La marchande de journaux Conte parisien par François Coppée ~~~~ I Demandez les journaux du soir,
la Liberté,.. La France,.. A cet appel sans cesse répété Par la vieille marchande à la voix âpre et claire, Je faisais halte au coin du faubourg populaire Dont les vitres flambaient dans le soleil couchant, Et prenais un journal pour le lire en marchant. Ce nest pas que je sois ardent en politique ; Les révolutions rendent un peu sceptique ; Mais, par vieille habitude et besoin machinal, Je parcours volontiers tous les soirs, un journal, Pour savoir si lon va changer ou non de maître, Comme avant de sortir on voit le baromètre. Demandez les journaux du soir,
le Temps,.. le Moniteur... Et, prenant le paquet tout frais que le porteur Lui jetait, en courant, dans sa pauvre boutique, La bonne femme, active à servir la pratique, Derrière un vasistas ouvert sur le trottoir, Se démenait, cherchait des sous dans son tiroir Et vendait, dune humeur absolument égale, Papier conservateur ou feuille radicale ; Et, lorsque je prenais un journal, au hasard : Ah ! Vous voilà, monsieur ! Vous arrivez bien tard, Disait-elle gaiement. Voyez, ma vente est faite. Je nai plus quun Pays et que deux Estafette
Et cest toujours ainsi lorsque les députés, Comme ils ont fait hier, se sont bien disputés, Et quand on dit quon va changer de ministère. Quelquefois je causais, auprès de léventaire, Avec la brave vieille aux yeux intelligents ; Car mon goût est très-vif pour les petites gens. Et, tout en déployant la Presse ou la Patrie, Qui menvoyait sa bonne odeur dimprimerie, Javais pour mes trois sous un instant dentretien. Mon Dieu, pour le moment, ça ne va pas trop bien
Cest la mortesaison, vous savez,
et la Chambre Ne se réunira que vers la mi-novembre. Les grands formats sont nuls, et les petits de journaux Nont que les faits divers et que les tribunaux
Vous autres, les messieurs, vous chassez ou vous êtes Aux bains de mers, aux eaux
Sans le sou des grisettes Qui ne voudraient pour rien manquer le feuilleton De leur Petit Journal, à peine vivrait-on
Pour écouler ce tas de papiers quon imprime, Cest triste à dire, mais il faudrait un gros crime
Je ne désire pas quil arrive, grand Dieu ! Mais, du temps du procès Billoir, quel coup de feu ! Quand on a publié toutes ces infamies, Monsieur, jétais au bout de mes économies ; Mais, en un mois et rien quavec les illustrés, Eh bien, jai pu payer deux termes arriérés
Mais ce nest quun hasard,
tandis que les tapages A Versailles, voilà le temps des forts tirages ! Ça ne peut pas manquer et ça revient vingt fois
Aussi, lorsque je fais un billet pour mon bois, Pendant la session jen fixe léchéance, Et je macquitte après une bonne séance. Je méloignais, trouvant singulier le destin Qui voulait que ce fût le crime du matin Ou le tumulte fait dans les Chambres, la veille, Qui donnât quelque aisance à cette pauvre vieille. Je trouvais un plaisir ironique à savoir Que lantique combat du peuple et du pouvoir Et tout leur vain travail pour mettre en équilibre Le besoin dêtre fort et lardeur dêtre libre, Le prétoire vibrant à la voix des tribuns, Lassemblée en démence et les cris importuns Quon poussera toujours autour du Capitole, Et tout ce que produit, aux jours de rage folle, Le parlementarisme et son jeu régulier, Aidassent cette femme à payer son loyer. Il me plaisait assez que le bruit de la presse Assurât par hasard le pain dune pauvresse, Et que tout ce scandale eût ce bon résultat Quelle pût vivre, à bord du vaisseau de lÉtat, Durement ballotté sur la mer politique, Ainsi quune souris dans un transatlantique. II Un soir, les premiers froids étaient déjà venus, Au fond de la chétive échoppe, japerçus Un spectacle nouveau, qui me fit de la peine. Cétait un pauvre enfant, huit ou dix ans à peine, Blond, pâle, lair malade, habillé tout en deuil, Qui se tenait assis dans un petit fauteuil, Ayant sur ses genoux un vieux dictionnaire Et regardant avec des yeux de poitrinaire. Je demandai : Quel est donc ce petit garçon ? Mais cest mon petit-fils ; il apprend sa leçon, Me répondit, dun air tout orgueilleux, la vieille ;
Et les Frères en sont très-contens ! A merveille ! Repris-je
Ses parents lont envoyé vous voir ? Hélas ! Mon bon monsieur, voyez
il est en noir. Pauvre enfant ! Il na plus sa mère ni son père ;
Mais sa bonne-maman lélèvera, jespère. Maintenant il na plus que moi, cher innocent ! Il a coûté la vie à ma fille en naissant
Et voilà des malheurs quon ne peut pas comprendre
Des orphelins dun jour !
