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DELARUE-MARDRUS,Lucie ( 1874-1945): M’sieuGustave(1921). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (02.IX.2015) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-4) du numéro 4 (octobre 1921) dela Revue littéraire mensuelle Les Œuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . M’sieu Gustave Nouvelle Inédite par LUCIE DELARUE-MARDRUS _____ I Bercée dans le ciel, c’est la pommeraie de mai. Elle semble une forêtde corail blanc remuant au fond de la mer. Chacune des mille fleurs sorties des branches crochues et sèches porte,au milieu de ses cinq pétales, un petit cœur qui sent bon. Et, côte àcôte, ils sont si légers, les pommiers, qu’on pense qu’un souffleeffeuillera tout. L’herbe tendre monte d’en bas vers ces vastesbouquets de noces ; une voie lactée de pâquerettes continue par terrela blancheur en suspens au-dessus du sol ; et les nuages ronds quitraînent dans le ciel bleu sont blancs aussi, copie des arbresimmaculés. Ainsi s’exalte un herbage solitaire de Normandie où les oiseaux quichantent paraissent être enfermés dans des cages fleuries. L’ombre estbleue autour des larges taches de soleil vacillant partout. N’est-ilpersonne pour s’enivrer de la fête fugitive ? Que si ! Il y a quelqu’un qui parle, un humain tout seul dans lasplendeur printanière : c’est M’sieu Gustave, assis sur sa brouette. Illève le nez vers l’azur : - Fait-y beau, an’hui ! Fait-y beau !... Il va, pendant près d’un quart d’heure, répéter cela. Pourquoi pas ? Siles oiseaux parlaient ce seraient les seules paroles de leur chant. « An’hui » veut dire aujourd’hui. M’sieu Gustave, pour varier un peu saphrase, commence à la fredonner. Cela ressemble à du plain-chant, parcequ’il ne connaît guère autre chose, ayant été longtemps enfant de chœurà la paroisse de la ville, avant d’être diacre et porteur de bannière. M’sieu Gustave, enfant assisté de l’hospice, a eu pour mère quinze ouseize bonnes sœurs qui lui ont appris à jardiner et à aimer la sainteVierge. Il ne sait pas lire, mais il s’en passe. Les mots parlés sontdéjà bien assez difficiles à comprendre sans qu’on se casse encore latête à déchiffrer des écritures. La tête de M’sieu Gustave se casse pour rien. On ne sait pas ce qu’ontfait ses parents pour l’avoir fichu comme il est. Ce n’est pas tout àfait un innocent, puisqu’il gagne sa vie ; c’est un pauvre bougrelunatique qui rit tout seul et rêve aux anges, et qu’on ne peut, àvingt-trois ans, considérer que comme un enfant. Malingre dans ses vêtements de tâcheron, le voilà tel qu’il est, lefront bas sous une noire tignasse bouclée, les yeux enfoncés et clairs,le nez retroussé, la bouche, avec ses quatre poils, souriant sur desdents aiguës et blanches de jeune chien. Une bonté touchante, unegaieté naïve se lisent sur ses traits inachevés. M’sieu Gustave est heureux. Il a toujours été heureux. Un être à cepoint inoffensif désarme tous ceux qui l’approchent. Ses bévues etoriginalités ont mis en colère bien du monde depuis qu’il est né ; maisles mauvaises humeurs ont toujours fini par un haussement d’épaules etun rire, un bon rire de pitié qui pardonne tout. Depuis sept années, M’sieu Gustave savait ce qu’est une famille. A la ferme du Beau-Clos (qui ne comporte que deux vaches, un porc et dela volaille), maître Landier et sa femme avaient tout de suite vu quele gibier d’hospice qu’on leur envoyait comme goujard, c’est-à-direcomme gas de ferme, était un bon garçon, et qu’on pouvait l’aimer. Lepère et la mère, et Delphine, la fille déjà grisonnante, et le fils etsa femme, nouveaux mariés, toute la maisonnée s’était prise d’affectionpour l’orphelin, un peu comme on s’attacherait à un chien trouvé. Maître Landier et son fils s’appelant également Gustave, moitié parironie, moitié par commodité, le sobriquet surgit : *M’sieu Gustave*.Du reste, chacun le tutoyait. Cela va de soi. Est-ce qu’on ne tutoiepas les chiens ? Il lui arrivait bien de recevoir des bourrades de la part du maître etde son fils, quand ses lubies dépassaient la mesure, quand quelquesonge creux l’immobilisait en plein travail, ou quand il oubliait, lematin, de se réveiller. Mais les femmes le protégeaient. Et presquetoujours, en Normandie, les femmes représentent, du moins dans lesfermes, l’autorité. Elles le protégeaient ; mais elles se joignaient aux hommes pour letaquiner. Ce qui les amusait surtout, c’était sa dévotion. Elles allaient à lamesse du village, le dimanche, parce que c’est dans l’ordre. Mais celan’empêche pas d’être anticlérical. - A qui qu’tu penses, M’sieu Gustave, quand tu portes ta bannière, à laville, derrière le cul de tous ces curés ? Il riait sans répondre, en détournant la tête. - Raconte-nous qui qu’tu faisais avec tes bonnes sœurs, à l’hospice ?... Et les gaillardises commençaient ; car on le savait chaste, à son âge,comme une jeune fille. Delphine, nonobstant son air respectable, était la plus acharnée.C’était une vieille demoiselle, mais il courait des histoires sur sajeunesse. Le chien parlant, gêné dans sa pudeur d’endormi, se défendait comme ilpouvait. Il n’avait ni beaucoup d’idées ni beaucoup de mots à sadisposition. A la fin, la mère Landier arrivait, et, choquée, intervenait : - Quittez-le donc tranquille, c’ méchant gas ! Avez-vous pas honted’être bêtisiers devant lui, qui n’y comprend brin et qui tombe desnuées ? D’autre fois, Landier fils, dit « le grand Gustave », et sa femme,Marie, avec leur espoir déçu d’avoir un enfant : - Quand le poulot s’ra là, ça sera l’ goujard qui fera la nourricesèche. Et l’autre, de joie, montrait toutes ses dents. Il aimait tant lesenfants ! N’étaient-ils pas ses pareils ? Ne se sentait-il pas leurégal, ou presque ? Son bonheur était de se rendre, le dimanche, aprèsles vêpres, chez la mère Videtal, la laveuse, qui logeait dans lamasure du bout du chemin, au milieu d’un jardin potager. Là, les deux petites filles de cette veuve commençaient à sortir du basâge. M’sieu Gustave avait guidé les premiers pas de l’aînée et porté lesecond bébé sur ses bras. La laveuse, pour le remercier de sa garde, ludonnait chaque fois un bouquet, cueilli dans son carré de fleurs. Ce bouquet dans ses grandes mains rouges passionnait l’innocent. Ilsentait plus qu’un autre que les fleurs sont un miracle. - Le por’ jeune homme, disait la mère Videtal, il aime mieux les fleursque les sous. Est malheureux d’ voir ça ! M’sieu Gustave, le soir, revenait triomphant à la ferme. Et, pour faireadmirer son fragile trésor, sa voix faible de dégénéré trouvait lesmots qui sont la poésie innée de notre paysannerie de l’ouest : - R’gâdez c’te rose ! Elle imite l’œillet et jette deux reflets ! Etc’te là qu’est juchée comme reine ! Et c’te là qu’est plus blanche quel’hiver ! Et puis, prenez votre respire dessus ! Ça fait queuque chose,ça !... On en a le cœur qui bulte ! Parcimonieusement, il donnait une rose