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DELATTRE, Louis(1870-1938) : Le Fil d'or : contesdu petit verger avec 50 images de Fernand Rousseaux.- Bruxelles: Office de publicité, 1927.- 212 p. : ill. ; couv. ill. en coul. ;23,4 cm. Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (13.III.2012) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur l'exemplaire d'une collection particulière. Le Fil d'Or Contes du petit verger par Louis Delattre ~ * ~ DÉDICACE Au Souvenir de mon Père. (1849-1916) Ta mémoire n’est pas pour moi un trésor mis sous la pierre du passé oùj’aille seulement en retournant sur mes pas. Elle porte mes jours. Ainsi à travers les calmes verdures des champs bien travaillés, nosrivières du Hainaut roulent leurs eaux troublées. L. D. Uccle, Le Petit Verger. Jour de la Saint-Étienne, 1926. ~ * ~ le Fil d’Or PIERRE-ANDRÉ, sous un pommier en fleurs s’était endormi. D’abord assis dans l’herbe nouvelle, haletant d’une après-midi detravail à la bêche, il avait quelque temps lutté contre la somnolence. Mais peu à peu, la terre sous lui s’était faite étrangement moelleuse.Le ciel de printemps, sur ses épaules, s’était abattu comme un manteaud’azur. Sur ses paupières, le soleil avait posé des lèvres insistanteset si chaudes que l’homme, distrait un court instant dans son attentionà se retenir debout sur le flot mouvant des choses, tout à coup avaitcoulé à pic. Le menton sur la poitrine, l’ombre de son vieux chapeau de pailletraçant un loup bleu sur le haut de sa face rose, il avait cet air, siprofondément calme qu’il arrive à inquiéter, de l’homme heureux quidort, de la créature qui a remis, pour un temps, à son maître, lesclefs de la maison. Or, voilà qu’une petite mouche au ventre de métal brun, aux gros yeuxrouges, lui sortit tout à coup de la bouche, ouvrit ses ailes auxnervures irisées, et s’envola dans un rayon de soleil. Elle tirait derrière elle, se déroulant de la tête de Pierre-André, unfil d’or fin comme un cheveu de nouveau-né, et qui s’allongeait,s’allongeait, montait au ciel, plus haut, plus haut encore, jusque dansun de ces mondes dont nous soupçonnons l’existence sans jamais y êtreallés. Et c’était l’âme de l’homme endormi qui, sous cette forme, s’évadait. Du moins une de ses âmes. Car s’il est des hommes qui en sonttotalement dépourvus, Pierre-André assure avoir pour sa part, sinonautant d’âmes différentes et bigarrées que jadis les Egyptiens,sûrement deux, pour le moins. Son âme d’amour, son âme de rayonnement avait donc dit à l’autre, àl’âme qui ne sert qu’en manière de sel à préserver le corps humain dela pourriture : « Je vais faire un tour. Il y a trop longtemps que ma princesse me faitsigne. Je ne puis cependant pas me refuser toujours à ses gentillesses.Cela passerait pour de la grossièreté, à la fin. - Quelle princesse ? demanda l’âme de salaison. - Je ne sais pas encore exactement, répondit l’âme d’amour. Je doisbien l’avouer, j’en aime tant ! Est-ce la belle et douce Chélinde,fille du roi de Babylone, qui sut se souvenir de son amant Sadoc dansles bras de tous ses ravisseurs successifs et précipités ? » Est-ce Yseult la blonde, habile en l’art de guérir les plusdangereuses blessures ? » Est-ce Claremonde qui eut à se défendre contre un bossu ? » Ou Blanchefleur qui, dans son château assiégé, fit un si tendreaccueil à son défenseur, Perceval le Gallois ? Je verrai bien quand j’yserai. Mais j’ai faim de la société d’une belle princesse de légende ». C’est ainsi que sous la forme d’une mouche diaprée, l’âme de gloire dePierre-André avait quitté le corps de son maître gisant à l’ombre d’unpommier en fleurs, par ce beau jour de printemps. Cependant, l’âme de salaison avait mené en rêve l’homme assoupi à sespetites affaires du bas monde. Il se lève sur l’herbe, et au premier pas, pose son sabot sur une joliecourtillière d’or vert qui allait à la chasse et l’écrase. A la fourche de deux branches, un nid de trois petits œufs verdâtrestachés de brun se présente. D’un coup de poing, il fait voler le paqueten l’air, pour rire. « Qu’est cela ? se demande l’âme de salaison. En voilà un plaisir ! Jene reconnais pas mon Pierre-André. » Le chat dormait sur la pierre du seuil, l’oreille entre ses pattespelues, montrant son ventre jaune. L’homme, d’un coup de pied, metl’animal debout la queue dressée, terrifié et meurtri. On sonne à la grille. Il y va. C’est un petit vieux, une torsade delacets de bottines au col, qui vient comme chaque semaine solliciterl’aumône. « Décampe ! » lui crie Pierre-André. C’en est trop. « Dis donc, Pierre-André, lui demande son âme de salaison, vas-tulongtemps continuer ce manège ? Et parce que ton amour est en quête deClaremonde ou de Blanchefleur, vivras-tu ici comme une brute ? - Il est vrai, murmure l’homme, que j’étais inquiet de ce que jefaisais. Mais pourquoi celle-là demeure-t-elle là-haut si longtemps ?Qu’elle revienne ! Je peux me passer de l’amour des princesses, maisnon de celui des choses qui sont sous mes pieds. Chélinde, Yseult,rendez-moi mon fil d’or. J’en ai besoin pour me lier à ce quim’entoure. » Et Pierre-André sortant de son rêve s’éveilla sous le pommier. Unefourmi, sur son visage, tentait la traversée. Il la saisit avecprécaution dans ses gros doigts. « Ah ! c’est donc toi qui me fais rêver ces folies, et tu croispeut-être avoir coupé mon âme en deux ? Non. Ma vie est faite aussi dela tienne et je ne saurais te renier. » Mon souffle est cette émanation même qui me fait t’aimer. Mesprincesses bien-voulues courent dans l’herbe et mes légendes sont dansle cœur des roses et des fruits pleins de jus de mon jardin. » Ce que je vois au ciel n’est pas plus resplendissant et plus digned’amour que le sol verdoyant que foulent mes sabots. la Souche de Glycine AU fond du jardin, Pierre-André casse du bois, assis sur un troncd’arbre. Vêtu de nippes en loques, il disparaît dans le fouillis des branchesmortes dont le tas monte jusqu’à la crête du mur voisin. De sa hache bien tranchante, il frappe à tour de bras et les éclatsvolent de toutes parts avec des rebondissements inattendus. Voici un groseillier que Pierre-André pose entier sur le billot.L’écorce noire s’en détache en minces anneaux où des champignons d’unrouge incarnat semblent faire égoutter un reste de sève des anciensfruits. « Où êtes-vous, troupes d’enfants qui pilliez les trésors du vieuxgroseillier ? Que tu as contemplé d’avides bouches, groseillier, que tuas été heureux ! Sans doute, il n’y a pas de plus vive jouissance quela vue de lèvres tendant vers nous leur désir ? Être désirée, ôgroseille de pourpre ; être mordue, ô lèvre qui saigne ; être dévorée,ô chair palpitante !... Grappes acides, que votre âme couleur de sangdoit jouir de la vie, sous la dent des hommes ! » Pierre-André maintenant attire à lui une branche de cerisier aux mincesovales tracés en travers de l’écorce. « Toi, tu levais au ciel, toute berliquottante, la houpette de cerisesétincelantes dans l’azur ? Cerises, vous êtes à la fois les yeuxbrillants et la bouche humide, vous êtes le désir, ce qu’on n’a pas, cequi fait vivre... T’aurais-je ?... Si je t’avais ?... Et le temps nousdéchire. » Tranchée d’un coup ferme, la branche montre, au cœur du bois, lesfilets d’un riche ton d’ivoire veiné de brun. Un pinson proche lance, éperdu, son couplet : « Rabi... rabi...rabiscottia... ». Ah ! c’est dès l’instant, que la vie commence !... Tout à l’heure, lesbourgeons feront éclater leur peau vernie. Tout à l’heure, il y aura duchaud soleil plein les midis. La vie réchauffe le soleil lui-même. Bûchant à grands coups sonores, les dents serrées, Pierre-André a misson cœur dans sa hache. Non, les choses ne sont pas toutes moulues en poussière, blutées etressassées. Toutes ne sont pas égales et indifférentes, devant labalance et le mètre. Et d’abord, il y a une chose : ton âme, ton âme vertigineuse quibouillonne et déborde le monde comme le champagne la coupe ; ton âmepinson, ton âme groseille, ton âme nuage ; ton âme fer de hache, toienfin sans qui il n’y a pas d’univers. Frappe de toute ton âme et chante, coupeur de bois ! Ne te laisse pascouvrir de cendre. Laisse ceux-là étaler leurs expériences, comme lesgueux, à la porte de l’église, leurs ulcères. Et ils marmonnent : « Ayez pitié d’un pauvre aveugle ayant perdu la vie depuis cinq milleans. » A coups de son fer luisant, il pénètre la matière fraternelle ; il yintroduit sa vie, son âme buvant son âme. Chacun de ses gestes d’amour et de rapt, le porte plus loin. Mais au milieu de cette souche de vieille glycine, tout à coup, sahache décèle un prodige. Dans une fine farine de bois, une pupe couleurde vieil ivoire se dresse, bombant le ventre. De sa tête au profilsongeur, voici le front pur, la tache rouge des yeux, les bandeauxaplatissant les tempes. Moignons d’ailes futures, hiératiquementimmobiles ses bras demeurent collés aux flancs. Au creux du coconentr’ouvert, elle se tord sur la pointe de son corps comme sur un pied. C’est quelque ébauche où la vie en secret s’essaie à la forme humainesur une autre échelle, et que Pierre-André vient de surprendremiraculeusement. Il n’y a que son ventre qui palpite ; tandis que ses mains hésitentencore devant la vie. Grave, Pierre-André descend en ces limbes où les dieux insufflent lesidées dans les formes. « Nymphe, petite poupée, qui t’éveilles du sommeil éternel, me vois-tu? demande l’homme. Vois-tu ma poitrine haleter comme je vois tes flancs? As-tu pitié de moi comme j’ai pitié de toi ? Dans la souche deglycine qui t’emprisonnait, as-tu entendu quelque murmure de la paroleà laquelle d’ici-bas, nous tendons l’oreille, ô dryade molle encore dela salive de Dieu ? » Mais la pupe demeure muette. Des mains tremblantes du fendeur debûches, elle a glissé sur le sol, et pour suivre les palpitations dupetit ventre blond, tache de miel sur la terre noire, Pierre-Andrés’est mis à genoux. « Certes, dit-il, je ne serai jamais au bout de ma joie, si du seinmême des souches mortes, il sort pour moi des joyaux de ce prix ? Si ducœur nourricier des arbres, il monte vers mon cœur de ces révélations ?O Pierre-André, sois pieusement attentif : Regarde, écoute. Aime etfais ta prière. » la Chope de Bière ECOUTE, Pierre-André, dit la mère à son fils, puisque nous voilàmaîtres à nouveau d’un jardin, nous allons reprendre nos habitudes devillage. Je voudrais un carré de potager avec quelques-uns de ceslégumes qu’on doit avoir sous la main. La terre est ressuyée à souhait.Viens, que je te montre comment t’y prendre. Car avec tous tes livres,tu es devenu innocent au point de ne pouvoir plus faire le moindre boutde culture sans guide. » Docile et souriant, Pierre-André a ceint l’antique tablier de toile oùles pièces innombrables, chef-d’œuvre de raccommodage, montrent toutesles nuances du bleu, de l’azur tendre du tissu délavé à l’outre-merépais du coton neuf. Une poche lui monte des cuisses à l’estomac, tel l’étui de la sarigue,où il a serré la boule de ficelle terreuse, la jambette et le sécateur. « T’en souviens-tu ? lui demande sa mère. Quand ton père revêtu de cegrand écours, travaillait à rouler ses tonneaux en cave ou à hisser sessacs au grenier ? D’heure en heure, il s’asseyait pour souffler. Satête ronde fumait, et il pliait son mouchoir rouge sous sa casquettepour y éponger la sueur. » Pierre-André chausse ses sabots et sur son épaule, charge la bêche etle râteau. Il marche à grand bruit vers le jardin ; sa pipe laissantderrière lui une traînée de fumée bleue. Il se met à l’ouvrage. Comme il en sait tout de même là-dessus plusqu’il n’en veut dire, un carré de belle terre brune et montée touteneuf des profondeurs du sol, luit bientôt au soleil : tapis frais bienétalé sur la friperie des mauvaises herbes enfouies. C’est la table rase des projets avortés et des entreprises hésitantes.C’est le grand rien exactement uni sur quoi, à nouveau, les espoirspeuvent être replantés debout. « Ah ! se dit Pierre-André, poussant du pied le fer en terre, faire ensoi place nette, se raboter à vif, et s’il le faut, au papier de verre,atteindre la fibre !... Un bon jardinier, quel moraliste ! » Un pissenlit. Sa triple collerette soigneusement dentelée, s’étale enun sourire polygonal de chose muette qui s’amuse de tous les côtés à lafois. « Déjà en besogne, pissenlit ? Tout prêt, à la Saint-Grégoire, souriantet sûr de vaincre ? Mais tu n’iras pas plus loin. Tu es de trop ». Pierre-André, de sa pelle, tranche à un pied sous terre, la bruneracine du florion d’or d’où s’écoule une sève blanche comme le lait. Ilen porte une goutte aux lèvres, savourant cette amertume âpre etbienfaisante. Du petit labour étalé au soleil, monte une fine buée, ombre d’uneombre. La matière encore inerte, il y a une minute sous sa croûtefanée, exhale à présent son souffle, telle une poitrine qui respire parun temps frais. « Pierre-André, tu animes la terre sous tes pieds ; tu crées leséléments ; tu es dieu. Serais-tu Pan ? » Dans la cave, la mère du laboureur a tiré un pot de bière qu’elleapporte débordant. Sur le grès bleu, apparaît le bonnet de mousse poséde travers. « Tu as bien travaillé, mon « fi, » dit-elle. Je t’offre la chope dedix heures, comme je faisais à ton père. Assieds-toi. La bière se goûtemieux le matin, quand on a œuvré, disait-il. Bois ! » Sur le banc, le front fumant, les bras gourds, les mains noires,Pierre-André hume la boisson pétillante qui coule sa longue caressedans sa poitrine. Son sang enfiévré par l’effort, fouetté par le breuvage, rougit sesjoues. La fleur béate de sa vie heureuse s’étale. Le ciel devient plus vaste, le vent plus doux, la terre plus molle. Unevolupté simple entr’ouvre ses lèvres et anime son regard. Il voit le sentier qui gravit la colline, traverse champs et bois et leconduit à la métairie du village wallon, là-bas, sous les grandspeupliers : le berceau de son père. « Si loin déjà dans la vie, saurai-je enfin entendre la suprême leçondu bien-aimé ? » Le bonheur, répétait-il, c’est la paix. » Cœur plein de chaleur, tête froide et claire, esprit toujours enharmonie avec lui-même, il ne portait, sur toutes choses, qu’un regardbienveillant. Sans gémir, il allégeait les infortunes avec simplicité,ou écartait les ennuis avec décision. » Mes