Quant à mon pauvre gendre, Il était étameur de glaces ; et les gens, Dans ce vilain métier, ne dure pas dix ans, Sils nont pas les poumons comme un soufflet de forge
A cause du mercure
Allons ! Un sucre dorge, Dis-je à lenfant, qui vint pour me remercier, Prit mes sous et courut, joyeux, chez lépicier. Et, quand je fus resté seul avec la marchande : Lenfant se porte bien ? Jattendais la demande, Monsieur, répondit-elle avec un gros soupir. Cest le chagrin que jai tous les jours à subir. Non, il ne va pas bien
que je suis malheureuse !
Avec ses yeux cernés et sa figure creuse, Cest tout son père
Il souffre, hélas ! le cher petit ! Il tousse, il dort à peine, il na pas dappétit. Enfin le médecin dit que cest la croissance !
Cest quil est si mignon et d une obéissance !
Et tout ce quil voudrait, il lapprendrait, je crois, Mon Joseph
A lécole il a toujours la croix
Mais sa santé
voilà ce qui me désespère ! Courage ! dis-je. Enfin mon commerce prospère, Continua laïeule, et de telle façon, Monsieur, que rien ne manque à mon pauvre garçon. Le bon Dieu, quand jai trop de mal, me vient en aide. Tenez, jai cru lenfant malade sans remède, Voilà tantôt trois ans
Le docteur ordonna Des médicaments chers, du vin de quinquina ;
Mais, juste en ce moment, je men souviens encore, La Chambre renversa le cabinet Dufaure ; Et jai pu, je gagnais des douze francs par jour, Donner ce quil fallait à mon petit amour
Au Seize Mai, la vente allait, je vous assure, Jai fourni mon Joseph de linge et de chaussure ; Et quand le Maréchal à la fin est tombé, Jai fait faire un habit tout neuf à mon bébé
Le retour de Joseph finit la causerie ; Mais je sortis de-là, lâme tout attendrie, Et javais le cur pris par le simple roman De cet enfant malade et de sa grandmaman. Le lendemain, je dus partir pour la province, Mais sans les oublier ; et lintérêt fort mince Quaux choses de lÉtat jusqualors javais mis Grandit, quand je songeais à mes humbles amis. Car je ne pouvais plus juger la politique Quau point de vue étroit de leur pauvre boutique ; Et quand, par un hasard devenu bien banal, Japprenais, en voyant les pages du journal Pleines dalinéas et de rappels à lordre, Que nos législateurs avaient failli se mordre Et quen plein parlement ils sétaient outragés, Rêveur, tout en lisant leurs discours prolongés, Où le bon sens souffrait autant que la grammaire, Je me disais : Tant mieux pour la pauvre grandmère ! III A mon retour, jappris que lenfant était mort. Ah ! monsieur, me disait en sanglotant bien fort, La vieille, devenue en peu de jours caduque, Quand on perd, à mon âge, un enfant quon éduque, Cest trop dur !
Et bientôt jen mourrai, Dieu merci !