à la Delphine, une à la Marie,une à la mère Landier et portait le reste à l’église, pour parerl’autel de la Vierge. Connaissant déjà ses goûts, les deux gamines Videtal, dès qu’il venaitles voir, lui apportaient en trébuchant chacune une fleur sans tige,maladroitement arrachée pour lui. Fidèle, de toute son âme canine, à ces petites enfants-là, M’sieuGustave, une fois dans sa vie, s’était révélé courageux, pour lastupéfaction générale. Car, un jour qu’il les promenait « en campagne», il les avait sauvées de la corne d’un jeune taureau furieux, nonsans revenir blessé de l’aventure. - Qui qui pourrait crère, répétait la laveuse, qu’un malheureux grenoncomme lui se s’rait ambitionné d’vant l’ danger jusqu’à devenirguerrier comme un lion ? * * * Quand il eut fini son fredon en l’honneur du printemps, M’sieu Gustaverevint aux réalités de la vie. Il se leva de sur sa brouette et, touten saisissant les manches pour se remettre en route : - Ah, ah !... T’aimerais mieux rester là que d’ faire tourner ta roue !Mais tu marcheras, vieuille canaille de bérouette, gambe de laine !...Faut pas crère que t’es là pour t’amuser, tu sais ben ?... Car M’sieu Gustave, avec la fierté de se sentir leur supérieur etmaître, avait coutume de tenir de longs discours à ses instrumentsaratoires, compagnons de peine auxquels son instinct donnait une âme.Il n’avait peut-être pas tort. Ainsi, toute la journée, vivait-il parmid’informes fables de La Fontaine, auxquelles son patois normand,langage du seizième siècle, donnait un vénérable charme. Le ciel bleu devenait rose entre les branches parfumées et blanches,lorsque M’sieu Gustave reparut à la porte de la ferme. - V’là m’ n’ ouvrage finie encore un coup !... annonça-t-il en entrant. Le couvert était mis, la vieille fermière, sa fille et sa brus’activaient. La moitié de la grande cheminée était occupée par unfourneau. Mais on continuait le feu dans l’espace vide. Le bois blancde la table, le banc, les chaises de paille, la longue horloge et lebuffet meublaient cette cuisine sombre, carrelée de rouge, et quisentait en toute saison le moisi. L’entrée de l’escalier en échellemenant à l’unique étage s’apercevait, avec sa corde tenant lieu derampe. Des paquets d’oignons pendaient aux poutres basses. - J’attendons les hommes pour souper, fit Delphine. Est l’heure. - V’là toujou les cats qui s’ collectionnent… remarqua Marie, la bru. Elle dispersa d’un coup de pied les quatre chats attentifs auxpréparatifs du repas, bougonna, puis, interpellant le goujard qui riaitpar habitude sans savoir pourquoi : - Au lieu d’ nous montrer tes crocs, t’irais jeter eune voix au père età Gustave. Y sont autour de la coudre, pas loin. Mais les cris des chiens annoncèrent leur arrivée, et, sans attendre,ils s’assirent chacun à sa place, servis par les femmes. Et M’sieuGustave, à côté d’eux, la casquette sur la tête comme eux, était aussiservi par les femmes. Quelques paroles et quelques rires vinrent après la soupe, et comme onallumait la lampe. Puis, gestes lents et las, le fermier et son fils selevèrent et prirent l’escalier noir pour s’aller coucher, laissant leféminin laver la vaisselle et ranger. La Delphine venait d’allumer la lanterne. - Tiens, M’sieu Gustave. V’là ton falot ! Il prit cette lanterne de tous les soirs. - Eh ben !... bonsoir, bonnes gens !... jeta-t-il. Et le voilà traversant le pré pour aller dormir, car il couche dansl’une de ces petites granges qu’on appelle chez nous des « appartements», et qui est proprement l’appartement du veau. En poussant sa porte habituelle, M’sieu Gustave n’oublie pas de parlerà son camarade nocturne, comme il parlait tantôt à sa brouette. - T’es là, mon bonhomme ?... Te dérange pas, c’est moi. J’allonsreposer tous les deux, pas ? chacun dans son p’tit lit… Il jette un coup d’œil satisfait sur les quatre planches haut placéesoù se creuse son grabat, où les gros draps crasseux et la couverture delaine sont doux à sa fatigue. Mais, avant de refermer la porte, il nepeut s’empêcher de s’attarder un instant devant le pommier qui est là,debout contre la porte, touffe claire sur le ciel bleu sombre,arbre-fée dont les dernières fleurs touchent le toit de paille, et quiporte, à cette heure, parmi ses branches compliquées, autant d’étoilesque de corolles. II Veut-on savoir ce que fut le coup de la guerre dans la pauvre tête deM’sieu Gustave ? Le jour de la mobilisation générale, enthousiasmé : - Y a du monde devant l’ég’ise, en ville, que c’est aussi beau que lafoire Sainte-Catherine ! Le jour du départ de Landier fils, parmi les pleurs de la mère, de lafemme et de la sœur, un rire d’orgueil : - Moi j’irai point, marchez ! J’ai pas été soldat ! Cependant, l’univers entier, l’oreille aux écoutes, n’entendait pas lefracas d’un monde qui s’écroulait. On croyait à la belle image d’Epinald’une guerre de quelques mois, avec des batailles qui durent troisheures et dont on revient vainqueurs, aux sons d’une musique militaire. Parmi les nouvelles en coup de foudre du premier acte, lespavoisements, les drapeaux belges, M’sieu Gustave continua son rêve defête foraine. Puis l’assombrissement rapide au milieu de la débandadedes réfugiés l’inquiéta, par l’expression qu’il lut sur le visage desmaîtres. Et la longue agonie des tranchées ayant commencé, le garçoneut la confuse conscience de son rôle à la ferme, et qu’il étaitdésormais quelqu’un d’important, une paire de bras masculins auxquelsétaient confiés des travaux jusque-là réservés aux intelligences. Les femmes se le disputaient pour des tâches trop difficiles. On disaitpartout : - Vous avez d’ la chance d’avoir gardé votre goujard ! Quand arrivaient les permissions de Landier fils, une manière de fêtese préparait au Beau-Clos. M’sieu Gustave riait. Quand le soldat repartait, conduit à la gare par les siens tout pâles,M’sieu Gustave riait. Un égoïsme d’animal remplissait la poitrine de l’inconsciente créature.La guerre, c’était quelque chose de vague et d’affreux qui tuait lesjeunes gens du bourg, qui pouvait tuer même le fils du maître, mais quine toucherait pas à M’sieu Gustave. Cependant, un matin, il entendit les exclamations des femmes. Le fruitde la jeunesse mâle, citron pressé, pouvait s’exprimer encore. Onappelait les réformés sous les drapeaux. - Ça serait un crime de prendre un gas comme ça, qu’a la tête vide !... C’était la mère Landier qui parlait. M’sieu Gustave cessa de rire. On l’emmena chez le médecin de lafamille. Il y fut avec maître Landier lui-même. Le Beau-Clos tenait àgarder son goujard. Il revint tout joyeux de sa visite, portant dans sa poche un papierprotecteur, certificat du médecin, talisman contre la tranchée. Il ledonna d’abord à lire aux trois cotillons, dans la cuisine. Et, malgréles angoisses de l’heure : - Hélâ !... firent en pouffant la vieille et les deux jeunes, aprèsavoir parcouru. M’sieu Gustave ne savait pas lire. Il promena