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DELATTRE, Louis(1870-1938) : Le Jeu des petitesgens en 64 contes sots illustrés par Lemmen.-A Liège : Chez Aug. Benard, 1908.- VIII-217 p. : ill. en coul. ; 19,5cm.
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.X.2010)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire d'une collection particulière.

Le Jeu
des petitesgens
en 64 contes sots
par
Louis Delattre

Le jeu des petites gens (couv)

~ * ~

DÉDICACE

CHACUN a son ver-coquin dans la tête. En voici une pleine poignée d’unbon quarteron et demi ; quarteron de quarante à la mode de Fontaine,quand on vend ses poires.

Il est vrai, Dieu merci ! que je ne les ai pas tirés tous, un à un, dema cervelle, comme autant de « caracoles » poivrées minutieusementextraites de leurs coquilles, à la pointe de l’épingle. Non. Ce qu’ilsont de plus plaisant est la fleur à peine rajeunie, d’un drôlet vieuxpetit livre imprimé, il y a quelque trois cents ans, par un Jean deLattre qui doit être bien sûr de mes parents, comme dirait Bilboquet,puisqu’il me plaîrait tant qu’il en fût.

Et je dédie - dirai-je par goût de l’incongru ? cette râtelée denovelettes qui sont bien les plus folles, fantasques, éhontées etimpossibles que jamais mauvaise plume ait craché sur du papier, - jedédie ces contes sots, brides à veaux, pets de chats, noix grolières,pierres de cerises et sèches écaflotes, aux plus dignes, aux plusgraves, aux plus respectables de mes amis, MM. Paul Houyoux et CélestinBaudoux.

Qu’ils me pardonnent ma fantaisie en faveur de mon affection. On faitses prières comme on peut. Et Saint Barnabé de Compiègne, le pauvrejongleur de foires, jadis ne fut pas repoussé de Dieu, encore qu’il nelui offrît, en guise d’oraison, que des culbutes et des cumulets.

L. D.
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LE COQ

MA tante Babette-Zoé d’Habay-la-Neuve, qui attendait sa belle-fille àdîner, le dimanche de la Trinité, se décida à tuer son vieux coq pourle bouillon.

Elle mit du petit blé en une forme à pain, monta sur le fumier dans lacour et cria : « Tou-tou-tou-tou... » Les poules s’approchèrent, le coqsuivit digne et fier de sa barbe rouge, et tante Babette s’en saisit.

Ensuite, elle fut prendre, dans le tiroir de la table, son plus menucouteau à peler les pommes de terre ; l’aiguisa au passage sur unemarche des montées ; et tenant le coq serré entre ses genoux, ellecherchait le bon endroit où lui couper la gorge. Mais le coeur luimanqua. Elle rejeta la bestiole qui s’enfuit tout criant, aussi hagardet farouche, à présent qu’il était lâché, qu’interdit et penaudl’instant auparavant. Et il courait deci delà, le cou penché en avant.

Mais tante Babette reprit courage. Et peu après, ayant mis seslunettes, en marchant sur ses bas, elle s’approcha du coq par derrière,son sabot à la main, lui en asséna un grand coup sur la tête etl’oiseau tomba assommé.________

Elle fut quérir, dans la gueule du four, la mannette où elle séchait saprovision de plume. Puis, pour ne pas salir la chambre fraîchementcurée et le carreau passé au rouge, elle s’installa dans l’allée et semit à la besogne. Elle pelait le duvet du ventre ; elle mouillait sonpouce de salive pour les plumes du dos ; elle tirait à deux mains pouravoir les pennes des ailes.

En travaillant, elle était, tour à tour, triste que son vieux coq fûttué, et satisfaite qu’il fût si beau, si bien en chair, avec la cuisseoù il juchait grosse, sans mentir, comme un poing d’enfant. Souventelle s’arrêtait pour le soupeser, l’estimant à quatre livres, une fois; et à cinq, la fois d’après. Elle se disait aussi, avec plaisir, qu’ilen resterait, après le dîner, pour sûr de quoi manger froid à souper.

Le soir tomba et tante Babette, en été, n’allume pas sa lampe. Elledéposa donc le coq plumé sur la planche du dressoir, se proposant d’enachever la toilette demain, avant Messe. Elle secoua les folles plumesde ses vêtements, gratta les petits poux de volailles qui couraientdans ses rides, réchauffa une jatte de café, soupa, et monta se coucher.

Or, au matin, avec le jour, tante Babette se leva, fit son lit et, sonpot à la main, descendit. Pour allumer son feu, elle jetait dans l’âtrequelque menu bois, quand elle poussa un cri perçant. Couchée sur unecorbeille à pain, serrée sur elle-même, se tenait une petite bêteextraordinaire à peau jaune et bleue, sans plumes ni poils, avec degros os saillants, des bras en moignons, des griffes écailleuses, underrière pointu et un long cou fripé. Alors tante Babette aperçut aussiun bonnet rouge-vif et flottant et de petits yeux dorés qu’elle avaitdéjà vus ; et elle joignit ses mains.

C’était son vieux coq mal assommé et tout plumé qui, vivant encore,avait sauté, la nuit, du dressoir ici et se chauffait. Elle n’eut passeulement l’idée de l’empêcher de nouveau de vivre. Tante Babetten’avait voulu que manger son coq et non lui faire du mal. Et à présent,il était si peineux que ce fut en pleurant qu’elle l’enveloppa d’unfichu, le lui nouant autour du ventre avec le noeud sur le croupion.

Elle lui fournit du grain en abondance et de l’eau. Elle le soigna aucoin du feu comme un malade et ne le laissa voir à personne, pas mêmeaux poules, en cette minable guise. Et lui, durant l’été, il serempluma de léger duvet. Il put sortir. Sans sa queue, content devivre, il continua de chanter de son mieux.

Mais le dimanche de la Trinité de cette année-là, tante Babette-Zoén’offrit à sa bru que du bouillon de boeuf.

Tel est vif,
Qu’on croyait mort.

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LA POISSONNIÈRE

QUOI que l’on fasse, on n’évite pas sa destinée. Une pauvrepoissonnière, l’hiver dernier, vendait son poisson à la porte dumarché, par un matin de si grand froid et terrible bise, qu’elle eneut, sans le sentir, son pauvre nez gelé. Si bien que, pensant semoucher, elle se l’arracha tout net du visage et le jeta à terre avecla roupie qui pendait au bout.

Un canard qui se trouvait là on ne sait comment, en barbottantl’aperçut, le saisit et l’avala tout de go. Cela ne doit pas vous fairerire. Car en arrivant à sa maison, ce fut pitié de voir ses enfants quine la reconnaissaient pas s’enfuir loin d’elle, pleurant et criant depeur, comme de jeunes chiens qui ont touché les braises. Enfin, peu àpeu, leur père les rassura en jurant que c’était leur mère sans nez. Etles petits enfants, s’enhardissant à la regarder, ne pouvaient seretenir tantôt de rire et tantôt de pleurer.

La difformité du visage
N’abat l’honneur du personnage.

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LE PETIT HOMME ENGONCÉ

IL y a, allant venant, à certain coin que je connais d’une rue près dela gare, un petit homme qui a l’air d’être au dimanche, quelque jour dela semaine qu’on le rencontre.

Son visage ne dit pas grand’chose et il ne le montre au surplus quasipas. Sa casquette lui descend jusqu’aux yeux et le collet de sa vestelui monte jusqu’aux oreilles. Un costume de velours à côtes, d’unecouleur verdâtre et d’une coupe vigoureusement rabotée, le recouvred’une écorce rugueuse, à larges plis. L’ouvrière du Marché-au-Charbonqui le cousit n’avait plus vu d’homme depuis longtemps, peut-être ;mais certes il est si solide qu’il tiendrait debout tout seul. Lescoins d’un foulard noué à son cou, et d’un bleu éblouissant, flottentderrière lui, tels des pans de ciel entre les nuages.

Et voilà que, pour marcher, le petit homme avance un pied, le colle àterre sur sa vaste semelle, l’aplatit, l’essaye, le fixe au sol commes’il allait y prendre un élan, ou se mettre à danser. Et alors, maisseulement quand il est certain que la terre ne cède pas, s’appuyantdessus, il lance l’autre pied en avant. En sorte qu’il fait, sommetoute, peu de pas, mais qu’il les marche bien en détail, et que c’esttout plaisir. C’est dans la manière.

Sa tête qui repose non pas seulement sur son cou, mais au large sur sesdeux épaules, ballotte en mesure, à droite, à gauche, droite, gauche.Ses petits yeux gris, dans les broussailles des sourcils, clignotent,chacun à son tour, une oeillade. Sa bouche s’ouvre silencieuse, en unbon rire rouge et luisant accroché par les coins à ses deux oreilles.

Il ne lui manque rien ; lui ne demande rien. Cent pas d’un côté, centpas de l’autre, il va sur le trottoir des mêmes boutiques en sedandinant, et martelant le pavé, la nuque heureuse, renversée dans sesépaules roulantes. Mais dans son ample veste, ce sont ses mains quisont le plus à l’aise, enfoncées jusqu’aux coudes en ses poches. Etparfois il a l’air d’un homme enfoui sous les couettes de plumes de sonlit, à écouter dehors pleurer la bise qui ne peut l’atteindre.

Comme un manchot, aussi, abrité dans un tonneau défoncé, le petit hommeempoté flotte dans la foule passante. Il va, vient, se balance, vireparmi ceux qui le bousculent, le pressent, le contournent, ledépassent. Il a le temps ; tandis qu’eux tous courent trop vite poursavoir où il va et ce qu’il fait.

Un brusque écart, et il gravit les deux marches d’un seuil humide decrachats. Plus vivement que jamais, ses yeux clignotent des oeillades ;ses épaules sont plus hautes par-dessus ses oreilles ; ses mains plusloin dans ses goussets.

Le genièvre gonfle ses joues, dilate ses narines, déplisse sespaupières, agrandit ses yeux. Une petite langue, qu’on n’aurait jamaiscru pouvoir sortir si fraîche et rose d’un rustique costume de veloursvert, va cueillir les gouttelettes qui pendent en rosée aux poils de samoustache.

Et il repart achever ses pas sur le trottoir, recommencer de souriredans sa nuque engoncée, sourire silencieusement d’être tranquille, dene rien voir, de ne rien dire, de se balancer régulièrement, et detenir loin enfoncées ses mains dans ses goussets. Et sourire de donner,d’heure en heure, à son rêve bien au chaud, une belle grande goutte,paf, comme on donne à un ami, sur le derrière, une bonne tapeinattendue, sonore et joyeuse.

Mieux vaut se taire que folie dire.
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LE BUCHERON

L’HIVER dernier, qui fut un terrible hiver, un homme du village alla àla forêt et monta tout en haut d’un grand hêtre pour faire du bois.Mais en abattant quelque branche, sa hache lui échappa et tomba à terre.

Le bûcheron en fut fâché, car il lui déplaisait de descendre lachercher, et puis encore remonter. Tout musant et maugréant, il luiprit un besoin et il fit, du haut en bas, juste sur sa cognée.

Or, en coulant, l’eau gela par l’horrible froidure du temps, au grandébahissement de l’abatteur de bois. Celui-ci pourtant, en homme avisé,saisit le bout du glaçon, attira la hache attachée à l’autre extrémitécomme à un cordon, et se remit à sa besogne.

 Ce qu’on peut tenir en la main,
Le mettre à terre est incertain.

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LES DENTS CASSÉES

AU hameau des Wespes, le Grand-Sec, cloutier l’hiver, maçon l’été, nerentra pas à sa maison, du dimanche ni du lundi. Le mardi au matin, enouvrant la porte, sa femme le trouva couché, ronflant sur le seuil.Elle le tira par les pieds dans la chambre et ainsi qu’elle avaitcoutume quand il avait bu un coup de trop, elle lui versa dans labouche un ample bol de café chaud et noir, chaud comme l’enfer, noircomme le diable, et fortifié d’une poignée de gros sel.

L’autre avala, s’éveilla, cracha ses biles et sautant tout à coup surses pieds, sans paraître ouvrir ses paupières que le sommeil collaitencore, sans desserrer les dents, en poussant seulement un profondmugissement, il se mit à faire tourner ses bras de toutes ses forces età abattre à ses pieds, aussi vite et raide qu’un faucheur sciant dublé, les chaises, la table, sa femme, la vaisselle, et tout.

Aux Wespes, la maison du Grand-Sec est la dernière ; la femme savaitqu’il n’y avait personne dans l’environ pour l’entendre. Elle se tut,ramassa les morceaux de ses dents que le coup de poing venait de luicasser, un à un, minutieusement, comme le principal d’une commissionqu’elle avait à faire et s’enfuit par le jardin. Sa bouche était pleined’une chose fade, salée et chaude, qu’elle n’osait cracher de peur devoir que c’était du sang.

L’homme, loin de lui courir sus, prit l’autre porte et s’en alla par lechemin qui monte la côte au-dessus de la rivière.

Enfin, la femme osa rentrer. Elle fut, au débris de miroir pendu auchambranle, regarder de près sa mâchoire endommagée. Elle vit qu’elleavait les deux palettes coupées net, et sa langue apparaissait à labrèche. Elle jura de colère le nom de cinq cent mille milliasses dediables, et s’aperçut que sa voix sifflait. Enfin elle recueillit lesobjets du ménage jonchant le plancher, remit droit les meubles, brassaun marabout de café et, les verroux tirés, l’avala à petites gorgéessucrées avec du pain beurré.

Le Grand-Sec ne revint pas de la journée, ni jamais ; du moins sur sesquilles. On le trouva noyé dans une petite crique de la Sambre profondeà peine d’un pied, assis parfaitement droit sur les deux fesses, lebuste penché dans l’eau comme s’il avait voulu y puiser. Il futrapporté dans un tombereau du fermier de l’Espinette, sur une bellebotte de paille d’avoine que, vivant, certes on ne lui eût jamaisdonnée.

La femme ouvrit au bruit de l’attelage arrêté devant la porte. Leconducteur ne savait comment s’y prendre pour lui annoncer ce qu’ilamenait. Comme il ne parlait pas et voulait entrer, la femme lui ditqu’il se trompait et qu’elle ne vendait point à boire. Alors leconducteur, en deux mots, voyant qu’il le fallait bien, lui apprit lemalheur :

- Voilà ce que c’est. On a repêché le Grand-Sec dans la Sambre, autournant de la Jambe-de-Bois...

La veuve répondit, les deux mains sur les hanches :

- Ah ! le vaurien. Devait-il pour cela me casser mes dents de devant ?

Femme rit quand elle peut,
Et pleure quand elle veut.

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LE CHAPELET

UNE jeune femme toute friquette, parée et ornée, allant un matin à lamesse, rencontra, sur son chemin, un charretier qui menait cinq chevauxattelés à un grand chariot chargé de paille. Mais comme elle passaitdevant, voilà que la voiture commença de reculer, entraînant de forceles chevaux ; et les fétus de voler des gerbes en si grande abondanceque la dame en fut couverte en un instant.

Et plus elle allait, plus vers elle le chariot reculait. Quand elles’arrêtait, il s’arrêtait aussi, au grand étonnement du pauvre diablede charretier qui ne pouvait comprendre que son attelage fût empêtré enun si beau chemin, et ses chevaux traînés par derrière tout en faisantfeu des quatre pieds. Et l’homme de crier : « Et hue, et dia ! » et decracher, et de jurer.

Or, un passant aperçoit la voiture renversée et la petite dame ébaubieau milieu de tout ce beau ménage. Il s’arrête, marche sur elle, luidesserre la main et lui découvre un beau grand chapelet à grains del’ambre jaune le plus fin. Or vous savez que la pierre d’ambre ousuccin attire la paille. Le gros patenôtre avait retenu l’attelage,fixé les chevaux et jeté bas les gerbes ! Tout cela !...

Il fallut que la jeune dame, avec complaisance, cachât son chapeletdans la fente de son corsage, entrât dans la maison la plus proche ets’y laissât enfermer. Alors le charretier releva son chariot, rassemblases bêtes, et joyeusement poursuivit sa route en faisant claquer sonfouet.

La beauté avec l’ornement
Mettent le coeur en grand tourment.

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LE SOUPER

LE riche M. Kakenfluit, marchand de couleurs et vernis, retiré dans lehaut de la ville après fortune faite, a invité à souper la tabléeentière qui buvait, ce jour-là, le lambic gueuse avec lui, dans lacourette de briques rouges du cabaret de *l’Étrille*. Et il a fait unlong clin d’oeil vers M. Amédaye en disant : « Venez seulement ! Ça serachouette ! On ne regardera à rien. On aura des asperges de Malinesgrosses comme ça (et il montre son pouce), quand même il faudrait lesacheter chez Stuckens. »

Il répond qu’il en sera, M. Amédaye ! C’est un diable de petit hommetrapu, à la face rose barrée de la moustache grise, ébouriffée sous songros nez avec l’air terrible pour rire d’une barbe de général demarionnettes. Ses bons yeux bleus baignent dans un liquide brillantautant que les larmes aux paupières des enfants émus. Sa tête, sur sonlarge torse, est plantée droite comme s’il voulait adresser un cordialsalut aux nuages du ciel. Sa voix grave et grasseyante roule sa musiquede gai tambour et sautille avec le ronflement joyeux d’un bon*rommelpot* de la Flandre ancienne. Désinvolte et radieux, il n’a pasd’âge. Toute sa vie, son coeur léger cherche au-dessus de quoi bondir ensaut-de-mouton.

« Il y aura des asperges de Malines, grosses comme cela ! »

Ce soir donc, les amis de M. Kakenfluit sont réunis en la salle àmanger du digne amphytrion et, en buvant le vermouth, ils peuventadmirer, accrochée dans un large cadre doré, l’oeuvre de M. Kakenfluitlui-même. C’est une étoile, ou plutôt un rayonnant soleil dessiné parla juxtaposition d’un nombre infini de ces boîtes rondes de couleurs «prêtes à peindre » (marque déposée), qui couvrent un pan entier de lamuraille du plafond au plancher. On dirait une énorme roue de baraque àporcelaine qui va tourner en cliquetant.

Enfin, voici la soupe ! A table ! - Attaquons, corbleu ! - Quel potage! - Cinq livres d’os et de queue de boeuf ont mijoté là-dedans, mes amis! Vous ne le feriez pas pour dix francs, s’écrie M. Kakenfluit enlapant ce coulis. A moi, ça me revient à quelques centimes, grâce à unboucher qui me laisse les os à trois sous la livre...

La suite ! Une queue de cabillaud au four.

- Bigre ! - Bouffre ! - Peste ! - Diable ! - Ah, ah ! dit à son tour M.Kakenfluit. Ah ! ah !

Il dépèce le large et épais triangle rissolé qu’embaument le citron,l’échalote et le vin de Rhin. M. Amédaye, à la première bouchée, tendles bras et s’écrie transporté :

- Je veux embrasser la cuisinière !

- Ah ! mes amis, répète l’hôte. Ah !... » en s’essuyant la bouche etgloussant comme s’il allait encore dire quelque chose. Mais il se remetà manger. Puis enfin, il éclate. « Eh bien ! moi, savez-vous, dites, àcombien me revient ce cabillaud, citrons et Rhin compris ? Dites ?Dites ? A quatre francs cinquante, mes amis. » Et d’un coup d’oeilcirculaire, l’ancien marchand cueille le triomphe de cette adresse quilui fournit une merveille de la bouche, à ce prix.

Hourra ! A présent, c’est le poulet de Bruxelles qui fait son entrée.

- Je connais cet oiseau, s’écrie M. Amédaye. Un jour, à l’atelierPortaels, j’en peignis un aussi gros sur la table d’un grand tableau.

Mais déjà le couteau sépare les cuisses dodues, les ailes semblables àdes bras croisés. M. Kakenfluit tranche dans les profondeurs de lapoitrine carrée que barde une peau rissolée des plus riches tons brunset or. Sous la lame, la graisse liquide et fine s’écoule des chairsblanches. Chacun des convives qui suivent l’opération des yeux, semblevouloir rattraper de cette sauce aux commissures des lèvres. Alorsapparaît la farce truffée dans le ventre qui s’ouvre béant, telles lescoquilles d’un gros oeuf de Pâques. Et les coeurs battent dans un silencereligieux.

Or, M. Kakenfluit lui-même est ému de la splendeur complète du rôtiétalé. Il dépose le couvert à trancher. Il rougit et toussotte.

- Chut ! Ecoutez ! hurle M. Amédaye, tel un héraut à trompette.

- Mes amis, prononce l’hôte d’une voix recueillie, ça, je dois vousdire. Je l’ai trouvé au Marché couvert. Il était si blanc, si dodu, sibien en chair, si bien truffé, que je n’ai pu m’arrêter de l’acheter.Ça, je dois vous dire. (Ici le ton de M. Kakenfluit baisse comme pouravouer une impardonnable faiblesse.) Je l’ai payé douze francs. Mais(la voix se relève), mais potverdeke, si vous en laissez le moindremorceau sur le plat, vous aurez à faire à moi.

Aussi, fourchettes en main, tous s’élancent et transforment, en un tasd’os bleuâtres, le poulet du Marché couvert.

- Ah ! s’écrie Kakenfluit, ainsi, c’est plaisir d’acheter !

Les asperges apparaissent. Et il est dit qu’elles étaient de Malines etn’avaient pas coûté moins de six francs la botte... Une poitrine d’oiefumée à Strasbourg est ensuite réduite à néant : l’Allemande rose de laPetite rue des Longs-Chariots en a demandé neuf francs... Mais laverdurière voisine a abandonné, à un demi-franc le kilo, les bellespommes de courtpendu que le maître offre à croquer. Et les gozettes àla mode liégeoise, de la rue de la Putterie, ne coûtent que sept « cens» la pièce.

Le Nuits de la comète que sert M. Kakenfluit vient d’une cave wallonnequ’enlimonent, chaque année, les eaux débordées de la Sambre. Sur uncoin de la nappe, l’hôte opère son calcul. Un, virgule, six ! Le verrede vin lui revient à un franc soixante centimes.

Mais quel bourgogne !

- Bast ! donnez-m’en encore pour trente sous, crie Amédaye qui estpeintre, même en tendant son verre. Je crois, en le buvant, lécher lesjoyaux d’un Gustave Moreau !

M. Kakenfluit en verse d’ailleurs à loisir, et prouve maintenantl’étonnant bénéfice qu’il réalise en achetant par milliers, à Anvers,les maduros qu’il offre à ses amis.

Enfin, il n’y a plus d’heures à l’horloge, quand un père de famillepropose de lever la séance par un toast dernier à Kakenfluit, et auxcouleurs prêtes à peindre, dont la vente profitable a permisaujourd’hui cette réunion devant une table digne d’un prince del’Eglise.

- Oui ! au prince des vernis retiré ! s’écrie M. Amédaye en vidant sacoupe.

Débout pour le départ, on voit maintes jambes flageoler. Qu’il fautlongtemps pour retrouver les pardessus ! Personne ne reconnaît sonchapeau. M. Amédaye cependant, dans le corridor semble rêver, la têtepenchée vers ses pieds. Or M. Kakenfluit, qui se figure que son invitécontemple le paillasson de coco qui recouvre les dalles, s’écrie :

- Cette natte vient du boulevard ! C’est un solde... Hein, quelleépaisseur ! Elle ne me coûte que deux francs...

- Peuh ! répond M. Amédaye avec une inattendue intonation de dédain.Peuh ! J’ai fait d’autres marchés que celui-là, moi, Kakenfluit ! Peuh!... Dites, hein nous avons joliment soupé ensemble ? J’ai, sous mongilet, une bonne bosse de poulet, de truffes, et d’asperges, pas vrai ?Il me semble même sentir un amusant petit plumet de bourgogne, defameux bourgogne, Kakenfluit ! Et bien, savez-vous à combien me revientce baltazar ? Hein ? A rien du tout, Kakenfluit ! hurle M. Amédaye,bondissant et gesticulant. Pas une chique, pas un radis, pas çà !

Et l’ongle de M. Amédaye claque sous sa dent.

Buvons !
Jamais nous ne serons si jeunes.

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LE RAT

LA servante ayant, l’autre jour, tendu la souricière pour un rat quil’empêchait de dormir, écoutait s’il   mordait à la couennede l’appât. Elle entendit tout à coup le piège se détendre, et y courutjoyeusement, en deux temps, trois mouvements.

Mais en la voyant approcher, le rat qui n’était pris que par la queues’enfuit, la trappe au derrière. La servante en criant se mit à sapoursuite ; les gens de la maison et les voisins accoururent au bruit ;et tous ensemble de jeter au fuyard, balais, bâtons, pincettes ettisons ; de renverser tables et chaises ; et de commencer un hourvaride sifflets, huées, bruits de poêles et de chaudrons, à briser lesvitres.

La bête, tout en traînant la ratière, réussit pourtant à grimper auxpoutres. Par un trou du mur, elle gagnait la gouttière. Le pied gauchede devant lui manqua ; elle tomba à terre et un jeune garçon lui mit lasemelle dessus. Mais il ne fit que couper, dans les dents du cep, laqueue du rat, qui, tout courtaud, continua sa course à travers la cour.Il allait toucher à l’égout : un vieux coq l’arrêta, et d’un coup,l’avala sans cérémonie.

Or quoi ? Trouvant devant lui le chemin libre jusqu’au croupion, le ratne fit que passer. Les gens de rire, les gens de se remettre à courir.Tout étourdi et refrogné de l’algarade, le rat pensait se sauverencore, quand il se jeta dans les griffes d’un maître chat qui était làen embuscade et qui, vous le pinçant par le dos, fut, en grondant, enfaire ses choux gras dans un coin.

