, et le beau Solignac goûtait depuis unelongueannée au moins le calme bonheur du repos,lorsqu’onl’avait vu partir, un matin à cheval,équipécomme pour un long voyage et suivi de Martial Castoret, les pistoletsde guerre dans les fontes. Il n’était cependantpas,à cette heure, question de bataille prochaine etl’on nepouvait croire que Roger de Solignac partait pour combattre lesTurcomans ou le grand diable d’enfer. S’ennuyait-ildonc ensa demeure ? Certes, non. Solignac n’était pas deceux quela solitude effraie. Dans ce grand château à demigothique, il restait seul avec son écuyer Martial,Annunziata etdame Barbe. Il lisait, lorsque la pluie tombait au dehors, dans degrands in-folios aux reliures fauves ; il chassait, lorsqu’ilfaisait beau, sous les châtaigniers pleins d’ombreou dansles champs pleins de soleil, heureux de humer l’air des bois,desentir le vent caresser ses cheveux tandis qu’iléperonnait son cheval ou de marcher dans l’herbefraîche, tandis que chaque grappe couleur de lilas desbruyères laissait tomber une gouttelette sur ses largesbottesde cuir. D’autres fois, le sylvain se faisait citadin, serendaità Limoges aux fêtes de M. Philippe de Pompadour,lieutenant du gouverneur, et étonnait par sa bonnegrâce,sa tournure élégante, son sourire et lafaçon dontil dansait les vieilles chaconnes, les belles et les fraîchesLimousines.

- Mais comment faites-vous, chevalier, pour n’avoir pas leteinthâlé ? lui répétaient lesnobles dames,Phébus est pour vous d’une clémenceinfinie.

- C’est que je lui donne franchement mes deux jouesàbaiser ; et comme il est bon maître il n’en abusepas,répondait Roger ! Vous ne savez donc point que le grand airestun meilleur parfumeur que tous les vendeurs d’essences et depâtes de la chrétienté !

Et chacun - et chacune - d’admirer et de choyer ce beauSolignacqui dansait si bien ; après avoir si bien guerroyer.

Solignac ne pouvait donc point quitter le Limousin par dépitoupar ennui. Il n’y laissait, il est vrai, aucune amante, maisiln’y avait trouvé aucune déception.S’ilpartait, c’était qu’un but importantl’attirait hors de la province. On parla beaucoup,àLimoges, de ce voyage assez soudain, qui coïncidait justementavecune maladie fort grave de l’italienne Annunziata.

Celles des grandes dames qui avaient servi de marraines àRoger,et lui avaient décerné le nom « de beauSolignac», eurent tôt fait d’inventer un romanplus ou moinsvraisemblable, dans le goût de l’Astrée,desaventures de Céladon et de l’étrangerSémère…

On répéta tout bas que le chevalierétaitattiré à Paris par quelque amour puissant contrelequelil luttait depuis plusieurs années. On nommait sous le sceaudusecret, devenu bientôt le secret de la villeentière, lenom de celle qu’adorait le beau Roger, et plus d’uncoeur féminin battit de jalousie et plus d’ungrand oeil amoureux, noir ou bleu, se voila à cesrécitsd’une ou deux larmes amères. Puis on essuya lespleurs, onétouffa les soupirs, on s’occupa des contestationsélevées entre l’abbé et leschanoines deSaint-Martial, des sorciers et sorcièresexécutésà Limoges, et de la procession superbe enl’honneur del’entrée de Mgr François de la Fayette,mis au rangdes évêques. Et du beau Solignac il nefût plusquestion.

On l’avait, non pas oublié, maislorsqu’un soir deseptembre, comme le soleil se cachait, la stupéfaction deshabitants et des moines de Solignac fut grande en voyant arriverlentement, par le chemin de Limoges, un carrosse attelé dedeuxchevaux marchant à pas comptés, tandisqu’àcôté du char tout poudreux Martial Castoret,montésur son cheval de guerre, ramenait attaché à saselle lecheval de bataille du chevalier Roger de Solignac. Ce groupe inattendus’avançait vers le bourg avec une lenteurfunéraire, et les premiers quil’aperçurent sedétachant sur le soleil rougi qui allongeaitdémesurément les ombres de Castoret, du carrosseet deschevaux, ceux-là s’écrièrentd’unpremier mouvement :

- Le beau Solignac est mort !

- Est-il donc mort ? demandèrent les braves gensà Castoret en courant au-devant del’écuyer.

Le brave Martial hocha la tête :

- Non, dit-il, M. Le chevalier n’est pas mort !