partout et fit voir àtout le village son certificat. Il en était fier comme d’une espèce dediplôme. « Je soussigné, docteur en médecine, déclare que le nommé Gustave, néde père et mère inconnus et assisté jusqu’à vingt et un ans à l’hospicede la ville, est un dégénéré incapable de porter les armes, et dont latare se manifeste par lubies subites, chants et paroles sans suite… » Les gens lisaient, puis haussaient les épaules, comme toujours, avec unregard de commisération. M’sieu Gustave était le pauvre enfant gâté dupays. - Va mon garçon !... disaient-ils. Sois heureux avec ça !... Et, certes il était heureux avec ça. Ne sait-il pas que même un type fabriqué comme il l’est reste encorebon pour faire de la chair à canon, quand c’est la grande guerre quitonne ? Un beau jour, le voilà, tout équipé, qui part à son tour. Ne croyez pasqu’il va pleurer. M’sieu Gustave continue à rire. Versatile, il esttout fier, pour finir, d’être un soldat, comme les autres. Il en estaussi fier qu’il le fut de son diplôme. Et voici les femmes tout à fait seules à la ferme, n’ayant plus qu’unvieillard pour assurer la tâche de deux hommes jeunes. … Un gas de plus dont on va attendre les permissions – ou la mort. * * * Ce fut au commencement de l’hiver, quand la nuit des mauvais moiss’éclaire à peine de quelques heures de clarté, quand hérissés commedes fagots, les pommiers dénudés grelottent dans le brouillard, autourde la ferme dont les murs suintent. Une boue épaisse et glacée faisaitclapoter les sabots des trois femmes affairées et du vieux fermiercourbé. La Delphine et la Marie, l’âme assombrie par la calamitépublique, s’apprêtaient tout juste à se disputer dans la cuisine, pourune histoire de lapins ou de poules. - Hélâ !... crièrent-elles encore une fois à l’unisson. M’sieu Gustave, silhouette bleu pâle toute bossuée par la musette et lebidon, venait d’apparaître sur le seuil. Les exclamations firent accourir maître Landier et sa femme. Embrassé,tourné et retourné, le permissionnaire montrait ses dents de jeunechien. La première parole qu’il prononça : - Mon bidon n’ prétend pas rester comme j’ le mets. Il est incarné !Faut toujoù qu’y r’tombe devant ! Et quelles que fussent les questions posées par l’ardente curiosité dela famille, il ne parla jamais que de ce bidon, devenu le personnage desa vie nouvelle. Cependant, dans la chaleur de la petite fête improvisée pour lui : - Nô vous a préparé eune surprise !... répéta-t-il plusieurs fois. Mais il n’y eut pas moyen de lui faire dire son secret. Quand il fut reparti : - La surprise, murmura la mère Landier en hochant tristement la tête,ça s’rait bien qu’on apprendrait, à queuque jour, qu’il a été tué.Insensé comme il est, y sortira bien sa tête où qu’y n’ faut pas, pourse faire affûter par queuque Prussien… Mais, deux mois plus tard, la surprise arriva. Et c’était une lettre deM’sieu Gustave ! La tranchée aura produit de ces merveilles. Les soldats avaient réussice que les bonnes sœurs n’avaient pu faire. L’innocent savait lire etécrire. Mon Dieu, sa lettre était plutôt une espèce de page de bâtons où l’ondevinait par places une intention de phrase. Mais ceux du Beau-Closdiscernèrent tout de même que leur goujard leur souhaitait le bonjour ;et cela les fit pleurer. Les heures, les jours, les semaines, les mois, les années, tout celapassa, longue stagnation civile, épouvante militaire. Landier filsétait revenu, blessé au bras, infirme pour la vie. Ce fut tout de mêmela grande joie. Un débris vaut mieux qu’un mort. Le seul bras quirestait au rescapé montra vite qu’il fournirait encore du travail à laferme. Des mois encore. Puis, dernier coup de foudre, l’armistice exécuta sonvacarme joyeux à travers le monde, grande Pâque qui fit croire à toutesles résurrections. Et l’on vit, un matin de décembre, revenir, pour quinze jours dedétente, M’sieu Gustave sain et sauf, parlant encore de son bidon etriant à gorge déployée de se retrouver vivant, après le vaste cauchemarauquel il n’avait pas compris grand’chose. Sous la férule bienveillante des maîtres, il reprit ses travaux commesi rien ne se fût passé. Ce sont les meilleures vacances d’unpermissionnaire. Cependant il y eut un étonnement peu de jours après son retour. Car, àla première bourrade de Landier père, le goujard se rebiffa comme unepersonne naturelle. Il avait été soldat comme les autres. Un obscur honneur lui en restaitau cœur. M’sieu Gustave allait devenir un homme. III L’aube bleuissait le bas du ciel nocturne encore plein d’étoiles, parmiquoi la moitié d’une lune de juin. Dans ce crépuscule du matin à peinecommencé, l’herbage, avec ses rangs de pommiers et ses meules de foin,lignes molles, attendait en silence le grand événement quotidien. Ilfallut un peu plus de clarté du côté du Levant pour que le premieroiseau s’éveillât. Deux notes fraîches se manifestèrent, qui semblèrentaccentuer l’éclosion du jour. Cette petite voix, toute seule dans lanature, en éveilla d’autres. Avec le gazouillis subit de toutes lesgrêles gorges, un cri de coq, au loin, traîna, mélancolique. Bientôt degrandes raies de trois couleurs traversèrent en biais le quartier deciel où le soleil allait paraître. Lentement, le bleu profond de lanuit changea de teinte, jusqu’à ce que le pâle azur envahissantengloutît les étoiles. Il n’en demeura qu’une, pour finir, avec la lunequi devenait blanche comme un petit mouchoir flottant. L’ombre d’uneombre se dessinait au pied de chaque meule, sous chaque pommier. Lesclameurs des oiseaux se passionnaient. Une atmosphère d’or remplaçaitpeu à peu les rayures de l’aube. L’explosion solaire, imminente, allaitanéantir l’étoile attardée, la lune têtue. Ce fut à cet instant pathétique et joyeux, au milieu du chœur exaspérédes pommiers chantants, que parut, comme Adam aux premiers jours dumonde, furtive, une forme humaine. Définitivement rentré du régiment depuis la veille au soir, M’sieuGustave, qui n’avait pu dormir, sortait de l’appartement du veau pourrefaire connaissance avec son herbage et l’été. On croit que le souvenir recrée exactement la nature. M’sieu Gustave,sans même s’en rendre compte, n’avait cessé, pendant ses trois ansmilitaires, de penser à son paysage familier. Cependant, en débouchantparmi les meules, il eut une espèce de grondement dans la poitrine. Vraiment, il ne savait plus comme étaient le foin, juin, l’aurore, lespommiers, le ciel, ni les chants des oiseaux, ni l’odeur de la campagnequi sue sa rosée matinale. Un bond de bête le jeta sur la première meule. A poignées, comme s’ileût arraché les cheveux de la terre, il prit le foin dans ses mainsrugueuses, et portant cela jusqu’à sa bouche, enfonça des baisersfurieux dans les brindilles qui lui griffaient les joues. Le geste qui suivit fut de courir de-ci, de-là, le visage en pleinciel. Un rire s’ouvrait jusqu’à sa gorge. - Est beau, la campagne !... est beau !... Et la joie