Le trou et l’occasion
Invitent le larron.

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L’ÉCOLIER DE VILVORDE

IL y avait un joli petit écolier de Vilvorde, fin comme une fillette,aux traits doux, et bien sage. Il s’en venait, par le chemin de fer,tous les matins, à l’école Saint-Louis, et s’en retournait à la brune.Dans sa poche, recouvert d’un étui de soie, il tenait son abonnement depremière classe.

Rien qu’au modèle de son col à dentelles tombant sur ses épaules, etbien plus sûrement encore à la vue de sa lavallière bleue à poisblancs, on savait que sa maison, dans la petite ville, était précédéed’une grille à grosse sonnette et d’un parterre de géraniums rougesrehaussé d’une boule de verre argenté ; et aussi que sa soeur écrivaitpour lui ses devoirs les plus difficiles.

Et voilà. Et il monte aujourd’hui encore dans le train ; il s’assiedbien doucement dans un coin du compartiment occupé, à l’autre bout, parun herculéen roux et rose Anglais, un de ceux-là pour qui l’universentier n’est qu’une selle pour leur séant.

Or, l’Anglais, une loupe à la main, suit le texte menu et serré d’unjournal de son terroir, où il semble qu’on ait économisé jusque laplace du titre, pour mettre plus de nouvelles. Mais il n’en passe rien,ne lève pas les yeux ; le train se met en marche sans qu’il ait parus’apercevoir de la présence du garçonnet.

Et le petit écolier de Vilvorde, si bien élevé, si joliment habillé,bientôt n’est plus ici qu’un menu moucheron, une bestiole voltigeantdans un rai de soleil. Il y a longtemps qu’il a laissé tomber les deuxou trois menues pensées qui trottinaient dans son cerveau. Les raiesvertes des champs, les plaques blanches des murs passent, auxportières, comme des rubans où son esprit ne peut plus fixer d’imagesprécises. Il s’endort.

Mais par une fente fine tout au plus comme un cheveu, et à laquellel’écolier ne pensait pas, voilà qu’il sort un bruit mince, qui d’abordhésite, puis s’élève, s’étire et s’ouvre dans l’air comme une bulle quicrève.

Oh !... Il s’éveille, bondissant ainsi qu’on sort d’un rêve terrible.Anxieux, rouge de honte, il fixe, sur le voyageur au fond de lavoiture, des yeux qui implorent l’autorisation de se cacher sous lesbanquettes.

Mais non, l’Anglais, c’est certain, n’a rien entendu. Son journal, dansses mains, n’a pas bronché. L’enfant se rassure. Son âme se retassecomme la poussière sur la route quand le vent a passé. Mais le vent...

Et sans que l’on pût assurer que l’écolier ait fait un mouvement, il aatteint le cuir d’une portière. Sans un geste qu’on pût distinguer, ila descendu le carreau...

Joie ! L’air pur et frais du dehors lui saute au visage, comme l’eaud’une pomme d’arrosoir. L’écolier joli de Vilvorde, en ce moment, c’estun moineau, le bec levé, qui se gargarise à sa fontaine, s’épouille, etbat des ailes dans le sable. Aussi délicieusement que sous lesfrictions d’un crayon anti-migraine, il sent ses joues se refroidir...Une minute bienheureuse et déjà c’est l’innocence ; le méfait quil’éveilla est oublié...

Mais une voix mugit à ses oreilles. Une main énorme, poilue et tavelée,s’abat sur son épaule, l’assied, l’écrase tout d’un côté, l’enfoncedans les coussins. Deux mots :

- Sentir avec !...

Et l’Anglais, armé de sa loupe, d’un oeil unique a déjà repris sonpapier au texte épais et grenu comme une bouillie de semoule.

A vilain, chardonnée d’âne.
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LA TÊTE COUPÉE

UN homme, passant un jour par un bois, fut attendu par des voleurs qui,pour avoir son argent, lui coupèrent la tête ! Ou, du moins, il s’enfallut de peu. Elle ne tenait plus que par un petit morceau de peau surle côté, et il dut l’attacher avec une épingle pour l’empêcher detomber. Pourtant, comme c’était l’hiver, et qu’il gelait fort, le couse reprit et ne saigna point.

Leur mauvais coup fait, les brigands s’enfuirent. Le pauvre diable sereleva et s’en revint à sa maison conter à sa femme, en pleurant,comment il avait été volé et maltraité. Et il s’assit sur une chaisedevant le feu pour se réchauffer.

Mais comme il voulait se moucher, et serrait son nez dans son mouchoir,il arracha sa tête avec l’épingle et jeta le tout au feu. Et ainsimourut le misérable sans s’en apercevoir, laissant une femme et quatreenfants. Ah ! quelle pitié ! Au diable les voleurs !

Nous nous pensons jeunes et forts
Et soudain tombons raides morts.

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LE TICKET

AVANT de partir, car il en est temps, je vous dirai encore une histoireque les marchands content pour se distraire de l’ennui des tablesd’hôte où la chère est mauvaise. De marchand à marchand, il n’y a quela main.

A Bruges, un jour après dîner, grande assemblée de ces disertschevaliers de la marmotte s’amusait à détailler à un nouveau venu de laconfrérie, nicaise un peu, les trucs, tours de mains, gratteries etsecrets de leur franc-maçonnerie.

- Tout ceci est entre nous, n’est-ce pas ? dit enfin un farceur enguise de conclusion. Monsieur comprend, du reste, que la divulgation denos mystères aux profanes réduirait à néant les avantages qui y sontattachés.

- Comment donc ! s’écria le jeune homme. Mon intérêt lui-même me coudla bouche.

- Voilà qui est parler ! A un homme de votre bon sens et de votrediscrétion, je crois que Messieurs mes honorables confrères mepermettront...

- Parlez ! parlez ! cria unanimement la tablée.

- Me permettront de ne pas différer plus longtemps l’initiationcomplète.

- Dites-lui tout ! Il est nôtre !

- Je vais donc, Monsieur, vous procurer le moyen de réduire de moitiéla plus onéreuse de vos dépenses.

- Il le mérite.

- Le moyen d’obtenir à demi-prix vos billets de chemin de fer.

- Cinquante pour cent de réduction ? demanda avec intérêt le nouveauvoyageur.

- Cinquante pour cent.

- Diantre ! Et comment ca ?

- Voici. Toutes et quantes fois que vous vous présenterez dorénavantaux guichets du chemin de fer, vous n’avez, en désignant le ticketqu’il vous faut, qu’à vous pencher le plus près possible du préposé,et, le regardant fixement dans les yeux, passer votre index, commecela, sous votre nez, et faire : Frrt. Allez-y résolument, surtout pourvos débuts ; que votre hésitation ne laisse pas remarquer que vous enêtes à vos premiers pas dans la carrière. L’homme comprendra, et, vousreconnaissant pour initié, vous délivrera le coupon au rabais.

Fichtre ! notre bon jeune homme suppute déjà les bénéfices qui vont luiéchoir du fait de cette aubaine. Avec des facultés mathématiques qu’ilne se soupçonnait pas, il calcule l’énorme diminution de ces frais devoyage qu’il se propose de laisser sortir de la caisse de son patron autarif fort, pour rester dans ses poches au tarif réduit. Confus etreconnaissant, il proteste de son absolu dévouement à une professiondont les membres s’entr’aident avec tant de cordialité.

Le lendemain, il continue son voyage vers Ostende et, comptant employerl’arcane nouveau, se présente au guichet du chemin de fer. Il demandedonc un ticket pour Ostende ; se colle à la petite porte ouverte commes’il y voulait entrer ; et dévisageant hardiment l’agent, se passel’index sous le nez, avec un Frrt confidentiel, mais délibéré. Sur quoiil se voit, en effet, avancer le billet demandé, tandis qu’on luiréclame seulement la moitié du prix marqué.

- Ça y est ! se chante notre jeune marchand enthousiasmé. J’ai le truc.Il faut avouer que le service des chemins de fer fonctionne à merveille! Quelle administration, quel personnel !

Car il n’a pas, un instant, pensé qu’il pût être venu quelqu’un, avantlui, mettre de mèche l’employé et le dédommager. - Et deux ou troisjours plus tard ayant, à Ostende, fini ses affaires, il va prendre letrain pour s’en revenir à Bruges. Il se présente au débit des tickets,demande le sien, et comme « il en est » et possède le secret, en criant: Bruges, il se passe le doigt sous le nez et prononce le Frrtsacramentel.

- Seconde pour Bruges, Frrt !

- Pour où ?

- Bruges ! Frrt ! Et le doigt passe sous le nez.

- Qu’est-ce qu’il a, l’animal ? pense l’employé. Il tend cependant leticket au voyageur et crie le prix : un franc cinquante.

- S’il vous plaît ! répond le voyageur offrant les quinze sous duprivilégié, réduction faite suivant son calcul.

- Je vous dis : un franc cinquante.

- Eh oui ! Frrt ! recommence notre homme se glissant le doigt sous lenez.

- Un franc cinquante ! hurle, dans sa logette, l’agent dont les yeux etla moustache menacent de se détacher et de tomber par la petite porte,tant il les roule et les agite. On ne marchande pas ici, crébleu !

- Eh non, eh non ! Vous savez bien, frrt !

- Mais qu’est-ce qu’il a, ce coco-là ? se demandent les voyageurs quisuivent. Qu’est-ce qui lui prend ?... Avez-vous vu ?

- Allez-vous finir vos grimaces et payer votre ticket ? répètel’employé sur le ton le plus aigu de l’emportement.

- Allez-vous passer ? demande dans la queue, un voyageur pressé.

- Un-franc-cin-quan-te ! scande l’employé qui martèle les syllabes.

- Mais je vous dis : Frrt ! crie notre jeune homme s’exténuant à luiexprimer par des gestes et la mimique de son visage, combien il estcoupable de ne point se rappeler le Frrt des voyageurs de commerce.

- Il y a un fou dans la gare !

On ne sait qui le premier crie ces mots. En un clin d’oeil, le jeunehomme qui persiste à pousser des : Frrt ! et à se passer l’index sousles narines devant le guichet, est entouré d’hommes aux vêtementsgarnis de boutons de cuivre, appréhendé au collet et porté plus mortque vif vers le bureau du commissaire de la station.

- Un fou, un fou ! - Attention ! - Sauvez-vous ! - Il voulait se fairedélivrer un ticket à coups de revolver ! - Un tout jeune homme encore !- Quel malheur ! Pour les parents, surtout !... ajoute une mère.

Enfin notre Gaudissart fut relâché. De retour à Bruges plus mort quevif, il relata à ses confrères sa mésaventure. Comme il manifestait sonétonnement, son indignation même de voir les employés d’Ostende si peuau courant de l’us de Frrt, dont ceux de Bruges paraissaient sicourtoisement instruits :

- Un moment, pardon, ne nous emballons pas, interrompit le suprêmeinitiateur. Quand vous êtes parti de Bruges vers Ostende, vous avezfait le geste maçonnique de quel bras ?

- Du bras droit. Et j’ai obtenu mes cinquante pour cent de réduction.

- Parbleu ! Il ne manquerait plus qu’on vous les eût refusés !... Maisensuite, à Ostende, pour revenir à Bruges, qu’avez-vous fait ?

- Tiens ! Exactement le même geste...

- Voilà ! Voilà ! Voilà !... Et vous êtes étonné, scandalisé, quel’employé ne vous ait point reconnu pour un des nôtres ? Mais, mon cherMonsieur, pour revenir à Bruges, vous aviez à lui montrer un Frrt de lamain gauche. Vous êtes dans votre tort ; et lui, a parfaitement obéi ànos statuts. Frrt ! de la droite pour aller à Ostende. Frrt ! de lagauche pour revenir à Bruges. Consultez la carte des chemins de fer,que diable ?... C’est une question de direction, saperlipopette !... Endéfinitive, mon cher Monsieur, ce n’est pas parce qu’on se trouveprivilégié qu’on se doit faire passer pour plus bête qu’on est...

- Ah ! dit l’autre, en laissant tomber sa mâchoire.

Tant vit le fol qu’il s’avise,
Tant va-t-il qu’après il revient,
Tant le bat-on qu’il se ravise,
Tant crie-t-on Noël qu’il vient.

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LA PRAIRIE

L’ÉTÉ passé, environ la Saint-Médard, un faucheur de pré acheta unefaux toute pimpant neuve, tranchante comme le bec d’une couturière à lajournée. Il fut à la ferme du Grand-Peuplier et fit prix pour faucherune petite pièce d’herbe de quelque sept bonniers, trois verges, deuxperches et un pied quatre pouces que le censier a là, derrière sonverger.

L’homme arrive au champ, un matin clair et beau, ôte sa blouse,retrousse ses manches ; tintin, bat sa faux comme pour dire ; rik-rak,l’affile à sa latte de bois mouillé de vinaigre ; se campe d’aplomb surses sabots ; et, ainsi que s’il ne voulait plus rien entendre, sansdire qui a perdu ou gagné, se met à donner de la faux neuve de droiteet de gauche, comme un perdu. Mais, au onzième coup, voilà que la lamerencontre une grosse pierre qu’il n’avait pas vue et que, du coup, iltranche en deux morceaux, net, comme un navet.

L’acier était de bonne trempe. Le feu sortit de la pierre enétincelles, alluma l’herbe voisine, qui bientôt enflamma le reste de laprairie. Tout fut brûlé avant qu’on put y porter remède, car personnen’y courut. Et ni une ortie, ni une centaurée, ni une marguerite, ni unchardon, ni une fléole, ni une renoncule, ni un florion d’or, ni uneargentine, ni un trèfle, ni un brin d’herbe ne demeurèrent debout.

Quand le feu fut apaisé, il avait si bien couru partout qu’on eût ditque les fauldreux y avaient cuit leur charbon de bois, tant était noireà présent la terre là où tantôt elle brillait de fleurs épanouies et deverdure. Le pauvre faucheur voyant ce triste spectacle, s’enfuit auplus vite, courant comme s’il avait volé un cent de moutons.

La mort se jetant en travers,
De nous prend souvent les plus verts.

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LE GENOU SERRÉ

LE tramway, au galop de ses deux chevaux, a gravi la côte qui précèdele square. Sur les banquettes, au-dessus de la masse bariolée desbustes : drap sombre des hommes, gaze et fanfreluches des dames, rit laligne claire des visages en peau rose de Bruxelles. Les femmes ont lesailes du nez qui battent à cause du vacarme excitant du fouet, et desfers des chevaux mordant la pierre.

Lise saute à terre. Elle a mis aujourd’hui sa première robe longue, etse cheveux sont encore en nattes sur son dos. Chevilles et poignets,épaules et hanches, comme les joints de ce corps nerveux sont bienhuilés ! Que ces ressorts sont vigoureusement tendus !

Elle saisit le bras de sa mère et cependant bondit devant, ainsi quepour faire le tour au pas de géants du gymnase. De sorte que tout encourant à ses côtés, elle lui parle en face.

- Mère, dis, as-tu vu, comme il était bien ?

- Quoi, quoi ?... Qui, bien ?

- Le jeune homme qui était dans le tram, assis à ma droite ?

- Un jeune homme ! Mais veux-tu te taire, malheureuse ?...

- Et qu’il me serrait le genou !

- Il... Il... Que dis-tu, il te serrait le genou ?...

- Tu ne peux te figurer avec quelle force, mère !

- Assis à côté de toi, il te serrait le genou ? Mais tu inventes ceshorreurs, n’est-ce pas ? O l’effrontée ! Tu inventes, n’est-ce pas ?...Comment aurait-il pu te serrer le genou, naïve que tu es ?

- Voyons, mère ! Parlons sérieusement... Me prends-tu pour une gosse ?Voyons, dis-le ?... Et crois-tu que je le laissais comme çà, bêtementme pousser ? Mais je lui résistais de toutes mes forces !... Jepoussais de toute ma jambe !... Et comme il y allait, petite mère !

Qui premier prend
Ne se repend.

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LES TRIPES

IL y avait, en notre paroisse de l’Eglise d’en haut, un clerc nomméEsbain, dont le père était bien le premier homme du monde pour cuire debelles fritures. Or, un jour qu’il apprêtait le dîner de sa femme et deses enfants, et fricassait des tripes durant un orage, le tonnerre vintà tomber par la cheminée, droit au milieu de la poêle.

Mon dit père Esbain s’en trouva d’abord fort ébaubi. Mais reprenantaussitôt son assurance, sans lâcher prise, il continua courageusementsa friture et ainsi fit faire cinq ou six tours de poêle au tonnerre,qui, de mémoire d’homme, n’avait jamais été accommodé à telle sauce. Lepère Esbain et ses enfants mangèrent ensuite très bien les tripes, etde fort bon appétit. Il n’y eut que son fils, le clerc, qui trouvaqu’elles sentaient un peu le roussi et lui grattaient à la gorge. Cedont il se guérit d’ailleurs en buvant d’autant.

Bien souvent, sans y songer,
L’on se voit hors d’un grand danger.

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L’HOTE

MARTINET, le couvreur du Tienne Colau, avait de hautes jambes maigres ;sur ses jambes, un long corps étroit ; au-dessus de tout, comme unpetit toit rond domine un tuyau de poêle, son chapeau de feutre àlarges bords.

Avec des pas de six quarts d’aune, il marchait lentement et arrivaitpremier. Voyant par delà votre tête, il vous contait des choses quivous semblaient comiques et qui, par la suite, survenaient cependantjuste ainsi qu’il l’avait dit.

Son métier le laissait aller et venir, par ses échelles, des journéesdurant, au haut de tout, sur la crête des toits, au faîte des murs, àla fine coppette des clochers. Il ne pouvait plus que difficilementmentir, une fois redescendu à terre.

Un jour, Martinet s’en fut, à trois lieues du village, visiter un deses clients. Cela devait être aux environs de Lobbes. Parti tard dansla matinée, malgré deux pieds qui valaient bien trois échasses, il yfut sur le coup tapant de midi, et les gens à dîner.

- Tenez, tenez !... Voilà Martinet de Fontaine ! dit l’homme à table.Et nous qui avons justement fini ! Mais si vous y tenez, vous savez, onaura vite réchauffé la marmite.

- Merci, dit Martinet. Ne vous dérangez point pour moi.

Le Lobbain acheva sa tartine et son fromage, but sa bière, se leva ; etils allèrent ensemble à leurs affaires.

Sur les quatre heures, Martinet, que la faim tenaillait depuis lematin, dit à l’autre :

- Ecoutez ! Il vous faudrait me donner une bribe, je me sens unemauvaise faim au ventre.

- Tout de suite, compère. Deux, si vous voulez !

Comme Martinet avalait les morceaux ronds :

- Diable, fit l’hôte, m’est avis que vos boyaux étaient vides ! Vousn’aviez point dîné, dangereux ! Pourquoi refusiez-vous notre soupetantôt ?

- Ecoutez, compagnon, répondit Martinet. La vérité, c’est que j’ai ditun mot de trop quand j’ai refusé votre dîner. Mais, vous savez, vous enaviez dit un de trop peu en me l’offrant.

Qui soi-même s’est convié,
Est bientôt soûl et contenté.

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LES DEUX FRÈRES

UN étranger arrive au village, à la recherche d’un paysan. Il entrechez Pierre Jadin, au cabaret voisin de la gare ; et, au comptoir, enpayant sa chope :

- N’y a-t-il pas dans le bourg, demande-t-il au cabaretier, un appeléAndré Jadin ? J’ai des papiers à lui remettre, et je ne sais où est samaison ?

- André Jadin ? répète l’homme. André Jadin ?... J’ai déjà entendu cenom-là... Mais on parle de tant de gens, ici... Non, pour un duvillage, je ne me le rappelle pas... Vous savez, il n’y a tout de mêmeque la route à suivre pour voir toutes les maisons. La localité n’estpoint grande...

L’étranger sort. A un autre café, il renouvelle sa question.

- Pardienne, André Jadin ! répond ce cafetier. Je ne connais que lui !

Il entraîne le voyageur sur le seuil, et avec de grands mouvements desdeux bras, il lui explique en long et en large qu’il trouvera mon ditJadin au haut de la côte, dans la campagne du « Lièvre Courant », à lapetite ferme blanche entre les deux peupliers. Un quart d’heure d’ici,quoi !

En effet, l’homme est trouvé ; et sa commission faite, l’étranger s’enrevient prendre le convoi. Il a quelques minutes de reste, et il entreau cabaret de la Station.

- Vous savez, dit-il au patron qu’il a tantôt consulté vainement, j’aitrouvé mon individu. C’est le fermier du « Lièvre-Courant ».

- Nom de d’là ! crie l’autre, avec un haut-le-corps. Mais c’est monpropre frère ! Que ne me demandiez-vous tantôt André du Lièvre-Courant? Je vous l’aurais dit tout de suite !

Bien sot qui ne sait son nom.
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LES NOUVELLES

AU commencement d’avril, le vent tourna, et en une nuit, le printempss’ouvrit comme une primevère au bois. M. Quât, dans sa petite maisonsur le rempart, en fut bien aise. Il chargea sa servante d’aller aubout du jardin, de monter sur la grosse pierre au pied du mur, et devoir par-dessus si c’était vraiment le bon temps revenu.

C’était lui. La servante jura d’une voix aussi claire que le bleu deses yeux et le blond de ses cheveux, que le vent se tiendrait dans lebeau coin du ciel. Et la salive mouillait ses lèvres.

M. Quât en éprouvait beaucoup de plaisir, et il la crut. Il n’eut qu’àfaire un signe, qu’elle attendait, et de ses grosses mains rougeaudeset cordiales, elle vint lui donner les habits qu’il fallait pour un teljour.

Le pantalon couleur café au lait, au lait de chèvre qui rend le caféplus jaune ; la jaquette de drap noir aux trous de mites parfaitementrentrayés ; le foulard en soie des Indes à dessins de cornichons, lechapeau rendu extrêmement luisant par une goutte d’huile ; et la bonnecanne solide, un jeune pied de chêne à pomme d’ivoire.

M. Quât requinqué, la servante lui prit le bras pour descendre lesmarches du seuil et le conduisit au milieu du chemin. Il se piéta,tandis qu’elle, tout en lui gardant une main derrière le dos,repoussait, de son sabot, un caillou de devant lui. - « Ça y est,dit-elle ! » - « Allons, ainsi ! » fit-il. Et prenant son élan, ilpartit.

Il allait à petits pas, frappant des talons. Son cou tendu tenait hautsa tête qui faisait signe, tout le temps, que oui. Il y a longtempsdéjà que M. Quât, s’il veut dire non du geste, doit s’y prendre avecforce, car sa nuque tremble ; encore fait-il souvent non de travers.

Aujourd’hui, son oui-oui du chef s’était accéléré. Ses yeux, dans leursnids de rides et de poils gris, pétillaient ; l’air vif les mouillaitde larmes froides qui les faisaient sembler de très beaux vieuxbijoux... « Oui, oui, oui... » Et il fixait ce bleu du ciel remis àneuf comme s’il en eût tiré quelque chose de subtil qu’on n’eût pas vu; surtout là-bas, entre les tétons des collines de la Blanche-Maison etdu Rond-Chêne, où le satin de l’air chatoie si divinement gai. Sa cannefrappait la terre, et M. Quât allait, allait.

Une grosse goutte lui berliquottait au bout du nez. Sur la place duTrieu, où il déboucha, le vieillard prit tout à coup l’aspect d’unenfant qui goûte la joie des choses qui sont à tout le monde, sansretenue, ni honte.

- Ah ! ha ! père Quât ! crie le charron qui travaille sur la routedevant sa boutique. Il tient sa pipe d’une main et de l’autrel’erminette dont il était en train de dégrossir quelque montant derâtelier. Il est rouge de joie et de travailler dans le vent. « Vousrevoilà, alors ? C’est le bon temps à nouveau !

- L’air d’avril, mon garçon, c’est l’air d’avril, crie à tue-tête M.Quât sans s’arrêter, souriant, reniflant, bûchant du bâton. Salut !Salut ! » Et il va. Le voilà à hauteur de la forge du cloutier. Lesoufflet ronfle ; le marteau bat, avec un bruit pressé, la baguette defer rouge. Le cloutier ne peut s’arrêter. Cependant il rit en voyant M.Quât ; mais à petits coups, parce qu’il frappe fort :

- Bonjour, père Quât ! L’hiver est fini. Ah ! ah ! Je sais bien où lebon temps vous mène, hé, le vaurien !

- Heu, heu, heu ! - Et la vieille tête rose et chenue continue : oui,oui, oui...

Au bout de la place, au petit cabaret qu’annonce un bouchon de houx, M.Quât est chez sa bonne amie ! Il a quatre-vingts ans ; mais elle, pasvingt encore. De la fenêtre où elle cousait dans sa maison, elle l’a vuapprocher. Elle lui ouvre la porte, cependant qu’il gravit le seuil.Entre ses dents, des bouts de fils serrés volettent au vent comme desfils de la vierge retenus à la haie. Son visage est grave et beau. Lajoie de revoir enfin M. Quât, disparu tout l’hiver, l’illuminebonnement. Elle le conduit à la chaise basse près des chenets,l’installe à l’appui du poêle de fer et lui sert, dans un verre de groscristal, que le bout du doigt emplirait, une goutte de genièvre. Puis,elle se remet à coudre.