Je ne sais pas pourquoi je reste encore ici ; Car je perds la mémoire, un rien me bouleverse, Et je nai plus la tête à mon petit commerce
Autrefois, si jétais âpre à gagner du pain, Cétait pour partager avec mon chérubin
Maintenant mon chagrin me nourrit
Que mimporte Le reste ?
Voyez-vous, je suis à moitié morte ; Jaurais cent ans, monsieur, que je serais moins bas !
Un client, qui me prend tous les jours le Débats, Ma promis de me faire admettre aux Incurables
Eh bien, soit
Jirai là mourir un de ces jours !.. Que pouvais-je répondre à ce navrant discours ? Que faire pour calmer une douleur si grande ? Hélas ! rien. Et depuis, chez la pauvre marchande, Quand jentrais acheter quelques journaux du soir, Jétais muet devant cet affreux désespoir. Vers ce temps, ce nest plus pour nous une surprise, Notre gouvernement était en pleine crise. Voici lintéressant langage quon tenait : Cest fort heureux. Tant pis pour lancien cabinet. Il subit justement la loi de la bascule. Morel était trop vieux, et Morin ridicule ; Moreau simaginait être de droit divin, Et Morand recevait trop de pots-de-vin
Tandis que parlez-moi du nouveau ministère : Dubois est éloquent et Dufour est austère ; Malgré ses tristes murs et deux serments trahis, Dupont par ses talents honore son pays ; Dupuis est fin ; Durand est loin dêtre une bête
Nous aurons avec eux la politique honnête. Leur programme est très bien, que donne mon journal
Lordre et la liberté
Cest fort original. Ces gens-là niront pas commettre une imprudence
Bref, il était acquis et de toute évidence Que le groupe Morel-Morin-Morand-Moreau De tout progrès utile eût été le bourreau Et que droit à labîme il menait la patrie ; Tandis quagriculture, arts, commerce, industrie, Allaient fleurir et prendre un essor bien plus grand Par la combinaison Dufour-Dubois-Durand. Je connaissais Durand, un homme fort aimable ; Et, depuis quelque temps, je me trouvais blâmable. Se désintéresser de tout, ce nest pas bien. On finirait par être un mauvais citoyen
Voyons, ce cabinet ? Il na rien qui me gêne ; Il est conservateur, libéral, homogène, Très gentil !
Et déjà, plein dun zèle subit, Le dos au feu, troussant les pans de mon habit, De mes amis nouveaux jexpliquait la tactique, A lheure où, dans lennui dun salon politique, Le thé circule avec les tranches de baba. Six semaines après le cabinet tomba. Ah ! jétais furieux, cette fois. Mettre à terre Des gens si bien pensants, un si bon ministère, Cest à désespérer de tout gouvernement !.. Et, maudissant le vain besoin de changement Qui, ce jour-là, venait de troubler les cervelles, Levé de très-bonne heure, avide de nouvelles, Jallais chez ma marchande acheter le journal. Paris avait été plus que matinal ; Il ne restait plus rien quun Siècle de la veille. Mais je fus stupéfait en regardant la vieille ; Car je lui retrouvai lair joyeux quelle avait, Les jours de gain, du temps que son enfant vivait. Le pauvre mort, pensai-je en mon humeur stupide, Est oublié
Ce nest quune femme cupide. Mais, devant mon regard, laïeule avait compris. Ah ! dit-elle, monsieur, ne soyez pas surpris, Si jai le cur content de ce bon jour de vente. Moi, je nai plus besoin de rien, et je men vante,
Mais, pour Joseph, avec de largent emprunté, Jai pu prendre un terrain à perpétuité, Et jai fait des billets, et lhuissier me menace
Puis, si vous pouviez voir son coin, à Montparnasse ? Un vrai jardin !
Je vais prier là, tous les mois
Ça me coûte bien cher ; mais aussi quand je vois Son tombeau tout couvert de fleurs et de verdure, Il me semble que cest ma prière qui dure ! Je lui serrai les mains, honteux de mon soupçon ; Et, depuis lors, ayant médité la leçon, Je suis tout consolé, quand un ministre tombe ; Car, ces jours-là, lenfant a des fleurs sur sa tombe.
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