efforts, mes études, mes souffrances, m’ont-ils mené aussi loinque cette âme modeste alla seule et par ses propres forces, sur lechemin de la sagesse ? » Devant mon carré de terre qui fume au soleil, pour être sincère querépondre ? » J’ai revêtu les nippes de mon père, et je bois dans sa chope. Maispourrai-je transmettre le flambeau qu’il m’a passé, aussi chaud etlumineux, à celui qui doit me suivre ? » A l’œuvre, fouille la terre ! A l’œuvre, Pierre-André, ranime latorche ! » le Prunier en Fleurs CE matin de mars, Pierre-André, à quatre pattes au fond du jardin, sebat contre une troupe de renoncules rampantes, petites plantes entêtéeset folles comme des fillettes. Levant les yeux, il aperçoit au-dessusde lui les branches d’un prunier qui s’est fleuri tout à l’heure. C’est d’un resplendissant si inattendu que l’homme, sous l’arbre,enfonce la tête sous les épaules et demeure la face haussée, la bouchebéante d’un large sourire. De chacune de cette multitude de blessures qui plissent son écorce, leprunier darde un bouton d’un rose fin, pur comme une note de hautbois. Tendre, ardente la couleur crie une plainte d’amour heureux, un longsanglot qui monte et meurt dans le ravissement. L’homme, en sa poitrine qui se gonfle, ses reins qui se cambrent, sesbras qui se tendent, sent le désir de se fondre avec cette vie jeune,dans cette innocence et cette pureté. « Fleurs roses du prunier, vous me tirez l’âme par les yeux. Je mesens, près de vous, aussi beau que vous-mêmes ; autant que vous,capable d’un doux et profond silence. » Vous me versez dans le cœur la splendeur de vos regards. Vous êtesdes amantes, embaumant votre bien-aimé. » Fleurs roses du prunier, plus belles que les fruits d’été, vous êtesle gage de mon épanchement fraternel, de mon assensiment à l’univers.Vous renouvelez pour moi la promesse de la communion dans le sein dupère. » Ma pensée près de vous se fait tendresse ; les mots se rythment enprière ; ma chair tremble ainsi qu’au seuil de l’extase. » Ramassant sur le sol une houppe de ces fleurs jetées bas par le vent,Pierre-André l’attache à sa boutonnière et s’en va. Au fond d’une petite rue, il entre dans l’étroite boutique se munir detabac. La marchande, une pauvre veuve aux cheveux gris soigneusementlissés en bandeaux, aux yeux d’un bleu qui a souffert, demeure lespaupières agrandies, la face illuminée à son apparition. « Ah ! Monsieur ! s’écrie-t-elle, que c’est beau ! » Et son regard, la rougeur subite de ses joues, témoignent de sonémotion à la vue de ces fleurs de l’aurore. Pierre-André les lui ayant offertes : « Je les accepte avec plaisir, Monsieur ! » répond-elle joyeusement. Et à deux mains, elle les tient comme de fragile vie qu’elle craindraitde blesser. « J’ai la passion des fleurs, continue-t-elle, et ma fille a hérité demoi ce goût à un point que, tout enfant, je l’ai vue désirer des fleurset s’enivrer du plaisir d’en posséder, jusqu’à sacrifier jouet oucolifichet. » Son parrain, horticulteur à Grand-Bigard, lui offrait le premierdimanche de mai, un bouquet de lilas blanc. La petite y pensait toutl’hiver. Sur la route, chacun s’arrêtait pour la voir serrer les fleurssur sa poitrine au retour. Et voilà que certaine année, arrivant auvillage, nous apprenons que la culture a manqué. « Pas le moindre lilas à offrir, » nous dit le parrain. » Nous nous en retournions, l’enfant désolée donnant la main à monfrère, quand tout à coup elle s’arrête, puis se met à courir vers lagrille du jardin bordant la route. Un magnifique lilas en fleurs garnitl’entrée. La petite s’attache aux barreaux pour s’approcher del’arbuste. Sourde à nos prières, elle prétend ne plus faire un pas,quand mon frère, impatienté, arrache une branche fleurie et la tend àl’enfant. Cependant, à la fenêtre de la maison, la propriétaire nousregarde. Je pousse la porte et vais à elle. » J’ai tout vu, répond-elle à mes excuses. La fillette avaitvraiment l’air si malheureux que je n’en veux pas au maraudeur. Etpuisqu’elle aime tant les lilas, qu’elle vienne en cueillir chaqueannée. Il y en aura toujours pour elle. » La bonne dame est devenue très vieille. Nous allons encore luidemander des fleurs. Les lilas nous ont fait amis. - Il est vrai, pense Pierre-André, prenant congé de la pauvremarchande, les jardins sont des lieux où l’on devient meilleur. Leurvie muette remet, au cœur, le sens de bien des liens perdus. Les fleursnous apportent, de l’inconnu, des signes suaves de consolation etd’amour. » Ceux qui seront sauvés DANS un coin du salon, la jeune femme aux cheveux noirs, largesmâchoires et cou maigre, demanda à Pierre-André : « Croyez-vous que nous serons tous « sauvés » ? - Tous, non, répondit-il. Il n’y a que ceux dont l’âme s’est éveilléeet ouverte qui rejoindront le Père. - Mais, les « autres » ? - Les autres, ceux dont l’âme est demeurée engourdie, non. L’âme, lefeu sacré, ne brûle pas nécessairement chez tous les hommes. Et ceuxqui en nourrissent une flamme ne la voient pas briller également àchaque instant. Chez moi, souvent, elle vacille, elle veuts’éteindre... comme une lampe faute d’huile qui fait pe... pe... pe...Une fois, ah ! une fois, j’ai cru la mienne morte, morte à jamais. Avecrage, avec bonheur, avec quel bonheur enragé, je criais : - Enfin ! enfin, je n’ai plus d’âme ! Je suis libre ! » Et puis, peu à peu, au fond du noir, la lueur bleuit à nouveau enmoi. Elle se ranima, éclata et tout s’éclaircit, tout se réchauffa,tout se parfuma... Et derechef, je sentis la douleur, je vécus. - Reconnaîtriez-vous une âme qui pourra être « sauvée » ? - A coup sûr ? Je ne sais. Cependant, il me semble bien que j’en vis «une » hier, comme j’arrivais, à la tombée du jour, du bas de la ville,au jardin dépouillé de la rue de la Régence. » Devant moi marchait la petite bossue, jeune encore, habilléed’étoffes disparates de toutes sortes de gris pauvres. » Les talons des souliers par lesquels elle voulait relever sa taille,étaient gauchis à la culbuter à chaque pas. » Sur sa tête, une toque de velours vert faisait penser au nain qu’onvoit, dans les tableaux des primitifs, jouer avec le singe traînant sonboulet par la chambre du somptueux seigneur. » A sa main, une fillette de sept, huit ans qu’en boitillant ellecouvrait d’un regard si ardent d’amour ; tandis que l’enfant au mincevisage levait, sur elle, des yeux si clairs et ravis que l’ombre m’enparut un instant éclairée. » Le couple atteignit l’escalier du Musée. Devant le groupe quisymbolise la peinture, la femme s’arrêta et d’une voix douce etimpérieuse : - Vois-tu, dit-elle, au haut des degrés, ce rebord de pierre ? Monte et vas-y. Tu marcheras tout le long et arrivée à la femme debronze, tu passeras devant, tu continueras et je te rattraperai sur letrottoir. Va ! » Et de son bras maigre, d’un geste de commandement royal et fou, lafemme montrait, à deux ou trois mètres au-dessus d’elle, la mince friseen surplomb sur la rue. - Non ! cria l’enfant. J’ai peur. - Tu n’as pas peur. Regarde-moi. Je le veux, te dis-je. Je le veux ! » Quelle flamme brûlait dans ses yeux ! Quelle énergie passait dans lesmains qui serraient l’enfant ! » Là-haut, s’accrochant aux reliefs du bronze, la petite déjà piétinel’étroite bordure de pierre. » A menus pas, elle avance, droite, le dos au mur, les deux mains àplat collées de chaque côté à la paroi. » La bossue la suit du trottoir. La terreur à la fois et la fiertéagrandissent ses yeux levés et font resplendir, dans le malingrevisage, l’héroïque regard de la vie menacée qui tient tête au danger,le repousse, le bouscule, le dompte. » L’enfant parvenue au bout du dangereux liseré, la femme est venue seplacer sous les petits pieds. - Halte ! Baisse la tête. Regarde-moi. - Non, non, j’ai peur, répond la petite, la nuque à la muraille. - Baisse la tête et saute. Je le veux ! » L’enfant jette les bras en avant, à pieds joints bondit, et la bossuela saisit au vol et la couvre de baisers sur la bouche, les yeux, lefront. » La main dans la main, elles ont repris leur route dans la boue. Ondirait que c’est son âme héroïque que l’infirme vient de remettre ànouveau dans son cœur. » La dame aux larges mâchoires et au cou maigre murmure : - Oui, je le crois aussi, le monde doit se « sauver » lui-même. » les Merles PAR cette fin d’après-dîner de dimanche, Pierre-André est au jardin.Mars éclora demain. Aux branches, les opales des bourgeons, les pendeloques dorées deschatons étincellent, tels des yeux qu’anime l’amour ; des yeux decréatures aux formes invisibles, mais dont il entend le gémissantmurmure rythmer sa solitude voluptueuse. Une plainte tendre qui meurt et renaît, est éparse dans le jardin. Etl’homme aux tempes blanchissantes se sent, jusqu’au creux des os, emplide cette douce rumeur qui soulève régulièrement et s’abaisse, balancéeau rythme de son sang. En sabots, calé dans la terre molle, Pierre-André nettoie un coin de laprairie où la renoncule a glissé ses insidieux lacets. Son râteaucrisse entre les menues racines. Tout le sol est en vie. Une courtillière, bijou bleu, vert et rouge,s’échappe en chatoyant d’une motte retournée. Dans sa hâte, elleculbute, et renversée sur le dos, montre son ventre d’un noir d’encrede Chine. « Quoi, tu as peur ? Va... Ce n’est pas moi qui ferai du mal auxjardinières. » Au pied d’un brin d’herbe qui, sans doute, est pour elle un palmierplein de murmures, luit la goutte de laque tavelée d’une coccinelle ennaïf casaquin rouge à pois noirs. « Ne crains rien ! » La vie bouge jusque sous les semelles de bois du bonhomme au râteau, etle vent colle sur sa nuque une fraîcheur de lèvres. Au creux de sa poitrine, penché en avant, il sent des gouttes de sueurruisseler sur sa peau. Ce ne sont plus des pensées, fils de fer raides et durs, qui fixent,pour l’instant, dans son cerveau, les traces du visible ; mais desondes de buées, de longues franges de fumées, des chaînes de parfums,des réseaux de sensations puissantes et imprécises. Dans le jardin contigu, un homme longuement frappe un arbre. Les chocsde la hache retentissent avec une cadence pleine et franche, et chaquecoup ouvre, aux yeux de Pierre-André, un horizon de forêt. Le soleil baigne les ramilles flottantes du grand saule voisin commeune fine chevelure blonde. Dans une pelouse que l’ombre gagne, les crocus ont les teintes pures etvives d’œufs de Pâques disposés pour la fête des petits enfants. Strident, bref un cri d’oiseau sort de la boule verte d’un vieux buisétalé sur le sol ; un cri dru, vigoureux qui monte, fuse, se prolongeen hachures de plus en plus aiguës ; appel d’impatience affolée ;roucoulement de joie qui délire. Un deuxième cri coupe le premier, d’une intonation plus grave, d’untimbre plus gras ; une voix qui chanterait dans la crainte. Mais le ramage initial reprend. Il enroule de sa volute la voix plusdouce, l’étreint, l’écrase, l’emporte, la rejette et recommencehaletant, menaçant, sauvage. On dirait le radieux et bégayant ramage d’un pinson, maisformidablement grossi. « Qu’est-ce que cela ? se demande Pierre-André dressé comme à l’affût.Un oiseau, deux oiseaux ? » Les mains sur la manche de l’outil, immobile, il sonde du regard lemassif de buis où se cache le mystère. La poitrine oppressée, sans pensée, il attend. Mais son corps d’hommequi a vécu, son sang qui connaît la fièvre, devinent, savent... Et soncœur bat, bat, bat... Voletant à coups d’ailes forcenés, noués par le bec, deux oiseaux,masse noire tourbillonnante à contours déchiquetés dans la lumière,apparaissent un instant par-dessus le dôme de feuillage, puis retombentdans le creux des branches. La furie des chants recommence ; percement, déchirement,rejaillissement de notes aiguës. Ce n’est pas le chant naïf du merle qui précède ou suit le crépuscule.Ce n’est pas la fanfare printanière du philosophe joyeux, se posant àlui-même, au plus haut de l’arbre et pour rire, des questions facilesauxquelles il fait en grasseyant d’interminables réponses. Il y a dansces cris, un accent de douleur triomphale qui fait haleter l’homme àl’oreille tendue. Du buisson agité, le feuillage s’entr’ouvre. Un oiseau, un seul auplumage d’ébène, en sort d’un vol bas, lancé droit ainsi que par unemain. Subitement, il zigzague, tourne sur lui-même, atteint par raccroc unebranche voisine, retombe, s’élance à nouveau. Enfin, longeant lamuraille de clôture, il arrive au pied du lierre qui garnitl’encoignure, criant, piaulant, semant sur son chemin les morceaux deson chant brisé. « Bon Dieu ! murmure béatement Pierre-André, détaché de sacontemplation muette, retombé de l’extase où il a suivi le manège desbestioles. Mais ce merle est fou ! Il est fou de joie ! » Tenant les deux mains vers le coin feuilli où la bête s’est réfugiée,d’une voix tremblante de fraternité : « Merle, merle, merle ! » crie l’homme. Et il se laisse choir dans l’herbe, n’entendant plus du monde que lechant d’un couple d’oiseaux au fond du vieux jardin. « Ah ! pense-t-il, baisant la terre, la douleur de l’homme n’est queson désir de tout faire éternel ; son désir fou de posséder,aujourd’hui, ces ailes sur lesquelles peut-être il volera, un jour...C’est de toujours dire toujours, et d’oublier de fermer la main sur lemoment – sourire de fleur ou chant d’oiseau – qui passe. » les deux Branches PIERRE-ANDRÉ, le Wallon aux yeux bleus, aux larges joues rouges d’unsang qui, du cœur à la tête, coule vif et chaud, c’est l’optimisme, labonne humeur, le besoin d’épanchement. « Le vrai type du Wallon, »promulguent ses amis. Et Pierre-André sous l’arrêt branle le chef comme pour secouerl’étiquette attachée une fois pour toutes à son col : « Wallon garanti». Or, remuant des papiers de famille, il découvre, en un cahier relié enpeau de tambour, écrits à la plume d’oie d’une encre de sépia, desdétails sur ses origines qui le rendent rêveur. Tandis que jusqu’à présent, il a borné, à quelques sites du Hainaut,l’horizon natal où il revoit en imagination se succéder les ascendantsde son père ; tandis que c’est à des oncles et des cousinsrégulièrement prénommés Pierre, Louis, André qu’il rattache leshistoires du mémorial ressassées à ses oreilles durant son enfance ;aujourd’hui, s’il doit en croire cette suite de documents exhumés,c’est dans le coin de la Belgique le plus foncièrement flamand : lepays de Waes ; par des villages aux noms qu’il n’est pas certain depouvoir prononcer correctement, que se sont régulièrement succédées lesgénérations de sa lignée maternelle ; liés par les grandes accoladesdes tableaux de ces généalogies, ce ne sont que prénoms comme Pieters,Gillis, Nicolaus, Jan, Joos. « ... Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il. Sacheun chacun enfant de Notre-Mère la Sainte Église que comme Mabelied’Eeckaute et Gertrude sa sœur, et Baudouin Van R... avec leurpostérité furent d’état et de condition libres, et néanmoins la justiceséculaire les en ayant privés à tort et réduits à la servitude de lacomtesse de Flandre, la noble matrone Marguerite, comtesse de Flandre,a cherché et trouvé la vérité, et déclare les prédits Mabelie, Gertrudeet Baudoin Van R... avec leurs descendants libres de servitude et parWilleman d’Oostkerke qui en ce temps fut bailli de Gand et du pays deWaes en présence de ses hommes, savoir : Théodore dit Scampenois,seigneur de Pumbeke ; Bertram de Bordebure, chevalier ; Danekin deRodesakke, Soïkin de Borsele et de beaucoup d’autres hommes probes, lesa fait déclarer libres à l’entrée de Waesmunster, du coté Est... Et entémoignage perpétuel de ce, moi, Nicolas, prêtre, et moi, Théodore,seigneur de Pumbeke, ayant ouï et vu ces choses, avons fait sceller lesprésentes lettres de nos sceaux, l’an de Notre-Seigneur 1249... » Pierre-André se met à la recherche, dans le plat pays du Nord, de cettepartie de son âme dont il se sent tout à coup privé, qu’il veutretrouver au pays de sa mère et incorporer. Les champs de chanvre et de lin des bords de la Durme... Les vastes emblavures de terres lilas, planes comme des aires degrange... Les saules argentés au bord des ruisseaux sans courant... L’horizon, à hauteur de ses yeux, ouaté d’une buée molle et tendre... L’eau se sent toute proche sous la couche du sol poreux. Prés et champséclatent d’une vie débordante. Les fermes étalent leurs fabriques solides de briques roses sous destoits de chaume plaqués de mousse. Des mares bordées de roseaux portent des bacs d’allures massives où despêcheurs, la ligne à la main, immobiles, vivent les scènes des tableauxde l’ancienne école flamande. Les églises de pierre blanche haussent des clochers fastueux, signesd’une fois dans un Créateur riche et généreux, et dont l’ombre, aucours du jour, tourne sur des cimetières à tombes largement espacées. Dans le chœur des chapelles, des pierres posées debout font lire, auvoyageur, de ces noms que sa mère-grand mêlait à d’interminableshistoires d’héritages, jadis à la veillée. Et ainsi, des jours et desjours, il arpente le pays maternel reconquis. Ces hauts gars à peau rose et yeux bleus qu’il croise sur les routes ;ces ciels où naviguent noblement des escadres de somptueux nuages ;cette mer de verdure sans fin, mettent en lui un sentiment nouveau devie facile, grasse, sans inquiétude. Ici, son cœur bat plus lentement et plus fort. Ses pieds qu’il voulaitfaits pour la montagne, semblent prendre racine et, de cette terremolle, laisser monter en lui une sève plus riche. Dans un village où l’a mené un chemin qui borde la frontière deHollande, en buvant sa bière, il aperçoit, dépassant les toits despetits maisons, d’étranges bannières qui flottent au vent et passentdans le ciel fleur de lin. Il s’informe, et l’hôtesse, Flamande au long nez, à la forte mâchoire,d’éclater de rire. « ’t Is de Schelde ! C’est l’Escaut. Ce sont les navires qui descendentvers la mer, dont vous voyez les pavillons.” Ainsi tout musant, Pierre-André est arrivé au Doel. Il monte sur ladigue, d’où la vue embrasse une nappe sublime de lumière et d’eau. Sousles yeux frissonne une soie moirée où glissent triomphalement légers, àdes lieues et des lieues au large, dans tous les sens, barques fines etcolosses marins. Devant le merveilleux domaine qu’il vient de retrouver, Pierre-Andrésent son cœur s’élargir à la dimension de sa conquête. Dans son esprit, avec le soudain d’un rais de soleil perçant un nuage,se fait un jour nouveau, un jour flamand. Il sent qu’en réalité, iln’est exclusivement le fils des roches de Wallonie, pas plus que lesnuages galopant au ciel du Doel ne le sont de ces étangs et de cesmares. Un pli de ses lèvres, sous ses narines aspirant l’air marin, rit dessottises rabâchées sur les antinomies des deux races nées ennemies. « Ne cherche pas plus loin, Pierre-André, et bénis l’abondance de cessources mêlées en toi par mille ans de mariage. L’homme se lie par lesmots comme par ses folies. Refuse de choisir entre Flamand et Wallon.Il n’est pas trop de deux branches, au tronc sorti de la terrebelgique, pour porter ton cœur. » la petite École PIERRE-ANDRÉ, qui lit parfois les gazettes, a eu vent destransformations qu’on veut apporter, du grenier à la cave, dans l’ «édifice scolaire ». En cette école modèle, munie de tout le confort moderne, – eau, gaz,électricité, W.-C. à l’étage – qu’il sera donc facile et agréable –genre appartement français – pour les enfants et les parents –ascenseur, lift – de s’instruire ! Non sans l’amertume d’une certaine jalousie dans le sourire, tandisqu’il admire ces idées nouvelles, Pierre-André se souvient de lasimplicité des moyens qu’on mettait au village, en son temps, auservice de l’instruction. Il revoit l’école de Mademoiselle Camille, dans sa chambre basse à côtéde l’atelier de la couturière-modiste, Mademoiselle Marie. Six bancs des garçons à droite ; six bancs des filles à gauche ;Pierre-André courant à quatre pattes en cachette et prenant la gauche. Debout l’institutrice, une baguette usée du bout à la main, montre leslettres sur le tableau. Et toute la classe chante l’ABC, comme unecantate triomphale, pensant que c’est pour s’amuser. Le soleil à travers les poiriers darde, par la fenêtre du fond, desrayons qui tranchent dans la poussière comme des glaives. Par les baies du devant, se découvrent le préau vert, le chœur del’église de pierre bleue de Saint-Christophe, les maisonnettescahin-caha, les jardins aux murs bas d’où tombent les vignes vierges enguirlandes jusqu’à terre. Le pas traînant du bourrelier qui passe, chargé d’un collier de chevaldont dindrelinent les sonnailles et qui sent le dégras. La charrette basse du petit, gros, court, aviné brasseur qui crie : hueet dia, à plein gorge, toujours gai et imbibé de bière. Une planche sur l’épaule, la scie sous le bras, la chevelure mêlée desciure : le vieux menuisier au dos rond. Le village tout entier s’anime pour la petite école et défile à plaisirdevant les fenêtres. Gracieusement la vie des bonnes gens du dehorségaie la grammaire et l’arithmétique. A la récréation, comme l’école ne possède ni cour ni enclos, écolièreset écoliers mêlés bondissent sur le préau. Bientôt ils tournoientautour de l’église, grimpent au clocher ou filent dans la ferme par labarrière entre-bâillée. Les uns se coulent dans la forge où lecloutier, manches retroussées et tablier de cuir noirci, bat son fer ;les autres gambadent sous l’appentis du batteur de coquemards, toutsecoué de tintamarre et piquant des vapeurs de l’eau-forte. « Mais avec tout cela, se dit Pierre-André, je n’ai pas connu lesrécréations intégrales qui auraient tant fortifié mon esprit endélassant mon corps... et réciproquement. » Et comment ai-je appris à lire ? J’en rougis encore. » La puissante Mademoiselle Camille a montré au tableau la lettre B,mais un B contourné et muni d’ornements bizarres. Sa tête s’agite, seslèvres se ferment convulsivement. Emmagasinant longuement son souffle,sa face rougit ; les yeux lui sortent des orbites. Elle va éclater.Elle éclate et mugit : « Beu ! Beu !... Vous voyez cette bête qui tire la charrue, mes enfants? C’est un bœuf. Remarquez, sur ses cornes, une traverse de bois quis’attache au timon de la charrue. Chaque fois que vous rencontrez cettelettre B, vous penserez au bœuf et vous direz : « Beu ! Beu !...consonne ». « Beu ! Beu !... » répète la classe docile des petits veaux. » Mais Mademoiselle, de sa baguette, a dû toucher quelque chose deterrible. Elle siffle : » Seu ! Seu !... et ses bras se tortillent comme deux anguilles de laSambre, perdues au crochet du poissonnier. Voyez-vous ces lettres : SSS? Ce sont autant de serpents qui se redressent en poussant dessifflements. Quand vous les verrez, vous ferez comme eux, mes enfants,vous direz : « Seu ! »... et vous les appellerez consonnes. Seu...consonne. « Seu... Seu... sifflent les enfants comme le vent de bise passant sousla porte. « Gueu... Gueu... ». « Mademoiselle Camille penche le cou en avant ; sa tête s’enfonce entreses épaules, son visage se crispe en une affreuse grimace. Elle tend lamain comme le vieux pauvre à la porte de l’église. « Reconnaissez-vous, demande-t-elle, ce pauvre homme réduit à mendier ?C’est un gueux. Comme il baisse humblement la tête pour solliciter lapitié des passants ! A côté, aussi un gueux, mais mieux élevé. Il faitdes tours sur un tonneau, et à son chapeau porte un petit plumet. Ehbien, quand vous retrouverez ces « bribeux », vous direz : « Voilà lesgueux ! » en ajoutant : consonne !... Maintenant, ensemble, répétez : «Gueu, consonne ». » Et la classe entière de crier : « Gueu, consonne », comme pour faires’enfuir tous les mendiants, estropiats et culs-de-jatte du pèlerinagede Saint-Quirin qu’on célèbre à Leernes, le dimanche de la Fête-Dieu. » I... i... Regardez donc ces images ! Ne représentent-elles pasparfaitement deux écoliers, un grand et un petit ? Mais ils pleurent.C’est qu’ils jouaient à la balle et croient l’avoir perdue. Lesentendez-vous crier : « I... i... » ? Chaque fois que vous rencontrerezles deux petits gamins au tableau, vous les imiterez en disant : « I »et vous ajouterez : voyelle droite. Élève Pierre-André, répétez ! « Et Pierre-André, encore tout ému du chagrin des écoliers en quête deleur balle, éclate en piaulements de douleur : « I... i... i... » siaigus que la maîtresse doit l’interrompre. » Pas si fort, Pierre-André, pas si fort. Il ne faut pas être si tristeque cela, mon Dieu ! C’est pour rire, Pierre-André. « a... Mais voyez-vous donc ce Monsieur avec son gros ventre ? Quelbeau gilet ! Comme il en est fier et satisfait ! Il ouvre une largebouche et crie : « a... a... ». Voyelle ronde, répéterez-vous, quandvous rencontrerez le gros monsieur au beau gilet. a... a...voyelleronde. « Est-il possible, se demande Pierre-André, que ce soit ainsi que j’aieappris mes lettres ? N’en aurais-je pas à rougir, ne fût-ce que parrespect humain, devant les pédagogues de mes amis ? Et le débraillé dema pédagogie primaire pourrait-il leur laisser admettre que je sacheréellement lire ? » Mais, en vérité, est-ce que je sais lire ? La danse folle des imagesqui se pressent à mes yeux, à mes oreilles, à mes narines, à tous messens, quand je tiens un livre ; la ronde enivrée des idées quitourbillonnent dans ma cervelle, à la lecture de tel conte que j’aime,n’est-ce pas le stigmate indélébile d’une infirmité que m’a causéejadis la maîtresse d’école, Mademoiselle Camille, à la baguette blanche? » J’ai trop de plaisir à lire parce que j’ai manqué jadis des vraiesméthodes et eu l’esprit gâté pour toute ma vie par la petite école. » Au moins, sais-je pourquoi : Mademoiselle Camille, la chambre bassepleine de soleil et Beu et Gueu et Seu ! » les Hirondelles du Rivage AU bout d’une allée d’Uccle, la carrière de sable creuse la dune d’uneexcavation grande à enterrer un hameau. Couronnée par des champs decéréales dont la bordure d’épis déjà hauts tranche d’un vert clair surl’azur, la paroi jaune est taillée abrupte comme un mur. Concrétions et cailloux se détachant de la falaise y ont laissé unemultitude de petits trous, minuscules galeries plus ou moins profondes,dont la bouche ronde ne montre que de l’ombre. Pierre-André les a curieusement constatées durant l’hiver, à mesure quel’homme au sable, le carrier en costume de velours verdâtre, tête noirebretaudée, mine renfrognée, à coups de pioche rabotait la montagne etla faisait crouler sous ses pieds, pour la pelleter ensuite auxtombereaux des maçons. Or au beau matin du premier jour de mai, apparaît un spectaclemerveilleux. Le ciel de la carrière s’est rempli d’un vol d’hirondelles rentréescette nuit de leur voyage saisonnier : traits noirs qui se balancentnets comme des arcs d’arbalète, si rapides qu’ils semblent suspendredes guirlandes dans le bleu et nouer des banderolles défaites sanscesse, rattachées aussitôt. En silence les laborieux oiseaux à la queue fourchue, ayant peut-êtreencore dans le ventre les criquets du désert africain, tout à leuraffaire d’ici, vont, viennent, se croisent, se contournent, sesurmontent. Et s’approchant de la paroi du cirque, brusquement chacunde son côté pique dans le mur de sable et disparaît. Pierre-André suit des yeux le manège affairé, l’infinie arabesque,l’emmêlement tourbillonnant de ces vols gracieux qui viennent, unanimeset un à un, se terminer dans l’épaisseur de la paroi de terre. Par une étonnante prévision des choses naturelles, chaque pertuis de lafalaise est devenu une maison ; dans chaque maison, gîtent un ou deuxoiseaux. Un instant, l’hirondelle battant de l’aile plane en Saint-Esprit, sepose debout, le bec en haut, sur le bord de son logis, et prestement ypénètre. Quelquefois ayant à peine effleuré le sable, sans aller plus loin, ellese renverse dans le vide, reprend son vol. C’est qu’elle s’est trompéede maison. Mais en face de cette multitude d’ouvertures toutespareilles, combien rares se montrent ces confusions ! Sa visite faite,au bout de quelques secondes, l’oiseau réapparaît au bord de sa grotte,se laisse tomber et reprend son vol en une courbe planée. Ah ! si malgré la rapidité de sa course, chaque hirondelle peutretrouver sa demeure parmi tant d’autres toutes semblables, c’est que,dans son cœur, brûle déjà tout l’attrait de l’amour. Chaque trou dansle sable est un nid. Le mois se passe. Les oiseaux ont persévéré. La falaise, à quelqueheure du jour que Pierre-André s’y présente, est animée par laguirlande de vie enfiévrée. Par tous les temps, pluie ou soleil, alertes les hirondelles caracolentdans le ciel, plongent au nid et en ressortent pour y