Doucement, sans hâte, elle lui raconte les nouvelles du village qui nesont pas parvenues jusqu’à la maison de M. Quât ; elle lui dit ceux quisont morts et ceux qui sont nés.

- Hein, tout ce qui arrive !... On n’en sort plus... De mon temps...Mais M. Quât laisse tomber ses phrases à moitié chemin, fatigué vite demener tant de mots ensemble. Et puis, il est si heureux !

Le temps passe. Et dans la maison, à mesure que le soleil d’or pâlemonte aux murs, se répand le parfum de la soupe qui mitonne et touche àson point. M. Quât se lève.

- Vous voilà parti ? demande la cabaretière. Elle va au manteau de lacheminée et entre le bon-dieu et le pot de cuivre plein de roseauxsoufrés, elle prend une gazette pliée, jaunie, crasseuse et usée auxangles.

- Prenez donc les nouvelles avec vous, dit-elle, vous les lirez àplaisir.

- Merci, dit M. Quât. Oui ! oui ! Je les rapporterai la semaineprochaine, quand j’aurai fini.

Il s’est remis en route. A force de menus pas sur ses talons, de coupsde canne sur le sol, et de faire : oui, oui, il est arrivé chez lui.

Il a mangé sa soupe dans sa petite assiette aux fleurettes effacées,avec sa cuiller d’étain usée d’un côté. Assis dans son fauteuil dejonc, armé de sa loupe dont le verre est si rayé qu’il semble recouvertd’une toile d’araignée, il épelle les nouvelles. Il y en a beaucoup.Que d’histoires !... Mais bientôt le jour n’est plus très clair. M.Quât replie le journal, juste dans ses plis. Il continuera demain.

- Tout ce qui arrive ! disent ses lèvres. Tandis que sa petite âmedouce, gaie et fanée murmure comme un chant étouffé : « Et à quoi toutcela sert-il ? »

Pourtant il continuera de lire la gazette jusqu’au bout. Et quand ilaura fini, il reportera précieusement le papier au petit cabaret de laplace. En sorte qu’après lui, cet été, où l’hiver prochain, dans levillage qui dort comme un lilas épanoui au soleil, un autre curieuxpourra apprendre encore les nouvelles du monde, du vaste monde là-bas,bien loin.

Qui a des noix, il les casse.
Qui n’en a pas, il s’en passe.
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LE POUILLEUX

AU mois de septembre dernier, quelques personnes, qui se promenaient lelong de la rivière, rencontrèrent sur la grand’route un pauvre diablede soldat qui leur demanda l’aumône fort poliment.

Il reçut pièce blanche ; et aux questions qu’on lui posa, réponditqu’il s’en retournait à son village. Il arrivait de telle ville où ilétait resté en garnison exactement trois ans, trois mois, troissemaines et trois jours ; mais si mal traité qu’il n’avait, de tout cetemps, couché dans un lit, ni ôté ses vêtements. En parlant, il segrattait des ongles aussi dur que s’il avait voulu graver la pierre, etil tortillait du dos, de la hanche, du derrière, des épaules et desgenoux comme un malade dans une crise du haut mal.

C’est qu’il était criblé de millions de milliasses de poux. Et cettepouillerie qui, depuis trois ans, trois mois, trois semaines et troisjours, n’avait plus eu à manger que sans boire, sentant tout à coup lafraîcheur de l’eau voisine, sautait, ruait et se cabrait comme uncheval qui ne veut plus passer outre l’écurie. Bientôt même, on la vittendre si avidement vers la rivière que le pauvre homme ne put résisterà leur impétuosité. Il fut entraîné dans le courant et s’y fûtimmanquablement noyé, n’eût été un gros estoc de saule rouge justementlà planté au bord et où il put s’accrocher en tombant.

On courut à son secours, on lui donna la main. Mais les poux altérésrésistaient si vigoureusement qu’il fallut, pour tirer l’homme à terre,qu’on leur abandonnât ses nippes pièce à pièce jusqu’à la chemise. Onvit alors les loques s’enfoncer dans l’eau, tant elles étaient chargéesde cette méchante vermine.

Les méchants voudraient que périssent
Jusqu’à ceux-là qui les nourrissent.

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L’ORFÈVRE

UN jeune orfèvre, vous l’avez, sans doute, entendu dire déjà, avaitpour son chef-d’oeuvre, l’an passé, tissé la plus fine chaîne d’or quise fût jamais vue, et d’un travail si menu, si délié, si subtil, qu’iltransportait d’admiration les ouvriers les plus adroits de la ville.

Ensuite, l’artiste avait imaginé d’attacher par la caisse, à sa chaîned’or, une gentille et mignonne puce, qui par ses sauts, ses tours, sesminauderies, divertissait les spectateurs aussi plaisamment que le fîtjamais le plus agile singe de bateleur.

Mais il vient de ces jours-ci, de se surpasser lui-même. Il a fabriquéune boîte d’argent grande tout au plus comme un grain d’orge, dont lesparois, cependant, portent, gravée au burin, l’histoire entière de laGuerre de Troie, et où il peut enfermer à clef la jolie puce enchaînée.

Cela est merveilleux. Les plus riches bijoutiers de la cité l’ontachetée en se cotisant et n’ont pas jugé indigne d’eux d’en faireprésent à la jeune princesse. Celle-ci l’a reçue fort agréablement.Elle garde avec grand soin ce cadeau aussi rare que précieux.

Plusieurs fois le jour, et même la nuit aussi, elle ouvre la menueboîte. Aussitôt la puce bondit avec sa chaîne sur la blanche etdélicate main que lui tend sa maîtresse. Rassasiée d’un quart de gouttede sang, elle se rejette ensuite dans sa cassette dont la dame ferme àclef le couvercle. Enfin, c’est plaisir à voir.

Qui n’a qu’un oeil souvent le torche,
Qui n’a qu’unfils le fait fou,
Qui n’a qu’unpourceau le fait gras,
Qui n’a qu’unefille en fait merveille.

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L’OREILLER

LA semaine passée, une femme de la vallée lavait, au bord de larivière, un oreiller de plume sur lequel son petit enfant avait (nevous déplaise) fort copieusement... Et pour le mieux nettoyer, aprèsavoir savonné et frotté le coussin, elle le frappait à grands coups debattoir, comme la lessiveuse aux loques et draps sortant de la cuvelle.Elle le battit si bien qu’elle le creva. Et, par le trou, toute laplume en sortit, tomba à l’eau et, suivant là-bas la rivière encourant, arriva au moulin où, par-dessus les auges, elle rompit leséventelles, brisa les aubes, démolit les roues, disjoignit lesclaquets, renversa les trémies, fit sauter les meules, faussa lestourillons, arracha les nilles, détruisit les arciers, troua lespagnons, bref, en un mot, pour finir, embarrassa, troubla, confonditpour toujours les secrets de la mécanique du moulin. En sorte que plusjamais on ne put moudre là le moindre grain du blé des censiers, del’orge des brasseurs, ou d’aucune autre denrée, et que le meunier,pourtant si adroit à voler, fut ruiné.

Jusqu’à plus de deux lieues loin, on entendit, dans la rivière, tousserles poissons que les plumes chatouillaient au gosier ; et beaucoup, etdes plus gros, qui en avaient avalé, en furent profondément incommodéet moururent de soif.

Enfants sans conduite,
Maison tôt détruite.

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SOUVENIRS D’ENFANCE

DEUX hommes se sont rencontrés sur le trottoir. C’est-à-dire que l’uns’est trouvé devant l’autre et que chacun levant la main à sa tempe etfronçant les sourcils, a attendu que certaine petite chose se mît enmouvement dans sa tête. Et tout à coup, en effet, la sonnerie a tinté,le mécanisme a marché et, comme une éructation, ils se sont jeté leurnom au visage.

- Pierre ! - Paul ! - Toi ? - Toi ?

- Combien de temps, bon Dieu, que nous ne nous sommes vus !

- Quoi de neuf, là-bas, au village ? Tu y es souvent, toi... Quoi deneuf ?

- Peuh ! Ma foi, rien !... Là aussi, c’est toujours de même.

- Ah ! le village ! Ah ! le bon temps passé ! Tu ne te figures pas monplaisir à penser à tous ces types lointains ! Et le Goret, tu sais, legrand maigre, qui était si sale et écrivait les pétitions pour faireexempter les miliciens ? Comment va le Goret ?

- Ah ! oui, l’agent d’affaires du pays ! Filé, mon cher, parti avec lacaisse de ses clients, on ne sait où.

- Diable !... Et la vieille demoiselle Zé... Zé... Zénobie, tu sais,qui travaillait à sa fenêtre, sur le Préau, à raccommoder des châles desoie, avec des fils d’araignée, hein ? et des aiguilles qu’on ne voyaitpas ?

- On l’a trouvée étranglée, un matin, par les Longues-Pennes, quiavaient cambriolé sa jolie maisonnette et traîné son corps tout nu dansla cave au charbon.

- Fichtre !... Et Canivet, notre ami d’école, celui qu’on appelait leCrapé et qui nous fournissait de baleines de parapluie bonnes à fumer.Comment va-t-il ?

- Il a eu sa dernière attaque, la semaine passée... Le bonhomme boit legenièvre à la chope. Tu comprends, ça lui tape à la tête, des fois. Onlui met la camisole de force et ça passe... Jusqu’à présent, ça sepasse...

- Bigre !... Te souviens-tu de la grande Palmyre, qui nous enfermaitsous le porche de la ferme Loiseau pour nous balancer sur un câble dechariot ? Une fille maigre...

- Tu en as des souvenirs !... Elle est maintenant dans un pensionnat,Palmyre, derrière les casernes de Charleroi.

- Et Blanchette, qui avait de si beaux cheveux blonds tombant sur sesépaules, à la procession ?

- Ah ! ne m’en parle pas ! Morte en couches, et pas de père pourl’enfant ! Le village en a pleuré huit jours.

- Malheur !... Comme on s’en va... N’importe, les choses restent, hein! Ah ! quand je pense à ce joli village : le ruisseau, la ceinture deremparts, l’étang sous les saules, les fontaines chantant dans leursbacs de pierre au coin des rues.

- Tu sais, nous avons, pour l’eau, une canalisation en fer, à présent.On a démoli les fontaines. Et depuis le dernier terri du charbonnage,le ruisseau est à sec.

- Hein ? Quoi ? L’Ernelle, où nous allions pêcher des écrevisses pourles manger crues ! Où nous nagions, au barrage de ramilles et deglaise, nus comme vers, avec de l’herbe à poignées pour nous essuyer?... Hein, comme nous filions, roses comme de petits cochons, noshabits à la main, quand survenait le maître du champ. Il manquaittoujours des bottines au moment de nous rechausser sur les remparts.

- Il n’y a plus de remparts. On a abattu les arbres et rasé lesmurailles grises, pour bâtir des corons de maisons ouvrières. Mais, tusais, nous avons le tram à vapeur.

- Le tram à vapeur ?...

- Un tracé merveilleux, mon cher ! Il traverse le bourg de part enpart. On a désaffecté le vieux cimetière et il passe dessus...

- Hum ! Vous n’y allez pas de main... morte, au village... Sur lecimetière ! Bast ! c’est tout de même bon de se rappeler le vieuxtemps, hein ? Les vieilles gens, les vieilles choses... Le village,enfin !... Ah ! le village ! »

Et les amis se séparent, heureux et gaillards d’avoir rafraîchi leurssouvenirs d’enfance...

Enfants deviennent gens.
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LES CRACHEURS

LE mois de novembre dernier, trois bons compagnons étaient réunis aucabaret, buvant auprès d’un feu de bois clair et joli. Ils avaient lecatarrhe et ne cessaient de cracher à terre de longs flegmes de pituite.

Après maintes et maintes chopes vidées, voici venir le cabaretier. Ils’approche et leur demande s’il ne peut rien pour leur faire plaisir ;quand, les voyant si abondamment saliver, il leur dit en riant :

- Corbleu, vous allez éteindre le feu !

- Eh ! ce ne serait pas le premier, répondit l’un des buveurs. Nous enavons jadis refroidi de fichtre mieux allumés que celui-ci.

- Vraiment ? dit l’hôte. N’est tout de même pas damné, qui ne vouscroit, n’est-ce pas ?

- Quoi, vous ne nous croyez point ? réplique un buveur.

- Ma foi, non, et pas du tout.

- Eh bien, voulez-vous parier l’écot que nous éteindrons de la sorte,devant vous, et tout noir, votre feu que voilà ?

- Par saint Chenet, je tiens le pari, répond le cabaretier. Car je suissûr de gagner.

- Et nous aussi !

Et les voilà tous trois, devant l’hôte, qui se mettent à cracher surles bûches, si copieux, si dru, si souvent qu’ils eurent bientôtétouffé le feu, noir comme fer, encore qu’il y flambât trois fagots ethuit grosses bûches d’estoc.

Le cabaretier fut bien fâché d’avoir perdu, et de voir les buveurs s’enaller sans payer. Ils n’avaient pas, en feu, pain, bière triple, viandeet moutarde, tout compté, déduit et rabattu, détruit pour moins de centquarante-quatre mastoques. Il est vrai de dire qu’ils en donnèrent, enpartant, trois à la servante.

Ainsi la bouche envenimée
Eteint la bonne renommée.
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LE REPAS DE NOCES

JE fus invité, après l’août dernière, à la fête des noces d’un jeunehomme qui se disait mon cousin du côté de la belle-soeur de la cousinede la femme du fils de mon oncle Badilon. J’y trouvai plusieurs bonscompagnons et le repas fut servi dans la chambre située juste au-dessusde la cave.

On ne pensa bientôt plus qu’à faire bonne chère, avec les propos quiconvenaient à la chose.

- Donnez-moi de ceci, disait l’un. Mais ne m’ôtez point ça. Servez-moisans me desservir !

- Voulez-vous de ce pied de cochon, madame ? cela fait dormir...

- Ah ! Dieu pardonne à un tel, le pauvre ! Voici le morceau qu’ilaimait le mieux !

- Du vin ! Ou je vais en demander.

- Au matin, du vin pur ! Le soir, du vin sans eau.

- Donnez-moi ces pigeonneaux, disait quelqu’un. Je les mettrai sous mongilet.

- Eh ! eh ! le morceau honteux demeurera-t-il sur le plat ? Je l’enempêcherai bien...

- A propos, j’ai oublié de laver les tripes du veau que j’ai habillé cematin.

- A boire, mon garçon ! Je te servirai le jour de tes noces ! Pointd’eau, le vin est assez fort.

- D’un coup, allons, verse tout plein. La nature hait le vide. Passezmuscade ! Il n’y a point de sorcellerie, chacun l’a vu.

- Ah ! si je montais comme j’avale, que je serais haut déjà !

Et ainsi chacun s’amusait à doubler le moule de son ventre, quand voicique le plancher où nous étions assis, s’effondra, nous par-dessus, ettomba au fond de la cave, sans qu’aucun des convives en fût le moins dumonde incommodé.

- Comment, dit l’un, où sommes-nous ?

- Mais je crois que c’est dans la cave !

- N’y a-t-il personne de blessé ?

- Personne ! Et je n’en ai pas, Dieu merci, perdu un coup de dent.

Une chose surtout m’ébahit. Il n’y eut pas une goutte de vin répandue,pas un verre cassé, pas un rôti gâté, pas le moindre accident enfin,sinon que le joueur de viole perdit sa manivelle : ce qui fit que,durant la soirée, on ne dansa plus que des lèvres.

Qui n’est constant, ferme et bien stable,
Souvent tombe en erreur damnable.

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LES CLEFS ET LE CURE-DENT

J’AI deux amis, Jean et Jacques. Ils se connaissent peu, se voientrarement entr’eux. Mon ami Jean me dit hier :

- Je suis allé voir Jacques chez lui, pour une affaire importante quifait l’objet de mes réflexions depuis plusieurs années et dans laquelleil peut m’être utile. Il m’a reçu dans son cabinet, m’a offert unechaise et prié de lui exposer ce que je désirais.

» Il sortait sans doute de table, car à l’instant où je commençail’explication de cette entreprise, dont l’organisation m’a coûté tantde recherches et de tracas, il tira, de la poche de son gilet, un tuyaude plume d’oie taillé en cure-dent, l’introduisit lentement dans sabouche et, de sa pointe, se mit à gratter, piquer, cliqueter aux pluslointaines de ses molaires. Peu à peu, ses traits avaient pris unetelle expression d’absence lointaine, qu’il m’arriva plusieurs fois dem’arrêter de parler en me demandant s’il était nécessaire que jecontinuasse devant un si étrange auditeur.

» Les yeux tantôt grands ouverts semblaient suivre, dans sonimagination, les allées et venues de la pointe de son cure-dent ; ettantôt ils clignotaient langoureusement, ainsi qu’à l’audition d’unedouce musique. Avec de menues touches délicates, il revenait toujours àcaresser, dans quelque caverneux chicot, un endroit plus sensible etdont le contact lui plaisait en le faisant souffrir.

» J’avais beau, moi, redoubler la force de mes expressions, la clartéde mon exposition, la simplicité de mon vocabulaire ; reprendre mesarguments sous un jour nouveau, résumer les points importants, ilsemblait ne pas m’entendre... Et ma foi, je dois bien le dire, il étaitdevant moi comme un enfant, qui, l’index dans le nez, s’accroche ungros « loup », et ne cessera que lorsqu’il aura la chose au bout dudoigt.

» Oui, je le vis maintes fois commencer le geste, qu’il n’arrêtait qu’àla réflexion, de mettre sous ses yeux les parcelles repêchées aux creuxde ses mâchelières. Je vous avouerai que j’ai trouvé cette distraction,chez un homme de sa valeur, lamentable ; et vraiment, il me fallut dusang-froid, quand il voulut m’exprimer ses objections, pour ne pas luidire qu’il n’avait rien compris à mon affaire, et pour cause.

» Est-il tous les jours ainsi ? Ou ai-je chance, un autre moment, de letoucher plus vivement ? »

... Et quelques minutes plus tard, mon autre ami me contait sarencontre.

- J’ai vu Jean tantôt. Il est venu chez moi. Je ne le connaissaisguère. Voilà un homme étrange ! A peine s’était-il assis et avait-ilcommencé de parler, qu’il saisit dans son gousset un anneau chargé declefs. Il ne le lâcha plus durant les vingt grosses minutes où il futdans mon cabinet, et je veux affirmer qu’il exécuta, pendant ce temps,le maximum de combinaisons que pouvait fournir l’arrangement de sesferrailles. C’était curieux de le voir passer, à l’aveuglette, les pluspetites clefs par l’anneau des plus grandes ; les disposer par rang detaille ; opposer les grandes aux petites, puis, subitement, toutrecommencer à l’envers. En vérité, c’est là un homme adroit de sesmains. Mais quelle idée se fait-il des affaires, bon Dieu ? A quoi,saperlipopette ! pouvait rimer l’étonnant assemblage de propositionsqu’il m’exposa ? Maintes fois, ayant pitié de votre pauvre ami,j’essayai de mettre debout ses tronçons d’idées ; oui, de clarifier, àson propre usage, le sujet de cette extraordinaire conversation d’unhomme jouant avec ses clefs. Je vous avoue qu’il ne sembla guère mecomprendre lui-même plus que je ne l’avais compris. Pourtant, vous mevantiez naguère ce Jean pour son esprit remarquable ? Quoi, est-il tousles jours d’une distraction si... originale ? Dites-moi, franchement,croyez-vous que je ne perde pas mon temps à prétendre, une fois encore,lui redresser par écrit la construction déguingandée de ses projets ? »

On connaît fous nourris de crème,
On connaît tout, hormis soi-même.

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LA CAROTTE

QUAND le jeune Monsieur Sylvain Fluyde, docteur en droit, reçut ducapitaine du quartier, en son domicile, chez ses parents, l’ordre depourvoir à son équipement de la Garde civique, il tomba dans un extrêmeabattement. Et sur le coup de cette convocation de la milice citoyenne,son imagination d’ordinaire plutôt paresseuse, dépassant brusquementl’éclat d’un phare électrique, lui étala, en une immensité minutieuseet effroyable, tout le malheur de son avenir dévasté !

M. Sylvain Fluyde voit les dépenses de son fourniment ; les avant-midides dimanches de la bonne saison perdus pendant vingt ans de sa vie ;les agacements et les vexations de la discipline militaire où il setrouve soumis, pieds et poings liés, de par la loi. Puis, ah ! lespectacle du garde civique Fluyde vêtu d’une vareuse à liserésécarlates où ses épaules prennent la maladive mièvrerie d’une poitrinede maigre fillette. Il s’aperçoit colleté de reps noir, sans plus delinge flatteur ni d’avantageuse cravate, et il rougit de sa pommed’Adam en saillie dans son long cou. Il se reconnaît coiffé du képi de1830, à fond étroit, rendant impossible à jamais ces jolies oreilles dechien à la Zélandaise où il eut tant de peine d’assouplir ses cheveux.Enfin, M. Fluyde suit M. Fluyde marchant au pas militaire, entre ledroguiste et le tailleur voisins, sous les ordres d’un lieutenantliquoriste, en de saugrenues évolutions, par les rues et les placescouvertes d’une foule accourue spécialement pour jouir de la confusionde M. Fluyde.

L’amour-propre si adroit d’ordinaire à flatter le jeune homme, l’écraseaujourd’hui et le bafoue. La vie lui semble insupportable sous lamenace d’avoir, deux heures par semaine, à asservir son intelligence àdes besognes indignes de ses diplômes universitaires !

M. Fluyde père, docile mais goguenard ; Mme Fluyde mère, diserte etfertile en minutieuses malices, ont été dépêchés en solliciteurs auprèsdes autorités. Et voyez ! aucun de ces messieurs décorés n’a paru -quelle impudence ! - scandalisé à l’idée que M. Sylvain Fluyde fûtinvité à apprendre le maniement du fusil en compagnie des hommesvalides de sa rue.

Aussi M. Sylvain pense à s’expatrier. Il rêve de se mutiler, commejadis les miliciens, au temps de grandes guerres, pour s’affranchir del’impôt du sang. Il se souhaite quelque maladie, sinon grave etmortelle en vérité, du moins qu’on voie, qu’on touche, et qu’il puisseétaler.

« Que les bossus sont heureux ! dit-il. Que le sort des manchots estenviable ! Un sourd, un pied-bot, on les laisse en paix, le dimanche aumatin ! »

Que n’a-t-il le moyen de forger son corps à son rêve ?... Devant saglace, il tâche d’arrondir encore la voûte déjà marquée de ses épaules.Il marche autour de sa table en s’efforçant d’ajouter le peu qu’ilmanque à ses genoux pour être cagneux tout à fait. Il augmente leslentilles de son lorgnon pour corser sa myopie. Petit à petit, ilarrive à exprimer, jusque durant la nuit et dans la solitude,l’amertume d’une cachexie incurable. Il la tousse pour répéter son rôle; il la crache devant tout le monde ; il en blêmit son visage, encreuse ses orbites, en décolle ses oreilles !

Au rebours de la grenouille qui s’enflait devant le boeuf, M. Sylvains’étrique, se vide, s’apetisse, se gauchit, se met en loques !... Depeur d’être garde civique, il veut bien cesser d’être un homme. Pour nepas s’ennuyer quelques minutes tous les sept jours, il consent àressembler à quelque foetus ambulant, mais « exempté » !

Enfin, il se croit mûr ! Pour le soir où il est invité à se présenterau conseil de révision, il se donne le coup de fion par le moyen d’unedemi-lieue de rampe gravie au pas de course, une demi-douzaine decigares maduro, et trois absinthes soignées. Et macéré, perclus, rendu,il s’affale sur la chaise où les médecins le prient de s’asseoir etd’ôter sa jaquette.

Ah ! ah ! mais c’est qu’ils ont l’air tous de couper dans le pont !Devant son thorax de vieillot petit garçon, c’est même à peine s’ilsont caché leur moue appitoyée à M. Fluyde !... Du bout de leurs doigtsindiscrets, ils pincent sa peau jaunie et tapotent ses côtes en cerclesde futaille. Ils le font tousser, respirer, et ne plus respirer. Ilslui collent, au dos, leurs larges oreilles froides ; hochent la tête,se font des signes, et ont l’air d’être tôt du même avis, comme à lavue d’une chose qui crève les yeux.

Et M. Sylvain pâlit doucement. Il voudrait parler haut, de la voixqu’il avait, il y a un instant dans la rue ; il ne peut pas. Il a peur.M. Sylvain a peur parce qu’il a trouvé, ici, trois médecins sicomplètement d’accord sur son cas, et si vite à lui donner ce qu’ildemande, sans marchander. M. Sylvain tremble devant ce marché sifacilement enlevé... Que cache ce manège ?... Serait-il berné ? Seserait-il volé lui-même ? Il s’affale. Il remet sa chemise à l’envers.Il ne parvient plus à croiser ses bretelles dans le bon sens, parce quele docteur lui dit : « Il n’y a pas de doute, Monsieur, que votrerequête ne soit prise en considération !... Tranquillisez-vous ! - «Heu !... Heu !... » commence M. Fluyde qui s’était promis d’être siéloquent, en l’occurrence. - « Ne craignez rien, mon ami ! La loi nepeut exiger de vous l’impossible ! » - « Heu !... Heu !... » M. Sylvainmanque de salive pour remuer sa langue, en sorte que les paroles luihappent au fond de la bouche comme un caramel mou... Et il exprime debien obscure et baragouinante façon, la joie qu’il ressent, M. Sylvain,à voir sa demande accueillie !