panique qui le possédait était telle qu’on eût cru que lesoleil, bondissant enfin de son bain de lumière, ne sortait del’horizon, ce matin, que pour ce pauvre garçon-là. * * * - M’sieu Gustave a la tête encore plus perdue qu’avant !... déclara laDelphine, en riant. V’là quatre jours que j’y demande de m’casser dubois pour mon fourneau, mais va falloir que j’ m’y adonne moi-même sij’en veux ! - Les filles trouvent ça drôle, fit Landier fils en s’adressant à sonpère. Moi point. Avec ça qu’ la mauvaiseté s’y met. On n’ peut plus ydire mot sans qu’y s’ fâche comme un coq rouge. Le goujard, absorbé dans son rêve, ne savait plus s’il avait ou non desmaîtres. Depuis qu’il était revenu de guerre, dans le chaos de son espritmisérable, un désir naissait qui, peu à peu, prenait forme, seprécisait comme une vraie idée d’être pensant Il avait été soldat, il avait appris à lire et à écrire. On l’avaitsorti de son absolu d’animal heureux. Il lui fallait maintenant unautre destin que d’être le chien de la ferme jusqu’à l’heure de sa mort. Il mit bien des jours à découvrir, au fond de sa conscience atrophiée,ce qu’il souhaitait. La tendresse éperdue qui l’attachait au sol natalcommençait à faire naître en lui des images plus humaines. Sesvingt-huit ans enfin se virilisaient. Le besoin de la compagne, dufoyer, de l’enfant, le tourmentaient, songe éternel de l’homme, envieinstinctive et saine de fonder une famille. Il se mit à mal dormir la nuit. Ce fut en adressant des discoursnocturnes à la génisse de l’année qu’il découvrit enfin ce qu’ilcherchait. Une après-midi d’automne, il quitta soudain son travail dans le verger,jeta sa bêche, et se mit à courir vers la ferme. Il était si pressé defaire part de sa trouvaille ! Les femmes, réunies autour du baquet, étaient en pleine lessive.Haletant, M’sieu Gustave se précipita. - Mâme Landier, cria-t-il, Delphine, Marie !... Elles se retournèrent, surprises. - Qui qu’ t’as, qu’ t’accours à fond d’air comme cha ?... Tu nous faistourner les sangs ! Tout d’une traite, il annonça : - J’ veux m’ marier ! Et le triple éclat de rire qui salua ces paroles fut d’une gaieté siformidable que M’sieu Gustave, parmi les trois qui se tenaient lescôtes, se mit à rire bien plus fort qu’elles. IV C’est certainement à la Delphine qu’il faut attribuer l’idée d’unemystification si bien réussie. Depuis huit jours, le goujard, grisé de paroles, perdait le boire et lemanger. Après avoir tant ri de sa déclaration, la fille et la brus’ingéniaient maintenant, amusées et gardant des mines graves, à luimonter la tête. - Quand tu seras marié… disaient-elle. Et le gas, aidé par elles, faisait des projets. - Ma femme se louera comme moi dans queuque ferme, et j’ gagnerons biennot’ vie, marchez ! Le soir, alle viendra m’ rejoindre dansl’appartement du pré. Et quand j’aurons l’éfant, j’ tâcherons d’ nousplacer comme gardiens dans queuque château. Elles prenaient un air maternel pour lui conseiller : - Quand t’auras trouvé la fille, tu y diras comme cha : « Bonjour, mamzelle ! Voulez-vous t’y pas vous marier d’un bon garçoncomme moué ? Me v’là, si l’ cœur y est. » Il les écoutait avec des yeux avides, et répétait après elles, mot pourmot, comme un écolier qui craint d’oublier sa leçon. Les deux hommes se fâchaient. - Il a bien besoin d’ vos berdi berda ! Il a déjà la cervelle enagonie, vous allez complètement le faire follir, sûr et certain ! La mère Landier : - Est-y capable de s’ mettre en ménage, Dieu du ciel ! Laissez-y lapaix, avec votre vieux potin de mariage ! Cependant, comme on commençait les « corvées de pommes », Landier fils,ainsi que deux hommes de journée qu’on avait engagés comme chaqueannée, commencèrent à prendre goût au jeu des filles. Aidés de Delphine et Marie, loin des vieux restés à la ferme, ils semirent, à leur tour, à surexciter le pauvre type. - Dis-nous comment qu’ tu t’y prendras le soir de tes noces, M’sieuGustave ? Au milieu de la grêle de pommes qui tombaient de l’arbre secoué, joyauxéclatants de la saison rousse, le goujard, en s’activant comme tousautour des paniers et des sacs, répondait évasivement : - J’ f’rons comme les autres ! - Et comment qu’y font les autres ?... demanda l’un des deux paysans. La réponse, une seconde fois, fut bien normande : - Doit pas être si difficile que ça ! La Delphine se mordit les lèvres, parvint à garder son sérieux, etprononça : - Très difficile, au contraire, mon por’ M’sieu Gustave. Il les regardait tous, inquiet. - Peuh !... fit le fils avec mépris. Tu sauras même pas t’ servir deton zanzibar ! - C’est que, continua la Marie, en détournant la tête pour ne paséclater, faudrait, avant d’ te fiancer, savoir au moins comment qu’c’est fait, eune femme ! - Y a d’aucunes surprises, dans le mariage… renchérit la Delphine. Et quand elles ne purent plus se tenir devant la tête que faisaitl’autre, elles se sauvèrent en courant au bout du pré, pour pouvoir sepâmer à leur aise. Le soir, à table, M’sieu Gustave resta songeur. - Est-y qu’ tu penses toujours à tes noces ?... interrogea la mèreLandier. Les écoute pas, va, mon gas. Tu vois bien qu’y risent de toi ! Car elle sentait bien, avec son simple bons sens de vieille femme,qu’il est dangereux et attentatoire de jouer des rêves, même quand cesont ceux d’un demi-idiot. La Delphine n’osa pas, devant ses parents, recommencer lesplaisanteries de l’après-midi. Mais elle prit comiquement une figure decirconstance pour remarquer très haut : - M’sieu Gustave est bien d’âge à prendre femme ; et m’est avis qu’çan’va directement pas tarder. Ce n’était pas difficile de faire tomber dans le plus grossier panneaule goujard sans défense. Le surlendemain matin, Delphine l’envoyait tout au bout du village,sous prétexte d’y trouver, bien que ce ne fût pas la saison, des œufs àcouver. Devant la dernière ferme, la Juliette, vachère de quarante ans, unerousse grêlée et borgne, dont le tempérament de coureuse était connudes intéressés, attendait patiemment derrière la haute barrière, ayantencore au bras et tout autour d’elle les seaux et les « cannes » de latraite du matin. Borgne, grêlée, pas jeune… M’sieu Gustave avait toujours eu lesentiment confus de sa dégénérescence native ; il était prêt d’avance àtrouver tout trop beau pour lui. Cette Juliette qu’il connaissaitvaguement de vue l’éblouit tout à coup comme une rencontre féerique. Ilvécut pendant un instant en plein conte de Perrault. Ralentissant le pas, il regarda timidement, et vit que la fille luisouriait, d’un sourire noir à cause des chicots qui remplissaient sabouche. Son cœur battit si fort qu’il en eut d’abord la parole coupée. Enfin,faisant un grand effort de mémoire : - Bonjour, mamzelle !... articula-t-il d’une voix blanche, ens’arrêtant devant la barrière. La rusée Normande n’éclata pas de rire. Pour mener à bien une bonneblague, la moqueuse race est capable de tout. Elle attendit la fin dela