revenir bientôt. Nul trouble, nul bruit, nul combat. La moindre erreur est tôt réparée,et l’hirondelle qui se présente à un logis étranger, jamais n’insiste,tôt reprend sa course et trouve son vrai gîte. « Quoi ? se demande Pierre-André. Animant ses ailes inlassables,réglant l’assurance de ses trajectoires dans le ciel, il y a donc, pourchacune de ces bestioles, une âme active, une âme d’amour et detendresse, une âme d’accord avec l’ensemble ? » Pour toutes, un but a donc été fixé, une joie en chaque action, uneémotion pour chaque instant ? » Pas une aile ne frémit dans l’azur, qui ne tende vers un bonheur etn’aspire à une réalisation ? Cette légèreté plus légère que le vent,cette rapidité plus rapide que la flèche, se trouvent donc animées dela plus puissante chose du monde ? Chargées d’amour ? » Et le moucheron invisible que l’hirondelle gobe au fond du ciel, il asa place marquée dans l’univers de ces harmonies ? Oui ; et c’est lefond du nid de sable où, sur quelques plumes, repose le cœur del’oiseau. » Pierre-André voudrait demeurer calme devant la falaise creusée de millenids. Surtout, il voudrait ne point effaroucher ces mères hirondellesaffairées à leur œuvre. Il se tient accroupi derrière la haie, sansbruit, ravalant ses cris d’admiration. Se mordant les lèvres, il tient muette sa joie de participer à la vieenfiévrée de ces tourbillons de l’azur, et il attend. Le soir tombe. Très tard, peu à peu, les entrelacs des gyries se fontmoins emmêlés. Dans le ciel où apparaissent les étoiles, le tissu desailes est plus lâche. Voilà la dernière hirondelle rentrée. Écoutez. Les oiseaux au cœur vaillant ne dorment point encore. Dans lesprofondeurs du sable, les couples se forment. Écoutez. C’est une longue et tendre plainte sous la terre. Dans la nuit, la falaise au bord du chemin sourdement gémit d’amour. les deux Sous CE vieux pauvre à demeure, hiver et été, à l’entrée du bois de laCambre, avait plutôt l’air d’un sylvain hirsute et dépenaillé que d’unmendiant patenté. Il semblait posé là pour son plaisir ; plaisir de frapper la terre deses sabots et de secouer ses nippes de velours défraîchies ; et plaisirde dire soigneusement à tous ses amis passant par là, aux différentesheures du jour, le vrai temps qu’il faisait. Pour deux sous ou même pour un, on était sûr de savoir s’il pleuvait ougelait. Un matin, la grosse dame qui vient de la ville occuper une chambre auhameau, une fois son magasin fermé, histoire de pouvoir dire qu’elleest à la campagne, décide de présenter deux sous au vieux pauvre. Il est, depuis tant d’années, sur son chemin, et lui a tant de foisdonné pour rien des nouvelles de la température et du temps, qu’elle ena pris honte. Elle tient le nickel entre le pouce et l’index ; et de loin elle letend vers le vieillard, en frappant l’air à petits coups, comme pourdire qu’elle est là : Pst... pst... Le sylvain a les mains en poche jusqu’au coude, et ses yeux rient danssa barbe en voyant la grosse dame agiter plus vivement sa pièce àmesure qu’elle approche. Mais quel guignon ! Il ne parvient pas à extraire les mains de sesgoussets, et voilà que la monnaie tombe dans les feuilles et disparaît. Or cela ne déplaît pas à la dame charitable. Il lui va assez quel’homme en loques doive se courber devant elle pour ramasser son aumône. C’est une attitude qui a de l’expression, et qu’on aime à voir prendreaux mendiants : les reins cassés, grattant la terre à vos pieds. Etainsi s’éloignant elle fait un pas en avant, guignant le vieux du coinde l’œil. Mais celui-ci, de ses regards embroussaillés, la suitelle-même en souriant, sans s’inquiéter, dirait-on, du sou perdu. Il faut que la dame s’arrête, son instinct de bourgeoise économerévolté : « Mais je vous ai donné deux sous ! dit-elle d’un ton sévère. - Vous m’avez donné deux sous, ma bonne dame ? reprend le vieux, latête encore plus enfoncée dans les épaules. Et montrant sa paumeouverte : Vous devez vous tromper, je n’ai rien. - Naturellement, puisque vous avez laissé tomber la pièce. - Ah ! ah ! C’est cela ? Voilà... répond bonnement l’homme, comme s’iln’en parlait que pour faire plaisir à la passante. Voilà ce qui seraarrivé, ma bonne dame : elle aura roulé à terre. Les sous, ça roule, çaroule... Mauvais temps, mauvais temps, ma bonne dame ». La passante immobile, promène des regards farouches. « Mais cherchez donc ! C’est une pièce de deux sous, vous savez ? - Ah ? Une pièce de deux sous ? Pas possible ? - Elle doit être tout près, peut-être sous vos sabots. Cherchez,voyons, bougez-vous ! - Hé ! hé ! ma bonne dame, c’est que j’ai la vue basse. » Le large visage de la promeneuse est déjà écarlate. Elle se penchecependant vers la terre et, de son parapluie, remue rageusement lesfeuilles, secouant le beau tapis que la forêt étend pour son sylvainfamilier. « A-t-on idée d’un tel mépris pour l’argent, chez un mendiant deprofession ? Comment, vous restez là fiché ainsi qu’un pieu ? Retournezdonc les feuilles avec moi. » Dans ses sabots blancs, immobile, souriant, il s’excuse : « J’ai la vue si mauvaise ! Je ne vois pas plus loin que ma main,figurez-vous. Et avec cela les reins, ma bonne dame ; les reins qui neveulent plus se plier ! Mauvais temps, mauvais temps, vous dis-je. - C’est trop fort ! Qui vous parle de vos reins ? A-t-on jamais vu unpauvre de votre espèce ? Vous vous moquez de qui vous fait l’aumône, àprésent ; de qui vous fait vivre ? - Ben quoi ? C’est rapport à mes yeux. Je n’y vois pas. » Enfin, la vieille dame aperçoit le rond de métal qui brille dans leterreau : « La voici ! crie-t-elle, avec un éclat de voix de petite fille. Etdésignant la pièce du bout du parapluie : Ramassez-la ! - Ah ! Vous l’avez retrouvée ? Quelle chance ! Que je suis content pourvous ! répond le pauvre. C’est comme si je l’avais, je vous assure.Gardez-la, je vois bien qu’elle vous fait plus de plaisir qu’à moi. » Et tandis qu’elle demeure les sourcils relevés, la bouche pincée, leregard foudroyant, le mendiant se baisse lentement, ramasse le nickel,et l’insère dans la paume de la grosse dame : « Allons, prenez ! dit-il, c’est de bon cœur. Et comme à une amie : « Mauvais temps, n’est-ce pas, ma bonne dame ? Mauvais temps. » les Tournesols SE penchant à sa fenêtre, Pierre-André avise une touffe de tournesolsque les pluies de juin et le soleil de la canicule ont grandi de façonétonnante. Il semble que la faculté de se mouvoir leur ait été subitement donnée,sinon pour courir comme les bêtes, du moins pour monter. Les superbes plantes ! De la hampe grosse comme le poing de leur troncvigoureusement cannelé, se détachent, sur les longs pétioleshorizontaux, les feuilles en forme de cœur qui ont l’air de s’ouvrirpour prendre essor. Entourant la tige, on dirait autant de paires d’ailes qui bossuent ledos de quelque svelte créature dont la face serait cette fleur d’unriche ton de brun doré, sertie dans une couronne de languettesresplendissantes. Et toutes ces plumes étalées que le vent agite paraissent soutenir levol sans fatigue de cet être glorieux au sourire sans fin. Nous refusons l’âme aux fleurs. Nous prétendons ne prêter point de sensà l’expression de leur physionomie. Pour nous, leur beauté est muette. Mais Pierre-André qui marche les pieds nus dans son jardin, mendiant dela nature, quémandeur des plus humbles grâces de la terre, Pierre-Andréa appris à contempler les fleurs ; et parfois il croit comprendre lesens de leur vie. Ainsi que lui, un gros bourdon de velours, couleur de loutre rehausséed’anneaux d’ivoire, à la longue trompe gourmande, aux cuisses rondes,fait ses dévotions au tournesol, l’ange immobile aux cent ailesdéployées. Large comme deux paumes de main, la face angélique saupoudrée d’ormoulu, penche sur sa tige qui fléchit. Et lui, l’heureux Bombus, dans ce bassin qui doit, pour sa taille,faire toute une mare, dans cet étang de délices, il nage, patauge etparfois s’enfonce tout entier. Courtaud et velu, son corps s’est chargé du pollen des milliers defleurettes dont l’agglomération compose le gâteau merveilleux. Labestiole est devenue une boule de nectar qui flotte et roule dans lepropolis poudroyant que le tournesol en amour projette à la lumière. Pierre-André, tirant à deux mains la hampe de l’hélianthe, a baissé, àla hauteur de ses yeux, la face flamboyante. Sans inquiétude, lebourdon enivré continue sa vendange. Et l’homme se demande : « Que sommes-nous, créatures avides et misérables, à peine assuréesd’un pain pétri de sueurs et de larmes, d’une eau qui goûte le cadavre,d’un manteau taché de sang ? Que sommes-nous, les hommes, au prix decet insecte dont la vie n’est qu’une délectation innocente au seind’une fleur épanchant son amour ? - Ce que tu es, Pierre-André ? lui répond, du fond de lui-même, unevoix qu’il connaît bien. Tu es le bourdon de velours, et tu es la fleurde tournesol dont s’épanche le pollen jusqu’à terre. » Tant que ton cœur bat, Pierre-André, tu n’es ni plus ni moins que lasomme de ces merveilles éparses. Ferme les yeux. Ne sens-tu pas ta facebriller comme l’hélianthe lui-même ? Sous ta peau, ta chair et tes ossont-ils autre chose qu’une masse chaude et d’un riche parfum que tuhumes à pleine bouche ? » L’univers disparaîtrait à l’instant dissocié en atomes informes, situ venais à lui manquer. Car tu es son esprit. » le Plan du Village SUR le mur blanchi à la chaux du palier, Pierre-André, devant la vitre,en pleine lumière, a cloué un tableau grand comme un mouchoir de pocheet qui est le plus émouvant à son cœur. C’est une feuille de papierjauni à gros grains, couverte d’un bariolage de figures géométriques àcontours irréguliers, teintées de bleu, de vert et d’orange pâle. Aucentre, une manière de grosse lettre X d’un rouge vif, irradie destraits zigzagants. Quelques mots en lettres imitant l’imprimé, selisent par-ci par-là, semés comme au hasard. C’est tout. Mais c’est le plan de son village, à l’échelle de 1 pour 5000, qu’unpauvre homme de bonne volonté et qui devait garder la chambre parforce, lui a précieusement dessiné. Ainsi, à toute heure du jour, déjà vieillissant Pierre-André a, devantles yeux, le signe figuré de la portion de l’univers où son corps a bula lumière et mangé la joie d’une jeunesse enivrée. Quand il veut, devenu un dieu, il couvre, de la paume de sa main,l’espace d’herbe et de ciel qui va de la carrière des Gaux à la fermeSainte-Barbe. Voici le cœur du village : « Le préau Saint-Christophe ». Ici s’ouvre,devant le château figuré en vert, la maison natale où brûlait unefournaise d’amour quand, de la cave au grenier, dans chacune de seschambres, traînaient les pas lents et lourds, les pas sacrés de Celuiqui n’est plus. « Ne va pas trop vite, Pierre-André, sur l’image. Ton ongle, à chaquemillimètre du plan, découpe une maison. Celle-ci avec sa courettedevant la porte ; celle-ci avec sa ruelle ; celle-ci avec son coin quidéborde sur la route. » Pierre-André, d’un bout à l’autre du village, peut en faire le compte,une à une ; frapper à chaque fenêtre ; entrer dans chaque « allée » ;trouver, dans chaque cuisine, des cœurs familiers. Ces deux ou trois cents demeures sont siennes, toutes. Il y a vu les vieux en bonnet de coton, étendus livides sur leurs litsde mort ; serrant, dans leurs doigts raidis, le chapelet et le rameaude buis. Il y est entré, « parrain à la chandelle », avec la sage-femme quiportait le nouveau-né de retour du baptême. Dans un grenier du coin de cette rue, il contempla, durant des heures,des collections de couvertures de cahiers classiques, seule imagerieconnue en ce temps-là, au pays. Dans ce cul-de-sac, il tirait le soufflet du cloutier. Au coin de cetteplace, il goudronnait les marabouts de fer passés au feu. Avec le boulanger à dos rond qui sortait de cette venelle, il allait àla tache verte de ces jardins, par une petite porte basse à arcade depierre. Ce n’était pas un village où vivait Pierre-André enfant. C’était ungrand feu où la flamme de sa vie pétillait en dansant. Ce n’est pas du passé qu’il rappelle à l’instant. C’est uneillumination intérieure où il descend comme dans une cave regorgeant detrésors. Et ceci, ce n’est pas un plan d’architecte, mais la propre cervelle dePierre-André placardée sur le mur ; une surface enduite de son cœur etde son âme. Son doigt suit ce trait d’encre de Chine, et il entre à la fermed’Henrichamp, sous les noyers. Il crie : « Bonjour, censière ! » Les mouches font : « frou » quand il ouvre la porte de la chambre. Ilflaire longuement l’odeur du lait aigri et de la fumée. Il s’assied,les pieds dans la cendre de l’âtre fumant. Le temps a rebroussé. Le revoilà enfant, les yeux étincelants, enadmiration énamourée, avide de toutes les choses. Pierre-André, debout devant cette feuille de papier étalée, tend le coupour regarder par la fenêtre même le logis de sa vision. Il retrouve le sentiment de calme et de confiance de l’enfant que sonpère et sa mère attendaient dans la maison du préan. La chaîne d’amour est reformée. Magie de la pensée retournée sur elle-même, ô souvenir, que voilàcontents de peu ceux qui vous définissent : un reflet, une trace, uneimpression. Il n’y a qu’une chose, et dont l’univers est le signe : l’Esprit ;l’esprit qui ne se morcelle ni ne se divise ; l’esprit éternel, unique,entier, omniprésent ; l’esprit, Dieu, aux champs, ici, partout. Fils de ce père, quand l’homme reconnaîtra-t-il donc sa puissance ?Quand, sur les murs, saura-t-il lire les mots magiques que lui-même aécrits ? le vieux Poêlon PIERRE-ANDRÉ, assis au coin de la cheminée de briques rouges de lacuisine, fume sa pipe à bouffées précipitées. Ces mèches de fumée lancées sans rythme ne disent rien de bon. Ce n’estpas là le tabac favorable, les volutes du rêve d’un cœur bénin, maisplutôt feu de hargne et halenée d’inquiétude. « Qu’as-tu, mon fi ? lui demanda sa mère. - J’ai... J’ai tout juste ce que je mérite pour m’être montré à nouveaul’inguérissable naïf que tu as mis au monde... Il y a quelques jours,je demande à un ami, mon plus vieil ami peut-être, un petit service...Ah ! « petit » service ; ah ! « vieil » ami !... Voilà sa lettre où ilse déclare incapable de m’aider. - Que veux-tu, mon fi ? Ce sont les mots qu’on prononce depuistoujours. Les services qu’on demande