Poussé dans la chambre voisine, son col et sa cravate à la main,livide, titubant sans rien voir au travers du cristal embué de sonlorgnon, il tombe dans les bras d’un huissier qui le dépose, plus mortque vif, sur un siège.

« Excusez-nous, Monsieur, lui dit un vieux monsieur couvert de galonset à l’air paternel, excusez-nous de vous avoir appelé ici, en l’étatoù vous vous trouvez. Malgré l’avis unanime des médecins, il ne nousest pas permis malheureusement de vous réformer à vie. Un congé de lagarde, vous est accordé pour un an. Mais ne vous inquiétez pas. Nousnous ferons un cas de conscience de vous procurer, l’an prochain, ladispense définitive. »

M. Sylvain voudrait secouer le cauchemar de terreur qui l’étreint.Devant les mines graves et dolentes de ceux qui l’entourent, et quisignifient : « Ah ! oui, l’an prochain ! » - il éprouve un besoinsauvage de crier la vérité : qu’il n’est pas malade ; qu’il ne va pasmourir ; qu’il tire la carotte ; et même, et même qu’il veut être gardecivique ! - « Heu !... Heu !.... » - « Pardon, reprend le bon colonel,je le regrette. C’est tout ce que je suis autorisé à faire pour vous...Huissier, aidez à Monsieur ! »

Et M. Sylvain, ayant obtenu ce qu’il désire depuis des mois, s’en vacomme à la guillotine, le chef pendant, les jambes molles, appuyé aubras de l’officieux. Il ne pense que trois mots, mais très vite : « Oh! la la ! Oh ! la la ! »

A chaque palier, toutes les dix marches de l’interminable escalierqu’il descend, il demande à s’asseoir.

« Allons ! Allons ! » dit l’huissier bonhomme. J’en ai vu revenir deplus vilainement pris que vous, mon garçon ! » - Oui ? demande M.Fluyde. - Mais bien sûr ! - Oui ? demande encore M. Fluyde. Et il estaussi reconnaissant d’apprendre, de cet homme, qu’il en reviendrapeut-être, que si c’était une consultation de professeurs qui le luiassurât.

On a hissé M. Sylvain dans une voiture. Le cocher va au pas et seretourne souvent pour voir, par le vitrage, si le client est toujoursvivant.

M. Fluyde arrive chez lui.

« Ils m’ont refusé ! hurle-t-il, dans le corridor. Je suis mortellementatteint ! Oh ! mon Dieu, ils ne veulent pas de moi !... C’est fini !C’est au coeur ! Je suis fichu ! »

Et pendant que M. Fluyde père court chercher un médecin ; et queMadame, à genoux, crie pathétiquement : « Sylvain !... mon enfant !...mon enfant ! » M. Sylvain Fluyde, exempté de la garde civique, couchésur le canapé, cherche déjà, dans la chambre, l’endroit où sera exposéson cercueil, le jour prochain de son enterrement.

Oubliant qu’il joue un rôle, il se sent mourir. Et il voit, dans lelointain d’un rêve inaccessible désormais, des pelotons de petitshommes gais, dont il ne sera jamais, en vareuse et képi comiques, quidéfilent riant et marchant mal, par les rues ensoleillées, au son demusiques violentes !

Tel se croit bien sensé,
Qui se croque le nez.

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LES YEUX

UN homme avait un gros chien mâtin, noir de poil, laid comme un beaudiable, et dont la vue faisait peur aux petits enfants. Il arriva qu’unjour, en suivant son maître à travers les bois, le mâtin rencontra,dans un étroit sentier, un grand renard qui, apercevant le chien, selaissa tomber sur le derrière et se mit à trembler comme une feuille.Tout pareillement le chien s’arrêta court.

Et ainsi acculés l’un devant l’autre, ils commencèrent sans rire, niparler, ni ciller, à s’entre-regarder si attentivement que le renard nepensait plus à fuir, non plus que le chien à se précipiter ; siâprement, si ardemment et tous deux allongeant si extrêmement lemuseau, que les yeux petit à petit leur sortirent de la tête, etjaillissant comme des prunes pressées entre les doigts, bientôtroulèrent sur le sol.

Le maître, qui marchait toujours, remarqua seulement en se retournant,ces deux animaux plantés l’un devant l’autre en si étrange posture. Ils’approcha avec curiosité et les trouva les orbites vidées, quis’étaient aveuglés en se fixant du regard.

Dieu veuille qu’il en arrive autant à ceux de nous qui se dévisagentavec dédain. Ce n’est pas moi qui, par après, les conduirai, le longdes chemins, mendier leurs croûtes.

L’oeil, messager du coeur,
Montre l’amour ou la rancoeur.

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L’OISEAU ROC

LE locataire du second, M. Bonnet, est un célibataire aux cheveux gris,à la large figure glabre, carrée, d’un rose vif et bien uni. Ildescend, le matin, en pantoufles de feutre et gilet à manches de soie,boire le café de son premier déjeuner à la cuisine, et lire « lafeuille ». Il se sert lui-même, et quand il a fini, remet le pain dansl’armoire et le beurrier dans le coin frais.

Il n’a rien à faire ; ni métier, ni emploi ; et toute sa journée est àlui. La ménagère peut en confiance le charger de veiller au feu quandelle est en ville ; il ne le laissera pas éteindre. Les jours où il serend à la Caisse des Dépôts toucher ses rentes, il demande un coup debrosse avant de partir, et c’est tout.

M. Bonnet est comme une sorte de parent gentil et discret qui paieraittrente francs par mois pour rendre ses menus services au ménage de sonhôte.

Or, un enfant est né dans la maison, et sa venue a extrêmement ému lelocataire. A la façon de ces chiens familiers qui se couchent sous leberceau des petits maîtres et montrent les dents aux intrus, M. Bonnetvoudrait ne plus quitter le bébé. Il abandonne les canaris saxons dontl’élève, jusqu’aujourd’hui, avait été sa joie, et la réussite, sonorgueil ; il oublie la chasse aux mouches le long des papiers detentures, durant ses après-midi recluses et solitaires ; il délaisseles parties de piquet au cabaret du coin de la rue.

M. Bonnet, sur le carreau de la cuisine, marche à quatre pattes pourêtre à hauteur de Pilou ; et l’enfant, pour assurer ses premiers pas,s’appuie aux larges oreilles de son ami. M. Bonnet a appris lapréparation exacte des biberons et des panades. Il ne recule pas devantla besogne d’un changement de langes. Mieux que la mère, il saitendormir Pilou en chantant une berceuse qui n’est rien moins qu’unechanson de rameurs congolais, apprise dans ses voyages.

Et le plus satisfait, on ne peut dire si c’est la ménagère, de son aide; le bébé, de son gardien ; ou le M. Bonnet, de sa tâche nouvelle.

Pilou, qui grandit, aime les images. Le spectacle de ces choses, bêteset gens collés en noir sur du papier, le transporte. Sans savoirparler, il dit : « bébébé » pour les décrire, les jouer, les vivre ; ily frotte son nez pour les flairer, et sa bouche pour en manger.

M. Bonnet, de ses ciseaux minutieux en découpe dans les gazettes. Maisson imagination va plus vite que le désir de Pilou. C’est le vieuxbonhomme qui est le plus gourmand et qui, sans cesse, en souhaited’encore plus belles et plus amusantes. Et il rêve d’une image quiravirait l’âme du petit enfant de ce bonheur que lui-même ressent déjà.

Il y travaille, dans sa chambre au second étage, le soir, quand Piloudort. Il recule sa lampe sur la table ; et sur une vaste feuille decarton, avec un crayon rouge et un crayon bleu, il dessine, gratte,retouche une bestiole extraordinaire qu’il a baptisée : l’oiseau Roc.Roc a le bec du canard, la crête du coq, le jabot du dindon, lemantelet du coq de bruyère, les serres de l’aigle, la queue ocellée del’argus du Japon. Roc résume, en son individu, les splendeurs éparsesde tout ce qui vola jamais sous le ciel. Et Roc n’est pas trop beau,étant destiné à Pilou ! Au dernier moment, M. Bonnet colle une allongeau carton pour étaler plus au large, une queue plus mirifique encore.Son oeuvre finie, il prend du recul pour la contempler, bat des mains,et regrette qu’il soit nuit, Pilou endormi, et qu’il ne puisse allerlui montrer Roc à l’instant.

Enfin, vient le matin. M. Bonnet descend le carton à la cuisine oùPilou, sur un coin de tapis, joue aux pieds de sa mère. Sur le seuil,avant d’ouvrir la porte, ayant toussé pour éclaircir sa voix, lebonhomme s’annonce par des roucoulements qui lui emplissent la gorgejusqu’au ventre, des cou-cou pointus, de larges quaq-quaq, detonitruants cocorico, tous les cris d’une volière, et qui ne sontpourtant que le menu ramage de l’oiseau Roc avant de paraître en scène.Il entre. M. Bonnet s’avance radieux sous le regard de Pilou intriguépar ce babil, et qui braque des yeux semblables à des rondelles demiroir.

S’agenouillant, abaissant sa grosse tête rose et blanche au niveau dela petite tête rose et blanche, M. Bonnet lâche Roc en liberté, dans leconcert de ses cris inouïs. Pilou voit le monstre multicolore ; sestraits se contractent et se chiffonnent ; il se renverse, il hurle, iltrépigne. M. Bonnet redouble, étonné un petit, d’une satisfaction sifolle pour son oeuvre. De toutes ses forces, il canarde, piaille,trompette, cacarde, siffle, en agitant dans l’air, la peinturebariolée. Mais Pilou, à qui l’oiseau Roc est apparu de nouveau uninstant, piaule plus haut et se démène dans des convulsions.

« Monsieur Bonnet !... Monsieur Bonnet, s’écrie la mère d’une voixcraintive... Je crois qu’il a peur de l’oiseau... Monsieur Bonnet !... »

- Du bel oiseau ?... Pilou, peur du joli fifi ?... Pilou, Pilou ! Voyezl’oiseau Roc... Voyez ses ailes rouges, son manteau bleu, sa queueverte jusqu’au bout et son joli bonnet... Pilou, Pilou, voyez Pilou!... Quiquiriqui !... Cott-cott-cott !

- Monsieur Bonnet, je vous dis que Pilou est effrayé, s’écrie la mèreperdant ses scrupules devant la face bleue de l’enfant qui asphyxiedans les contractions de la terreur. Monsieur Bonnet, je vous ensupplie, cachez l’oiseau ! Moi, je le trouve beau, vous savez. MaisPilou en a peur, je vous jure. Cachez-le, s’il vous plaît !

M. Bonnet décontenancé, toussotant, haussant les épaules, est remontédans sa chambre, en remportant l’oiseau Roc. Il est piqué. Il estfâché. Il attache le carton dans la ruelle de son lit. Un si bel oiseau! Il en jouira seul. Pilou est un petit idiot. Que sa mère l’amusedésormais !

Le bonhomme est retourné à ses canaris, à sa chasse aux mouches, à sesparties de piquet. Pilou, ni sa mère, plus personne du rez-de-chausséene l’intéresse beaucoup. Du corridor, à l’entrée de la cuisine, il crie: bonjour, et passe. Mais, à présent encore, d’une pointe de couleur,il arrive souvent à M. Bonnet d’ajouter ci une plume, là une aigrette àson dessin ; et l’oiseau Roc est demeuré son jouet.

De chiens, d’oiseaux, d’armes, d’amours,
Villon le dit à la volée :
Pour un plaisir, mille douleurs.

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LE PAIN

IL arriva une chose pitoyable aux dernières canicules, temps biendangereux toujours. Un homme de mon village, pour faire accueil à desparents et des amis venus le visiter à l’occasion de la ducasse, pritdans sa huche un joli petit pain blanc de froment, de soixante-quinzeou cent livres, je ne sais plus au juste. Il affila son couteau sur lamontée, entama la miche et la fendit, mais si vivement que lui-même, àhauteur de poitrine, se coupa en deux à travers tout le corps. Lecouteau tiré avec tant de force alla ensuite, jusqu’au manche,s’enfoncer dans le mur de pierre où le bonhomme s’était adossé.

La fête en fut troublée ;  les parents et les amis bien ébahis.Toutefois, ce fut encore le pauvre diable qui y perdit le plus. Mais iln’en dit mot.

Entrailles, coeurs et boursettes,
Aux amis doivent être ouvertes.

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LE BALLON

SI le père veut écrire, il lui reste comme écritoire le dessus d’unecaisse vide, dans la chambre de débarras de l’entresol. MademoiselleBée, fille unique, âgée de deux ans trois mois, avec ses jouets, samère et sa bonne, occupe, tout entier, le premier étage de la maison :la chambre à coucher, le cabinet de toilette, la bibliothèque et jusquele petit salon.

Boîtes vides, poupées bariolées, moutons crépus, ménages liliputiens,pianos hauts d’un pied, albums d’images, vaisselles de bois, mère,enfant, nourrice, chants, cris, pleurs, couvrent le plancher, défoncentles fauteuils, mouillent les tapis, gagnent, un à un, les rayons deslivres, grimpent à l’assaut des étagères, offrent enfin à l’amimalheureux de la paix et du silence, le coin le plus calamiteux del’univers, le cahos.

Or, un visiteur vient d’apporter à Bée le seul jouet qui manquâtencore, un ballon de baudruche énorme, rond, rouge et qui présente, aubout d’un fil blanc, l’air d’un malicieux faux-bonhomme satisfaitd’avoir trouvé le moyen, tout le plancher occupé, d’encombrer ce quirestait de place au-dessus.

Bée, en apercevant cet objet nouveau, a bondi sur ses quatre pieds etcrié :

« Oh, Madame Bâbe ! » ainsi qu’elle nomme sa balle de gomme et la lune.

Miss, la chienne, est venue flairer le nouvel hôte ; et le chatMémenne, est descendu peu après, de son coussin, avec circonspection. Apeine Madame Bâbe a-t-elle daigné répondre à ces honnêtetés en dodinantlourdement sa tête bouffie de vanité. Au bout du fil passé au poignetde Bée, elle danse d’un air important, monte, descend, mais silourdement, en attendant si manifestement qu’on le lui ait commandé,qu’il paraît bien qu’elle croit indigne de son volume d’amuser si petitque Bée. Et souvent, devant la menotte de l’enfant qui veut lacaresser, Madame Bâbe s’éloigne, choquée, plus brusquement que ne leferait ma Soeur supérieure menacée d’un sous-officier.

Mais Bée ne lui en veut pas. Elle est radieuse comme une maîtresseobéie au doigt et à l’oeil. Elle goûte l’âpre émotion du départ quand leballon bondit en l’air ; puis la douceur du retour et de la possessionquand elle le touche de nouveau et l’embrasse.

« Ah ! dit la maman, avec un tel jouet, Bée va me laisser reprendre mabroderie au tambour ! »

Bâbe ! Bâbe ! Où est Madame Bâbe ? Plus de Madame Bâbe !

Bée hurle. Les yeux hors de la tête, elle montre, au plafond, la boulequi vient de s’enfuir. Saisissant l’occasion d’un moment de confiantetendresse, et tandis que l’enfant croyait se la voir unie par un lienplus cordial que la ficelle, Bâbe est filée. Sombre, muette, têtue,elle révèle enfin son âme mauvaise. Elle demeure immobile, collée dansun coin du plafond, juste au-dessus de l’amphore de Majorque, lablanche amie pleine de grâce et au cou délicat, dressée sur sonétagère. Un bout de fil pend au nombril de Madame Bâbe ; il flotte ; etc’est tout ce qu’il reste d’espoir de la rattraper.

Le père est requis. Docile comme il convient au père d’une fille,unique enfant, il se hisse sur la chaise la plus haute, fait dessignes, appelle le ballon, non tant pour le ravoir que pour mériter lesourire de Bée. Bibles vêtues de cuir amadou, pesantes Vies des Saintesgainées de planches, sont échafaudées. L’Atlas neuf lui-même est sousses pieds, quoique allemand, et de Justus Perthes. Les pincettes à lamain, du haut de ces tréteaux, le père s’étire, tend le cou, tâche àsaisir le fil du ballon, avec la mimique d’un acteur adjurant l’Infini.En vain. Il faudra l’échelle.

On court emprunter l’échelle du charcutier voisin, qui est celle aussidu quartier. Pour reconnaître l’emprunt, on devra demain manger de laviande froide. Et cela aussi c’est la faute au ballon. La machine vientavec bruit et importance. On l’entend cogner aux murs ses montants quisont gras à la main autant que de la couenne de lard. Or, elle est sihaute que ses pieds sont encore au palier quand sa tête heurte leplafond de la chambre. On a beau l’incliner, l’insinuer, la pencher, latordre, vouloir la prendre en traître, elle ne prétend pas entrer plusloin. Et puis, sans avoir servi, elle se retire avec le tumulte d’undomestique renvoyé.

Que faire ? Bée dont l’âge est religieux essaie de la prière.

« Oh viens, Madame Bâbe ! Viens, Madame Bâbe ! »

Mais il vaudrait mieux, pour l’enfant, demander la lune qu’implorercette glabre face ronde. Pour apaiser les cris de Bée, ou du moins luifermer la bouche, on y fourre la réserve des bonbons du ménage, ainsiqu’on jette sans compter, quand il le faut, un lest précieux.

Le ventre rond, Bée se calme, Bée sourit, Bée s’endort. Le lendemain,les rideaux tirés, personne ne pense plus à l’infidèle. Madame Bâberoule sur le tapis, comme une boule ridée, terne, molle, donnant l’idéed’une laide maladie qui va peler. La chienne vient, du museau, pousserBâbe la décatie. Mémenne, plus délicat, fait un bond pour ne pas latoucher.

« Houe ! dit Bée. Partez, vilaine ! » et d’un coup de pied crève Bâbequi meurt avec un bruit honteux. Bée sans pitié pétrit les restes deson idole d’hier, en une boulette qu’elle colle soigneusement sur lepoêle brûlant.

En un instant la chambre est empestée. La vieille servante doit venirouvrir les fenêtres, le poil hérissé de colère.

« Ah, c’est le jouet d’hier, dit-elle. Il fallait encore celui-là... Etil y en avait déjà une brouette !... De mon temps (la vieille Thérèse ade la barbe) de mon temps, les enfants avaient, pour s’amuser, les ratsmorts trouvés au grenier, et quelquefois une taupe des champs, unetaupe de velours... Et quel plaisir ! »

Enfants, poules et pigeons
Embrennent et souillent la maison.

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LA BARBE BRÛLÉE

UN homme qui rongeait, un jour, un gros os de veau, de bon appétit, sele poussa si avant entre les dents qu’il en demeura bâillonné,c’est-à-dire avec la bouche grande ouverte et sans pouvoir la refermer.

Il alla au rebouteux et, par signes, lui demanda d’apporter remède àson mal. Le guérisseur n’avait pu s’empêcher de rire en le voyant, maisil l’assura pourtant de le soulager bientôt, le visita et reconnut sonmal. Il lui frotta longuement la jointure des mâchoires avec de l’eauchaude ; et cela fait, levant la main, il lui appliqua, sous l’oreille,un formidable coup de poing.

La bouche se referma d’un trait. Mais notre homme avait, sur le devant,quatre longues dents jaunes qui vinrent à se rencontrer si violemmentque des étincelles jaillirent, ni plus ni moins que si l’on avait battule briquet ; tombèrent dans sa barbe qu’il avait très longue et fournie; l’enflammèrent comme une poignée d’herbes sèches et la brûlèrent toutnet, avant qu’on eût eu le temps d’y porter remède.

Le pauvre homme s’en retourna à sa maison, la bouche fermée, mais labarbe rase, et penaud comme un fondeur de cloches.

Pour vivre heureux et sans reproche,
Mesure ta bouche et ta poche.

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LA CHANDELLE

IL y avait un vieux, vieux homme qui demeurait au Tienne d’Amont. Iln’avait quasiment plus de dents, le Jean Matet ; ses joues rentraientdans le creux de ses mâchoires, et voilà qu’il se marie avec lavieille, vieille Marjosèphe, qui ne pouvait mie manger que bouillie defarine depuis des ans.

Le soir, ha ! ha ! ils vont se coucher. La vieille au lit, le vieuxveut éteindre la chandelle. Il souffle :

«  Huf ! »

Mais la chandelle ne s’éteint point. La flamme file, oscille, pétille,puis se remet droite comme s’il n’y avait rien eu.

« Huf ! Huf ! » fait de nouveau Jean Matet, les bajoues gonflées, lesyeux ronds, les poings serrés. « Huf ! » qu’il pousse.

Il a beau pousser. La chandelle n’en défaut pas plus.

« Bin, bin, en voilà une ! » s’écrie-t-il, suffoqué. » Marjosèphe, oh !Marjosèphe, levez-vous, oh ! bin, en voilà une ! Je n’arrive point àsouffler la chandelle. »

La commère descend du lit. Elle est grosse un peu moins que deuxpoings, les reins cassés, les gros orteils tirés en l’air par lestendons.

« Frrtt ! » dit-elle doucement à l’oreille de la chandelle.

Point, rien, foin ! La flamme penche, danse, balance et se remetclaire, sans manquer sur sa mèche.

« Oh ! Diantre ! » dit Marjosèphe. Et elle recommence de son plus fort: « Frrtt ! Frrtt ! » Tellement que sa tête en demeure longtempssecouée.

Autant de perdu... Alors les deux vieux s’y mettent ensemble. L’un d’uncôté, l’autre de l’autre.

« Huf ! - Frrtt ! - Huf ! - Frrtt !... Huf ! »

La flamme brûle toujours. Roupies au bout d’un nez, les gouttes de cirecoulent au creux du chandelier.

« Oh bien, dit le Jean Matet, il nous faut aller quérir la mère à lachambre d’en bas. Il n’y a qu’elle pour en venir à bout. »

Il descend et remonte avec la vieille, vieille maman aux yeux clairs,aux paupières rouges, moustaches raides et verrues poilues, et sacrossette à la main. Par la bouche aux lèvres rentrées, il lui sort, àpetits coups vifs et répétés, un bout de langue pointue, fin comme unepièce de monnaie qui giclerait de la fente d’une tirelire.

« Heu, heu, dit-elle en chevrotant. A où ?... Quelle chandelle ?... Quevoulez-vous ? Ah !... Frr, frr, frou ! dit-elle à la flamme d’un toutmenu souffle de plus de cent ans. La chandelle ne s’éteint pas.

« Fr, fr, frou ! reprend-elle en vain. Grand Saint-Colin ! Faut voir àMonsieur le curé. Elle est ensorcelée, c’est certain. »

Jean Matet s’habille et court à la cure. A la porte, il frappe du poing:

« Buch ! Buch ! » dit-il.

La nuit est noire autour de lui. L’heure sonne au clocher. Il attend,il attend. Rien n’a bougé dans la maison. Enfin il se décide à frapperde nouveau.

« Buch ! Buch ! » dit-il, mais non plus aussi fort.

Rien encore. La porte ne tressaille pas d’un fétu. L’homme s’assied surle seuil et il attend. Voilà la piquerette du jour, puis le matin. Laservante du curé est levée. Elle ouvre l’huis pour voir le temps qu’ilfait, et trouve le vieux assis sur la montée.

» Eh bien, Jean Matet, que faites-vous là, de si bonne heure, donc,Jean Matet ?

- C’est rapport à la chandelle, je vas vous dire ! La chandelle denotre maison que nous ne pouvons éteindre ! Nous soufflons pourtantdessus depuis hier au soir, et moi, et ma femme et notre mamme. M’estd’avis qu’il y a sur elle un sort de jeté. Et j’étais venu appelermonsieur le curé pour voir à la souffler.

- Vous n’avez donc point frappé à la porte ?

- Si fait, dà, j’ai frappé.

- Et pourquoi ne bûchiez-vous plus dru, eh ! Jean Matet, puisque je nevenais vous ouvrir ?

- J’avais peur de vous réveiller, oh ! »

Hardiment heurte à la porte,
Qui bonne nouvelle apporte.

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L’ANE

L’ANE de Pierre André s’étant échappé, entra dans un pré où, trouvantde l’herbe à foison, il se mit à jouer des mâchoires et à se refaire lapanse. Et comme tous les organes de la digestion étaient bien disposés,il ne tarda pas à fumer la prairie aux dépens du fourrage dont il sebourrait ; puis à battre, comme on dit, son avoine en se roulant àterre et mangeant ensuite tout couché.

Une pie qui le suivait à la piste en épluchant ses crottes, s’approchapeu à peu et, toujours picotant, vint jusqu’à lui fourgonnerfamilièrement de son bec au derrière, ce dont notre âne semblait toutéjoui.

Mais enfin, cette pie ayant poussé la tête trop avant ; et du bec, parmalheur, piqué au vif le gros boyau du baudet, celui-ci se serra ; etle cou de la pécore avec sa tête, se trouva pris. Alors elle se mit àse débattre et à jouer si furieusement des ailes en arrière qu’elletraîna l’âne, la queue en avant, d’un bout à l’autre de la prairie,tant qu’à la fin, celui-ci lâchant prise, la pie, par la rapidité deson vol, fut donner contre un pommier dont elle fit tomber plus de sixsacs de pommes. L’âne eut le dos tout écorché ; même qu’il fallut sixmois à l’artiste Frère pour le guérir.

Il faut toujours, en toute affaire,
Regarder devant et derrière.

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LE PORTRAIT

LE peintre Madou avait beaucoup peint, mais jamais n’avait voulu selaisser peindre. Aux prières de Marneffe qui prétendait le pourtraire,il répondait :

- Vous empêcher de manier vos pinceaux, je ne le puis. Mais vous-même,m’obliger de poser, vous ne le pouvez non plus. Arrangez-vous donc sansmoi. Et comptez que je ne vous montrerai plus mon visage, désormais,mais un masque grimaçant et falot !