phrase, qui ne voulait pas sortir. M’sieu Gustave ne savait plus unmot de sa leçon. Enfin il parvint à continuer : - Voulez-vous-t-y pas vous marier ?... Mais il ne put jamais trouver le reste. La fille, complaisante, lui fit grâce de la suite. Elle baissa lespaupières, ce qui, pour une seconde, cacha qu’elle n’avait qu’un œil,et répondit bien doucement : - Mais oui, monsieur, j’veux bien… Le garçon fut encore plus ému, mais pas du tout surpris. Il luisemblait bien naturel que la vie fût toute pareille à ses rêves. Il reprit quelque assurance et continua, trouvant ensemble les idées etles mots : - Ben alors… Est aujourd’hui lundi… Nous commencerons à fréquenterdimanche, pas ? Elle répliqua, baissant encore une fois les paupières : - Mais oui, monsieur… Les choses vont très vite, dans les contes bleus. M’sieu Gustave fit unpas en avant, et dit : - J’peux-t-y vous embrasser, puisqu’on est fiancés ? Elle ne releva pas ses paupières. - Mais oui, monsieur… Il retrouvait son rire de toujours. Tout enhardi, sûr de sa destinée,heureux : - Alors, ouvrez la barrière, s’il vous plaît. Elle eut peut-être peur de son regard. Les innocents, on ne sait pas aujuste ce que sont ces bêtes-là. Son œil unique se détourna. - Oh ! non, monsieur, j’ouvrirons pas la barrière. - Alors, à travers la barrière ?... concéda-t-il. - Oui, monsieur… Mais, comme il avançait sa face inachevée : - Dites-moi d’abord comment qu’vous vous appelez…. Parce que moi j’m’appelle Juliette Pichetot. Il fut tout étonné. - Mais voyons ! j’ nos appelle M’sieu Gustave. Vous m’connaissez ben ?Tout l’monde me connaît ! Elle joua la surprise : - Mais non, j’vous connais point, mon cher monsieur ! Mais j’veux benvous connaître, vous savez ? Là-dessus elle approcha son visage. A travers les barreaux, du bout deslèvres, il l’embrassa chastement sur une joue. Il revint à la ferme le plus vite qu’il put, sans même songer à fairela commission fallacieuse de Delphine. Celle-ci le guettait, dans la cuisine, ayant à ses côtés sa belle-sœurqui, seule, était dans le secret. Il vint à elles, épanoui par unsourire large ouvert. Un tremblement lui passa dans la gorge quand ilprononça, calme, avec la paisible assurance du bonheur : - Ça y est. Nos a trouvé une fiancée. E la Marie, qui manquait de sang-froid, dut aller se cacher dansl’escalier pour ne pas tout gâter. - Dimanche, j’y porterons un beau bouquet, continuait M’sieu Gustave.La mère Videtal n’en donne plus ; mais y en aura tout de même un pourmoi, quand qu’elle saura pour qui faire. Delphine, sans sourciller : - Est pas pour la sainte Vierge, les fleurs, à c’t’heure, M’sieuGustave ? Il secoua la tête : - Est pour la Juliette. V’là son nom. - Un joli nom !... continua Delphine. Mais maintenant, raconte-nous,M’sieu Gustave. Et la Marie, un mouchoir sur la bouche, sortit de son escalier pourmieux entendre. Au repas de midi, quand tous furent autour de la table, le goujard eutbien envie d’annoncer son mariage. Mais Delphine et Marie redoutaientl’indignation de la mère Landier. - N’dis encore rien, avaient-elles recommandé ; j’appréhendons que lebonhomme et la bonne femme ne s’colèrent. Tu sais ben qu’ils veulentpas te voir en ménage, de peur que tu n’quittes la ferme. Et ce mystère ne fit qu’ajouter au prestige de la belle aventure. V Le dimanche ne venait pas assez vite ou venait trop vite, tour à tour,au gré de M’sieu Gustave. Tant de choses s’embrouillaient dans sa tête ! Il dormait moins quejamais, et ne cessait de parler tout seul. Le bouquet de fleurs qu’iloffrirait alternait dans son esprit avec le souvenir de paroleseffrayantes. « Ton zanzibar… Très difficile… Faudrait, avant de te fiancer, savoircomment une femme est faite… » Une angoisse sourde ne le quittait plus. Humblement il se sentait le triste inférieur des personnes sensées. Ilne pouvait se passer de leurs conseils. Il était incapable de sediriger tout seul. Puisque les hommes et les filles lui avaient dit ceschoses en ramassant les pommes, c’est qu’ils avaient raison. Il eut lefrisson en songeant que, dès dimanche, sa fiancée lui poseraitpeut-être des questions auxquelles il ne saurait pas répondre. Est-cequ’il savait ce que c’était qu’une fiancée ? Est-ce qu’il avait lamoindre idée des conversations qu’on a quand on se « parle » ? Brusquement, il mesurait ses manques. Il n’était pas un gas comme lesautres. Il avait fait la guerre, oui. Mais il n’avait pas mené la vied’un homme. Il n’était pas un homme. Des sortes de sanglots, nerveusement, le secouèrent sur son grabat, lanuit. Il calcula qu’il n’avait plus que trois jours pour se renseignersur tout ce qu’il ignorait. Le pauvre Daphnis rustique chercha dans sa cervelle. - J’peux pourtant pas d’mander à la Marie ou à la Delphine dem’apprendre… Il évoqua les femmes qu’il connaissait. Il y avait la petite du facteurqui, deux ans auparavant, avait eu un enfant avec un Belge ; puis lamarchande de journaux, dont le mari avait disparu. Etait-ce tout ?...Non. La mère Videtal… Une honte lui vint de penser à elle en cetteoccurrence. - J’oserais pas y parler de ça, bien sûr ! La petite du facteur le rassurait plus. Elle continuait, disait-on à laferme, « à faire le cinq et le quatre avec n’importe qui ». - J’irai voir demain… conclut-il. Tant pis pour l’ouvrage. Quand il aborda la fille du facteur, elle était à la fontaine, tirantde l’eau dans un pot bleu. Un peu de fard sur son museau pâlot, deux rouflaquettes, un peignehaut, un tablier à fleurs disaient qu’elle avait pris son parti defaire la catin dans le village, et même en ville, à l’occasion. Le goujard ne voulut pas, pour celle-là, se servir des mêmes mots quepour sa fiancée. Il ne chercha pas sa phrase, et dit tout de go,retrouvant des paroles jadis entendues dans la bouche d’autrui, quandles gaillardises sévissaient : - Dites donc ! Vous voudriez pas v’nir avec moi dans la grange, à lasombreur, qu’on rigolerait un brin tous l’deux ? Elle fut si suffoquée qu’elle resta d’abord immobile et muette, son poten suspens dans la main. Elle connaissait M’sieu Gustave, comme tout lemonde, et savait ce qu’il était. Elle le considéra pendant un moment, mit sa main sur sa hanche d’ungeste canaille de « créature de ville », et proféra dans un essai deglapissement parisien : - Non ! mais des fois ?... Vous n’vous êtes pas regardé ! Un idiotcomme vous ?... Une espèce d’orang-outang de la foire ?... Faites-moile plaisir de calter, ou bien je vous casse mon pot sur la goule ! Les épaules rentrées, il filait déjà, pauvre chien chassé. A grands pas, il se dépêchait de rentrer à la ferme avec soncompliment. Pourquoi lui fallut-il se heurter presque à la marchande dejournaux qui passait en sens inverse. - Bonjour, M’sieu Gustave !... fit cette femme avec gentillesse ens’arrêtant. Vous êtes bien pressé, c’matin ? Et ce fut plus fort que lui. Le hasard s’en mêlait. Il fallait toutessayer. Il eut un sourire