sont également de petits services,et les amis qui vous le refusent, de vieux amis. - Mais qu’on m’y reprenne à solliciter rien de personne ! Et à leurtour qu’ils y viennent ! Je les... - Quoi ? Quelle sottise vas-tu avancer ? - Je... je les écraserai sous ma générosité ! Tous, je les ferai rougir! - Allons, à la bonne heure ! dit la mère. Rallume ta pipe. Il faut dela philosophie... Viens, couet ! ajoute-t-elle en saisissant, sur laplanche de l’armoire, son poêlon par la queue. Viens, nous allons fairele souper. Il reste un peu de beurre, de vrai beurre, au fond du pot,et quelques pommes de terre froides de midi. Il ne nous en faut pasplus, avec une bonne jatte de café. Allons, couet ! » Docile, le poêlon se laisse prendre, prêt à l’œuvre. Avec son manchepercé d’un œil au bout, vraiment il est encore d’assez bonne apparence,malgré son âge. « Hein ? continue la vieille, vaquant de l’armoire à la table,l’ustensile à la main. Hein, couet, voilà des ans et des ans que nousnous connaissons ? En avons-nous préparé ensemble, des patates auxoignons et de belles fricassées ? Et tu vas toujours comme un neuf. Ah! on ne fait plus aujourd’hui des poêlons de ta sorte. Le temps desbons batteurs de fer ne reviendra plus. Il ne s’agirait pas d’avoir àte remplacer pour le moment. Hier, tu m’avais paru un peu usé du fond.Mais j’avais mal vu. Tu ne voudrais pas trahir Marie-Catherine. Nousdevons achever jusqu’au bout notre voyage ensemble. Ah ! rassure-toi,couet, je ne désire plus tarder bien longtemps. » Tout devisant, la vieille Marie-Catherine, à la lueur de sa lampe àhuile de colza, a raclé son pot de beurre et réuni gros comme unenoisette de la précieuse denrée. « Pourvu que la marchande m’apporte demain ma demi-livre. Me voilàsans. Tiens, couet, dit-elle, en détachant la crotte dorée, fristouille! » En tisonnant elle découvre, dans l’âtre, une braise encore rose. Elle yporte un peu de menu bois, cale dessus le poêlon, et s’en va couper sespommes de terre en tranches. Le feu se rallume. Comme une broderie, de petites langues courent aulong des bûches qui se mettent à flamber, et le beurre commence àgrésiller sa chanson, tel le rouge-gorge au creux du buisson. Les flammes bourdonnent : hou ! hou ! hou !... Le beurre en riant dit :chi ! chi ! chi !... Le foyer ranimé par ces voix des choses fidèles,est redevenu le centre de la maison. Ici plane la bénédiction de l’êtrehumain qui va pouvoir assouvir la faim que le Bon Dieu a fait naîtredans ses entrailles. Tout à coup, une grande flamme paraît dans l’âtre, filant d’un sautjusque dans la cheminée. Fouh !... Et une odeur pénétrante et fine, lasavoureuse odeur du beurre qui frit, fait retrousser les narines de labonne vieille occupée à ses légumes. « Le souper sent déjà bien bon, dit-elle. Ah ! je vais me régaler. » Ravalant sa salive, elle extrait deux assiettes de l’armoire ; lesétablit sur la table, dispose les fourchettes, les jattes et le pot decafé. Mais le parfum de beurre fondu a changé sur l’entrefaite. Et comme lamère se dirige vers le poêlon pour y jeter ses pommes à roussir, elleaperçoit une fumée bleue qui monte des cendres en nuage opaque et quila fait éternuer. D’un mouvement rapide, elle saisit le poêlon. Il est, à sa main, d’une légèreté qui lui donne une secousse.L’approchant de ses yeux, elle voit qu’il est vide. Vide le poêlon, etsans fond. A travers le cercle de fer, le foyer apparaît comme dans unelucarne. - Ah ! couet, couet ! s’écrit Marie-Catherine. Quel tour m’as-tu làjoué ?... Je te laisse mon beurre à frire, tout ce qui m’en reste poursouper, et tu ne dis pas que tu es près de tomber en morceaux. Tu mefais belle mine, et puis tu jettes mon repas au feu, méchant couet dudiable ! » Le poêlon usé sent bien que sa longue fidélité ne mérite point cereproche. Mais, son temps est passé. « Tu l’as dit tantôt, ma mère, il faut de la philosophie et nedemander, aux amis, plus qu’ils ne peuvent donner. Nous irons couchersans souper. » la Nuit de Printemps PAR la fenêtre ouverte, la nuit de printemps jette des bouffées de venttiède qui pénètrent dans la chambre avec un bruit de grands soupirs. Il semble à Pierre-André couché, qu’il en pourrait suivre les vaguesqui viennent, sur le plancher, entre les meubles, dans les rayonschargés de livres, se rouler en volutes et mourir. Le vent est une vie ardente et déchaînée qui meurt tôt. Quelque puissante énergie là-haut emplit, de son désir et de soninquiétude, le ciel chargé de nuages mouvants et déchiré d’étoiles. Undieu souffle son haleine pour agiter les ténèbres et angoisser notrecœur. La vie, en cette heure, est dense comme un trésor. Plus d’aumônes, plusd’avares pincées parcimonieusement semées autour de nous ; mais uneinfinie largesse, un don rapide et total. « Nuit de Printemps, flots de sève, torrents de joie et de souffrance,venez, murmure Pierre-André, et emportez-moi. » Or, à la lueur de la flamme secouée de sa lampe, Pierre-André lit uneétude d’Anoutchine sur la peine de mort. Pourquoi a-t-il fallu qu’en cette minute divine, lui tombassent, sousla main, ces feuillets terribles ? C’est que son âme, d’instinct s’élance toujours au tréfonds secret del’autre pôle, du différent, de l’opposé. Parce qu’elle est près de la mort, je la connais, elle se mettra àchanter ; et elle sortira en deuil d’un banquet. ... Le forgeron, appelé au dernier moment, vient de briser les fersqu’on avait oublié d’enlever à Jacques Stebliansky mené à la potence. L’homme détend ses jambes délivrées, regarde les autorités d’un airinterrogateur, et se dirige de lui-même vers le bourreau. C’est un très terrible, très sinistre criminel, une sombre brute, ceStebliansky. L’exécuteur à la chemise rouge, aux jambes torses, ramassele linceul de calicot blanc qui était tombé par terre, et tout boitant,se met en marche avec le condamné, vers l’échelle de bois neuf qui sevoit appuyée sur la potence en forme de grêle escarpolette. Le fruste cercueil est allongé à terre, béant. « Avant tout, il faut lui lier les mains, crie quelqu’un. - C’est juste, on ne sait jamais, » ajoute un autre. Durant l’opération, l’homme fixe le bourreau qui évite habilement sonregard. Mais soudain leurs yeux se rencontrent, et Stebliansky, de savoix enrouée, dit à la chemise rouge : « Alors, c’est toi qui vas m’étrangler, espèce de cochon ? - Pourquoi m’insultes-tu ? répond le bourreau. Est-ce moi qui te touche? On me l’a commandé, voilà tout. - Commandé ? répète moqueusement Stebliansky, contrefaisant la voix del’autre. Tiens, tiens ! Et combien as-tu pris pour mon âme de bandit ?Dis-le un peu ? - Finis, crie l’autre en colère, et toujours le linceul à la main.Finis ou je vais tout laisser. - Allons, mets-le-moi, coquin... Ah ! tu vas tout laisser ? » Le bourreau lui pose le capuchon de toile sur la tête. « Attends, monstre ! Donne-moi le temps de faire les adieux. Tu neconnais pas l’ordre des choses, et tu te charges de la besogne. C’estun homme qui va mourir, le comprends-tu, cochon ? Un homme qui veutdire un dernier mot aux hommes. Imbécile, tu auras bien le temps dem’étrangler. » Se tournant vers les soldats de l’escorte, Stebliansky leur ditsimplement, de la même voix enrouée, mais sincère et apaisée : « Adieu, camarades. Pardonnez-moi. » Les cœurs s’ouvrent à ces pauvres paroles humaines. Les cœurs s’ouvrentau pardon et à la réconciliation. « Dieu te pardonne ! » répondent les soldats. Or, subitement, il n’est plus ni temps, ni espace, pour Pierre-André.Son âme qui souffre s’est détachée de lui et comme un manteau enlevépar la tempête, tourbillonne éperdue. Cet assassin là-bas, là-bas, il le voit gravissant l’échelle. Lebourreau a traîtreusement enlevé l’escabeau sous les pieds de l’homme,qui pend maintenant dans son linceul de calicot blanc, là-bas, là-bas,quelque part en Sibérie, il y a bien longtemps, bien longtemps. ... L’haleine de la nuit de printemps agité les cimes des arbres,secoue les rideaux, tourne dans ta chambre. Et tu respires l’haleinetendre du printemps nouveau, Pierre-André. Elle pénètre ton cœur et yvoit sourdre des pleurs pour le pendu inconnu. Homme du Christ, tu souffres. Tu te remues fiévreusement sur tonmatelas. Tu ne pourras plus dormir cette nuit. Ton sang qui bouillonnait d’amour, se glace de douleur pour l’assassindu bon vieux prêtre sibérien, pour la brute qui a dit au bourreau : «Cochon ! » et aux soldats : « Adieu ! camarades. Pardonnez-moi ! » Mais demain, Pierre-André ? Mais demain, y penseras-tu encore ? Et puispenseras-tu aussi à tous les pendus et à tous les morts et à tous lessouffrants et à tous les malheureux ? Quoi, tu ne le pourrais ?... Pour vivre, dis-tu, tu dois secouer cestristesses et ces horreurs de la vie ? Les tristesses et les horreurs de la vie des autres, Pierre-André ?...Va ! Tu oublieras le pendu, Pierre-André. Autant vaut donc, crois-moi, t’endormir tout de suite et ne pas perdreune heure de sommeil. Demain, tout ne reviendra-t-il pas au même ? Écoute. Dans le jardin, derrière ta fenêtre, la terre s’émeut sous lescaresses du renouveau. Écoute. Comme ton cœur bat ! Goûte le sel des larmes qui coulent dansta barbe. Tu jouis déjà de ta douleur. Tu as déjà tout oublié. Tu es bien, homme, le fruit de cette terre molle de larmes et de sangqui prépare, dans la nuit, les fleurs et les bourgeons. Stebliansky... Qui peut penser encore à toi ? « Adieu, camarades ! Pardonnez-moi ! » ... Ou bien, sors à l’instant de la couche de ton repos. Joins lesmains et jette-toi à jamais au Dieu de la douleur et de l’amour. la Fête à l’Hôpital PIERRE-ANDRÉ s’éveille dans l’hôpital où il est arrivé, la veille, parla grosse auto du service. Avec une surprise désagréable, il avait de loin découvert, dansl’harmonieux paysage de la West-Flandre, l’éparpillement sans grâce desbaraquements de bois. Parmi la vie végétale qui ruisselait, pour l’heure, des rayons cuivrésdu soleil couchant, ces tristes pavillons avaient la silhouette sèchede fabriques industrielles. Debout sur le siège du véhicule,Pierre-André, du regard, cherchait la haute cheminée qui devait mettrele comble à la hideur de l’ensemble. Cependant il a passé la nuit dans un de ces abris résonnant comme unecaisse. De sa couchette aux rêches couvertures de coton, il a, par lafenêtre ouverte, entendu l’aboi des chiens des fermes prochaines, lecri des orfraies et des fouines, les sonneries mesurées de l’églised’Hondschoote – la France, de l’autre côté du mur – le hourvari desfraudeurs en fuite, et le claquement des armes des douaniers. Il a goûté la douceur voluptueuse du sommeil bercé dans la vie quiveille, et à la prime clarté de sa pensée ressurgie, tout ici a prisfraîche allure et cordiale saveur. A peine vêtu, Pierre-André franchit la fenêtre à rez des champs. Dansla buée du petit matin demeuré laiteux d’un peu de nuit, il parcourtl’enclos de l’hôpital somnolent. Au pignon du pavillon principal, flottent les trois couleurs. C’est Fête nationale. Sur cette partie sacrée du sol de la patrie quejamais ne foula l’ennemi, devant la glorieuse loque qui vole au vent,Pierre-André naïvement frappe du talon et hume l’air à larges narines. Le soleil dans le ciel nacré apparaît. Aux baraques, les portess’ouvrent. Passent en courant les infirmières à coiffe blanche, lesmantes noires des religieuses. L’œuvre de pitié a recommencé. Le cœurdu voyageur subitement reconnaît le triste hôpital, et compose sestraits en conséquence, comme l’amant son visage devant sa bien-aimée,pour accueillir la souffrance humaine. Tout s’anime à ses yeux qui cherchent. Au bout de la plaine gazonnée ettraversée en tous sens par les passerelles de lattis, un petit hommeapparaît qui déambule d’une étrange allure, à menus pas relevés etfaisant sauter, sur ses épaules, une grosse tête rouge, la face raséetoute ronde. Il approche, et Pierre-André distingue un vieillard, un grand paquet devêtements roulés dans une pièce de lustrine sous le bras. A hauteur de Pierre-André, le passant soulève sa casquette, saluejusqu’à terre en pliant tout le buste et s’écrie d’une voix claire,heureuse de la rencontre : « Bonjour, bonjour, Monsieur ! Quelle belle journée ! Quelle bellejournée ! Bonjour, Monsieur ! » Il passe courant et sautillant, les yeux brillants, la bouche large etPierre-André intrigué lui emboîte le pas. Comme on approche du baraquement des enfants, une porte s’entr’ouvre,et un petiot se glissant à quatre pattes par l’entrebâillement, descendla marche de bois, dégringole, se relève sur la passerelle en agitantles bras. Il a reconnu le vieillard. « Papatche ! Papatche ! » Le vieux de loin agite sa casquette : « Oui, oui, j’arrive, j’arrive ! » Un à un les enfants du pavillon ont formé un groupe bariolé devant laporte. « Papatche ! Papatche ! - Ah ! ah ! C’est la fête aujourd’hui, mes amis ! Le drapeau est penduau pavillon du docteur. Vous irez voir tout à l’heure, comme il estbeau ! C’est la fête et voici pour vous. » De la poche de son veston, il extrait des morceaux de sucre blanc qu’ildépose un à un soigneusement, comme s’il voulait les y enfoncer, dansles paumes tendues. Il y en a pour tout le monde, et deux cubes pourles plus petits. C’est le délire. Les jambes tordues, les hanches ankylosées, les torsesemprisonnés dans les appareils de plâtre s’agitent, oubliant la douleursous le bon sourire du grand-père, tandis qu’à petits pas, faisanttressauter ses épaules, celui-ci court aux plus éloignés, aux timidesqui se cachent, la face tournée contre les planches. ... Regarde, Pierre-André, le vieux tailleur de Hondschoote à la grossetête ronde, étincelante de plaisir comme un soleil bien ciré. Il vient à pied, de l’autre côté de la frontière. Il s’est levé commel’Angelus de l’aube sonnait ses neuf coups : « Petits hommes de Dieu, levez-vous de vos lits pour la journées desbons cœurs ! » Il s’est levé et a fait sa barbe au carré de glace de sa fenêtredonnant sur la place. Dans l’armoire, il a pris le sucre qu’il avaitéconomisé durant la semaine, et s’est gaillardement mis en route pourêtre ici au réveil des enfants de l’hôpital. Regarde bien, dans les yeux du vieux tailleur, brille la jeunesse detous les enfants du monde. Mais une dernière fillette sort du pavillon. N’aura-t-elle pas reçu sapart de friandise ? Papatche l’a vue ; il revient sur ses pas. « Liske, vite, ma petite ! Il y a du bonbon pour vous. » Le teint pâle, les yeux du gris-bleu des violettes fanées, elle sembleun lambeau de l’âme de la patrie encore hésitante à vivre. Mais déjà,par la coquetterie, elle est femme. Sur son front, un nœud de tissu d’un jaune éclatant réunit une mèche deses cheveux couleur de chanvre un peu verdâtre. D’un doigt délicat,elle écarte le bout du ruban et elle tend ses regards au plus haut pourle voir flotter. C’est un cadeau que lui a fait une malade de la grande salle : trentecentimètres de gaze iodoformée, à l’occasion de la fête nationale. la Cloche et l’Alouette AU petit jour, Pierre-André s’éveille dans la chambre aux murs chaulésoù le vent du matin déferle ses flots d’air froid. Le murmure des feuilles du jardin compose une sorte de tapis sur lequelsa conscience, tombée du monde des rêves, et encore meurtrie de sachute, traîne paresseusement les pas avant de s’élancer sur les groschevaux de trait de la journée. Montaigne enfant était, chaque jour, tendrement éveillé par son père àla musique des flûtes. Pierre-André, avant même d’ouvrir les yeux, sesent porté à deux bras, sur les ondes sonores. Ce sont les bruits quiforcent d’abord, à son réveil, la maison fermée de son âme. Dans la vallée, la cloche de la petite église sonne l’heure. Le bronze,en une coulée de vibrations, tombe du clocher, se gonfle en vagueshautes comme des collines qui se poursuivent dans le ciel, s’écroulentdans la chambre en secouant l’homme dans son lit. Pierre-André n’est pas un corps mort. Ce n’est pas seulement sa chairqui tremble au brimballement des cloches ; sa pensée, sous chaque coup,bondit dans la tour du clocher. Du métal qu’on martelle là haut, aucœur qui bat ici, sa pensée va, vient, emportée par les forces enmouvement à travers le ciel. Sur ces arches retentissantes, c’est une unique matière qui s’ébranledans l’espace. L’objet qui sonne et l’homme qui entend, ne sont qu’unechose. Pierre-André participe de la cloche dans le ciel ; la cloche estvivante du sang de Pierre-André. Encore n’est-ce rien de dire que Pierre-André entend la cloche. Souschaque coup du battant, Pierre-André pénètre la cloche plus avant et,plus intimement avec elle, ne fait qu’un. Avec une avidité développée à mesure qu’elle est satisfaite, l’ouïebandée de l’homme travaille à recueillir jusqu’à la moindre vibrationde ces bruits qui déferlent. Cœur aux écoutes, où trouver le repos ? Cœur qui tends l’oreille, cœurpossédé de toute chose, comment te posséder toi-même ? Dans le vacarme de la nature, le sage bouche ses oreilles ; maisPierre-André n’est pas sage. Par une après-midi grise de printempsboudeur, il muse au hasard dans la ville. Tout à coup, au-dessus de sa tête, prélude un chant d’oiseau. Unepetite voix douce d’abord jette quelques notes brèves et se tait ; puissubitement reprend plus forte, se hausse bégayante et précipitée,monte, monte encore, monte éperdûment et se met à planer. Là-haut, dans la splendeur du bleu, c’est un roucoulement, ungloussement, un gémissement immense qui tire le cœur de l’homme. C’est un tournoiement de vie toute nue, l’âme à vif dans la joie ; unélancement dans le bien-être, la réussite totale et définitive ; unchant de triomphe, une ode de reconnaissance ravie. Dans l’espace libre, sans obstacle et sans poids, l’homme a rejointl’âme de l’oiseau. Il écoute en extase et ses genoux ploient. Derrièreses paupières closes, ses yeux brûlent. Lentement en zigzags à angles sonores, il entend maintenant les ailesredescendre du ciel... Le chant se replie ; c’est comme si Dieu, danssa main, avait repris l’infini de la lumière. Une dernière note tombe encore. Le silence, comme un vide douloureux,se rétablit. Un suprême gémissement. La plainte du poète qui dépose saplume. Et le bruit assourdissant de la ville reprend aux oreilles dePierre-André, car il se trouve en réalité dans une sombre venelle quidescend de la rue Haute vers la place du Jeu-de-Balle. Ce qu’il vient d’entendre c’est, au fond noir de la boutique d’unmarchand de charbon, une pauvre alouette en cage. La bestiole du soleil, le joyau des terres de blé piétinant sa motte degazon sous le toit qui garnit sa prison de fils de fer, a brûlé commeune flamme devant ses yeux. La pelote de plumes grises a, durant une minute, pour Pierre-André,éclairci le jour, rejeté au large le pavois des nuées. « Laisse-toi aller, Pierre-André. N’aie point de honte de ton gestedans la ruelle des pauvres gens. Soulève ton chapeau et bénisl’alouette. C’est un peu de ton âme resté dans le bleu. » le Trou dans le Ciel POUR sauver, dans son jardin, le néflier qui s’étiole, Pierre-André adécidé d’abattre le vieux poirier dont les frondaisons tiennent [toute]une pelouse dans l’ombre. « J’en ai assez de ses fruits durs comme des balles et sans goût. Etquel tronc ? Pourri, chancreux, tordu comme une crossette de sorcière.Sans compter que ses racines doivent épuiser un are de bonne terre,pour le moins. » Ainsi Pierre-André sentant qu’il va faire un mauvais coup, s’excitecontre sa victime. Quand on veut noyer son chien... D’ailleurs, l’affaire est décidée, voici l’homme à la hache. Il jettesur l’herbe sa veste de velours et avec une agilité inattendue, grimpedes pieds et des mains au sommet de l’arbre. Là-haut, l’outil fait bientôt voler en pluie les éclats de boisétincelants. La branche frappée craque, se détache, dégringole. Lavoilà qui pend au bout d’une autre, s’y balance un instant et achève sachute sur le sol. Alors l’homme aux larges semelles descend d’un étage. L’arbre dépouillé prend peu à peu un air étrange. Est-ce que lebûcheron voudrait se moquer ? On avait bien décidé d’abattre lepoirier, mais non de le rendre ridicule ? Ce tronc verdâtre plaqué degrandes plaies se tient, au milieu de ses branches emmêlées à terre,comme un miséreux qu’on aurait dénudé par malice. « Et maintenant je vais le faire crouler par ici ! » déclarecatégoriquement l’homme à la hache. Il n’y a rien à répondre. Pierre-André, quelques minutes avant, auraitpu lui donner l’ordre de cesser, de s’en aller. Mais à présent l’arbren’est plus qu’un cadavre, une dépouille compromettante dont il faut sedébarrasser à tout prix et au plus tôt. « Faites donc ! » crie Pierre-André, furieux de se sentir, à part lui,lié au meurtrier. Au sommet du tronc est nouée une corde qui doit servir à tirer le morten terre, tandis que l’homme frappe la victime au pied. Les coups portés à tour de bras sonnent, mats, douloureux. L’oreille sent qu’une matière vivante saigne sous le fil de l’armeacharnée. Déjà une échancrure entame le fût en quartier et la blessurefait mal à voir. Au plus vite, qu’on l’achève ! Arc-bouté, Pierre-André tire à la corde,et la cime secouée marque sur le ciel des anneaux de plus en pluslarges. « Ça y est-il ? » Mais non, il ne tombe point. Les hommes pestent. « A-t-il la vie dure ! Ah ! une dernière racine ! Cette fois, ça y est.Mais après celle-ci, c’est une autre griffe qui empêche le fantôme decrouler. - Ah ! le bougre ! A-t-on idée de résister ainsi ? » Les fronts ruissellent ; les têtes fument dans l’air froid, quand lamère Pierre-André, docile au rite du travail masculin, paraît au boutdu sentier, le pot d’étain à la main, deux verres sur un plateau. Humant la bière mousseuse : « Regarde, dit Pierre-André. Il ne tient quasiment plus. Dans uninstant, tu vas le voir s’étaler. Ah ! l’entêté, ce n’est pas trop tôt! Tu ne te figures pas comme ç’a la vie dure, un arbre. Mais cettefois... » Pierre-André, attelé à la corde, fait craquer le bois sinistrement. « Laisse-moi partir, mon « fi ! » crie plaintivement la vieille femme.Je ne veux pas voir cela. Ah ! pauvre poirier, pauvre vieux ! » Et elle fuit à petits pas incertains, comme un dernier déchirementmonte, crie, éclate ; un bruit qui arrache quelque chose dans le ventre. La masse, à travers la pelouse, avec une lenteur étrange, vients’abattre. C’est fini, on a tué un arbre. Dans le ciel où naguère chantait un monde de feuilles murmurantes, il ya un grand trou vide. Rêveries AU matin d’hiver, il fait nuit encore, et déjà le petit oiseau, aucreux du houx vert, crie son chant pénétrant comme la bise. Chaque hiver, au même coin, un nouvel oiseau. * * * Mon tabac est trop fort. Le bout de ma pipe me brûle la langue. Jeveux pourtant, autour de moi, une fumée plus épaisse encore. Neplus y voir, et que ma tête là dedans tourne, s’éparpille, laissant ànu mon âme bien serrée sur elle-même, dure comme un noyau, lisse commeun œil. * * * Au déjeuner, sur la nappe rouge, j’ai battu l’œuf d’or dans le bol defaïence à fleurs bleues, et toute la chambre s’est mise à rire. * * * Je suis monté au fruitier sous les toits, voir les pommes que j’avaiscueillies en octobre. En tas, glacées, je ne retrouve plus les petits visages aux jouesrouges qui me souriaient entre les feuilles vertes. * * * La neige a fondu aux branches des arbres. Au sommet du rosier, unefleur apparaît à demi-épanouie et tremblante. Il est bien tard, petiterose, pour te montrer. * * * Sur la nappe blanche, se prélasse le beau fruit d’or. Sait-il que jevais le manger ? * * * A la même place, c’est toujours le même livre que je trouve sur laplanche ; et qui s’ouvre à la même page. Je voudrais lire un livrenouveau. Dans la chambre de mes hôtes, j’ai entrebâillé indiscrètement l’armoireaux vitres aveuglées de rideaux de serge verte. Des rangées de bouquinsreliés en veau me sont apparues, et j’ai senti un souffle de mauvaisehaleine. * * * Cher et savant ami, bonsoir. Que ces belles musiques qui m’ont ravi auciel bercent ton sommeil. Que ton âme pelotonnée dans ta poitrinemurmure, en ton rêve, sa plus tendre chanson. Moi, je voudrais rêver que je suis, au village, le petit paysan ensabots qui glissait l’hiver dans la neige, de haut en bas du préau del’église. * * * Le balancier de l’horloge tique-taque dans le coin de la chambrechaude. Au rythme de mon cœur, parfois l’heure bondit, s’élance. « Doucement, doucement, te dis-je ! Tu vas trop vite. Et queferons-nous, une fois arrivés ? * * * Dans le miroir au tain piqué, j’ai vu mon visage. Suis-je si pâle ? Et tant de cheveux gris ? Cependant il me semblecacher sous celle-ci une jeune et fraîche figure. * * * Sous les lumières du bal, les danseurs vont, viennent, se poursuivent.Ils jouent sournoisement sur le parquet, une partie d’échecs bienembrouillée. Il n’y a que les musiciens qui avouent leur jeu. * * * Il a neigé cette nuit. Ouvrant ma fenêtre au large, je vois, sur laterre, à perte de vue, la feuille blanche immaculée du temps. Jevoudrais recommencer ma vie et faire ma nouvelle copie d’une fine plumeanglaise, d’une écriture à pleins et déliés bien marqués, avec beaucoupd’espace entre les lignes, et de grandes marges : « Que sert à l’homme de conquérir le monde, s’il perd son âme ? Écrit àFontaine-l’Évêque, à l’école communale du Trieu des Bois, le 24 juin1876. » * * * Un pesant chariot roulant dans la rue m’a réveillé. Sur une planche, leverre de Venise tinte une seconde en tremblant, et je rentre dans monsommeil par la fine fente de cette musique qui meurt. * * * L’eau frémit dans la bouilloire. Elle chante longuement une tristecomplainte du temps passé. Veux-tu porter mon cœur, il est fatigué ? le Fumier PIERRE-ANDRÉ a reçu, d’un ami mégissier, une pleine charrette dedéchets de peaux pour fumer son jardin. « La denrée est arrivée, lui dit sa mère, ce soir. Les hommes l’ontdéchargée dans le coin sous les sorbiers. C’est si blanc et si léger !Crois-tu que cela puisse servir ? » Joyeux de la nouvelle, Pierre-André qui, de sa vie, n’a encore reçu uncadeau de l’espèce, veut aller y voir. Il allume la lanterne à l’huileet sous la pluie de cette tiède nuit de janvier, il court à travers lespelouses. « Mais c’est que ça sent ! Humph ! Ma parole, ça pue ! C’en est ! »s’écrie l’homme de loin, humant la forte odeur de vie pourrissante. Il y en a un haut tas. Le mégissier s’est montré généreux, etPierre-André plonge la main dans cette masse de râclures spongieuse,légère et douce comme un gant. « Si cela peut servir ? Mais c’est du consommé, de l’ox-tail pour lesplantes ! Quelle aubaine, ô mes plates-bandes ! » Le lendemain à l’aube, il commence la distribution. Il y en aura pourtout le monde. Encore dans le sommeil hivernal, toutes les plantes enont besoin dès avant leur réveil : les rosiers comme le pommier, lavigne comme la glycine. Ces bouches fermées dans la terre glacée,aspireront avec délices la force vivante de la bonne nourriture, quandl’heure sera venue, l’heure qui ne diffère jamais, fixée suivant lerythme éternel. Voilà les tiges nues, ruisselantes d’eau, des arbres ; les grêlesbaguettes des buissons effeuillés ; les serpents roidis des plantesgrimpantes, collés au mur. Pas une pointe de verdure pour y témoignerd’un reste de vie vaillante. A terre, le fumier ; et dans le cœur d’un homme, la forte assurance enla loi de l’univers, l’espoir enivrant du grand refleurissement. Al’œuvre ! Pierre-André, de sa bêche, au pied de chaque plante, creuse une fosse.A deux mains, il jette la pitance à même les entrailles du terreau, latasse et en rajoute. Une rose fleurira ce rosier, de son cœur rose, le bord de ses grandspétales blancs comme des lèvres qui pâment. Mange, gorge-toi, MadameSancy de Parabère ! Au peuple des végélias, des berbéris, maintenant ! A genoux, l’hommeles sert, comme valet en gants blancs jamais ne servit l’invité sis àla droite de la belle maîtresse aux épaules nues, à la table luxueuse. « Pierre-André, dit la Dame gracieuse, prenez avec moi un verre deGruaud-Larose et faites m’en vite une belle histoire. Contez, ditl’hôtesse au profil de marquise futée. - Au pommier de court-pendus, une pleine manotte, mon vieux. C’est unefriandise que je t’offre là, pour te ragaillardir ; pour que les bellesdents de mes amis croquent tes fruits à l’automne, ô valeureux ! » Et l’homme inclut le trésor. Au creux de la terre noire apparaissentles fines radicelles, les millions de lèvres invisibles par oùs’exécute le prodige de la transmutation. « Regarde, Pierre-André. Tu ne vois rien ? Et moi, je te dis que de cerien invisible éclora la merveille de la fleur, le prodige