Marneffe n’en affirma pas moins qu’il en sortirait parfaitement ainsi.Et un matin, dans son appartement, devant quelques amis, dont Madou, lepeintre exhiba son oeuvre.

- Eh bien ! Madou, qu’en dites-vous ? demanda Marneffe à sa victime.

- Moi, répondit l’autre, je n’en peux rien dire. Est-ce qu’on seconnaît soi-même, Marneffe ? Comment jugerais-je de ma propreressemblance !... Et eux-mêmes, en montrant les amis, bast, ils ne lepeuvent guère plus sûrement ! Ils me voient trop souvent, ils ont demon type une idée trop spéciale ; leur jugement n’est plus libre. Lui,qui m’offre du tabac à priser, ne verra que mon nez ; et lui qui jouedu violon, ne distinguera que mes oreilles !...

- En effet, dit quelqu’un avec une louche docilité. Il faudrait, pourjuger de la conformité du portrait au modèle, une personne qui verraitMadou pour la première fois et le verrait devant son image.

Or, ici, justement on entend la sonnette de la rue tinter dans lecorridor. Et le fracas des cruches de cuivre annonce la laitièrevillageoise qui vient, chaque matin, fournir de lait la maison.

- Une idée ! s’écrie Marneffe. Faisons monter la paysanne.

Il se penche au palier, hèle Mieke, et la prie de monter. Elleapparaît, la face rouge et luisante comme le côté vermeil d’une pommede belle fleur mûre. Ses jupes emplissent l’escalier. Elle entre,fleurant à la fois l’herbe fauchée, le lait et le fumier. Et Marneffela conduit ébahie et docile devant son chevalet, en la poussantdoucement comme une petite hutte de berger qui roulerait.

Enfin, elle aperçoit le tableau dressé devant elle comme à travers unvoile qui se serait subitement déchiré. Son visage s’illumine encore.La voilà qui trépigne de ses sabots claquants, frappe ses mains l’unesur l’autre, ouvre la bouche, avale sa salive et s’écrie :

- Ah, Jésus-Maria, que c’est bien ça ! Mais que c’est ça ! Son visagecraché, ses fins doigts, ses beaux habits luisants. Tout... tout !

- Quoi ! ma brave femme, vous le reconnaissez donc ? demande Marneffesatisfait de cet enthousiasme naïf, on a beau dire, et quoi qu’elle nefût que la femme au lait. Vous reconnaissez le modèle... Ah ! Ah !Est-il ici ? Pourriez-vous le montrer ?

- Mais n’est-ce pas le portrait de la Notre-Dame de Basse-Wavre qui està notre église ? Ah ! doux Jésus, non, je n’ai jamais vu une plus belleNotre-Dame de ma vie !

Qui folie dit,
Doit folie ouïr.

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LES HANNETONS

VOUS souvenez-vous de l’année aux hannetons où tous les arbres, chênes,hêtres, saules, trembles, houx, charmes, bouleaux, peupliers, ormes,cerisiers, marronniers, frênes, érables, coudriers, sorbiers, tilleuls,ifs, églantiers, sureaux, néfliers, pommiers, groseilliers, fusains,abricotiers, cornouilliers, rosiers, poiriers et pruniers, en étaientchargés à plier ?

A la ferme de la Mésangère, il y avait, devant la cour, un chêne detrente-deux mètres de tour. Or, il fut si couvert de cette verminequ’il en rompit par le milieu, éclatant en deux avec un bruit quis’entendit à plus de trois lieues loin.

Les branches à terre, deux gros chiens de charrette du fermier quis’étaient approchés, se mirent à manger à même des hannetons, mais à enmanger si avidement, si goulûment, si abondamment que leur ventregonflé touchait terre et qu’ils se couchèrent sur place, et, sanstourner, s’endormirent.

Le lendemain matin, ils ronflaient encore quand le soleil déjà chaudvint leur donner sur la panse et la chauffer si bien que les hannetonsqu’ils avaient avalés tout ronds se levèrent, et se mirent à bourdonnerainsi qu’ils font quand ils comptent leurs écus avant de se mettre envoyage. Tout à coup, tous en masse prirent leur vol, emportant si hautet si loin nos deux mâtins que le fermier ne les revit jamais plus.

Il fut dit cependant par la suite, que les hannetons, las de voler, lesavaient laissé, de plus de cent mètres haut, retomber dans le bois deFleurus. C’est là, s’il faut en croire ceux qui le racontent, qu’ilsfirent leur dernière crotte.

Mauvaise médecine,
Vers la mort achemine.

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LE VOYAGE A BRUXELLES

UN de ces marchands qui parcourent la province, transportant leurscoffres d’échantillons dans une carriole, - « Ici, on loge à pied et àcheval, et on ne répond de rien » - arriva, un jour, dans une petiteville où il avait affaires. Non qu’il y vendît beaucoup. Mais laprincipale boutiquière ne lui avait jamais voulu passer la moindrecommande, et, sans valables motifs, elle refusait même de lui laisserseulement offrir ses denrées.

Les amoureux sont jaloux de posséder et les marchands de vendre ; et ondit aussi qu’il n’y a, au marché, que ce qu’on y met. Notre hommepensait plus à la rebelle qui ne lui achetait point qu’à aucun de sesbons clients. Il avait à coeur de forcer son parti pris.

Donc il arrive à son magasin, quand, en ouvrant la porte, il voitsubitement se dérober, sous le large comptoir où elle s’occupait,l’insaisissable patronne. Après avoir, à part lui, poli les plus doucesparoles, taillé les plus insinuants arguments, il ne trouve plus àparler qu’à quelque indifférente serveuse ! Il rougit, autant de lacolère d’avoir surpris cette fuite truquée, que du dépit de ne pouvoircombattre ; mais, cependant, il s’avance d’un pas empressé, montre labouche en coeur de celui qui vient de loin promettre tout pour rien, etfait ses offres de services.

- Madame sera désolée d’apprendre que Monsieur soit venu, lui répond lafille. Elle est absente, en voyage à Bruxelles. Je ne sais quand ellerentrera.

- Oh ! le fâcheux contretemps ! Et moi qui me faisais fête d’offrir àMadame la primeur d’un choix merveilleux d’articles à des prixridiculement réduits !... Mais je veux, Mademoiselle, vous montrerquelques-unes de ces extraordinaires nouveautés !

Le marchand a son idée. Il rit derrière sa tête. Quoique la fillerépète son explication du départ de Madame, son incapacité à acheter,et bredouille, s’excuse, s’avance pour mettre dehors l’importun, lui,il a fait un signe au commissionnaire qui l’accompagne ; les mallesmonumentales sont apportées ; et le voici, sans vouloir remarquer lesmines désappointées et suppliantes de la serveuse, ses gestes deprotestation, ni même les coups d’oeil furtifs lancés derrière lecomptoir, le voici déballant, une à une, les milliasses de merceriesentassées dans ses caisses ; exhibant, dit-il, des objets réservésqu’il n’a montrés à personne ; annonçant, d’une voix enthousiaste, de «pures laines » et de « pures soies » à meilleur marché que de « mauvaiscotons » ; forgeant, à plaisir, des prix à faire sortir du tombeau,pour profiter de l’occasion, la plus revêche revendeuse. Il parle,invente, ment, déballe, étale.

En riant dans sa barbe, il se figure la femme accroupie et réduite ausilence, ici dessous, depuis une heure. C’est sur elle qu’il frappe duplat de sa main pour jurer, qu’à ce tarif il se ruine. C’est sur le dosde la femme enfouie qu’il décharge, avec fracas, ses boîtes demerveilles.

Car elle est là, victime de sa malice, qui, d’abord, se désole de raterles avantageux marchés qu’elle entend annoncer. Puis elle soufflecassée en deux dans son étroit réduit. Elle geint, des crampes quicontractent ses mollets. Elle pâme de peur sous les coups dontretentissent les planches au-dessus de sa tête. Et enfin, elledéfaille, elle est près de se rendre. Une seule chose la soutient : lacertitude que le marchand ne l’a pas aperçue, et que c’est lui qui estpris.

A présent, il semble au bout de son rouleau ; il renfourne les pilesqu’il a détaillées, et fait rentrer ses casiers dans ses mallesgigognes. La prisonnière reprend courage ; elle reconnaît le pas ducommissionnaire qui ébranle la maison et enlève les caisses. Il vapartir, le voyageur maudit ; elle l’entend qui s’excuse et salue lamagasinière. Oh ! il lève le pied ; quand... Elle pousse un cri. Lemarchand s’est plié en deux, et par dessus la table sa tête est venue,rouge et souriante, lui dire, dans le nez, d’une voix douce :

- Eh bien ! Madame, ne rentrerez-vous pas enfin de voyage ? N’êtes-vouspas depuis assez longtemps à Bruxelles ?

Qui trompe le trompeur et robbe le larron,
Gagne cent jours de vrai pardon.

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LA PUCE

LA belle-mère de la femme du cousin Jean, qui fut en son temps, aussigaillarde qu’une autre, prit un jour, en fouillant sous sa chemise,entre ses deux hanches, une grosse puce qui l’avait longtemps mordue etdont elle jura, à l’instant, la mort.

Et pour mettre son projet à exécution, elle vous l’étreignit entre lesongles de ses deux pouces, si furieusement et d’une telle force qu’ilsembla que ce fût une décharge de mousqueterie, à l’épouvantablevacarme que cela produisit. De la secousse, toutes les casseroles,bouilloires, poêles, poêlons, lèchefrites, passoires, bassinoires,vaisselles d’étain, chopes, pots et plateaux qui étaient rangés toutreluisants sur les tablettes de l’étagère, en dégringolèrent par terreavec un bruit d’enfer ; et les poules du poulailler en furent jetéesbas de leurs juchoirs.

Voyez-moi ça quel beau diable ! Dieu nous aide au pain bénit !

Qui femme croit et âne mène,
Jamais ne sera sans peine.

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LE MALCOUCHÉ

LA vieille Toinette Quatafloche habite encore, à la Queue-du-Vivier,avec ses deux filles, Tine et Fine, et son fils, le Festu, la dernièremaison de pierres avant le pré du Bailly.

Pour eux quatre dormir, il y a deux lits, ce qui est le plus souventtout juste, puisque le Festu couche près de la Toinette, sa mère ; etles deux filles ensemble.

Mais le samedi, Pierre Barot, qui est fondeur aux forges d’Ourpes,rentre au village, par le train de sept heures. Il vient voir Fine, quiest sa bonne amie. Il se lave, soupe, et passe la soirée à laQueue-du-Vivier.

Ce soir-là, Tine dort avec sa mère ; et Fine avec Pierre Barot. Encomptant, ça fait encore juste quatre dos pour les deux matelas.

Or, après souper, le Festu fait sa barbe, met une chemise propre, et vaboire une chope en fumant sa pipe, deci delà. Il fait le tour descabarets. Et comme tout en étant doux, il est fin, il s’arrange pourque le dernier où il entre, ce samedi, ne soit pas celui des samedisderniers.

Il ne dit rien. Il s’assied près de la cheminée, la chaise renverséecontre le montant, et un bras posé sur la baguette du poële. Enfin, lesplus acharnés joueurs de piquet sont partis, ayant vidé leur genièvredu bonnet de nuit ; il est passé douze heures ; la cabaretière, qui n’aplus remis sur le feu depuis longtemps, dort sur le banc. Le Festu estencore là, bien droit et éveillé, la pipe aux dents, le verre à demiplein.

- Eh, Festu ! dit la cabaretière, qui s’éveille en sursaut, il est tard! N’irez-vous pas vous coucher aussi ?

- Bah ! vous savez bien que le samedi, il n’y a pas de lit pour moi àla maison, puisque Barot y est.

- Et moi qui n’y pensais plus ! répond la cabaretière.

Elle plaque le feu, ferme la porte, monte avec la lampe, et le Festufume sa pipe jusqu’au matin.

Qui son nez coupe,
Sa face déshonore.

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L’ASTRONOME

UN batteur en grange de mes amis me contait qu’il tenait de sa mèregrand, qui le savait de sa tante, qui elle-même l’avait vu, qu’en notrevillage, il y eut jadis le plus habile faiseur d’almanachs qui futjamais.

Ce savant homme avait coutume de venir, coiffé de son chapeau pointu,observer les étoiles, les planètes et la lune, assis sur une grossepierre au haut de la montée du « Tienne d’Amont ». C’est de là qu’ilavait pris toutes ses mesures, calculé toutes ses dimensions, et couchésur le papier, en chiffres sans fin, la distance du soleil à la terre.

Un de nos paysans voulut, un jour, par malice, éprouver le savoir denotre astronome. Ayant levé la pierre qui lui servait d’observatoire,il avait glissé dessous une feuille de papier et replacé le tout sansque rien n’y parût. Caché derrière un arbre proche, il avait ensuiteattendu l’arrivée du faiseur d’almanachs. Celui-ci vint, s’assit surson siège ordinaire et, considérant le soleil en plein ciel, s’écria :« Qu’est ceci ? Il faut que la terre soit haussée ou que le soleil aitbaissé ! Je ne retrouve pas mes mesures.... »

A la vue de cet homme qui savait si juste la distance de la terre ausoleil, que l’épaisseur d’une feuille de papier de différence lui avaitsauté aux yeux, le paysan dans sa cachette s’était mis à trembler. Iljura toute sa vie que, fût-ce pour un pot de bière triple, il n’auraitvoulu ensuite faire la nique à si savant compère.

Vouloir se moquer d’un savant
Est le vrai fait d’un ignorant.

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LE MARCHAND DE BIÈRE

JOSEPH VAN PEEBOOM, dit Jef Podoum, marchand de bière brune entonneaux, s’en va, un matin, vers le bois de la Cambre, par l’AvenueLouise, en visitant ses clients. Gras, court, rond, haut en couleur, etvif d’allures, Jef Podoum pèse deux cent quatre-vingts livres. Sa têteenfoncée dans la nuque, toute volumineuse qu’elle soit, le paraît moinsque son cou dont elle n’est séparée que par deux plis de la peau, oùles cheveux coupés ras prennent le luisant d’un pelage de taupe.

Du matin au soir, roulant par la ville, Jef traite ses affaires sansdistraction, et avec le moins de paroles possible ; cependant que lacontraction de ses épais sourcils et la moue de sa large bouche lippuetrahissent l’application d’un intellect plutôt ingrat et rude, mais dru.

De rues en rues, Jef entre dans les cabarets : vastes pièces précédantun comptoir monumental, multicolore, telle une tonitruante voiture decrème glacée ; ou bien petits trous qu’emplissent une table, une grossefemme en cheveux qui est la cabaretière, et un homme à la fois, qui estle client. - Et Jef crie :

- Salut ! Je paie un verre aux amis !

Et qui n’est l’ami de celui qui offre de la bière à boire ?

Jef trinque, hume la boisson comme s’il avait soif, fait claquer lalangue qui reconnaît le liquide, dépose sa chope en frappant la tableavec bruit, s’éponge le front en soufflant ainsi qu’un nageur quiremonte d’un plongeon, annote les commandes que lui passe lecabaretier, paie son compte, s’écrie et s’en va :

- Salut aux amis !

Et qui n’est l’ami de celui qui vient de payer les pots ?

Et le marchand pousse plus loin, sur ses gros pieds mous et rapides, lefardeau de son ventre en tonneau toujours plein.

Or, place Poelaerts, devant le Palais de Justice, il rencontre son amiVoddenbeen, le coutelier de la rue du Poinçon, rasé de frais, sacasquette de faille noire strictement posée sur le crâne, et tenant àla bouche sa blanche pipe d’écume d’apparat. Et ce petit homme gris depoils, et blafard de cuir, propret et l’air triste, a tout juste l’aird’un objet quelconque tiré des vieilleries d’un grenier, astiqué etfrotté pour être remis au jour, une heure durant, et tantôt replongédans l’ombre et la poussière.

- Comme te voilà chic, camarade ! lui crie Poudoum... Avec ta jaquettedu dimanche et tes bottines neuves, un mardi ! Et où tu vas comme çà,Vod ?

- Oh ! répond le coutelier en s’interrompant pour plisser ses paupièresaux cils blancs et serrer les lèvres minces de sa bouche, comme s’ilaffilait un rasoir sur la pierre à l’huile. Oh ! Je me suis mis sur montrente et un, rien que pour venir ici...

- Au Palais de Justice ? demande Podoum en se retournant brusquement,lui, le colosse de bière brune, vers le colosse de pierre blanche,comme on dévisage un concurrent.

- Oui, rapport à un papier que j’ai reçu pour être à la cour d’assisesd’aujourd’hui.
 
- La cour d’assises ? s’exclame Jef, non sans effroi.

- Comme témoin, tu sais. C’est à dix heures.

- Ah ! dit Jef rassuré.

 - On va arranger l’affaire de l’homme de la rue du Miroir qui atué la femme Binette, tu sais bien, il y a trois mois ?

- Ah ! dit Jef, mais seulement parce que Vod s’arrête de parler.

- Tu dois te rappeler ce crime-là ! On en a assez parlé, diable ! Ill’a tuée après avoir fait les quatre cents coups sur elle, et puiscoupée en morceaux, et caché les morceaux avec du sel dessus, dans lestiroirs des armoires, et les cartons à chapeaux.

- Ah ! dit Jef froidement, et parce Vod attend un mot.

- Il avait versé le sang de la femme dans des bouteilles.

- Ah ! grogne Jef, comme si la façon du criminel lui parût naturelle,et qu’il n’y eût pas à demander qu’il en fît autrement en cetteoccasion.

- Et pour cette besogne, l’homme avait dû acheter son couteau dans maboutique, car on a reconnu ma marque sur la lame neuve. Alors, je suiscité comme témoin et ça me fait une belle journée de perdue pour cePitche Trompette.

- Ah ! dit encore Jef, à qui on voit bien qu’il est égal que ce soitPitche Trompette ou tout autre bougre des Marolles.

- Mais tu connais Trompette, s’écrie Vod comme à une apparition. C’estce grand roux qui tenait un « bac » au coin de la rue Blaes.

- Ah ! répond Podoum. Et c’est cet homme qui a coupé sa femme enmorceaux ! Il aurait mieux fait de me payer les quinze francs de bièrequ’il me doit !

Au malotru, la biloque.
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LE BON MOYEN

UN soir, sa journée faite, un marchand bruxellois de passage àAudenarde, buvait son verre de triple uitzet en compagnie de confrèresde la ville, et M. Jan Flikkers, commissionnaire en graines ethoublons, en était. Sur le tard de la soirée, comme il venait de gagnerplusieurs parties de Smous-Jas et avait le gain expansif, il conta à latablée qu’un événement se préparait sous son toit. Madame Flikkers,après douze ans de mariage et douze ans d’espoirs nombreux, de variablevolume, mais finalement toujours tous déçus, Madame Flikkers lui avait,pas plus tard qu’hier, annoncé qu’on aurait à penser bientôt à unejolie layette, à un petit berceau, à un riche parrain et à une bellemarraine. Hourra !

Jan Flikkers était extrêmement ému à la perspective d’être père ; etcependant, homme encore, c’est-à-dire créature qu’un bonheur amorce,mais ne repaît point, il ne lassait pas d’avouer combien cette futurejoie serait plus grande à son coeur, si Madame Flikkers, puisqu’elle luioffrait « quelque chose », voulut bien tout d’un coup lui donner ungarçon ; oui, un petit Flikkers, un incontestableJan-Flikkers-Graines-et-Houblons en réduction et en puissance.

« Ah ! Si c’était un garçon, un fils ! » répétait-il au Bruxellois.

- Faites remplir les chopes ! lui cria le marchand de Bruxelles. Faitesremplir les chopes ; je me fais fort de vous apprendre un moyen, qui nemanque jamais, de savoir, à l’instant, ce que vous présentera MadameFlikkers à sa délivrance...

- Oh ! dit M. Flikkers. Des tournées jusqu’à demain, je veux payer !Mais par Dieu, donnez-moi vite ce moyen que je sache !

- Voici... Patron, la bière est bonne ! Elle est bonne, dit, ens’interrompant, le Bruxellois.

- Parlez donc ! crie l’impatient M. Flikkers. Vous me faites languir...

- Voici. Rentrez chez vous ; et sans dire, à l’avance, rien à votrefemme... Vous entendez bien, sans qu’elle puisse soupçonner le moins dumonde le motif de votre ordre, priez-la de se lever, vous saisissez?... de se lever et de sortir de son lit.

- Oui, je dis comme ça : Zannette, levez-vous !

- C’est cela même : Jeannette, levez-vous ! Puis aussitôt, vousdemandez à Madame Flikkers de se coucher par terre, tout de son long.Mais pas un mot de plus, n’est-ce pas, c’est compris ? Pas un geste,pas une allusion ! Sapristi, ce serait raté !...

- Non, non ! Je dis comme ça : Zannette, couchez-vous !... Et puis ?

- Parfait ! Jeannette, couchez-vous !... Alors, comprenez-moi bien ;alors, vous ordonnez à Madame Flikkers de se remettre debout. Etsuivant le côté sur lequel elle s’appuie pour se relever, y êtes-vous?... suivant le côté, vous voyez si c’est un garçon ou une fillequ’elle mettra au monde.

- Zannette, relevez-vous !... Mais pour un garçon ?

- Voilà !... Jeannette, relevez-vous !... Si elle se redresse ens’aidant de la main droite, Flikkers, Flikkers mon ami, c’est un garçon! Dans autant de mois qu’il est dit, vous êtes père d’un fils, ou, parDieu, ce verre m’étouffe !... Si c’est de la main gauche, mon vieux,alors, c’est une fille. Noyez-la, « Flikkers ! »

Mais Flikkers est dehors déjà. Il franchit la rue au galop ; entre chezlui ; quatre à quatre, gravit l’escalier ; pousse la porte de sachambre à coucher ; et d’une voix qu’il ne se connaissait pas, terriblede contenir tant de joie, d’espérance et d’inquiétude mêlées :

« Zannette, crie-t-il, Zannette, levez-vous ! »

Tirée brusquement de son sommeil, Madame Flikkers pousse un cri,s’éveille, et reconnaissant son mari, elle se dresse sur son séant,frotte ses yeux, demande ce qu’il y a. Hé ! hé ! M. Flikkers ne parlerapas... Non, M. Flikkers n’oublie pas à quelle condition le truc doitréussir.

« Zannette, levez-vous ! répète-t-il en hochant la tête pour exprimerqu’elle n’a plus à le questionner, mais à sortir du lit : « Zannette,levez-vous ! »

Elle se lève, Madame Flikkers ; elle se lève en bâillant et se frottantles yeux.

«  Eh bien, quoi ? Qu’y a-t-il ? Pourquoi dois-je me lever àminuit passé ?

- Zannette, couchez-vous !... Non, ici, Zannette, à terre...

- Me coucher à terre ?... Mais, mais, jamais de la vie !

- Zannette, couchez-vous, je vous dis !

- Enfin, que me voulez-vous, Jan ? Levez-vous, couchez-vous, Jan, quesignifie cette comédie ?

- Zannette, couchez-vous, ici, podoum, je vous dis ! Je ne veux pasvous faire du bobo, je suppose !... »

A ces mots, Madame Flikkers blémit. Si son mari trouve nécessaire despécialement déclarer qu’il ne lui causera aucun mal, Seigneur Dieu,c’est qu’il médite cependant quelque chose !... Pourtant il n’est pasivre... Serait-il devenu fou ?

« Ah ! Jan, Jan... Qu’allez-vous faire de moi !

- Zannette, couchez-vous ici !

- Mais où ? Où me coucher ?... Pourquoi me coucher ? A la fin,voulez-vous me dire ?...

- Chutt !... Ici... Sur la descente de lit... Voilà... Comme cela, quevos épaules touchent... Laissez aller votre tête, Zannette. »

Madame Flikkers, enfin étendue à terre, morte, stupide, dans la lueurde la bougie, suit, de regards épouvantés, son mari qui s’éloigne desix pas, grave, raide, saccadé, tremblant de la contention de sonesprit. Mais il revient à sa femme ; il lui touche le bras droit etdit, se parlant à lui-même du ton dont l’ange Raphaël séparera lesmorts après le jugement dernier : « Voici le droit. » Puis le brasgauche en disant : « Voici le gauche. » Il prend de nouveau son recul,et fixant ses yeux sur sa femme que la terreur affole, il crie de lavoix d’un magicien qui déchire les voiles de l’avenir :

« Zannette, relevez-vous ! »

Elle est tellement abasourdie, Zannette, qu’elle obéit sans plus unmot. Les yeux fixes et hagards, elle se redresse... Elle se dresse ens’appuyant sur...

« C’est le bras droit !... C’est un garçon !... Hip, hip, hourra !C’est un garçon ! »

Et M. Flikkers, relevant les basques de sa jaquette, commence à traversla chambre, autour de Jeannette en chemise, par dessus le lit défait,et les chaises, les pots et les fauteuils, une gigue effrénée,agrémentée de cumulets, de culbutes, d’ailes de pigeons, detempêtueuses accolades à Madame Flikkers et de cris : « Hourra ! » etde : « Hip ! Hip ! » et de : « C’est un garçon. »

Puis, tout à coup, laissant ahurie, blême, comme une chiffe, sa femmeque la gorge étreinte a seule retenue de crier au secours, ildégringole l’escalier, traverse la rue en courant, tombe dans le caféoù l’attendent ses amis.