ahuri, baissa la tête, et murmura : - Des fois qu’vous viendriez avec moi dans ma p’tite grange, mâmeLieuvet. Elle ne comprit pas, et demanda, candide : - Et pour qui faire, M’sieu Gustave ? - Eh ben !... dit-il, eh ben… Pour… Un petit rire, un regard terminèrent la phrase. Mais il n’eut pas letemps d’en dire plus long, car une gifle retentissante, en s’abattantsur sa joue, le fit pivoter sur le chemin, tandis qu’il percevait pourla seconde fois les mots confondants d’idiot et de singe. En rentrant à la ferme, son état, outre l’humiliation, était celui d’uncandidat refusé à son examen. - Est pas de c’te façon-là qu’ j’apprendrons queuque chose… sedisait-il. Il fut réprimandé pour son retard au travail et, cette fois, n’osa rienrépondre. Sa joue le brûlait. Son cœur aussi le brûlait. Il ne mangeapas à midi, pas plus le soir, et fut se coucher avant la fin du dîner. - Plus que deux jours avant dimanche !... pensa-t-il en s’enfonçantdans son grabat. Des larmes lui vinrent aux yeux en évoquant les deux camouflets de samatinée. Pour la première fois de son existence, il était malheureux.Sans rien formuler, il fut averti par un instinct caché que la vie estbien amère à qui veut la goûter. Depuis qu’il s’était mis en tête de devenir comme tout le monde, depuisque cette malheureuse idée de mariage le possédait, il souffraitd’insomnie, de fièvre, de pensées trop compliquées pour lui. Il ne sutpas regretter son état premier, n’ayant pas en lui les possibilitésd’un tel mécanisme d’esprit. Mais comme un animal qui sent et necomprend pas, il grelotta devant l’existence, ainsi que certaines bêtesqui devinent les crues et les tempêtes. - Ah !... quand je serai marié !... Avec sa joue giflée et son cœur gros il essaya désespérémentd’entrevoir ce bonheur : une compagne, un être qui l’aimerait, quiserait tout contre lui. Il se figura la borgne grêlée dans ce lit d’écurie où se débattait sonangoisse. Et, couché sur le ventre, il serra son traversin, tendrement,puis passionnément. Et croyant que c’était Juliette qu’il tenait dans ses bras, il connutce qu’il ignorait encore. Il n’eut pas le temps d’en rester surpris. Lourdement il venait des’endormir, étreignant encore le traversin. VI Le voilà donc qui va s’achever, ce samedi qui est le dernier jour avantl’entrée dans la vie ! M’sieu Gustave ignore s’il sera capable d’aller à la messe. Il n’ydirait pas ses prières. Sa tête ne peut pas suivre deux idées à lafois. La Juliette a pris la place de la religion. Le misérable fiancé n’en éprouve aucun remords. Il ne sait pas. Il estheureux. C’est la plus belle façon de prier. Sans qu’il le sache, toutson être remercie. Son âme informe n’est qu’une action de grâces. Il décide qu’en tout cas il n’ira pas aux vêpres. Il lui faut toute sonaprès-midi pour la Juliette. Et voilà les tourments qui reviennent. Il sent sa cervelle éclater. Lebouquet ! Il faut que la mère Videtal le lui donne ! Ce n’est pas tout.Malgré ce qu’il a découvert l’autre nuit, il ne sait rien encore. Avoircompris ce qu’est un homme ne signifie pas qu’on ait compris ce qu’estune femme. Il doit y avoir aussi, dans leur corps, des surprisescachées. « J’voudrais pas avoir honte devant elle… J’voudrais pasqu’elle rise de moi… » Les yeux suppliants qu’au cours de cette journée il leva plusieurs foisvers Marie et Delphine ne furent pas remarqués par elles. « Elles, elles savent comment qu’elles sont. Elles pourraientm’expliquer… » Le souvenir du soufflet et des mauvaises paroles le forçait à se taire.Comme c’était redoutable, une femme, à tous les points de vue ! Vers quatre heures et demie, quand le jour d’automne va décliner, il neput y tenir. Il fallait faire quelque chose pour tromper sa fièvre.Doucement il quitta son travail et s’en fut dans le chemin, sedirigeant vers la masure de la mère Videtal. « J’vas y parler du bouquet de demain. J’veux qu’elle me fasse voir quiqu’elle a comme fleurs. Y reste queuques roses, bien sûr, et queuquesdalhias ; et pis v’là la chrysanthème qui commence. Tout ça vaut cherdepuis la guerre. Si alle veut pas m’en donner, j’y promettrai lapièce. Est qu’alle est regardante, marchez ! Mais alle sait bien quej’peux toujours y rendre service, tant ou plus, dans son jardin… » Il poussa la petite barrière et vit paraître, à la porte de la masure,l’une des enfants, la petite Madeleine. - Bonjour, M’sieur Gustave !... cria l’argentine voix de dix ans. Elle accourait au-devant de lui, toute rose, avec de jolis yeuxaffectueux, sa natte blonde sautant sur le sarrau noir d’écolière. - Bonjour, mon bézot ! Il l’embrassa tendrement, comme une espèce de parrain qu’il était.Puis, pressé de parler de sa préoccupation palpitante : - Ta mère est là ?... J’viens y demander queuque chose, rapport à sesfleurs. - Maman est à la ville avec ma p’tite sœur ! fit la gosse en sautantd’un pied sur l’autre. J’sis toute seule à la maison. Il fut si désappointé qu’elle le remarqua. - Qui que vous vouliez y dire ?... J’peux faire la commission ce soir ? - Etait pour les fleurs… les fleurs… bégaya-t-il, dérangé dans sacombinaison. Il ne retrouvait pas ses idées, et restait là, comme ébahi. Enfin iljeta un coup d’œil du côté du potager, et dit : - J’pensais ben qu’vous aviez encore des roses… Pendant un moment, ils furent côte à côte, enfantinement, amicalement,poétiquement, l’esprit rempli par les roses. Puis le garçon tourna lestalons. - A ce soir… fit-il. En passant la barrière, il sentit ses idées lui revenir. Une penséelumineuse le traversa, qui l’arrêta court dans sa marche. Après uneseconde de réflexion, il revint sur ses pas. On ne sait pas, quelquefois, vers quoi vous mènent quatre enjambéesqu’on fait. La petite fille était encore dans le jardin. - Dis donc, Madeleine ? Elle se retourna. - J’veux te d’mander eune chose… continua-t-il en se rapprochant. - Qui qu’ça est, M’sieu Gustave ? Il la prit par la main. - Vi-t-en avec moi derrière ta maison, dans la ’tite herbage. Elle se mit à rire en le suivant. Quand ils furent dans l’étroit prétout enfermé dans ses haies : - Dis donc, Madeleine, tu m’aimes bien, pas ? - Oh ! oui, M’sieu Gustave ! Il la regardait, confiant. C’était une enfant. Elle ne se moquerait pasde lui comme les grandes personnes. Avec les enfants, il avait toujourseu le sentiment de l’égalité. Ils étaient du même monde que lui : desinférieurs sous la coupe des adultes. - Alors, si tu m’aimes bien, montre-moi comment qu’ça est ! - Comment qu’ça est quoi ?... s’étonna-t-elle. - Eune femme… La fillette se remit à rire sans avoir compris. - Qui qu’vous prêchez, à c’t’heure ? - T’es eune fille, Madeleine. Eune fille, pas, c’est une femme.Montre-moi comment qu’ça est. J’te donnerai eune belle pomme demain… Devant son silence, il poursuivit : - Eune belle pomme, et pis un sou ! Comme elle le regardait, inquiète, avertie par l’instinct, il avança lamain sur elle. Elle était devenue toute