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DORSENNE, EtienneTroufleau, pseud.Jean (1892-1945) : L’île endormie(1935). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.IX.2015) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-173) du numéro 173 (novembre 1935) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . L’île endormie NouvelleInédite par JEAN DORSENNE _____ - Sapristi ! s’écria John Jackson, en jetant des regards curieux surl’île, épanouie comme une gerbe de verdure sur les eaux, c’est le paysdu sommeil ici ! Sa femme s’approcha de lui, hocha la tête et partit d’un joyeux éclatde rire. - Ma parole ! ils doivent tous dormir ! j’ai beau écarquiller les yeux,je ne vois pas un chat dehors… - Eh bien, ça promet ! constata Jackson. Qu’est-ce que nous allonspouvoir « fabriquer » ? Je crois que nous aurions mieux fait derenoncer à cette tournée dans les îles… Je serais bien étonné que nostalents soient appréciés de cette population de marmottes et de loirs… - Bah ! qu’importe, après tout ! rétorqua avec gaieté la jeune femme.Cette île a l’air merveilleuse… Admettons donc que nous fassions unvoyage d’agrément. Jamais je ne me suis sentie de meilleure humeur… - Et moi, riposta allégrement Jackson, jamais je n’ai autant goûté lajoie de vivre. Pour montrer qu’il disait vrai, il entonna à tue-tête d’une voixchaude, vibrante et sensuelle, une romance sentimentale que tous leshaut-parleurs et tous les disques avaient popularisée. Cependant la goélette s’était approchée doucement de l’embarcadèrevermoulu de Tiva. Il devait être à peu près quatre heures del’après-midi : le soleil tapait d’aplomb sur le rivage qui semblaitflamber dans l’air embrasé. La mer, unie comme une plaque d’émailazuré, réverbérait une lumière crue qui brûlait les yeux. Le silence engluait l’île de son lourd manteau : les moindres bruitsrésonnaient étrangement dans l’atmosphère quiète et brûlante ; lesamarres en tombant claquèrent comme un coup de fusil. Jackson et safemme sautèrent sur les planches branlantes, avec l’insouciance deserrants dont le cœur est libre et pur. Le dieu de la joie habitait en eux. Ils resplendissaient de santé.C’étaient de magnifiques exemplaires de la race humaine. On serappelait en le voyant, lui, ce gaillard musclé aux nobles proportions,la phrase de la Bible : « Dieu créa l’homme à son image », et on encomprenait la justesse. Il avait des yeux clairs dans un visage deblond, bronzé par l’air de la mer et par le soleil des îles. Ses dentstrès blanches, ses joues fermes et toujours rasées de près, son torsemusclé d’Américain sportif, tout indiquait la robustesse. Quant à Grazia, elle gardait de ses origines latines l’aspect d’une deces nymphes, enfants de la nature, constamment enivrées de l’air, dusoleil et du jus capiteux des raisins vermeils. Ses courts cheveuxnoirs et bouclés se dressaient en désordre sur sa tête, comme si legrand vent du large avait joué dans leurs mèches folles. Les prunellessombres, pailletées d’or, riaient, hardies et franches. Le petit nezaux narines mobiles se gonflait sensuellement au-dessus d’une bouchecharnue et plus rouge qu’une pivoine d’été. Elle n’avait qu’à passer pour laisser derrière elle – cette bellecréature qui traversait la vie, un gai refrain aux lèvres – un parfumde fraîcheur et de santé, pareil à celui que l’on respire à l’aube,dans les vergers et les jardins humectés de rosée. Ce couple étaitl’illustration vivante du dicton, suivant lequel la richesse ne faitpas le bonheur. John et Grazia se moquaient des dollars. Nepossédaient-ils point tous deux des corps que la maladie n’avait jamaisatteints, ne possédaient-ils point l’énergie et la vaillance, nepossédaient-ils point surtout la jeunesse ? Quel trésor peut-onconvoiter qui soit supérieur à ces biens ? Avec eux, on peut se lancer hardiment à travers le monde. C’était ce qu’avaient fait les deux Jackson. Acrobates, chanteurs,comédiens ambulants, ils exerçaient un métier qui les avait promenés dunord au sud et de l’est à l’ouest des États-Unis. Et puis l’Amérique, un beau jour, leur avait semblé un espace tropétroit pour contenir leur amour des errances vagabondes. Pleins de foidans leur destin, ils s’étaient embarqués pour les îles des mers du Sud… Les archipels bénis où « vivre c’est chanter et aimer », comme leproclament les guides lyriques, quel appât pour un couple insouciant,dont la bonne humeur sait transformer en joie le plus futile incident ! Après un premier séjour d’acclimatation à Honolulu, ils s’étaientrendus à Tahiti