« C’est un garçon ! C’est un garçon ! »

M. Flikkers refusa d’aller coucher cette nuit. Le cabaretier mit enperce un nouveau tonneau. Et la tablée le vida.

Or, Madame Flikkers, au temps prescrit, devint mère. A son M. Flikkers,elle donna... elle donna un garçon. Jan, depuis l’épreuve, n’avaitd’ailleurs jamais douté qu’il en pût être autrement. Il reçut le petitFlikkers-Grains-Houblons avec un bonheur immense, mais calme et serein.

Depuis lors, s’il apprend qu’une famille est sur le point de grandirbientôt, mystérieusement il tire le mari à part, et lui donne larecette fameuse, avec assurance et non sans orgueil : Car à lui, ce futun garçon qu’elle annonça.

Et il a toujours soin d’ajouter :

« Surtout, que la mère ne sache rien à l’avance ! »

En femme et melon,
A grand’peine y voit-on.

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LE SOLDAT

LE jour de la Saint-Jean, souvenez-vous en, le ciel semblait la voûted’un four de boulangerie chauffé à blanc, arrivé à ce moment où le pâleboulanger enfariné, en s’essuyant le front et soufflant, vient yregarder par la gueule et crie qu’il faut attendre un petit temps avantd’enfourner, que c’est trop chaud.

Dans la rue, la chaleur enivrait. Les vieilles dames perdant touteretenue laissaient béer le haut de leurs jaquettes. Les fillettes auteint animé comme d’une pointe de vin, relevant leurs cheveux pour serafraîchir, découvraient des nuques d’un rose tendre de chose bonne àmanger et qui vient d’être cueillie.

Les idées biscornues éclataient dans les crânes bouillants, à la façondes pets-de-loups, fruits fallacieux des chaudes nuits d’été aux prés.On n’avait plus de pensées claires, mais des bulles de chaleur dans lecerveau. Chacun se donnait congé de tout, arguant, pour s’excuserauprès de soi-même, du thermomètre monté entre le Sénégal et la culturedes vers de soie.

Il y a des gens qui se vantent toute leur vie d’une tempête qu’ils ontvue de leur lit ; d’autres, d’un hiver où le pain atteignit à trentesous les quatre livres. Ce sera donc d’une forte chaleur que jeparlerai plus tard à mes enfants. Il faut me laisser la sentir à fondet tout à l’aise.

Ici, la bière de Louvain est semblable à un petit-lait mousseux etpétillant. En levant le verre à hauteur de l’oeil, on voit s’y refléterdes prairies qui sont bleues à force d’être vertes et où ondulent leshoules épaisses des fleurs-de-beurre dorées, les mares étincelantes delychnides neigeuses... Ah !... Et à présent paraît, dans la mousse dema chope, l’image d’une petite fille pâle et rousse, à la peau fineautant qu’une pellicule de cerise.

« Une bouteille, patron ! Une autre bouteille ! »

Or, au bout de l’avenue unie, déserte, silencieuse comme si elle étaitseulement peinte sur une toile de fond, voici que surgit le tramway surses rails luisants.

« Quelle idée ? Et où peut bien aller cette voiture quand le mondeentier est arrêté ?

Elle approche. Et celui qui boit de la bière de Louvain y découvre legaillard qui a certainement le plus chaud de la création. C’est unpetit soldat de la ligne, debout sur la plate-forme du coche. Il a levisage aussi rouge que le collet de sa tunique uniforme. En semaintenant à la balustrade, il semble dormir. Les tressauts du cahotlui secouent la tête comme si elle n’était, pour lui, qu’un bibelotposé sur ses épaules, en attendant une autre place. Et sa langue, lalangue du petit soldat lui pend de la bouche au moins du quart d’uneaune.

Elle est plate, sa langue, autant qu’une tranche de filet d’Anversétalée sur le large couteau du charcutier, et si fine qu’elle flotte audehors comme une loque, comme un morceau de flanelle rouge. Pauvresoldat ! Sa langue, lambeau sans vie, se roule et se déroule, se colleen l’air sur son nez, lui retombe sur le menton, soufflette ses joueset lui bouche l’oeil, au gré du vent de la course ! Et lui, réduit sansdoute à l’extrémité dernière de la souffrance, inerte, il agonise.

- C’est trop fort ! pense l’homme qui boit de la bière de Louvain. Celan’est plus rire ! - Et les larmes lui montent aux yeux.

Le tramway enfin s’arrête à l’aubette voisine. Brusquement le soldatparaît s’éveiller de sa torpide misère. Sans doute, il juge qu’il en aassez. Et il s’est dit qu’il veut en finir, le malheureux... Car levoilà qui saisit à pleine main cette langue monstrueuse ; à plein main,d’un coup, il l’arrache, la tire de ses lèvres, l’écrase, la réduit enune boulette entre ses deux paumes et la jette à ses pieds, sublime defermeté dans la douleur. Et sans plus la regarder qu’un chiffon depapier, qu’un vieux billet de tram, il s’en va !

De langue double,
Maint trouble.

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LA TRUIE

UNE année, il y eut tant de faînes et de glands au bois de mon village,que les cochons en étaient soûls chaque jour et bien souvent seperdaient.

Un jour, le porcher banal ramenant son troupeau, s’aperçut qu’il luimanquait la truie des Foubert. Il s’en retourna donc promptement surses pas pour la chercher. Un bûcheron, qui liait des fagots, lui ditl’avoir vue, au fond d’une clairière qu’il montrait, entrer dans untrou.

Aussitôt, monsieur le porcher commun prend ses jambes à son cou,traverse la clairière, trouve le trou et y saute en appelant la truie.Il crie à pleine voix : « Grouin ! grouin ! » Il écoute un peu. Il ymarche. Il crie de nouveau. Il siffle. Il tombe. Il court. Il renifle.Il s’arrête. Il éternue. Il fait claquer son fouet. Rien. Pas de truie.Il n’y voit plus. Il ne sait où il est.

Mais coûte que coûte, il veut retrouver la cochonne. Il lui faut larendre aux Foubert ou montrer les morceaux. Il jure la mordienne qu’ilira plus loin encore s’il le faut, si noir qu’il y fasse et jusqu’aubout de la caverne.

Tout à coup il voit, loin devant lui, briller comme une étoile unepetite tache de jour. Il avance. La lueur grandit. Il fait de plus enplus clair. La caverne s’ouvre. Il entre enfin dans un champ plein desoleil, où des moissonneurs, en manches de chemise, moissonnent lesblés. Là, parmi d’autres pourceaux, il aperçoit sa truie et qui n’a pascochonné moins de quinze petits cochons grivelés qui lui pendent auxtétines. Le porcher en est tout aise ; et Dieu sait que le joyeuxaccueil, pour sa part, la truie lui fait en le reconnaissant.

Cependant, ayant contemplé tout ce peuple qui travaille, il s’étonned’être ici en plein été, tandis que c’est l’hiver en son village. Lapeur le prend. Et, sans sonner mot, ni prendre congé de la compagnie,monsieur le porcher s’en revient par le trou où il était allé et ramèneaux Foubert leur truie et ses quinze cochonnets.

Quelquefois un fol qui s’avance
Met fin à choses d’importance.

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MONSEIGNEUR ET JOSEPH

MONSEIGNEUR, las d’être mal servi par tous ces valets de rencontre,décida d’appeler, aux soins de sa friande et douillette personne, lefils d’un de ses petits fermiers de Naninne, afin, l’ayant prisinnocent, de le pouvoir dresser à sa guise.

Joseph vint et Monseigneur lui dit :

- Joseph, pour commencer la journée, tu auras à venir chaque matin, dèssix heures, frapper à ma porte, me dire l’heure qu’il est etm’apprendre le temps qu’il fait.

Le lendemain, heureux et zélé, Joseph donne trois coups de son indexplié à la porte du prélat ; et d’une voix qu’il a assouplie, à partlui, dans l’escalier, Joseph crie respectueux et imposant :

- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !

Or, tout aussitôt Joseph entend Monseigneur éveillé qui, du fond de sachambre, lui répond d’une voix onctueuse, pleine d’une grâce auguste :

- Merci, Joseph ! Je le savais déjà. Le Seigneur me l’avait dit.

Ce qui fait Joseph s’en aller étonné et un rien penaud, mais penaudcependant, de n’être arrivé à Monseigneur qu’après le bon Dieu.Pourtant le jour d’après, il frappe de nouveau à la porte de son maître.

- Monseigneur, annonce-t-il, il est six heures et il fait beau temps !

Et la voix du saint homme lui répond calme et douce, et comme huilée decondescendance :

- Merci, Joseph ! Je le savais déjà ! Le Seigneur me l’avait dit.

Le troisième jour, le quatrième, toute la semaine se passe, car c’étaitau temps jadis, quand huit jours de beau temps pouvaient encore sesuivre sous notre ciel, et chaque matin, Joseph frappe chez son maître,à six heures juste ; et chaque matin, le temps est au beau. Et chaquematin, Monseigneur le sait et le Seigneur le lui a dit.

- C’est bien drôle, mâchonne notre garçon de Naninne. S’il le sait,Monseigneur, pourquoi faut-il que je vienne le lui crier, et tous lesjours, et de si bonne heure ? Cependant, le lendemain, fidèle encore :

- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !

- Merci, Joseph ! Je le savais ! Le Seigneur me l’avait dit.

- Et nom de d’là ! Nous verrons bien ! murmure Joseph en faisantdemi-tour et avec un clin d’oeil à lui-même, comme eut fait son père lefermier.

Le jour d’après, il attend sept heures, et justement la pluie s’estmise à tomber. Il heurte à l’huis sacré et chante son antienneordinaire, mais d’une voix étrangement respectueuse :

- Monseigneur, il est six heures et il fait beau temps !

Et il attend.

- Merci, Joseph ! s’écrie Monseigneur. Je le savais ! Le Seigneur mel’avait dit !

- Vous êtes deux menteurs, répond Joseph, il est sept heures et ilpleut.

Ce dit Renars :
Fol est qui vers seigneur estrive.

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L’ARRACHEUR DE DENTS

UNE jeune femme qui souffrait d’une grosse dent, en criant comme uneenragée était courue chez le maréchal du village pour se la fairearracher. Mais celui-ci eut beau s’escrimer et tirer dessus de toutesses forces, il ne put venir à bout de la déraciner. En pleurant plushaut et tenant sa mâchoire à deux mains, la pauvrette s’en retournaitdonc à sa maison, quand elle rencontra un tireur d’arbalète revenant desociété, son arme sur l’épaule, et qui lui demanda où elle souffrait sidurement. Quand il sut que c’était à une dent, il l’assura qu’il la luiarracherait sans douleur par un moyen qui n’avait jamais manqué, pourvuqu’elle voulût bien le laisser faire. La femme consentit à tout, nedemandant qu’une chose : c’est qu’il la soulageât bien vite.

Voilà donc notre arbalétrier qui vous lui lie la dent à une mince etsolide cordelette au bout de laquelle il attache ensuite un trait bienempenné. Il bande son arme qui n’était pas de moins de dix livres ;fait, à la femme, ouvrir la bouche toute grande ; et presse la détente,persuadé qu’avec la flèche s’en va sauter la mâchelière gâtée.

Mais celle-ci était si ferme enracinée, que la patiente, qui en tout nepesait pas grand’chose, s’envola derrière le trait. Et toutes deuxallèrent tomber, à deux lieues de là, dans un vivier où la femme se fûtcertainement noyée si un pêcheur qui se trouvait au bord, ne lui eûtporté secours.

A douleur de dent
N’aide viole ni instrument.

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LES VACHES

UN jour, par la négligence du vacher du bourg, le troupeau des vachesentra dans une pièce de blé déjà tout levé, et trouvant l’herbe tendre,elles en firent un beau dégât. L’homme du blé fut averti. Il accourutfort en colère, son courbet à la main, et à toutes les voleuses qu’ilatteignit, coupa la queue au ras du dos.

Les bonnes femmes du village, apprenant le malheur de leurs bêtes,vinrent au champ et les trouvèrent galopant et sautelant de douleurs,sans queue, de-ci de-là. A force de : « Hé, Margot ! - Oh la Blanche, -Ici, Noirette », à force de : « Teu ! Teu ! » elles parvinrent enfin àrassurer les effarouchées. Les pauvres vaches reconnaissant lesmaîtresses qui les trayaient, se laissèrent prendre et lier.

Alors, les commères, en dépit du laboureur qui voulait les en empêcher; et tout menaçant de lui arracher sa barbe, sa moustache, ses oreilleset tout, coururent dans le blé à la recherche des queues tombées. Uned’elles avait longtemps, à la ville, servi comme rétrécisseuse demaljoints. Elle venait de se retirer au village, son métier ne valantplus rien, parce que trop de gens s’en mêlaient. Il lui passamerveilleusement l’idée de recoudre les bouts tranchés aux moignons.Bientôt toutes les femmes firent comme elle, bien à la chaude, avec debon gros fil double, le plus proprement qu’elles purent. Or, en peu detemps, les queues reprirent, et si parfaitement, qu’il n’y paraissaitni coupure, ni coûture.

Pas plus qu’après un coup de couteau dans l’eau, on n’y voit rien.Peut-être chaque vache n’a-t-elle plus exactement, au derrière, laqueue qu’elle tenait de sa mère ? Mais elle n’en sait mie et continue às’en aider contre les mouches, aussi bien et mieux que jamais.

D’une femme bonne et ménagère,
Le mari aille premier en terre.

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M. LE CURÉ

UN jour, Monsieur le Curé avait été chanter une belle messe à lachapelle du Tri-de-Bretagne, par delà la rivière Ernelle, pourl’inauguration d’un Saint-Quirin neuf. Il s’en revenait à la bruneayant, à la ferme voisine, bien dîné, bu mieux encore.

Les jambes molles, mais sûrement des fatigues et des rhumatismes gagnésau service de Dieu dans la vallée, la face rouge mais par l’effet duserein frisquet, si M. le curé parlait tout seul c’est qu’il récitaitun patrenôtre, et si M. le Curé changeait brusquement de côté sur lechemin, c’est qu’après avoir dit ce qu’il avait à dire à tel arbred’une rangée, il en voulait ensuite à tel arbre de l’autre.

Ayant descendu en cette guise toute la côte, M. le Curé arriva àl’Ernelle dont la crue des jours derniers avait enlevé le pont de boisen ne laissant, pour le passage, qu’une maîtresse poutre, un troncd’arbre mal équarri qu’il fallait franchir à califourchon.

M. le Curé, du bord, trouva l’arbre bien long ; et M. le Curé, del’arbre, trouvant le tronc bien rugueux, bien noueux et à la fois bienétroit, bien glissant.

Il s’épongeait le front, reprenait courage, avançait les deux mains, ets’y appuyant, sautait un petit saut en avant. Son embonpoint siflorissant naguère à table, était bien lourd à mouvoir, à présent. Sespieds trempaient dans l’écume et sous ses yeux, les pierres irritaientde menaçants tourbillons. Et de nouveau M. le Curé s’abandonnait audésespoir.

- Sainte Vierge, disait-il, aïe, ô mes reins !... Ah ! Jésus, je neboirai plus !... Aïe, on ne m’aura plus si tard !... Aïe, c’est lafaute au fermier !... Aïe, non, je ne boirai plus ! Ah !...

Il saute, il saute M. le Curé. Il souffle, geint, ahane, tandis que lapeur et la saccade émeuvent, en son ventre, toutes sortes de bruits.Brusquement il a cru chavirer et que son heure était venue. A grandpeine il s’est remis droit à cheval. Et il se le jure de nouveau,jamais plus il ne boira du vin à table.

- Non, je ne boirai plus !

Enfin il va toucher à la rive.

- Je ne boirai plus !

Enfin sa main atteint à la souche de bouleau du bord.

- Je ne boirai plus !

Son pied touche à terre.

- Je ne boirai plus !

Il est debout.

- Je ne boirai plus... autant, du moins ! dit M. le Curé en secouantles plis de sa soutane.

Ensuite, la nuit était claire, la route bonne, le village proche. Et onentendit la voix en bombardon de M. le Curé qui chantonnait aux étoiles.

Après dîner, assez des louches.
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LES DÉS

ON raconte encore au village qu’un jour, deux hommes lièrentconnaissance dans un cabaret, dînèrent ensemble, mangèrent bien, burentmieux et se mirent à jouer aux dés.
 
Le jeu durait depuis longtemps, et ils ne gagnaient ni l’un ni l’autre,quand l’un des joueurs, s’estimant cependant plus adroit que soncompagnon, lui demanda :

- Veux-tu, compagnon, veux-tu jouer, de ces deux beaux petits dés, pourvingt beaux petits francs, à qui fera le moins d’un seul coup ?

L’autre dit oui.

- Mettons au jeu, fit le premier. Voilà mes dix francs.

- Voici les dix miens.

- Qui jettera le premier ?

- Toi, qui m’as défié.

- Je veux bien.

Il jeta les dés sur table, fit double-as et s’écria :

- J’ai gagné ! Tu ne pourrais jamais faire moins.

- Tout beau, compagnon. Tu m’as provoqué. Je veux jouer pour monargent, répondit l’autre.

Et prenant le cornet, il vous le renversa si brusquement, que l’un desdés se mit sur le second, découvrant seulement un as par le haut.

- Eh ! dit-il, en prenant les vingt francs, tu es battu.

Voyez à qui l’on se fiera ! Je me donne au diantre si les plusméchantes gens du monde ne sont pas toujours là où l’on est.

Content de peu
Gagne le jeu.

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LE MATOU

TANTE MATAGNE a la plus jolie chatte du quartier, grasse (la chatte),ronde (la chatte), vêtue d’une robe épaisse, moelleuse, qui lui vacomme un gant à une main potelée, et se trouve vergetée de noir, degris et de blanc avec l’harmonie subtile d’un beau dessin.

Menne a le museau plus frais qu’une houppe à poudre de riz. Douilletteamie du silence et de la propreté, le désordre lui fait horreur, laviolence la scandalise, les cris l’affolent. Et tante Matagne, dans lapetite maison parfumée de vétiver et de lavande, meublée d’acajouluisant et ciré, n’a rien eu à apprendre pour lui plaire, possédantelle-même, à l’envi, ces douces vertus des chattes.

Or, le dimanche, elle se lève la première pour aller à la messe, tanteMatagne. Sans bruit, trottant menu, elle filtre le café, ouvre aulaitier, met le lait à bouillir, verse dans une soucoupe le déjeûner deMenne qui fait le gros dos, à ses pieds, la queue en l’air et ronronne.La maisonnée dort encore et le parfum du café monte aux chambres parles corridors frais de la nuit.

Enfin, tante revêt son manteau, prend son livre d’heures, et ferme àfond portes et fenêtres qui doivent empêcher l’intrusion de ces chatsgrossiers aux aguets sur les murs des jardins voisins, et qui rôdentautour de Menne. Elle crie dans l’escalier :

- Je pars ! Attention au matou !

Elle s’en va, et la porte claque avec un vacarme qu’on n’eût jamais crupetite tante Matagne capable de déchaîner.

Or, à cette heure, souvent, c’est à peine s’il fait jour.Cependant  on voit tout à coup quelqu’un, dont brillent les yeuxmalicieux, descendre l’escalier de l’étage, sur ses pieds déchaux. Lespans de sa chemise volent aux marches et il porte, à la main, la carafede sa table de nuit. Il franchit le vestibule aux dalles glacées sansle sentir, parce que le plaisir le réchauffe. Il s’approche de la porteclose de la cuisine, et là, mettant son pince-nez sur son nez, sebaissant pour ne pas éclabousser, il laisse, sur la pierre, couler unmenu rond d’eau, un rien, la valeur d’une petite commission de matouamoureux. Puis il remonte l’escalier, son lorgnon dans une main et soncarafon dans l’autre ; se recouche au lit ; et dans ses draps, telleune carpe vive en une poêle à frire, se met à frétiller, mais de rire.

La messe dite, rentre tante Matagne. Elle ouvre l’huis et, avantd’aller plus loin, pousse la tête dans le vestibule. Depuis l’église,elle pense à son ennemi, le matou ; au destructeur de sa joie :

- Est-il venu ? se demande-t-elle. Est-il venu ?

Elle entre. Et là, sur la dalle, devant la cuisine, elle aperçoit laflaque ignoble. Là, pour elle qui ne connaît point les façons desmatous, s’étale la trace infecte de l’intrus.

- Il est venu ! Il est encore venu !

Mais qui reproduira le ton de tante Matagne faisant ses objurgations,seule, dans le demi-jour du corridor, son livre de prières à la main,devant l’eau répandue ?

- Pour l’amour de Dieu, qui, qui m’apprendra par où pénètre ici cettebête damnée ?... D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Où est-elle ?... Maisc’est de nouveau (elle lève la tête vers les chambres à coucher) l’unou l’autre de ces paresseux dormeurs qui sera descendu après mon départ! Toujours la même histoire ! Et malgré mes sempiternellesrecommandations, le négligent aura, une fois de plus, laissé la portede la cour ouverte !... Oh ! Oh ! si je le tenais... Venez voir, venezvoir ! crie tante Matagne, désormais sans retenue et décidée àrenverser la maison s’il le faut.

La famille accourt... car peut-être la famille, aux écoutes, se tenaitprête à accourir. Il y a la grand’mère qui rit dans son front, le pèrequi rit dans sa barbe, la mère et les enfants qui rient dans les lèvres; et la bonne qui a appris à ne plus rire.

- Voyez ! recommence Matagne. Il est venu encore une fois ! Encore unefois, on l’a laissé entrer ici !... Quel est le négligent qui n’a pasfermé la porte de la cour en sortant ? Je veux le savoir, je veux lesavoir.

- Quel est le négligent ? demande la bonne maman.

- Quel est le négligent ? demande le papa.

- Le négligent ? - Le négligent ? et les syllabes font le tour de lapetite commission du matou, de bouche en bouche, comme un bol à boireou un air fugué.

- Mais, interrompt tout à coup le père aux yeux malicieux, mais, tanteMatagne, dis-moi, es-tu certaine, parfaitement certaine, que ce soit,ici, du matou ? Et il indique le liquide suspect.

- Si c’est du matou ? Si c’est du matou ?... Mais demande-moi tout d’uncoup si je suis folle !... Il est certain que c’est du matou ! Il fautn’avoir point de nez pour ne pas sentir l’infection qui règne ici...Ouvrez la porte de la cour, Marie ; ouvrez, Marie !... Il faut n’avoirpoint de nez !...

- Voilà ! Je me le disais hier aussi... Je n’ai pas de nez, répondentles yeux malicieux. Pourtant, Matagne, le flair, si parfait soit-il, nesuffit pas pour définir, classer, déterminer absolument une chose... Auchapitre des nez, Tristram Shandy...

- Et moi, je dis que c’en est ! répète tante Matagne qui, pour terminerla discussion, bravant tout respect, s’agenouille subitement à terre etpenche la tête jusqu’au miroir de la flaque luisante.

- Tante, ne faites pas cela ! hurle la maison, comme se figurantqu’elle y va toucher du bout de son nez qui est mince.

- Si, je le ferai ! Je veux lui prouver... A un pied du liquidecependant elle perd courage. Elle ne peut le prouver, mais elle jureque c’en est.

- C’en est ! C’est de lui ! Ah ! que je t’attrape, matou ! - Et lapetite tante se tord les bras.

- Bast ! Matagne, dit la bonne-maman, ne te fais plus de mauvais sang.Dimanche prochain, on gardera les portes pendant la messe. Et nousverrons bien...

- Ah ! pouah ! Quelle infection ! Enlevez cela, Marie... Quoi ? Ondirait que cela ne vous répugne pas, à vous, Marie ?

- Moi, Mademoiselle, répond bonnement la fille en torchant la flaque,c’est tout juste comme si j’essuyais ma vaisselle, Mademoiselle.

- Eh bien, j’ai déjeûné, moi, vous savez ! Ah ! quelle horreur ! Quelleinfecte bête !

N’est ennemi plus venimeux
Que le familier cauteleux.

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L’ORGUE

UN richard, qui était connu pour aimer fort la musique, avait, près deson château, un petit bois de haute futaie, assez joliment planté,hêtres et chênes, où il allait souvent passer le temps et se promener.

Un jour, un homme, je ne sais de quel pays, l’arrêta dans sa promenade,et après une humble salutation, lui dit :

- Monsieur, tout le monde sait que vous adorez le chant des instrumentspar dessus tout. Je suis donc venu vous demander s’il vous plaîrait queje vous fisse un beau jeu d’orgues. Mais non un de ces orgues defer-blanc, d’airain, ou de cuivre, ou de tel autre métal...

- Et de quoi donc ? demanda le propriétaire.

- De votre bois, monsieur, répondit l’organiste. De votre bois, iciplanté.

- Je pense, mon bonhomme, répartit le propriétaire, estimant avoiraffaire à un fou, que tu as le cerveau blessé ou que tu es ivre.

- Non, monsieur. Je dis la vérité, et je vous le ferai voir, s’il vousplaît.

- Et le moyen ?

- Monsieur, à l’oeuvre on connaît l’ouvrier.

Bref, après avoir bien discuté, disputé, marchandé, ils s’arrangèrentpour le prix du travail et la moitié de l’argent fut versé.