rouge, et se recula. - J’veux rentrer !... dit-elle. Elle prenait sa course. Il fit un bond pour la rattraper. Et, la tenantpar son petit bras, une main cherchant déjà : - Quitte-moi voir ? Elle se mit à se débattre. Il se sentit emporté par des gestesinvolontaires, drôles. Pour mieux la tenir, il l’avait saisie à lanuque, par sa natte. Ce n’était pas la première fois qu’il éprouvaitune sensation comme celle-là. Il ne détermina pas que ces cheveuxcassants lui rappelaient les poignées de foin arrachées de la meule, etsauvagement embrassées, le premier matin de son retour de guerre. Ils’était mis à rire jusqu’au fond de la gorge, comme ce matin-là. Parmiles soubresauts et les culbutes de l’enfant, qui se défendaitdésespérément en silence, ses grands doigts eurent raison de la petiterobe, trouvèrent, se rendirent compte. Le hurlement de la gamine arrêta son rire. Il fit un bond. Elle venaitde le mordre à la figure. - T’es méchante, s’exclama-t-il en la lâchant. Et pendant qu’elle s’enfuyait, terrifiée, à travers le précrépusculaire, il porta sa main à sa joue mordue tout en grommelant onne sait quoi. * * * Il s’était essuyé de son mieux le visage avec son mouchoir. Haussantles épaules il revint vers la ferme, en parlant tout seul commed’habitude. - Tout d’même ! Est raide mauvais, les fumelles ! Si p’tit qu’ ça est,faut qu’ ça vous en foute sur la goule !... J’y faisais cependant pasgrand mâ, marchez ! Son sourire revenait, pourtant. - Alle m’a pas laissé voir, mais j’ai compris tout d’même queuquechose. Mais, avec tout ça, j’sais pas encore queu fleurs que j’auraidemain ! La nuit était tombée complètement. Il prit une chandelle à la cuisinepour s’éclairer dans le hangar. Et, tout en cassant son bois à coups dehache, il médita sur les premiers mots qu’il dirait à la Juliette enl’abordant à sa barrière. - C’te fois, alle m’ouvrira, faut crère… Et le conte de Perrault reprit ses couleurs magiques. Il était si bien absorbé dans son travail et ses songeries qu’il fallutl’appeler pour le dîner. A table, il y eut des rires clandestins de Delphine et de Marie. Ellesclignaient de l’œil vers M’sieu Gustave, comme pour lui dire : - Hein ?... demain ?... C’est demain qu’ tu commences à fréquenter ! Et leur longue farce les divertissait tellement qu’elles durents’observer pour ne rien laisser échapper devant ceux qui n’étaient pasau courant. * * * Il venait de souffler sa lanterne. Il savait maintenant comment onparvient à s’endormir, même quand on est atteint d’insomnie. Et, déjà,démolissant son malheureux lit, il prenait contre lui son traversin,simulacre de la Juliette, sa future femme, lorsque de grands coupsfrappés dans la porte de « l’appartement » le firent sursauter. Le veau se leva dans l’obscurité pour aller flairer la porte. - Qui qu’est là ?... demande M’sieu Gustave, dressé sur son séant. - Est moi, la mère Landier. Ouvre vite ! Il se précipita du haut de ses planches, passant sa culotte en route. Quand il eut ouvert, il vit la fermière, une lanterne à la main, aupied du pommier proche, dans la nuit pluvieuse. Il n’eut pas le tempsd’articuler un mot d’interrogation. - Malheureux !... Qui qu’ t’as fait ? Stupide, il essaya de la regarder, malgré l’ombre. Elle enchaîna, tout étranglée, en faisant des gestes : - Les hommes voulaient monter pour te tuer. J’ai dit qu’on m’ laissealler toute seule te trouver… La mère Videtal sort de cheux nous,Allons !... Avoue !... - Allons, avoue !... répéta-t-il machinalement. La mère Landier ne le laissa seulement pas chercher dans sa tête ce quetout cela voulait dire. - Alle a dit comme ça qu’en lui donnant chent francs, alle dirait pasrien. T’as d’la chance de m’avoir ! Les hommes voulaient rien entendre.J’ai fini par dire que j’ r’tiendrais vingt francs tous les mois surtes gages, et qu’alle les aurait, avec un reçu, bien entendu… Cent francs ?... M’sieu Gustave, fasciné par cette somme, s’étonna depenser qu’elle pouvait, d’une manière ou d’une autre, sortir de sapoche à lui. Il ne saisissait pas encore le sens de l’affaire, mais ilétait soudain plein d’orgueil. Cent francs ! Un petit silence s’était produit. La mère Landier, exaspérée, cria : - Répondras-tu, par un bout ou par l’autre ? - Qui qu’on m’veut ?... demanda-t-il enfin, sur le ton d’une extrêmemauvaise humeur. - Oh !... fit la bonne femme, est plus fort, cha ! Tu fais celui quin’comprend point, mais tu sais ben qui qu’ t’as fait avec la gamine,an’hui, à la soirante ! - Ah ! oui !... dit-il. Et il se mit à rire. - Voyons, reprit la vieille, qui transpirait dans la nuit glacée.Réponds-moi, M’sieu Gustave. L’as-tu installée ou l’as-tu pas installée? Parce que la mère Videtal dit comme cha qu’alle l’a trouvée enrentrant qui pleurait, et qu’alle a rien pu en tirer qu’ce soir, quandla pétite a été à bout d’questions, qu’ la mère Videtal est accourue sûl’coup nous l’dire, qu’alle a fait carnaval en bas pour réveiller tous,en menaçant qu’alle allait porter plainte. M’sieu Gustave, plein de secrets depuis une semaine, ne voulait pastrahir Delphine et Marie, auxquelles il avait promis de ne rien dire.Il craignait la désapprobation de la fermière, hostile à son mariage.Ne pouvant lui expliquer les raisons d’aucun de ses actes, il essaya des’en tirer de son mieux. - Porter plainte à qui ?... j’vous l’demande ?... bougonna-t-il.Madeleine est mauvaise comme un vieux serpent. Alle m’a mordu, si vousvoulez l’savoir. Si j’l’ai chagrinée en jouant avec elle, eh bienj’somme quittes, et pis v’là tout ! Et, constatant que la fermière, que clouait la stupeur, ne disait plusun mot, voulant exagérer son système, il se mit, de bonne foi, tout àfait en colère. - Ça va fini, tout cha !... vociféra-t-il. On est là à m’chercher desmots… J’ai rien fait d’ mâ, et pis j’sis libre de m’marier si cha m’dit! Y m’croient tous pus bête que je n’sis, mais j’sis pas leû quin, voussavez ben ! Il recula jusqu’à sa grange et, laissant là Mme Landier et sa lanterne,referma la porte avec violence. Et comme, tout en continuant à parler très haut, il remontait, dans lenoir, jusqu’à son lit, il n’entendit pas la voix de la fermière qui,derrière la porte, criait avant de s’en aller : - Mais, malheureux ! Tu n’sais donc point qu’ t’es sû l’coup d’aller enCour d’assises ?... Qu’ tu risques au moins dix ans d’travaux forcés?... Il ne perçut qu’un bruit de paroles. Et furieux, pour ne même pasécouter les reproches, il s’enfonça dans son grabat, et rabattit sacouverture sur sa tête. VII Il se réveillait de son sommeil agité. Les cloches de la première messesonnaient. Le jour n’était pas levé. Six heures ! Comme il avait finipar dormir tard ! Il s’assit sur sa paillasse, et tâcha de débrouillerses idées. La première qui vint : - Mon bouquet ! Il s’élançait déjà pour s’habiller en hâte. Mais, brusque, le souvenirde la nuit l’arrêta. Alors, reprenant sa colère où il l’avait laissée : - Y vont faire