du fruit.Plonges-y les mains, verse et brasse la pâte de la vie infinie ;pétris, arrose, féconde. Heureux homme, la sueur qui perle à ton frontdonnera, aux cerises du Petit Verger, le goût d’une conquête. - Pierre-André, ils ont oublié le paradis qui est à leurs pieds, leparadis qu’ils peuvent battre de leurs mains, arroser de leur vie, etils meurent de sécheresse pour avoir choisi de vivre trop haut. Demeureen bas, Pierre-André. Il y a encore les fraisiers qui n’ont point reçuleur part. Et tu sais que ta mère, ses lunettes sur le nez, cueilleencore la fraise aux beaux jours, à genoux dans l’herbe, comme lapetite fille d’il y a soixante-dix ans, du bois de Samrée. - Tu en mets trop ! Crois-tu donc, par ton incontinence, avancerl’heure ? Un bon jardinier est réglé comme les astres. » Mais Pierre-André n’est qu’un mortel. Harassé, heureux, la tâcheterminée, il se laisse aller sur la terre mouillée. Couvert de boue,saturé du fumet de l’engrais, il gît, comme si, de son corpsimmobilisé, devaient sourdre aussi les merveilles végétales. « Allons, se dit-il, lève-toi, mon vieux. Au fait, ta chair n’est pas àpoint pour les nourrir, et les plantes sont plus délicates que lesbêtes ; elles ne mangent que du froid. Attends, tu y viendras ; ellest’auront, Pierre-André. La terre n’a-t-elle pas déjà recouvert le pluspur de ton cœur, là-bas, au village ? » Lève-toi. Un jour, tu te coucheras ainsi à nouveau de tout ton long.Tu n’en as point peur ? Tant de fois tu fus toutes les choses du mondeensemble, que ton sang a gardé le parfum et comme le regret del’univers entier ? » A cette heure, prends ton bain et rentre dans la société de tes amis.Laisse dormir le Petit Verger tassé dans sa paix, comme un feud’artifice qui n’attend que l’étincelle. » Vienne bientôt le soleil ! Que la terre s’ouvre, que le salut yfructifie et qu’il en sorte à la fois la Délivrance ! » le Hareng AH ! certes ! raconte Pierre-André rentrant d’un voyage au-delà desmonts, j’ai revu les grands musées avec l’émotion qui convient, etdocilement suivi le mot d’ordre. En ai-je poussé des cris d’admirationdans ces galeries sans fin, au long de kilomètres de Visitations,d’Annonciations, de Crucifixions et d’Assomptions ! » Si l’on ne savait qui commandait et qui payait ces toiles, on seferait une idée bien glorieuse du zèle religieux des artistes du tempspassé. En réalité, il n’y a pas un peuple de fond plus païen que cemélange de mille races qui occupe l’Italie depuis des siècles. Pas unpeuple de caractère plus rude, sous son masque de politesse. » Alors, au bout de quelques semaines de commerce avec ces Madones, cesChrists, le commun des saints et des saintes, je me sentais parfois lecœur malade. Dans ces somptueux palais regorgeant de chefs-d’œuvre,j’éprouvais une fringale d’art plus humble, une soif de choses plussimplement humaines. » Tournant le dos aux murailles couvertes de nudités héroïques etdivines, il m’arrivait de rester accoudé à quelque baie donnant sur unepetite cour verte d’humidité, puante de marmaille et de détritus, oùglougloutait une fontaine. » Combien me parut belle la grenade mûre que je tenais en main, danscette lugubre chapelle Sixtine, où les plus hauts esprits on fait leursdévotions ! » Enfin, m’en revenant au pays à petites journées, j’avise dans undernier musée, un tableautin de Van Aelst, une nature morte : un harenget des raisins. » Qui n’a vu cent fois cette peinture ou son équivalent ? Un platd’étain gris bleu, avec un bord qui reluit. Un poisson coupé en troismorceaux, une chair de nacre sous des écailles d’argent avec la tacherouge des ouïes. La laitance jaunâtre, grasse, redondante. Un verre àhaut pied où la fenêtre de la chambre reflète la croix de ses meneaux.Une grappe de raisins violets sous leur poudre fine comme une buée. » Mais la netteté franche et naïve de tout cela ! La perfectionheureuse de se montrer et de s’applaudir elle-même ! » Il me semble sentir l’odeur des quais d’Ostende. Mon âme se gonfle,comme des poumons à l’air vif et salubre de la mer du Nord. Je sens,sur mes lèvres, le goût de sel que le vent jette quand, venant dularge, il pousse vers la Flandre l’escadre de ses ronds et puissantsnuages. » Bien plus que le ciel d’azur sans tache, c’est la brume violette àl’horizon, c’est la bousculade des nuées qu’il me faut, à moi, l’hommedu Nord. C’est l’art flamand qui réjouit le plus sincèrement mon âmequand trop de beauté et trop haute l’a étonnée comme je ne voyage quepour savourer la joie du retour et rentrer dans la vérité natale de mapetite maison. » Après Michel-Ange, les montagnes de chair héroïque, les lieues dedivinités majestueuses, ah, le hareng sur son plat d’étain ! » la Rose d’Hiver PIERRE-ANDRÉ, va donc voir au fond du jardin. Il y a une rose éclose,figure-toi. - Une rose, ma mère ? Une rose, par ce jour d’hiver ? Tu n’entends doncpas, sous tes sabots, sonner la terre durcie par la gelée ? De la cimedu noyer, le merle lance son cri d’abandon. Tu te seras trompée, mamère. - Oui-dà ? - Tu auras pris pour une fleur quelque feuille fanée, blanchie degivre, crispée par le gel. - Oui-dà ? Alors je ne saurais plus distinguer une rose fraîcheouverte, une belle petite rose du bon Dieu, qui vient de naître, d’unreste de fumier de la saison passée ? Mais rien qu’au battement de cœurqui m’a pris, j’ai reconnu la fleur de cette nuit. Et tu ne veux pasapprendre à ta mère ce que c’est qu’une Gloire de Dijon, je suppose ? » Cependant Pierre-André qui n’a pensé qu’à taquiner la bonne femme unpetit, a chaussé ses galoches et court au fond du courtil. Il est vrai. Proche le vieux noyer, du plus loin, l’homme aperçoit,guindé en haut de la verte branche barbelée d’épines, un mignon visagequi lui sourit, lui fait signe et l’appelle. A cette vue, tout le ciel cotonneux, serré comme un capuce sur laterre, pour lui se relève, et il sent son cœur libéré bondir comme dedessous une pierre. « Mais, mais... Que fais-tu là, par un temps si sévère, gentillecréature ? - Je ne sais pas. Personne ne m’a rien dit. Je suis sortie de maprison, poussée irrésistiblement à la lumière, par une force terribleet délicieuse. Ah ! je suis bien heureuse ! Dans cette joie éclatanteque je respire et qui me pénètre, je sens mon cœur... Approche donc,Pierre-André, il se fond d’amour... Tu ne me cueilles pas, dis ? » Mais Pierre-André éprouve un étrange scrupule. Une réserve inattenduele tient immobile devant la fleur qui s’offre. « Blanche rose, je ne suis qu’un jardinier, dit-il. Excuse masimplicité. Je ressens devant toi une émotion mêlée de tendresse etd’émerveillement. Ta chair délicate exhale un peu de cette âme que tessœurs, il y a quelques mois, répandaient à flots dans ce coin dejardin, comme une traînée d’amour. Tu es si belle, si pâle ; belle àmériter de t’écraser mollement sur le sein de femme le plus parfait.Cependant, pardonne-moi de ne point porter sur toi une main qui teblesserait. Demeure sur ta tige tremblante, petite rose. Ta grâce, tonsourire même m’attristent autant qu’ils m’émerveillent. C’est que je net’attendais pas. Et le bonheur aussi, l’homme ne le veut goûter qu’àson heure... - Eh bien, ma foi, n’était-ce pas là une jolie rose ? Quoi ? Tu ne l’aspoint trouvée ? Tu ne l’as point cueillie ? - Non, ma mère. Ce n’est pas le temps de couper les roses quand laterre est gelée. - Voyez donc le « béart », monsieur le difficile ! Attends, on t’enservira encore des roses au milieu de l’hiver. Nous verrons plus tard ! - Peut-être. Mais pas aujourd’hui. » C’est ainsi qu’il y eut, au fond du jardin, une petite rose qui seflétrit et se fana sans être cueillie, pour être venue trop tard, outrop tôt. le Patron du Village POUR Pierre-André, saint Christophe est un ami d’enfance. Sa frusteimage taillée au-dessus du portail de l’église d’en bas, au village,domine dans sa niche le préau verdoyant où gamin, il cherchait les osdes morts du vieux cimetière sous les pavés déchaussés. Devant, se tortille la rue de Binche, aux maisons de travers,cahin-caha. Sous les yeux du saint, Joachim Siska a battu ses coquemards tantd’années et le fermier Loiseau a tant de fois ramené ses vaches de lapâture ! Christophe a vu combien des amis de Pierre-André en leur temps, s’enrevenir du baptême en costume de reps blanc, sur les bras de lasage-femme Frasie, à travers les batailles des gamins lancés à lapoursuite des liards rouges ? Et combien de caisses portant en terre,au son des cloches, de chers yeux fermés ? Et maintenant qui veut savoir l’histoire de saint Christophe, comme M.Leclerc, le vieux sacristain, la disait tout en tirant d’une main lacloche du Salut et de l’autre se bourrant le nez de tabac qu’il prenaità même la poche de son gilet ? Christophe était un Chananéen d’énorme stature. Il avait douze coudéesde haut et un visage effrayant. Un jour, il se mit en tête de quitter le chef qu’il servait pourchercher le plus puissant prince du monde. Accueilli à la courprochaine pour sa belle taille, il vit le roi qui se signait, une foisque, devant lui, on parlait du diable. Comme il demandait l’explication de ce geste, le roi lui répondit : « C’est de peur que le diable ne me nuise. - Ah ! repartit Christophe, le diable est donc plus fort que toi ? Tun’es donc point le prince le plus puissant du monde ? Adieu ! » Il va plus loin et au milieu d’un bois, rencontre un homme à la têted’une troupe de bandits à la mine féroce, qui lui demande ce qu’ilfaisait dans ces parages. « Moi ? répond Christophe tout à son aise, je cherche le diable. On m’adit qu’il était le prince le plus puissant du monde. - Suis-moi donc, car je suis celui-là même que tu cherchais, » lui ditle chef. La bande se mit en marche, mais au prochain carrefour, Christophe voitle capitaine et ses hommes se détourner tout à coup et presser le pasd’un air épouvanté. - Eh diable ? demande Christophe. Qu’est-ce donc qui te fait si peur etpourquoi t’enfuis-tu ? Le diable montre une croix de bois érigée au bord de la route : « C’est ce laid homme, Christ, que tu vois là pendu et dont je ne peuxsupporter la vue sans trembler. - Quoi ? répond le géant à Satan. Tu te prétends le prince le pluspuissant du monde et tu crains un homme cloué à une poutre ? Adieu !C’est Christ plus fort que toi, que je veux désormais servir. Où letrouverai-je ? » Mais le diable et sa séquelle avaient disparu. Le géant chercha longtemps qui pouvait le renseigner. Un jour au bordd’un fleuve, il rencontra un ermite qui lui dit : « Construis-toi, ici même, une cabane et tu porteras sur tes épaulesles voyageurs qui désirent passer l’eau. Ainsi tu serviras le Christ,et peut-être te sera-t-il donné de voir ton Maître. » Un grand nombre d’années s’écoulèrent. Un tronc d’arbre à la main enguise de bâton, Christophe transportait, d’une rive à l’autre, ceux quivoulaient traverser le fleuve. Une nuit qu’il dormait dans sa cabane, le géant entendit une petitevoix qui l’appelait : « Christophe ! » Le passeur se jeta à bas de sa couche et ouvrit sa porte. Un tout petitenfant était là dans la nuit. Il le plaça sur ses épaules, et son grosbâton à la main, entra dans le fleuve. Or, si mignon qu’était le voyageur, à chaque pas, le passeur sentaitson fardeau s’alourdir. Il enfonçait et croyait se noyer. Enfin, aprèsde terribles efforts, il atteignit à l’autre rive. « Ah ! s’écria-t-il, déposant l’enfant à terre, que tu m’as paru lourdà porter, petit enfant ! Le monde entier n’aurait pas plus pesé sur mesépaules. - Ne t’étonne pas, Christophe, repartit le chétif pèlerin. Nonseulement tu viens, sur ton dos, de porter le monde, mais aussi celuiqui l’a créé. Connais-moi enfin, mon bon serviteur ! Je suis le Christque tu sers depuis tant d’années de ton triste métier. Plante ton bâtonauprès de ta cabane. En signe de ma parole, demain, tu le verrasreverdi, couvert de fleurs et de fruits. » L’enfant disparut, et le bon géant ayant fiché le tronc d’arbre enterre, il le trouva, au matin, devenu un beau palmier chargé de dattes. Ainsi parlait le sacristain du village, à la blouse luisante de la ciredes cierges, tandis qu’avec ses compagnons, Pierre-André l’écoutait,persuadé de sa véracité et contemplant le grand saint représenté dansla pierre au moment de sombrer sous sa charge divine. « Vieil homme, ou à peu près, ajoutait Pierre-André, j’en demeure toutaussi certain. Ce n’est en trop vive lumière, près des puissants ; nidans les ténèbres de la force cruelle, que l’homme atteint la paix ducœur. C’est sa bêche à la main, ou son marteau, qu’il trouve le chemindu bonheur. » Heureux qui, sur la route difficile, ayant déjà longtemps marché, ens’approchant de la vieillesse retrouve quelque douce image du temps deson enfance ! Il continue son voyage avec plus de confiance. Entrecelui qui le précède et celui qui le suit, il est resté fidèle àlui-même. » A ses reins fatigués, c’est la boucle demeurée brillante qui scelleles bouts de la ceinture ». Sous le Noyer AU-DESSUS de Pierre-André, les pigeons bleus avaient roucoulé quelquetemps leur plainte ardente. Tout à coup, perdant pied dans ses penséescroulantes comme le sable des dunes, il avait sombré au fond du sommeil. Et il dormait au bout du verger, étendu sur la pelouse, à l’ombremouchetée du noyer à petites noix. Enfin sortant du néant qui n’a ni goût, ni bruit, ni odeur, avec lafacilité de la grenouille fuselée qui se hisse à la surface de l’eau,il se sentit dominer le résidu fragile qu’était devenu sa vie et entrertriomphalement dans le monde d’à côté. Il rêvait. Il avait perdu sa forme individuelle, mais autour de lui,tel un homme introduit dans une chambre de glaces, il apercevait, de sapersonne, des reflets sans nombre. Parmi ces images, quelques-unes lui paraissaient plus proches et plusnettes. Il distingua qu’elles étaient différentes les unes des autrespar certains détails, quoique concordantes par une parfaite similitudedes gestes simultanés, et il voyait parfois l’une d’elles se coulerdans la forme d’une autre, comme une découpure de puzzle dans sonentaille. Et ces figures le dévisageaient, puis longuement se regardaient entreelles de la façon naïve et timorée de personnes qui se préparent àfaire quelque chose, mais ne savent par où commencer. Souriant à leur sourire, Pierre-André