L’organiste commença par faire ébrancher les arbres du petit bois. Puisil les fit couper, les uns à telle hauteur, les autres plus petits, lesuns plus grands, les autres entre deux. Ensuite, au moyen de longs,petits, grands, gros, fins, courts, menus, droits, tortus, légersinstruments de fer et d’acier trempé de Suède, en façon de tarières,vilebrequins, limes, forets, tréfonds, gibelets, alènes et autresengins pénétratifs, il creusa, vida, fora, gibela, perça, lima lestroncs, depuis le haut jusqu’en bas. Enfin, à ras du sol, près desracines, il leur tailla, à chacun, certains petits trous du côté d’oùsoufflait le vent.

De telle façon qu’à la moindre brise, les arbres transformés ainsi entuyaux d’orgues, rendaient tous ensemble des sons admirables, et sihauts et si bas, si harmonieux, et doux, et plaisants, et touchants, etdélectables que tous ceux qui les entendaient étaient ravis d’aise ; etsans plus penser à boire ni manger, sans plus songer à leurs soucis nià leurs maux, erraient doucement dans le bosquet comme s’ils eussentété aux Champs élyséens.

Le riche amateur de musique, voyant cet excellentissime chef-d’oeuvreaussi heureusement parachevé pour sa délectation, appela l’organiste ;et pour le récompenser de ses peines, il lui fit raccommoder sessouliers.

Fi de l’or et de l’argent
A qui n’a contentement.

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LA PERLE

MADAME Gène a trouvé une nouvelle servante. Le certificat des anciensmaîtres lui témoigne en deux lignes autant de qualités que toutel’Histoire en montra jamais réunies en aucune matrone célèbre : amourdu travail, propreté, honnêteté, fidélité, fermeté de caractère. Elleles a toutes, et pour quarante francs par mois.

- C’est la perle ! s’écrie Madame Gène à son mari. Et sous la couronnede ses bigoudis tordus, son front s’éclaire ; sous la mousse desfanfreluches de son peignoir, sa puissante poitrine bondit, etrebondit, à l’idée d’être, dès tantôt, sauve du cauchemar des ménagères« sans servante ! »

Or, elle est venue ! Madame Gène a laissé tressaillir ses lèvres, commesi elle allait ouvrir la bouche, et peut-être renseigner, à la nouvellebonne, la place, dans la cuisine, du sel, du beurre, du pain, et detout le reste ; ceci pour Monsieur, à telle heure ; et ceci pourMadame, un petit quart d’heure après. Madame Gène allait ouvrir labouche.

- C’est bon ! a crié la Marie-Perle. Je sais tout ça !... Est-ce quevous vous figurez votre maison autrement montée que les autres ?

- Oh ! a fait Madame en elle-même. Oh !... cette fois-ci, il n’y a plusde doute. C’est la perle ! Tout va marcher ici, comme sur des roulettes.

Dès le lendemain, à l’aube, quand le lit est le plus chaud, Marie-Perlefrappe à tour de bras, à la porte des maîtres.

- Holà ! Allez-vous vous lever ?... Je dois ranger la chambre, moi ! -Elle veut dire : Moi, Marie-Perle !

- Ah ! c’est Marie !... Ce n’est pas Marie qui détraquera le réveilpour descendre à dix heures du matin !... C’est une perle !... Gène !Allons, Gène, lève-toi !... N’entrave pas le service de Marie... Quoi?... Quoi ?... Tu veux encore dormir ?... Je le voudrais voir ! Marieest là, houst ! Et surtout pas de récrimination devant la servante !

Et M. Gène, les yeux gros, les cheveux raides, les traits bouffis, va,en robe de chambre, achever son somme dans un fauteuil de la chambrevoisine.

- Encore ici ? s’écrie Marie avisant ses maîtres. Le café est servi enbas, depuis longtemps. Descendez que je puisse rafraîchir cette pièceaussi. Il faut de l’air, dans les maisons !

Dans la salle à manger, Monsieur et Madame ensommeillés mâchentlentement leur pain beurré ; et ils sont étonnés d’entendre, dans larue, des bruits matinaux, nouveaux pour leurs oreilles, d’ordinaireplus tard ouvertes. Mais Marie est là. Elle a fini à l’étage. Elletire, une à une, les vaisselles du déjeuner. Il lui tarde de rangerici, où tout serait bien, n’était cette nappe chargée, et les maîtresassis devant !... Madame Gène a compris. Elle se lève, entraînant M.Gène, la bouche pleine encore. « N’entravons pas le service, mon ami ! »

- Madame voudra bien remarquer, lui insinue la Perle, que j’ai nettoyéle corridor à fond. M’en a-t-il fallu de l’eau et du savon !

Nettoyage à fond ! Et Madame Gène, à la douce musique de ces mots,marche sur les bordures où le marbre est noir afin de ne pas ternir lablancheur des dalles ! Et sur la pointe des pieds, tant l’allège lebonheur de contempler son vestibule luisant !

- Ah ! se dit-elle, je vais donc savourer la propreté chez moi, tousles jours ! Ah ! quelle perle !... Surtout, Gène, surtout, attention àla cendre de tes cigares ! Ne va pas de tes manies, ennuyer une fillesi propre !

Et si économe !... Aujourd’hui, lundi, elle a annoncé à Madame Gènequ’on mangerait telle et telle choses, parce que c’est ce que lesbouchers ont de plus avantageux ce jour-ci. Avec les restes, on soupera.

Madame a fait semblant de s’apprêter à objecter que Monsieur supportemal les repas du soir froids. Et elle dit :

- Certainement, Marie. Essayons !

Et Marie est d’un caractère fort.

- Je ne dis pas à Madame, dit-elle à Madame, que Madame n’est pasindisposée ; mais je dis que moi, je sais travailler. C’est le jour delessive, aujourd’hui. Et si Madame ne s’aide pas elle-même ; s’il mefaut, à tous ses coups de sonnette, abandonner ma cuvelle, ça nous feraun joli potage !... Le linge sera gâté ! Et moi, il me faut du lingeblanc, moi ! - Moi, Marie-la-Perle, veut-elle dire.

Mais à ces mots de linge blanc, Madame Gène consent à tout. Elle n’estplus malade. Au contraire, radieuse, les ailes de la satisfaction auxépaules, elle vole dans son paradis des ménagères, luisant, ciré,savonné, orné de piles de serviettes et de douzaines de chemisesfleurant le pré et le grand air.

- C’est la perle, Gène !... C’est la perle !

Hé, après tout, que Monsieur enfonce sa calotte sur sa tête, s’iltrouve des courants d’air dans la maison ! Marie a dit que le lingedoit sécher au grenier !

Que Monsieur remette ses courses en ville à demain ! Les charbonniersdéchargent la houille, et pour rien au monde, Marie n’ouvrira la portede la rue à ces flots pressés de poussière qui ne demandent qu’à entreret se coller à tout le ménage.

Que Monsieur, quelque envie d’eau fraîche qu’il ait, boive de la bièreou du vin, car pour plusieurs heures encore, le robinet de la ville estgarni du tuyau de caoutchouc, et Marie lave la devanture, mais « à fond», vous savez, et comme il y a, diantre ! longtemps que cette besognen’a plus été faite ici.

Que Monsieur... que Monsieur... Surtout que M. Gène se taise et obéisseà Madame Gène, qui obéit à Marie... Ballotté, secoué, ahuri, qu’ilapprécie le plaisir d’habiter une maison propre comme l’oeil, de la caveau grenier ; et d’être servi par un parangon d’économie, d’activité, deprobité, de fidélité, d’agilité, de fermeté, d’honnêteté, d’habileté,de célérité ! Par Marie, la Perle !

- Ça vaut bien de se gêner un peu, dit Madame Gène, avec orgueil. Etpuis si on laissait les hommes maîtres, quand pourrait-on se mettre augrand nettoyage !

De plusieurs choses, Dieu nous garde :
De serviteur qui se regarde,
Et de porc salé sans moutarde !

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LE SANGLIER

JEAN MATTET, chacun a su l’histoire, rôdant un jour, dans le bois, sonbâton à la main, vit venir à lui deux cochons sangliers, un vieux et unjeune. Or, comme on l’apprit ensuite, le vieux était aveugle. Par cetinstinct de nature qui ordonne à la jeunesse d’aider à la vieillesse,le jeune lui présentait sa queue que le vieux tenait entre ses dents.Comme un homme, à la laisse de son chien, se laisse guider sans péril,ainsi l’infirme suivait son gentil compagnon.

Cependant, Jean Mattet, revenu de son premier émerveillement, donna àla bête, au passage, un coup de son épieu, pensant le percer au traversdu corps. Mais il lui trancha seulement la queue, rasibus, sans luifaire d’autre mal, si bien qu’elle s’enfuit. L’homme alors s’approchadoucement du solitaire qui s’était arrêté en grognant, prit en main lebout de queue qui lui pendait à la gueule ; et, petit à petit, le menasans sonner mot jusque dans son étable, où le vieux le suivit pensantêtre toujours mené par son guide ordinaire.

Quand il y fut, comme il avait les défenses recourbées en dedans et, dufait, n’était plus dangereux, Jean le fit couper pour qu’il ne sentitplus si âprement le sauvage. Mais la bête, sous le couteau, commença àcrier si horriblement, que tous les sangliers de la forêts’assemblèrent au bruit et accoururent jusque sous le toit poursecourir leur grand’père. On n’eut que la peine de les enfermer. Jen’entendis de ma vie si bien grogner.

L’enfant est très recommandable
Qui secourt son père honorable.

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LA VIEILLE AU BERCEAU

QUAND Trinette des Roquettes, l’ancienne marchande de bablutes desucre, fit sa dernière maladie, elle était fort vieille et redevenue sipetite que sa fille la couchait à la chambre du bout, près de lafenêtre sur le jardin de terre noire, dans un berceau qu’elle avait jene sais d’où.

Ce lit d’enfant, haut et carré comme une huche à pains, avait des bordsfaits en forme de ridelles ou de rateliers. Ses pieds posaient sur unepièce de bois cintrée. Et, la bâche levée, quand on agitait la machine,Trinette pouvait très bien se figurer, trémoussée au cahot de sacharrette à baudet, partie à quelque ducasse de village environnant,pour débiter ses bablutes de sucre noir et ses saucisses de viande decheval. Elle s’y croyait vraiment, et gentiment s’endormait bientôt,repliée sur elle-même comme un chien de fusil.

Or, un dimanche, la fille de Trinette, qui continuait le menu commercematernel, s’avisa qu’elle devait demeurer tard à la fête du Saint-Colinde Leernes. Elle fut prier le Charlot du Culot des Béguines de garderla malade, lui offrant pour la veille, outre deux gros sous, un paquetde tabac à fumer et un pot de bière double.

Charlot accepta le marché, vint après son souper, et le voilà balançantla vieille Trinette. Mais elle ne s’endormait point. D’abord il avaitbaissé la lampe dans l’idée que ce pût être la lumière qui la tîntéveillée. Il l’avait bercée d’un mouvement plus vif. Puis il l’avaitbercée plus lentement. Il ne l’avait plus bercée du tout. Il avaitrepris de la bercer. Rien, la petite vieille continuait de geindre, desoupirer, de s’agiter, de se tourner dans ses draps et de se retourner.

Il vint une idée à Charlot, parce que Charlot du Culot des Béguines,tout plafonneur qu’il fût, et si haut qu’il montât à ses échelles,n’était jamais à court. Il se dit naïvement :

- Toutes les femmes sont les mêmes. Plus vieux, plus sot. Chez moi,quand j’ai embrassé la mienne, je sais bien qu’elle s’endort. Sinon,non.

Il se mit donc le plus doucement qu’il put dans le petit lit branlant,et gentillement baisotta Trinette. Charlot entendit clairement queTrinette était contente ; et, bientôt après, elle s’endormit.

Ensuite la fille rentra et Charlot, ayant bu sa bière et fumé sontabac, sortit sur la pointe des pieds et s’en retourna chez lui acheverla nuit, en disant bonsoir et merci.

Le lendemain au soir, ce fut la fille qui veilla la mère. Mais la nuitétait tout à fait venue, que Trinette ne dormait pas encore. La gardeétonnée avait beau la balancer sur toutes les cadences, lui offrir cecià boire et cela à manger, baisser la lampe, retapoter son oreiller,Trinette s’agitait et murmurait des paroles confuses.

- Quoi, que vous faut-il ? redemandait la fille. Dites, mame ? EtTrinette, d’une petite voix cassée et suppliante :

- Comme hier !... Comme hier !...

Quand la femme dit souvent, hélas !
C’est qu’elle veut ailleurs soulas.

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LE PUITS

LE puits le plus profond du pays est certainement celui qui se trouvedans nos bois, au carrefour du Bon-Dieu-de-Pitié. Ce qui porte à lecroire est qu’un homme du village, nommé Pierre Falot, y étantdescendu, un jour, pour le curer, il raconta sous serment, ou le diablel’emporte, qu’après avoir fait remonter par la manivelle plus de centpaniers d’immondices, il trouva au fond une pierre plate couvrant toutela rondeur du puits et sur laquelle, de sa pioche, il donna plusieursgrands coups.

Or, la pierre rendit un son épouvantable, ni plus ni moins que si l’oneût frappé d’un maillet quelque tonneau vide de plus de deux centsoixante-douze hectolitres. Le bonhomme en fut terrifié, surtout quand,aussitôt après, il entendit une voix de femme venant de dessous lapierre et qui disait :

- Ohé, voisine ! ohé, Perrette ! Venez tôt ramasser votre linge. Voicila pluie qui approche. J’entends déjà le tonnerre.

Mes amis, il faut le croire. Le fond de ce puits est proche desAntipodes. Qui de vous voudrait aller de ce côté de la terre, enprenant ce chemin, il gagnerait une bonne lieue.

Celui-là au danger consent
Qui trop haut monte, ou bas descend.

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LA FROTTEUSE

LA petite dame, au matin, presse ses frisettes, assise sur le petitcrapaud de peluche puce de sa chambre à coucher. Par la fenêtre, parquelques mouvements de son cou fin, elle suit dans la rue animée toutle va et vient fiévreux des gens et des attelages, et sans se crotter.Elle voit aussi les passants s’arrêter, se parler, hocher la tête, seserrer la main, se quitter ; et sans que ses oreilles entendent leursbêtises.

A deux mains, doucement, pensivement, elle serre son petit fer chaudsur les papillottes de plomb tordu qui sentent la peau de gant. Ellerêve, elle s’éveille encore. Tout le matin est à elle dans lesdentelles légères. Elle est comme un ballon d’enfant, oublié et quiflotte.

Cependant la bonne a frappé à la porte. Quoi ? Y a-t-il, pour unepetite dame qui se coiffe en digérant son chocolat, une maison dontelle doive s’occuper ?

« Madame, c’est une dame qui demande madame.

- Marie, dites que Monsieur reçoit dans l’après-midi.

- Madame, c’est pour Madame.

- Une dame pour moi, à cette heure ? C’est impossible... Qui est-ce?... Pourquoi ?... Sa carte ?...

- Elle a simplement dit que c’était pour quelque chose d’important.

- Ça m’est égal ! Je n’attends rien d’important, moi. Dites-lui qu’ellerepasse tantôt si elle veut. »

La bonne va à ses ordres. Mais voilà toute gâtée l’avant-dîner de lapetite dame. C’est comme un grain de sable qui serait tombé dans le finmouvement de la menue pendule qui bat son pouls sur la cheminée. On atroublé sa paix. La bonne remonte.

« Encore ?

- Madame, elle insiste.

- Moi aussi, flut !

- Faut-il aller lui dire.

- Certainement, sotte, courez ! Ou dites-lui de cirer les meubles dusalon en attendant, puisque vous voulez tant la garder ici. »

Et haussant les épaules, elle jette à la Marie un linge à épousseter,la pousse dehors et ferme la porte à clef en trépignant d’une petitecolère d’oiseau.

« Que tous ces gens m’agacent ! »

Docile et naïve, la bonne descend. Il y a, dans l’anti-chambre, unehaute femme aux traits expressifs, aux yeux pénétrants, aux soulierscrottés et fatigués. Quelque solliciteuse, hardie patronnesse dugrand’air, de l’antialcoolisme ou de l’école sans école ? Elle porte aupoignet un cabas de cuir attaché comme aux paysans le gourdin denéflier.

« Madame a répondu, lui annonce la bonne, que vous pouviez frotter lesmeubles en l’attendant. Voilà le torchon. »

Marie s’en va à son office et la visiteuse ne sourcille même pas. D’unpas délibéré elle entre dans le salon entr’ouvert.

Un quart d’heure se passe. La dame à sa toilette, malgré elle, a tendul’oreille aux bruits de la maison. Elle n’a point entendu le fracas dela porte se refermant sur la visiteuse éconduite, comme un coup depoing dans le dos... Alors ?... Elle s’inquiète peu à peu... Mariel’aurait-elle fait attendre, la bêtasse ! Et dans son peignoir, aprèsun dernier coup du démêloir et un sourire à la glace en pied, elle sedécide à descendre y voir.

Dans l’antichambre, personne. La maîtresse de la maison avance sansbruit. Dans le salon, accroupie sur le tapis sous un guéridon, quivoit-elle ? L’inconnue, le chapeau de guingois sur la tête, un flacondébouché dans une main, et de l’autre frottant, du torchon, le piedd’acajou avec une énergie qui fait trembler jusqu’aux cristaux dulustre.

« Oh ! dit la petite dame !... La bonne lui a répété... »

Les jambes coupées, elle s’écroule sur le premier siège.

« Que vais-je lui dire ! Que faire ?... » Et les pensées filent devantelle, informes et pressées comme des pigeons effrayés s’enfuyent tousensemble.

Mais l’autre s’est relevée sur ses pieds en apercevant la maîtresse dulogis.

« Madame », s’écrie-t-elle, tout en frottant, frictionnant, écrasant,tamponnant, « je suis la seule dépositaire de la célèbre mixture pourpolissure de meubles Haka-Chou de Chicago. Je garantis ce produitinimitable, pur de tout ingrédient chimique, malsain ou désagréable. Ilest le seul ne détériorant ni les meubles vernis, ni les meubles cirésou laqués. Si madame veut se donner la peine d’approcher et de jeterles yeux sur la partie que je viens de polir, madame se rendrafacilement compte de la beauté de l’ouvrage. Pas d’odeur. Pasd’empoisonnement. On peut dormir dans son lit le soir même... Voici lemode d’opérer. Rien de plus simple. Un enfant réussirait sansapprentissage. Une bonne, en un jour, rafraîchit un ameublementcomplet... Si madame veut essayer... »

Elle frotte toujours. Ses deux bras s’agitent de toute leur longueur.Elle tourne à genoux autour du guéridon comme pour y grimper. Sa languene s’arrête pas. Mais sa voix se fait plus douce et insinuante.

« Si madame, après cela, avait besoin de quelques autres articlesintimes ou d’agrément, je suis à sa disposition pour tout ce que madamedésire. Elle trouvera chez moi, 146, Galerie du Commerce, second étage,porte à droite, tout ce dont elle peut avoir besoin dans quelqueposition difficile que ce soit. Si madame n’était pas heureuse enménage ; si madame avait des dettes secrètes, j’ai toujours pour lesdames du monde un grand nombre de solutions des plus avantageuses. Sursimple carte postale, si madame craint d’aller en ville, je me rends àdomicile au premier appel. Secret garanti.

« - Ouf ! » s’écrie la petite dame soulagée de son angoisse et comme onremonte d’un plongeon. « Ce n’est que ça ! Elle m’en a donné une peur !»

Et avec une mine de chatte dégoûtée, du bout du doigt avançant quarantesous à la visiteuse :

« - Tenez, pour votre flacon. Sortez de suite.

- Merci, Madame. L’aide et l’amitié en toute sécurité est la devise denotre maison... Si madame.

- Filez, ou je fais détacher le chien.

- 146, Galerie du Commerce, au second, porte de droite, Madame. J’aibien l’honneur. »

Entre promettre et donner,
Il faut sa fille marier.

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L’ESSAIM

COMME on échardonnait les blés, Léonard Bury travaillant aux siens,dans les champs de Heurtebise, allait tirer un beau grand chardon,quand il vit, tapi dessous, en son gîte, un joli lapin qu’il cueillitpar les oreilles aussi facilement qu’une salade. Et notre homme toutréjoui, de s’en retourner au logis, conter son aventure à ses voisins àl’heure du dîner, son lapin d’une main, et de l’autre tenant sur sonépaule, au bout de ses tenailles de bois, le chardon touffu, grand,beau, large et bien fleuri.

Or, en chemin, voici un essaim de mouches à miel venir à lui, enbourdonnant avec un bruit de trompette, luisant au soleil comme uneroue d’or, et qui après avoir bien tournoyé autour de Léonard et sonchardon, enfin s’y abat en une belle grappe serrée.

Qui fut ébahi ? Notre laboureur. Mais sans rien dire, comme un hommed’esprit, il emporta doucement l’essaim au bout de sa pince de bois.Bien joyeusement, tout doux, il alla le secouer au rucher de son jardindans une corbeille frottée de piment où il le laissa profiter.

Dix-neuf ou vingt jours après, il pouvait déjà assaimer quatre essaimsqui, l’année même encore, environ la mi-juillet, en jetèrent chacundeux aussi. L’année d’après, chaque ruche en fit quatre. De façon qu’àla Saint-Michel qui tombe fin septembre, le compère Léonard en venditpour plus de cent onze francs, trois sous. On dit bien vrai : « Unessaim de mai vaut une vache à lait. » Il fait de l’argent, et qui a del’argent, il a des coquilles, mes filles...

De paresse vient indigence ;
De labeur, biens en abondance.

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L’ALOUETTE

MONSIEUR le curé Tondet, haut de taille et sec de corps, assez mal bâtidu reste, était cependant fort homme de bien. Un jour qu’il avait,après sa messe, travaillé dur à son jardin et planté à perches troisplates-bandes de pois blancs, il s’en revint déjeûner à sa maison. Saservante, vu le beau temps, avait mis la nappe à carreaux rouges etblancs sous le cerisier au milieu de la cour ; et elle lui servit unebonne, belle, grande et pleine platelée de lait tout fraîchementcaillé, qui se coupait par éclat comme une fine gelée crémeuse.

Or, tandis que M. le curé mangeait, et peut-être un peu vite, à l’aidede sa grande cuiller à pot, voici qu’une alouette, sans doutepoursuivie par quelque émouchet, se laissa choir dans la soupière, etsi subitement que le bonhomme n’ayant pu distinguer au juste ce qui luitombait ainsi, pensa que c’était une cerise mûre détachée de l’arbre ducoup de bec d’un moineau gourmand. Il continua son repas. Et voilàqu’il avala sans la voir la pauvre alouette à même la crème sure.

Ce n’est que deux heures après que M. le curé s’avisa de la vérité, ensentant l’oiseau voleter dans son ventre. Et s’il n’eût fermé la boucheet instamment serré les fesses, il avoua par la suite, qu’elle se futtrouvée maintes fois bien près de se sauver.

Pour gober l’huître, il faut l’ouvrir ;
Pour manger l’oiseau, le rôtir.

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LA MAIN

UN jour, un gaillard dispos et avisé traversait la forêt. Au détourd’un étroit chemin, un voleur caché dans le taillis sauta à la bride deson cheval en criant : « La bourse ou la vie ! »

Mais notre voyageur n’était pas homme à s’effrayer pour si peu. Il tirason épée et donna sur la poigne qui arrêtait son cheval un coup qui latrancha tout net. Puis piquant des deux, il passa outre.

Arrivé chez lui, son valet prit sa monture pour la conduire à l’écurie.Il allait la débrider quand il aperçut une main crispée pendant à labride. Il courut conter la chose à son maître qui tout d’abord en futlui-même bien ébahi. Mais, après y avoir pensé quelque temps, il luirevint à la mémoire qu’il avait tantôt, sur sa route, donné ce coupd’épée au voleur, et que ce devait être la main du larron qui s’étaitserrée sur la longe de cuir. Il la détacha non sans difficulté et lacloua à la porte de son logis comme trophée.

Que soit bien gardée
Chose qui est donnée.

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LA BONNE DAME

LA bonne dame pâle et myope, rentre de promenade. En glissant la clefdans la serrure de sa porte, et tournant la tête comme pour dire lebonsoir au ciel qui emplit le bout de la rue, elle aperçoit, couché àterre, un homme immobile ; un homme, les membres jetés deçà, de là,allongé contre la maison voisine.

« Ah ! mon Dieu ! s’écrie la bonne dame. Un malade, sans doute ? »

Son sang ne fait qu’un tour. Elle se précipite dans sa maison. Et lavoici déjà revenue de sa chambre à coucher, un flacon d’eau de Cologneà la main, près du corps étendu.

C’est un grand diable sale, les yeux fermés, la bouche ouverte.

« Il ne bouge plus ! Est-il mort ? ».

Elle avance sa douce main au petit doigt relevé, précieuse comme sielle allait soulever une dentelle de gaze. Mais elle n’ose y toucher.Elle crie. Des habitations contiguës, les voisines sont accourues. Quoi? Y aurait-il donc dans la rue toujours déserte, quelque chose pouraider à passer la soirée, aujourd’hui ?...

« Non !... Il respire encore !... Et même son haleine est forte !... »

Elles se concertent. On le transportera dans la maison de la bonne damepâle. Le malheureux ne peut demeurer, en cet état, dans la rue. Ellesse mettent à l’oeuvre toutes ensemble. Qui un bras, qui une jambe,celle-ci la tête toute chaude qui fume, et celle-là la casquettecrasseuse, elles saisissent le paquet inerte plus lourd qu’un cadavreet le hissent, par les escaliers du corridor, jusque dans la vérandafleurie d’innombrables et mignonnes potées de plantes. Les oiseaux,dans leurs cages, s’éveillent et se mettent à gazouiller.