Mais le ton dont ces paroles furent prononcéesétait sitriste que chacun eut, dès ce moment, la convictionqu’unmalheur était arrivé.

Alors un ou deux curieux, en montant sur les talus ou les pierres, sehasardèrent à jeter un regard dansl’intérieur du carrosse et là,étenduà côté d’un hommevêtu de noir dont ungrand col de toile blanche tranchait sur le sombre pourpoint, ilsaperçurent, pâle, maigre, l’oeil fixe etmorne- avec des cheveux blancs aux tempes, dit une commèredésespérée, - celui que quelques moisauparavantencore on appelait le beau Solignac.

Le beau Solignac semblait revenir au château comme le gibierblessé à son gîte, commel’oiseau mourantà son nid. Il y avait déjà, dans lepas lent etlourd des chevaux qui le traînaient, quelque chose desépulcral. L’homme qui se tenait auprèsde lui,assis et couvrant en quelque sorte de l’oeil le visageémacié du chevalier, était unmédecin.Martial Castoret remarqua, dans la foule peu à peu accourue,quelques gens effrayés qui faisaient des signes de croixcommedevant un mort.

Les curieux, les enfants, les commères et les moines serangèrent silencieusement, respectueusement, pour laisserpasserle cortége. Le dos courbé, la mine creuse etassombrie,Martial Castoret rendait, sans dire mot et d’une main lasse,lessaluts qu’on lui adressait. Stupéfaits, les gensdeSolignac regardaient le carrosse monter, lugubre et silencieux, lacôte qui menait au château dont les vitres, ausoleilcouchant, semblaient sanglantes ou plutôt rougies par unincendie.

Les deux chevaux dont l’un était montéetl’autre traîné par Castoret butaienttristementà chaque caillou, comme s’ils eussent comprisl’inutilité de marcher et de vivre.

Arrivé à un coude formé par la route,lecortége disparut derrière leschâtaigniers, et lesbonnes gens demeurés sur le chemin se regardèrentavecles yeux agrandis de gens qui viennent d’apercevoir quelqueeffrayante apparition.

Le soir même, à Limoges, chez M. de Tanois,chanoine etofficial, le bruit courait déjà que le beauSolignac,moribond, vieilli de dix ans et méconnaissable,étaitrevenu au bord de la Bréance pour y rendre le dernier soupir.

- Ce n’est pas ainsi pourtant, dit une des anciennes marraines duchevalier, que doit finir un gentilhomme !

Jamais retour au pays natal n’avait étéaussisombre que celui du chevalier. Ce fut sur les épaules dumédecin qui l’escortait et de Castoretqu’ils’appuya pour descendre du carrosse. Le malheureuxétaitmaigre et livide et ses jambes se dérobaient sous lui.D’ailleurs, silencieux et résolu, il ne ditqu’unmot, il ne prononça qu’un nom :

- Annunziata !

Et alors comme un spectre répondant à un spectre,unefigure de femme apparut, que Roger considéra avec stupeur etMartial avec effroi, une figure dont les yeux seuls étaientvivants dans un visage blême et qui réponditd’unevoix faible soudain raffermie par un violent effort :

- Me voici, caromio. Je n’attendais plus que toi pour mourir !

II.

D’où venait, ainsi brisé, le beau Rogerde Solignacet quelle épreuve inattendue, quel terrible rocd’achopement avait-il rencontré en chemin !

Quatre mois auparavant, un soir d’été,comme leciel étincelait, cribléd’étoiles,Annunziata avait fait monter Solignac sur la plate-forme du donjonoù elle restait parfois durant des nuitsentières, sesgrands yeux noirs fixés sur les astres :

- Mon enfant lui avait-elle dit, je vais terévéler lesecret de ta naissance et je vais te dicter ton devoir….
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JulesClaretie


(1) La vielittéraire a parfois des hasards étranges :nous donnons ici le texte primitif et inédit d’unromand’aventures, dont M. Jules Claretie avait d’abordplacé la scène sous Louis XIII, scènequ’ila, en fin de compte, transportée sous le premier empire. Onjugera par ce fragment de ce qu’eûtété leroman que M. Jules Claretie eût continuéàdérouler en plein XVIIe siècle s’il nese fûtsouvenu de ces deux redoutables modèles, le Capitaine Fracasseet les BeauxMessieurs de Bois-Doré. Le romandéfinitifdont l’action se passe en 1806 a obtenu un grandsuccèssous ce titre : LeBeau Solignac.