leur dit enfin : « Je vous comprends. Vous êtes mes enfants sortis de moi, et je suis levôtre sorti de vous... C’est pourtant bien simple ! » Les visages ouverts acquiescèrent de l’air doux de tournesols épanouis. « Vous venez de sortir de moi, il y a un instant, comme chacun en votretemps, vous étiez sortis l’un de l’autre, et comme j’étais sorti dudernier de vous. » Maintenant les faces rayonnaient et comme des lampes baignaientPierre-André d’une sorte d’émanation huileuse et nourrissante. « Vous êtes le troupeau et moi le bercail avec le toit et la paille, etaussi le berger avec sa foi dans l’heure du jour. » Ensemble les figures firent signe que oui. « Et pour manifester votre présence en moi, continua Pierre-André, vousavez attendu le jour où parmi tant de choses de la vie que j’avaislongtemps refusées, j’aurais accepté la souffrance. » Quelque chose d’indéfinissable s’émut alors en chacune de ces ombres sibien qu’apparut subitement, en toutes, le même front bombé, le même nezbusqué, enfin les mêmes yeux bleus, fixes, dévorants. Déjà même Pierre-André distinguait dans leur contenance, dans leursattitudes, tels indices qui allaient, il en avait la certitude, luipermettre de séparer leur personnalité, peut-être de les reconnaître...quand elles disparurent brusquement. Et Pierre-André s’éveilla. D’abord, ouvrant les yeux, il vit la couleur du ciel comme une dentelleéclatant à travers les feuilles du noyer. Il se sentit couché sur leflanc tenant, serrée à pleins bras, une jambe fortement musclée, poséedebout et revêtue d’un pantalon de coutil bleu à carrés blancs, d’oùsortait un pied dans une chaussette de laine épaisse. Or ce vêtement, la forme du pied long et mince, la couleur d’un grisvineux du tricot lui étaient si intimement connus qu’il n’avait pas euà les retrouver dans son souvenir. Il en possédait une si profondenotion que sa conscience n’avait pas eu à y apporter son appui pour leslui faire accepter. Et il y appuyait sa joue comme un enfant sur le sein de sa mère. Car c’était Lui, son père mort, assis sur ce banc sous lequel il avaitdormi. A l’instant, avec défiance, avec avidité, ne pensant qu’à garder sontrésor, Pierre-André se dit : « Pas un mot, pas un geste. » Et voilà que peu à peu remuèrent les orteils en lui pressant la joue.La chaussette sentait bon cette essence de wintergreen dont l’odeur sisouvent s’était répandue, durant des semaines, dans la chambre du père,quand il souffrait de la goutte et que la mère l’oignait de salycilatede méthyl. En mesurant la contraction de chaque fibre de son cœur, tel un sauvageà l’affût, avec la lenteur d’une petite aiguille d’horloge,Pierre-André commença enfin à tourner la tête pour voir le revenant :il était assis sur le banc, les deux bras longuement étendus sur ledossier du siège, avec ses mains potelées aux doigts effilés, auxongles bien taillés et d’un rose délicat, qui pendaient ; la face levée; les regards fixés droit devant lui ; la bouche mollement fermée,pensive et souriante. De son grand front chauve au contour arrondi, de son nez recourbé, deses joues larges et rouges, de son vaste ventre, de sa poitrine sehaussant en arc d’ogive vers les épaules, ruisselait sur Pierre-Andrél’impression divine de la bonté et de la force qui avaient fertilisé savie. Quelle influence obligea le fils d’oublier sa prudence ? Pourquoi neput-il plus longtemps garder le silence résolu ? D’une petite voix quePierre-André n’avait encore auparavant ouï sortir de sa gorge ; d’unevoix qui lui parut fraîche et nette comme une fleur-de-beurre dansl’herbe verte, il murmura en contemplant son père, et buvant son imagecomme un lait crémeux : « Grand Poupli... » « Les grands Pouplis » : ainsi se nommait la métairie familiale, aucreux du vallon, où la haute plaine de blé du Hainaut recueille lessources qui descendent, au nord vers la Senne et à l’ouest, vers laHaine. Les peupliers devant la grand’porte, la petite chapelle de Notre-Damedans la haie, les toits de chaume noir des étables, la cour et sonfumier, les noyers autour du puits, quand son père lui parlait de sonenfance là-bas parmi ses frères, Pierre-André les voyait ainsi que parun trou dans la paroi du monde, il aurait vu le Paradis. « Grand Poupli... » Le père ne baissa pas les yeux, mais le sourire s’étala plus largementsur la bouche close. Une buée nimba la tête ombragea les pommettes etla pointe du nez, estompa enfin tout le visage qui s’effaça. Son père avait disparu. Sans ressentir douleur ou regret, Pierre-Andrése leva du sol. Dans la pièce pavée ouvrant par la porte-fenêtre sur le jardin, samère, devant un petit feu où chantait l’eau pour le café de quatreheures, ravaudait ses bas. « D’où viens-tu comme cela ? lui demanda-t-elle, un poing dans letissu, l’aiguille en l’air, et le dévisageant par-dessus son pince-nezà verres fendus. Tu as l’air si animé ? » Mais ce mot fit aussitôt sourdre à l’esprit de l’homme qu’il avait sansdoute à être, devant sa mère, plus réservé qu’il n’avait crunécessaire, au sujet du prodige sous le noyer. Il flottait en lui,mince comme un fil de vierge, une pensée qu’il aurait eu grand’honted’exprimer clairement : « Je suis « Grand Poupli » comme mon père ;elle, pas... » « Tu as donc couru pour rentrer ? - Non, ma mère. Mais au fond du verger, sur le banc des petites noix,ma mère, Il m’est apparu. Je l’ai touché. Il paraissait bien heureux,tout brillant dans sa paix. J’ai senti, à la pression de son pied,qu’il me reconnaissait. » A mesure que Pierre-André parle, une tendresse inaccoutumée sembledétendre et fondre les traits de sa mère. Ses paupières se ferment, sesmains s’allongent sur ses genoux. Or le fils sottement, s’avise delire, sur le visage maternel, une expression de doute ou même decommisération pour sa crédulité : « Tu ne me crois pas ? reprend-il. Il était sur le banc ainsi, les deuxbras ouverts, la tête nue, avec son air pensif et perçant. Je pressaissa jambe et son pied bougeait. - Mon fi, dit enfin la vieille femme, tu ne sais donc pas qu’il vientainsi tous les jours ? » Et il semble à Pierre-André que sa mère, ouvrant sa poitrine à deuxmains, pieusement, les yeux baissés, lui montre son cœur. le Rouge-gorge L’HORTICULTEUR avait dit à Pierre-André : « Vous creuserez une fosse arrondie d’un mètre de diamètre et d’autantde profondeur. Vous la remplirez à moitié de bonne terre. Là-dessus,vous placerez votre taxus baccata aurea marginata. Je vous répondsd’une reprise superbe. » Au petit jour, le soleil rouge encore passant ses premiers rayonsau-dessus de la colline, Pierre-André a chaussé ses sabots et saisi sabêche, sa bonne bêche au fer luisant, vaniteusement entretenue aupapier de verre. A la place choisie, il a mesuré, sur le sol, un mètre juste, ni plus,ni moins. A petites entailles, il a tracé un cercle dans le gazon, avecune précision qui l’a émerveillé lui-même – voyez un peu ! – et lui afait dire : J’aurais fait un fameux architecte aussi ! Aussi ! Car pour le moment, dans l’air vif et l’euphorie de la première tassede café, Pierre-André s’est déjà décerné au préalable un brevet deterrassier d’élite, avec les palmes d’horticulteur de premier ordre. Envérité, le matin l’enivre. Il creuse. La couche de gazon est d’abord débitée en jolis prismes,tels des petits fours persillés de pistache. On en mangerait. Dans la terre noire, les radicelles brillent comme des brins de filemmêlés. « Regarde, Pierre-André, chacun de ces cheveux follets a sucé, dans lesténèbres, les sucs de la terre, nuit et jour, pour que brille à lalumière sa jolie feuille d’émeraude. » Chaque brin d’herbe a sondé le mystère d’en bas et le mystère d’enhaut. As-tu meilleure réponse que le végétal à l’énigme de la terre etdu ciel ? - Je ne sais, murmure l’homme à la bêche. Il est vrai que je voudrais,comme Maurice de Guérin, me placer à la dernière pointe des racines. Jecontemplerais l’action puissante des pores qui aspirent la vie. Jeregarderais la vie passer du sein de la molécule féconde dans les poresqui, comme autant de bouches, l’éveillent et l’attirent par des appelsmélodieux. Je serais témoin de l’amour ineffable avec lequel elle seprécipite vers l’être qui l’invoque, et de la joie de l’être.J’assisterais à leurs embrassements. - Mais, Pierre-André, c’est la folie de l’orgueil dont tu es atteint ?Comme cela, tout simplement, tu voudrais être Dieu ? Et ivre d’amour,contempler le baiser de toutes les choses ? - Attends, Pierre-André, attends. Une expression populaire t’instruitde ce que l’avenir inéluctable t’offrira dans ce genre deconnaissances. Tu y viendras, Pierre-André, quand tu suceras lespissenlits par les racines. « Alors ton âme, à chaque mois de mai, montera dans les pétalesétincelants du florion d’or, et juin la dispersera. « Oh ! la follette ! La vois-tu sous la forme des aigrettes réunies encette sphère soyeuse, transparente et si légère, que les enfantssoufflent pour chercher l’heure qu’il est ? Telle la jeune dame sur lesbrochures Larousse, qui dit : « Je sème à tout vent ! » » Tu sèmeras pour lors à tout vent et cela ne te changera guère. » Or, il bêche, il bêche. Ayant jeté de côté cette terre noire et finecomme la suie, ce terreau que des siècles de travail ont pu seulspurifier à ce point, à présent, il tranche la glaise, la lourde glèbemarneuse des champs de blé et de betteraves ; et ses sabots s’yenfoncent et copieusement s’engluent. Une odeur fraîche et forte montede la fosse. « Un mètre dix centimètres, s’écrie l’homme, son mètre à la main. Maparole, je n’ai pas souvenir de plus belle fosse ! Dans la pâtecompacte, quelles marques nettes et luisantes laisse mon louchet ! Enme courbant déjà je peux m’y cacher tout entier. - Pierre-André, réponds donc ? » Quel est celui qui bâtit plus solidement que le maçon, leconstructeur de navires et le charpentier ? Combien de temps un hommepeut-il être en terre avant de... ere he rot ? demande Hamlet. - Non, non, ne réponds pas ? C’était pour rire. Le printemps quis’annonce nous aura excités, vois-tu... Secoue tes sabots et sors deton trou. Remonte sur la pelouse, voici la charrette portant ton if. » Vu à travers la grille de fer, l’homme a peine à reconnaître, danscette masse informe de feuilles ligottée de paille d’avoine ; danscette motte de racines serrée dans une bourriche, le conifère qui luisemblait avoir hier, en terre, les nobles contours d’une montagne. Le feuillage pourtant d’un si beau vert où l’or étincelle, a l’air depleurer une prospérité ancienne. « Y a-t-il des hommes pour m’aider ici ? demande l’ouvrier jardiniercampé sur le seuil. - Il y a moi, répond Pierre-André. - Mais nous ne saurions jamais à deux porter le paquet ? - C’est ce que nous allons voir, mon garçon. C’est le premier conifèreque j’ai, vous savez, et je le porterais bien tout seul dans son trou,s’il le fallait. Car je l’aime. Vous ne savez pas ce que c’est que lapassion, jardinier ? » Alors ensemble, à petits pas brusques, soufflant, ahanant, criant : «Par ici ! Par là ! » ils ont porté l’arbuste qui se laisse faire,apathique et lourd, tel un cadavre. C’est bien autrement pesant que lavie, la mort. Mais enfin le voilà en place, la souche au creux de lafosse, gisant à même le fin terreau remblayé. Et du coup démaillotté,redressé vers le ciel, l’if redevenu libre, redondant et moelleux,arrache un cri d’admiration à Pierre-André. « A nous deux, mon vieil if ! Désormais, nous ne nous quitterons plus. » Regarde autour de toi. Dévisage bien tes voisins, tilleuls, noyers,rosiers et cornouillers ; nous en avons ensemble pour longtemps. Mereconnaîtras-tu, au moins, quand je viendrai enfoncer ma tête dans tesrameaux ? Auras-tu, pour ma cervelle brûlante – ils disent brûlée –toujours la même fraîcheur ? » Ne dis rien, ne bouge pas. Je ne te demande que d’être ici. Vis etpersiste en ta beauté muette, les pieds dans cette terre où je suisallé voir tantôt de quoi il retourne. » Quand tout s’agitera en tempête dans mon âme folle ; que tout setourneboulera en orage dans mon cœur, n’y manque pas, au moins, soislà. Car tu m’es déjà nécessaire. En ta forme divine, ô dôme plein delumière calme, il me semble retrouver l’harmonieuse, la silencieusemusique des rêveries de mon enfance. - Mais quoi ? Qu’est cela ? Oh ! ces petits cris, ces pépiements ? L’ifqui chante ? Oh ! doux grisolement ! Est-ce le vent dans le chaume desblés ? Ou le glou-glou monte-t-il d’un ruisseau roulant sur lescailloux ? Qu’est-ce ? » Pierre-André appuyé sur sa bêche, le cœur qui bat, écoute, sondant duregard la masse de feuillage. En vérité, un oiseau chante dans l’arbre qui vient à peine de sedresser au jour ; un oiseau qui tout à coup paraît sous les branchesles plus basses, trottinant sur le sol nouvellement battu. Gros comme le pouce, de couleur fauve animé de roux, la gorgedélicatement carminée, il s’avance en sautillant, s’arrête, lève latête, tourne un œil qui brille vers l’homme immobile et continue sadanse : un chant, une graine, une roulade, un vermisseau. Jusque sous les pieds de Pierre-André, le rouge-gorge va, vient, joyeuxet tout à son affaire qui est de manger et de chanter. « Mon Dieu ! s’écrie l’homme, mais alors les passereaux, eux aussi,savent ? Ils connaissent, ils participent, ils ont conscience ? Lasplendeur chaude qui coule en moi ; mon émotion, mon désir de serrer lemonde dans mes bras, l’oiselet ici, à mes pieds, en éprouve une part ?Une part que je ne puis mesurer, mais une part qui est réelle ? » Car s’il peut y avoir, entre deux êtres vivants, un rapport certain,celui-ci l’est : Je suis ami pour cet oiseau qui célèbre la paix de soncœur entre mes sabots ; un cœur grand comme un bouton de pâquerette ». Pierre-André s’est assis par terre et essuie la sueur de son front ;tandis qu’à nouveau, rentré au sein du feuillage et monté à hauteur del’oreille de l’homme, l’oiselet reprend son ramage. « Je dis que sous cet if, le rouge-gorge et moi, nous goûtons le mêmebonheur. Je dis qu’en ce moment, nous jouissons l’un de l’autre. Terre,arbre, oiseau, nous ne sommes donc qu’un ?... Un ?... Mais celui-là quime dira son nom ? » Et le rouge-gorge dans les branches grésille sa chanson menue etfraîche comme un bruit de baisers. « Nous l’appellerons Amour, » dit l’homme. |