« Un fauteuil », crie une dame.

« - Oui, il y sera mieux que sur une chaise... Un fauteuil ! »

Le siège le plus confortable de la bonne dame est amené. Sur la soied’un vert-d’eau pompadour, l’homme en loques est dressé comme sur untrône. Sa tête vacille et ses bras brimbalent.

« De l’air ! crie la bonne dame. Il est bleu. Il lui faut de l’air ! »

On déboutonne le gilet du pauvre diable. Une veuve audacieuse, d’unemain qui s’y connaît, s’aventure à dégager d’un cran la boucle de saceinture. Elle fait un clin d’oeil, on ne sait pourquoi ; et chacunadmire son savoir faire. L’eau de Cologne, sur le front qu’emperle lasueur, ruisselle et s’évapore en buée. L’homme brûle. Sa poitrine monteet descend avec un bruit de soufflet de forge. Quand tout à coup, ils’éveille... Ses yeux injectés de sang, hagards, roulent, autour delui, des regards sauvages et ahuris. Il se voit ; il voit ces femmes.Il saute sur ses pieds.

Tous les cris ne font qu’un hurlement de terreur. Les femmes fuient.

« Gardez-vous ! Il a un couteau dans la main ! crie l’une d’elles ».Mais toutes sont déjà dans la rue.

« - Laissez la porte ouverte !...

- Laissez-le sortir !...

- Ne le regardez pas !...

- Ne lui dites rien... Ne l’excitez pas !... »

De l’autre côté de la rue, elles tiennent les yeux fixés surl’ouverture sombre du corridor. Elles tremblent, serrées l’une contrel’autre, comme si un fauve allait, devant elles, bondir de sa cage.

Voici l’ivrogne, titubant, vacillant, cognant les murs de l’allée l’unaprès l’autre. Il approche. On entend ses souliers ferrés racler lesdalles. Il tombe debout, les trois marches de l’escalier, et tourne surlui-même comme un taureau sorti de l’étable qui mugit avant des’élancer.

« Ah ! Seigneur », crient les bonnes âmes. « Que va-t-il faire ?... »

Mais un mouvement de chute l’entraîne d’un côté. Il continue de marcherpar là. Et jurant, sacrant, farfouillant des deux mains dans ses loquespour rattacher sa culotte qui tombe et son gilet béant, il se met àcrier, l’écume à la bouche, et tendant le poing :

« Si c’est pas dégoûtant ! Des femmes ! Se mettre ensemble pourdéshabiller ainsi un homme ! »

Bonnes raisons mal entendues,
Comme fleurs à porcs étendues.

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L’INVENTEUR

BIEN des gens, au hameau, se souviennent encore de Jean le manouvrier.C’était un petit homme trapu et carré, le plus adroit à dire dessottises et à boire du lait battu, qu’il y eût dans toute la paroisse.

Or, un jour que les fumées du fromage blanc lui avaient monté à latête, il imagina un moyen merveilleux pour voler en l’air. Sans riendire à sa femme, il fut à sa grange, prit son van d’osier qu’il coupaen deux et s’en fit des ailes qu’il s’appliqua sur le dos en passantses bras dans les anses.

Mais il s’aperçut bientôt qu’il lui manquait une queue, ce qui estpourtant d’un grand secours aux oiseaux. Après avoir bien ruminé, ils’avisa de prendre sa poêle à frire, passa le manche entre ses jambeset se l’attacha au long du ventre avec sa ceinture de cuir.

Harnaché de la sorte, il monta au haut d’un poirier pour mieux prendrele vent ; et enfin, s’étant élancé, il tomba, la tête en bas, dansl’égout de son fumier et se cassa une épaule.

Ne romps l’oeuf mollet
Si ton pain beurré n’est prêt.
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LA CHANDELLE COUPÉE

CE fut à la table d’hôte du Grand-Monarque de Charleroi, renommée, ence temps-là, pour un certain jambon d’Ardennes au vin blanc, qu’un jourl’inextinguible Colcravate, voyageur de commerce haut de six pieds,large d’autant, pourpre de visage et rouge de poils, s’écria qu’ilpariait trois bouteilles de Santenot, que le jeune et fringantBachaussette, le nouveau collègue, de quelque audace qu’il fît parade,n’oserait point, demain, sur le coup de midi, aller dans telle petiteboutique de la place Verte, acheter une chandelle d’un sou.

- Pardon, attendez !... Une chandelle d’un sou, en priant la marchandede la couper en deux morceaux ! Trois Santenot 68, ça va-t-il ? demandela face rubiconde.

Et chacun de la tablée, la fourchette en l’air, darde sur M.Bachaussette des yeux qui signifient, comme en français, qu’il s’estdisqualifié à jamais parmi « Les Lurons du commerce » s’il renonce.

- Mais ça va, répond le joli jeune homme. Cent chandelles, millechandelles, si vous voulez !

- Non, cher et nouveau confrère, non ! Une chandelle, une seulechandelle, en deux morceaux, demain à midi.

Or, le repas achevé, Colcravate, le provocateur, a pris son sac. De rueen rue, le voici à la place Verte, et qui entre à la petite boutique detoutes sortes de choses, au dindrelin interminable d’une aigre sonnette.

Une vieille paraît, c’est la boutiquière voûtée sous son châle plié entriangle ; elle se maintient au comptoir pour marcher, et dévisage leclient comme si elle allait crier au voleur.

« - Qu’il faut ? » dit-elle, pour : « Que désirez-vous donc, cherMonsieur Colcravate ? On dirait que le temps va changer ! » - « Qu’ilfaut ?

- Je désire une chandelle de suif, Madame.

« V’là ! » répond la vieille, en enroulant l’objet demandé dans uncarré de papier gris, gris et trop court.

« - Pardon, Madame, je désire que vous la coupiez en deux. » Lavieille, d’un tiroir, tire le couteau à débiter le savon dur et faitdeux morceaux de la chandelle.

« - Ils sont bien grands encore. Madame, coupez-les-moi donc en deux,voulez-vous ? Ça fait en quatre, oui, chère Madame.

- Heu ! » fait la chère Madame, comme elle lancerait un juron. Maiscependant elle coupe les morceaux.

« - Excusez-moi, s’écria Colcravate, je m’aperçois que pour l’usage queje veux en faire, ces morceaux de chandelle sont trop grands encore.Voulez-vous les couper en deux de nouveau ? »

Le menton de la vieille a rejoint son nez. Elle brandit son couteau ;elle va entailler le comptoir. De toutes ses forces tremblantes, entendant les cordes de ses maigres bras, elle tranche huit bouts d’uncentimètre de suif.

« - Est-ce tout, maintenant ? » bougonne-t-elle en réunissant dans lepapier gras, la pincée de suif émietté. Elle la remet à l’homme d’ungeste qui veut dire : « Paie et va-t’en. »

« - Hum ! » fait Colcravate, « hum ! » fait-il en dépliant le chiffon.« Je vous avoue qu’il me paraissent bien petits à présent. Dites, lavieille, que voulez-vous que je fasse d’une chandelle de suif réduiteen si menus morceaux ? »

Et l’homme, sans payer le sou, laissant les miettes, fait claquer laporte derrière lui. Il est déjà loin, quand la vieille, revenue de sastupeur, se traînant, trébuchant, bégayant, peut aller raconter à sonmari, le vieux crachotant derrière le poêle, la vilenie du malappris.

Le lendemain, sur le coup de douze heures, tandis que la bande boit levermouth sur la place :

«  - Eh bien ? » s’écrie Colcravate. « Et la chandelle en deuxmorceaux ? »

«  - J’y vais de ce pas », répond Bachaussette.

Et il y va, et sous les regards des « Lurons du commerce », il pénètredans la petite boutique du coin dont on entend, de la terrasse du Caféde l’Espérance, la sonnette qui ne finit plus de tinter au bout de sonressort.

« Une chandelle d’un sou, Madame ! » commande le jeune homme qui veutgagner son pari.

« V’là !

- Madame, » reprend Bachaussette, qui trouve qu’il n’y a rien là dedifficile à faire - « Madame, voulez-vous bien me la couper en deuxmorceaux ?

- Ho ! » dit la vieille. Elle se tient au comptoir à deux mains ; sesyeux ronds, qui n’y voient plus, se fixent sur l’acheteur ; les veinesde son cou se gonflent dans les plis de la peau fanée ; et d’une voixde trompette fêlée, elle piaule vers la chambre voisine :

« - Baptisse !... Baptisse !... Accours !... C’est l’homme à l’candelle!... »

« Alors, » raconta plus tard Bachaussette, en servant le Santenot qu’ilpayait, « voilà que le Baptisse accourt, brandissant un manche à balaiqu’il devait tenir tout prêt, et me tombe sur le dos, tandis que lavieille menace de me crever les yeux de ses griffes. Je dus m’arracherde leurs mains. Ah ! qu’ils étaient laids... Et tous ce fracas pour unechandelle...

- En deux morceaux ! » ajouta une voix haute de six pieds et larged’autant, une voix pourpre de visage et rouge de poils. « En deuxmorceaux ! »

Bonnes paroles oignent,
Et les méchantes poignent.

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LE BRACONNIER

IL y a, dans mon village, un vieux diable de paysan qui fait professionde prendre toutes sortes de gibier au bois. Mais c’est dans l’eau qu’ilest le plus adroit à les happer, et il n’y a rien de plus amusant quede le voir à son manége.

Dès qu’il aperçoit quelque poule d’eau, quelque sarcelle, quelquecanard sauvage descendre dans un étang voisin, il y court. Il sedépouille de ses vêtements, s’applique sur le crâne qu’il a tout nu etchauve, deux belles ailes d’oiseau de l’espèce qu’il veut prendre ;attache à sa ceinture une pochette de toile et se jette doucement àl’eau jusqu’au menton.

Alors, à petits pas, il chemine sans faire plus de bruit qu’unegrenouille à la nage, et ne découvrant tant seulement que le dessus desa tête pelée. Il connaît et imite à ravir les cris, jargons et devisdes oiseaux. Ainsi tout jacassant, couincouennant, piaillant,krékréquant, il se mêle à eux ; leur souffle, par la bouche, du painmâché qu’ils prennent à qui mieux mieux ; et les apprivoise peu à peusi proprement qu’il leur paraît enfin être un oiseau de leur espèce.

Quand il est tout contre, l’homme, par-dessous l’eau, avance la main etun à un les tire par les pieds sans crier gare. Il semble à leurscompagnons que les pauvres bêtes ne font une culbute que pour plonger ;aucun ne s’en inquiète ; et lui les serre dans sa pochette. Quand elleest pleine, avec les mêmes précautions, il s’en revient au bord.

Je jure ma foi (et qui n’a foi n’a rien non plus qu’un chien) que jelui ai vu prendre, en moins d’une heure, par ce moyen, plus decinquante-trois douzaines de courlets, râles, macreuses, bernaches,canards, oies sauvages, sarcelles, pilets, chipeaux, et autres menusoiseaux des étangs. Ce sera un grand dommage quand ce pauvre diable debraconnier mourra.

Qui séduit autrui par malice,
De Dieu encourra la justice.

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LE SAVETIER

UN savetier nommé Huguet, allant quelque jour au village de Landeliespour y ressemeler et rapetasser les vieux souliers des simples gens,entrait dans le bois par le chemin de la Hutte, quand tout à coup ilaperçut un grand diable de lièvre roux au museau tout blanc, qui venaitdroit à lui sans le voir, et tout à coup s’arrêta net.

Or, le savetier n’avait sur lui ni pierre ni bâton. Cherchant quelquechose à jeter à la bête, il met sa main dans son sac, en tire un bonmorceau de poix noire qui lui servait à frotter le chanvre de sonligneul, le lance et atteint juste entre les deux yeux mon lièvre, quifait demi-tour sur lui-même et s’enfuit d’où il venait, portant laboule collée à son front, aussi vite qu’avec une meute à ses trousses.

Un autre lièvre le suivait, il va donner la tête dessus et l’aheurte siviolemment que les voilà à deux pris à la poix et attachés poils àpoils. Et de tirer, mais en vain, l’un sur l’autre. Le savetier, lesvoyant dans cette position, court à eux légèrement ; sans rire lessaisit, les étourdit d’un coup de poing, les met dans son bissac avecses formes, son cuir, ses alènes et ses pinces, tourne bride, et s’enva faire bombance à sa maison.

Un pauvre diable malheureux,
A voir son semblable est désireux.

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LE MARIAGE AU POULAILLER

PETITE Bébelle, qui a cinq ans, est allée chez sa mère grand, auvillage, passer les mois de la belle saison, dans la maisonnette depierre bleue adossée au choeur de l’église. Elle est au paradis etd’ailleurs ne se fait point faute d’y mettre tout le monde à ses côtés.

La voilà amoureuse du gamin du cloutier, le petit Pierrot aux jouesrouges. Et l’impudique le lui ayant dit déjà, à présent le lui répète.Pierrot, béat, dont la bouche est fendue aussi franchement large qu’unpotiron dont on a coupé une côte, se laisse faire. Avec une aviditéindolente, il s’assied dès que Babette l’approche et engouffre lesfriandises dont son amie le gorge. Comme la grand’mère tient, dans uneétroite pièce de sa maison, une petite boutique aux parfums variés desavon vert et de cassonnade, il y a, entre les bocaux et la bouche dugamin villageois, des fuites.

Ayant aujourd’hui reçu, au dessert, une orange, Bébelle, dont le coeurest vaste plus que le ventre, y a ingénûment piqué dans la peau (del’orange, diantre !) des morceaux de sucre blanc à la manière decabochon. Elle va l’offrir à Pierrot et lui dit :

« Pierrot, puisque tu es mon cher fiancé d’amour, sais-tu quoi ?...Nous allons nous marier ! »

Le gamin suce le jus délicat du fruit rare, et ses yeux consentent.Bébelle continue :

« Nous allons nous marier. Voici déjà mon voile blanc. Tu crois quec’est un morceau de rideau de tulle ? Tu te trompes. C’est de lamousseline la plus fine, mon chéri. Je vais le poser ainsi sur ma tête.Pour aujourd’hui je me passerai de couronne, mais j’ai de la craie pourme faire des souliers blancs... Toi, tu es bien comme ça. Les hommes nedoivent pas être fades. Non, non, pas tous ces miroirs, ces parfums,ces petits pots... Je suis de mon avis, moi ; tu comprends ?... Tu asfini l’orange, conserve la pelure dans ta poche. C’est très bon, tusais, de la pelure d’orange par petits morceaux. Et puis, vois-tu, onles écrase entre les doigts, devant les yeux, ainsi ; cela fait pleureret donne un beau regard... Pierrot, tu es un paysan, tu ne sais rien,et, cependant, tu n’es jamais étonné de ce que je te dis. Allons, jet’aime tout de même ! Les maris ne doivent pas être trop malins... Yes-tu ? Nous allons à M. le curé, demander de nous marier. N’aie paspeur, je le connais. Je l’entends jouer de la flûte, dans son jardin,le soir, pendant que nous soupons, chez grand’ maman. Viens, je te dis! Pour l’amour de Dieu, ne marche pas avec tes pieds si fort en dedans.Je ne permets pas, entends-tu, je ne permets pas que les autres damespuissent prétendre que mon mari a les pieds en parenthèses... Pierrot,mon amour, que tu as l’air godiche. Viens, que je t’embrasse. Attends,je relèverai mon voile ! A présent, retombe-t-il gracieusement derrièremoi ? De la vraie valenciennes, ma chère... Un héritage... »

Bébelle parle toujours. Elle continue à la cantonnade, adressant à unefoule invisible mais variée qui l’entoure des remercîments, desquestions, des compliments. A droite, à gauche, elle sourit d’unsourire grave et rengorgé, et salue avec des révérences. Bébelle n’estjamais seule. Le monde entier est toujours à ses côtés qui la câline.

Le couple, bras dessus, bras dessous, touche à la cure. Pierrot n’ose ysonner. C’est la fillette qui monte sur la borne de pierre au coin duseuil, bondit en l’air et, en retombant, rattrape le cordon de lasonnette qu’elle tire ainsi de tout son poids. Elle ne ferait pas plusde bruit si elle avait à annoncer ici que le feu est à la cheminée, lamignonne garce...

M. le curé, en sabots, vient ouvrir. Il tient son bréviaire à la main,dans les plis de son mouchoir à carreaux bleus. Ses bésicles remontéessur son front, il demande quoi, étonné de ne trouver que ce petit mondeà la porte après tout ce fracas, et cherchant, des yeux, du plusimportant par dessus leur tête.

« Eh bien ; Monsieur le curé, nous venons nous marier, annonce Bébellesans vergogne. C’est Pierrot le mari, et moi la Dame. »

Notre curé est justement d’avis qu’il faut marier les filles avantqu’il soit trop tard. On le lui a maintes fois entendu prêcher enchaire.

« Bravo ! » s’écrie-t-il. « Par saint Christophe, voilà une chose quime réjouit, Mademoiselle Bébelle ! Entre avec moi, mes enfants, ce seratôt fait. »

Il va à l’armoire de sa cuisine, M. le curé ; tire, d’une boîte, deuxpommes figottées de la provision de son ménage, les tend aux fiancés etleur dit :

« C’est pour manger. A présent, vous êtes mariés. Récitez pieusementvos prières ce soir et obéissez à vos parents... Au revoir, mes enfants! »

Les époux s’en vont. Pierrot est bientôt à la pomme tapée de Bébelle,qui la lui sacrifie, ainsi qu’à l’ordinaire, étant tout entière à sesprojets de ménage. Est-ce qu’on a le temps de manger quand on estnouvellement en ménage ? C’est ceci à clouer ; c’est cela à raccommoder: les roulettes de stores, les contributions, les cuirs de robinet.Vous croyez que ce n’est rien, vous autres ? Bébelle en oublie jusqu’àsa parure et, à pas pressés, elle entraîne son mari dans la cour de samère grand par l’allée de derrière.

Car Bébelle a une idée qu’elle veut exécuter à l’instant. Armée de labrosse à long manche, avec des cris étouffés, elle fait sortir lespoules du poulailler. Que celles venues au nid pour leur oeuf de quatreheures le rentrent et se ferment le croupion, car elles doivent filer.Corbeilles et perchoirs, Bébelle a tout jeté par terre. A coups debalai, elle pousse dehors le tas de crottes blanches. Personne de lamaisonnée n’a rien vu, rien entendu du manège ; Bébelle est chez elle,Pierrot installé, et la porte refermée sur le jeune couple.

Et quelle jolie maison ! Un toit avec des fentes où l’on voit le ciel,un plancher, une porte munie d’une mignonne baiette en guise defenêtre, des murs, des coins... Quelle jolie maison !

« Quand le propriétaire viendra, » complote Bébelle à haute voix, «nous lui demanderons d’ajouter deux ou cinq étages à la maison, unjardin avec un jet d’eau, un étang plein de poissons, et le gazpartout. Les propriétaires, vois-tu, mon chéri, il faut les secouer,les harceler, leur demander le bras pour avoir le petit doigt. »

Cependant Pierrot ne sonne mot ; Pierrot se gratte. Assis dans un anglede la nouvelle habitation, il est fiévreusement occupé à atteindre, deses dix ongles, les parties les plus difficilement accessibles de lapeau de son corps. Ses mains courent pour être sur lui partout à lafois. Hélas ! elles n’y parviennent pas ; et Pierrot grince des dents,rue, s’empoigne à même sa jaquette, se secoue comme une bouteille dejus de réglise.

Bébelle a peu de temps de reste pour s’en inquiéter. Il lui faut rangerdans sa demeure ce qui représente le lit, la table, les chaises et lesarmoires. Sa petite personne lui démange aussi ; mais ses mains étantoccupées ailleurs, elle se soulage en se râclant du pied et en seremuant comme un chien qui sort de l’eau. Il y a tant de besogne ici !

Elle prend enfin pitié de Pierrot qui trépigne et mugit. Avec décision,elle le couche à quatre pattes ; et, le saisissant par la veste enplein dos, à deux poings elle le frotte et l’étrille ; et le mari nedit pas que ce soit trop. Au contraire, sur ses mains et ses genoux, ils’enlève et cabriole pour aider à celle qui le pétrit.

Quand tout à coup, la folie s’empare de la ménagère. Elle bonditdehors, abandonnant Pierrot par terre. Et aussi vite qu’avec toutes lessouris du grenier à ses jupes, elle se précipite dans la maison, seroule sur le carreau, aux pieds de la bonne vieille maman ahurie.

« Grand’mère, oh ! gratte-moi, gratte-moi, pour l’amour de Dieu,grand’mère ! Ici, là, partout, plus fort, plus fort, grand’mère,grand’mère, te dis-je !... Oh !... »

Il a fallu déshabiller Bébelle pour venir à bout de la myriade de jolispetits poux de poules dorés qui la couvraient comme des taches derousseur. On l’a plongée dans le tonneau à lessive et grand’mère, seslunettes rondes sur le nez, les manches du caraco retroussées sur sesjaunes bras maigres, la plaque de savon vert, les yeux fixes et serrantla bouche de toutes ses forces.

Enfin curée, Bébelle court sur le préau. Par la fenêtre, Bébelle voitdans la maison du forgeron, Pierrot, baignant au cuvier et que sa mèreépouille en ronchonnant. Bébelle contemple son mari tout nu, au visagerouge rond, et qui tient, des deux mains, le bord glissant du bassin debois, pour résister à la frottée, Pierrot abasourdi encore des suitesde son mariage.

Et Bébelle, le nez écrasé à la vitre, tend déjà en son esprit, denouveaux filets à Pierrot l’innocent que son ventre conduit....

Tout aussitôt qu’ils sont mariés,
Les oreilles leur pendent d’un pied.

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LE MAITRE DES ANES

DEVANT mes fenêtres, s’étend une place où les gagne-menu, au matin,arrêtent leur charrette en revenant du marché voisin, et laissentreprendre haleine à leur âne. L’homme boit la goutte au cabaret.Martin, philosophe placide, au tumulte de la rue qui s’éveille, chauvitde l’oreille, clôt les yeux, lève sur la pointe du fer l’un ou l’autrede ses quatre petits sabots, rêve d’eau claire et d’avoine.

Oui ! Mais la paix de ce monde n’est point durable pour les baudets.Car subitement, et cependant tous les jours à la même heure, inattenduet inévitable, apparaît sur la place, tel un diablotin sauté de saboîte, le gamin.

Je le connais. De derrière ma vitre, en me rasant le menton, jel’attends, et pour mes amis les ânes, je le crains. C’est un écolier,le sac de cuir jaune au dos, la règlette de bois à la main, lacasquette sur l’oreille, les yeux pétillant de rire malicieux, labouche luisante d’impudence.

Il s’approche, à l’aise ici dans la rue comme chez lui ; sanshésitation se plante nez à nez devant le premier âne de la file. Alors,les sourcils froncés sévèrement, à pleine voix claire, dure etsérieuse, sur un ton de commandement que le plus mauvais maître, pourle plus humble des serviteurs, n’eut jamais plus catégorique, il luicrie, bref, impatient, sans réplique possible :

« Hi-han, baudet ! »

Et il répète d’une voix plus nette, plus haute encore, et comme s’ilvoulait en briser les carreaux doux luisants des bons yeux tendres deMartin :

« Hi-han, hi-han, baudet ! »

Pour quel dieu terrible Martin prend-il l’impérieux gamin ? En sapauvre tête obscure, matelassée de laine grise emmêlée, qu’est-ce quis’éveille en sursaut, à cet appel sans pitié ?

Il se trouble. Ses oreilles se dressent, ses naseaux tremblent. Ilessaie encore de résister, de secouer cet ordre, de dire non. Maisdéjà, avant d’avoir pu reprendre tout à fait haleine, un son rouillé detimbale crevée fait trembler les profondeurs de sa poitrine recouvertede peau d’âne. Ses yeux se révulsent ; ses dents se découvrent, jaunes,énormes et régulières comme des fausses ; ses pieds s’écartent ; saqueue s’agite. Et dans une crise, comme un orage qui crève, éclatel’effroyable musique de son braiement.

Il braît, il braît, il braît ferme, dur, rauque, âpre. Il braît enmontant, et il braît en descendant comme le manche de la grande pompequi, dans la cave, sous le bras de la servante, secoue toute la maison.Il braît sauvage, ardent, enragé, comme si, du coup, tout le désir eten même temps toute la haine de tous les milliards de baudets qui ontjamais vécu, saillaient de son ventre par sa gorge.

A cette musique, ahuris, les autres grisons s’ébranlent,s’interpellent, se répondent, ne s’entendent plus. Puis, chacun nebrayant plus que pour lui-même, c’est bientôt, dans le groupe descharrettes, un étourdissant charivari que plus rien ne pourrait arrêterni couvrir ; qui bondit, en faisant grelotter les vitres, jusqu’au fonddes chambres, et réveille en sursaut les plus décidés dormeurs duquartier.

Et lui, l’écolier au sac de cuir jaune, satisfait de ses absurdesélèves, voilà longtemps qu’il a continué sa route, traversant fier etdroit ce vacarme, comme on pousse devant soi les épis barbus d’un champde seigle ; heureux le marmouset, d’avoir, ce matin encore, déchaînéici le tumulte et la clameur, et fait enrager, un nouveau coup, cesânes qu’il retrouvera demain prêts à la même sottise - ce tas debaudets !

Ce que pense l’âne, ne pense point l’ânier.