tous c’ qu’y pourront pour empêcher mon mariage !...grommela-t-il. Mais j’les écouterons point ! Non ! Non !... Et si laJuliette est consentante, c’est tout d’suite qu’on s’cherchera la placedans un chôteau. J’en ai assez d’être chez eux, bien sûr… Et pis… La génisse de l’année se mit à meugler. C’était son heure de sortir etde boire son lait dans le seau quotidien. - Y vont encore me dire que j’sis en r’tard et qu’la bête a pas bu !...Tant pis ! J’me quitterai pus faire !... Avec des saccades, il s’habillait. - J’ r’viendrai m’changer, avant d’aller à la grand’messe. Et pis, fautque j’sois beau, an’hui, pour aller voir la Juliette… Un sourire le détendit. Ce fut un torrent de joie dans sa poitrine. Il ouvrit la porte. Le veau s’élança. Puis, le garçon dehors à sontour, le petit animal se mit à le suivre pas à pas, parmi l’ombre où lejour naissait. - Tu veux ton lait ?... disait M’sieu Gustave. Tiens ! Tu vas l’avoir,gourmande ! Il alla dans la laiterie chercher le seau. Il faisait froid. Dansl’herbe trempée, un peu d’eau stagnait au creux des feuilles tombées.Le petit jour grelottait tristement. La volaille, qui venait de sortir,suivit à son tour le goujard qui ne disait plus rien, tout à ses beauxrêves. Entouré par la foule des poules et des coqs, il tenait encore le seaudans lequel la génisse achevait de boire. Il releva la tête dans lebrouillard où la clarté grandissait, et vit devant lui la Marie, qui,toute pâle, le regardait. - M’sieu Gustave… prononça-t-elle d’une voix sans timbre, les gendarmessont là. La génisse avait fini. Lentement redressé, tout droit, les yeuxdilatés, M’sieu Gustave, fixant la Marie, laissa tomber le seau, qui,dans l’herbe, fit son bruit de cloche. Les poules crièrent en sesauvant. Entrecoupée, la Marie reprit : - La mère Videtal, c’te vieulle gadoue, quand elle a vu qu’alle auraitpas les chent francs sans signer de reçu, alle a été tout dire à lapolice, ce matin, à la première heure. Les lèvres blanches du garçon prononcèrent : - La police ?... Et la Marie détourna la tête en pleurant. - Allons, viens-t’en, M’sieur Gustave !... ordonna-t-elle tristement aubout d’une seconde. Les gendarmes peuvent pas attendre pus longtemps. Elle ajouta sans le regarder : - Est de la belle ouvrage, pour sûr ! Y paraît qu’la fillette estdémolie. Alors, comme un tonnerre qui tombe, la compréhension acheva de se fairedans la pauvre tête perdue, ou plutôt la divination instinctive. Ilavait mis sa paume sur sa bouche. Il se revit dans le pré, bousculantla petite Madeleine. Etait-ce vraiment pour cela que les gendarmesvenaient le prendre ? Oui, ce ne pouvait être que pour cela. Comme unmalheureux qui ne sait rien, il avait dû commettre un crime sans lesavoir. Porter la main sur une enfant est encore une chose qui ne sefait pas. La certitude de son infériorité le terrassa pour la dernièrefois. Décomposé comme un mort, il proféra presque bas : - Qui qu’ j’ai fait, mon Dieu ! Qui qu’ j’ai fait ?... - Vi-t-en !... dit plus vivement la Marie. Elle tendait la main comme pour l’entraîner. Il eut un geste rapide, etregarda tout autour de lui. Ce fut comme s’il embrassait d’un coupd’œil suprême sa vie, sa bonne vie de tous les jours depuis douze ans.Puis, brusquement, il se laissa tomber sur l’herbe ; et couché, lesbras en croix, la figure sur le sol, il resta là, frappé par desErynnies, écrasé par la fatalité. Landier le père et Landier le fils avaient dû venir le chercher. Sanscourage pour dire un seul mot, ils le poussèrent devant eux jusqu’à laferme, le firent pénétrer dans la cuisine. Toute la famille était là, muette. En voyant les gendarmes, M’sieuGustave, une seconde fois, se coucha par terre. Ils le connaissaient bien, les gendarmes. Qui ne le connaissait pasdans le pays ? - Allons, mon garçon, dit le brigadier bien doucement, relève-toi.Parle-nous… On l’avait ramassé de force, assis sur une chaise. - Voyons !... dis-nous… Qu’est-ce qui s’est passé hier avec la petiteVidetal ?... L’as-tu… voyons… l’as-tu ?... Un sanglot secoua le garçon. - J’sais pas… suffoqua-t-il. - Voyons !... réponds la vérité… Lui as-tu… fait voir… Désespérément il regarda les tuniques bleues, les képis. Jamais lesentiment de l’honneur, si lentement né dans son humble cœur, n’avaitété plus vivant en lui qu’à cette minute. En éclair il imagina laJuliette l’attendant à la barrière, cet après-midi. Les roses de sonbouquet passèrent aussi dans sa tête ; puis, bien claires, il entenditses propres paroles, ce matin : « J’en ai assez d’être chez eux, biensûr !... » Il tourna la tête. Ici, c’était Delphine ; là, Marie ; là,M. Landier ; là, Mme Landier ; là, le grand Gustave. Il les compta l’unaprès l’autre, arrêtant sur eux des yeux de chien. Un ruisseau delarmes descendit sur ses joues. Tout était fini. Un glas sonna dans sonâme : « Jamais plus ! » Et, comme un homme qui se jetterait à la mer,il eut la sensation qu’il tombait tout vivant, sans défense, dans legouffre noir de la Justice. - Voyons, mon garçon, lui as-tu… La question fut longue et précise. Elle lui apprenait tous les détailsqu’il avait voulu savoir. - Oui, monsieur, répondit-il avec une sombre amertume. La mère Landier hochait la tête. Elle devinait subtilement,maternellement, qu’il allait dire « oui » pour tout, au hasard. - Vous savez ben qu’y n’a pas sa tête… murmura-t-elle. Vous y ferezdire tout c’que vous voudrez. Les gendarmes haussèrent les épaules. - La médecine décidera… conclurent-ils. Puis : - Ecoute, mon gas, va-t-en devant jusqu’à la ville ; nous marcheronsloin derrière toi. Comme ça le village te verra pas passer entre nousdeux. Il secoua la tête. La véhémence du chagrin le soulevait. - Non… Non… J’veux qu’ tout le monde me voye ! Un sanglot des femmes ne lui fit même pas relever le front. A demiévanoui, il se laissa prendre aux bras par les deux gendarmes, emmener.Il sortit de la cuisine. Il allait passer la barrière : - M’sieu Gustave !... cria la mère Landier, tiens, V’là un pardessusque j’te donne !... Prends-le ! T’auras froid c’te nuit… Et pis t’esdans tes habits d’corvée… D’une voix éteinte, sans la regarder, il répondit, dernière parolequ’on devait entendre de lui : - Non, merci ! la mère Landier. J’sis bien assez beau pour aller enprison ! Massées à la barrière, les trois femmes le regardèrent s’en aller parmile matin gris et l’automne, épaules étroites flanquées par les deuxhautes statures des gendarmes. Elles ne se disaient pas que c’était unsatyre, et que les journaux du lendemain allaient lui donner ce nom,avec d’autres comme : « émule de Soleilland », ou bien : « ignobleindividu ». Mais quand il eut achevé de disparaître au tournant duchemin : - Ça y est… dit tragiquement la mère Landier. Le v’là englouti pourtoujours. Et, certes, ce petit mot n’était pas trop fort pour exprimer cequ’allait être, à partir de cette minute, l’avenir de M’sieu Gustave. LUCIEDELARUE-MARDRUS |