où ils avaient appris à aimer la vie indigène. Ilsavaient connu à Papeete un succès triomphal. L’engouement des Tahitienspour eux avait été si vif, que l’idée leur était venue de continuerleur tournée dans les îles avoisinantes. Des colons chagrins, grincheuxet pessimistes avaient bien essayé de les en dissuader : - « Les Kanaks » n’ont pas d’argent !... Votre voyage va êtredésastreux. De l’argent ! de l’argent ! Certes les Jackson connaissaient, aussibien que quiconque, la valeur de ce précieux métal. Mais de quoi a-t-onbesoin dans ces pays privilégiés ? Ne suffit-il pas de manger à safaim, de boire à sa soif et de dormir tout son saoul ? Pour le reste,on s’en remet au bon vouloir des déités, secourables aux pèlerins de lajoie. Lorsqu’on a la chance de respirer l’air pétillant et léger desmatins de Polynésie et de réjouir ses yeux au spectacle de tant demerveilles, qu’importe si l’escarcelle ne déborde pas de pièces d’or etde coupures ? Mais ce sont là des raisonnements que les esprits moroseset utilitaires de Papeete avaient du mal à admettre… Bien des habitués du Cercle Colonial hochaient la tête, avec une pitiédoucement méprisante, quand John et Grazia, rayonnants de santé etd’espoir, s’embarquèrent sur le pont de la mauvaise goélette, quiassure le service entre Tahiti et les Iles-sous-le-Vent. Le pont de la frêle embarcation était encombré de sacs de coprah et decolis de toutes sortes… Tanés et vahinés, serrés les uns contre lesautres, jacassaient à qui mieux mieux. Les bateleurs, que tous lesTahitiens connaissaient, trouvèrent aisément un coin pour s’allonger etpasser une nuit confortable. Ils s’étaient suffisamment familiarisésavec la langue maorie pour soutenir une conversation avec leursvoisins. La goélette leva l’ancre, à la grande satisfaction du coupleravi de l’aventure, tandis que les habitués du club, considérant lebateau qui piquait du nez vers le large, haussaient tristement lesépaules : - Quels fous ! quels fous ! Enfin, ils sont « prévenus » ! Tant pispour eux… Les « fous » n’avaient cure d’aussi sombres pronostics. Une brise parfumée soufflait de terre : elle se mêlait à l’arome saléde l’Océan. Les « fous » la respiraient à pleins poumons et leur cœurbattait joyeusement au rythme du moteur qui secouait le bateau. __________ Tiva, lorsque le couple Jackson y débarqua, semblait le royaume de laBelle au Bois dormant. Tout, choses et gens, semblait figé dans l’immobilité et le silence. Lanature, d’une exubérance extraordinaire, donnait l’impression d’êtreaccablée par une trop grande richesse. La montagne, couverte d’unevégétation si touffue qu’elle paraissait une gigantesque toisond’émeraude, surplombait les eaux calmes du lagon. Une route – un chemin plutôt – longeait le rivage. C’était un minceruban que bordaient des faux acacias, des manguiers au feuillagesombre, des bouraos dont les fleurs pâles luisaient ainsi que desétoiles. A travers les branches, le soleil jetait sur le sol des taches d’ormouvantes. Quelle Danaé polynésienne Jupiter avait-il donc l’intentionde séduire ? Une pénétrante odeur de vanille flottait dans l’air : tout en étaitimprégné. - Quel parfum ! s’écria Jackson. - L’île nous souhaite sans doute la bienvenue, répliqua Grazia avec unsourire. - Eh bien ! partons en reconnaissance ! La goélette n’avait pas encore levé l’ancre. Ses matelots déchargeaientquelques vagues caisses de conserves pour le marchand « tinito » (1) del’endroit. Le capitaine s’impatientait : il ne tenait pas du tout àperdre son temps à Tiva. Mais le subrécargue insistait pour qu’il restât encore quelque temps.Sans doute y aurait-il à embarquer quelques sacs de coprah, apportéspar les petits propriétaires de l’île. Le subrécargue avait raison ;l’arrivée de la goélette avait été signalée. Des gamins, quicherchaient des coquillages sur le récif, avaient assisté à la manœuvrede la petite embarcation et, sans tarder, ils avaient donné l’éveil.C’était l’heure où la plupart des habitants de Tiva se livraient auplaisir d’une sieste, qu’aucun événement imprévu ne venait généralementtroubler. Allongés, les uns sous leur véranda, d’autres dans la pièce unique deleur case à claire-voie au-dessus des eaux tranquilles du lagon,d’autres encore sur la plage à l’ombre d’un cocotier ou d’un bourao, etd’autres enfin accroupis dans l’herbe sous un manguier, ils dormaient,rêvassaient, perdus dans une muette contemplation, ou échangeaiententre eux de rares paroles, en fumant des cigarettes d’un tabac âcre,qu’ils roulaient eux-mêmes dans des feuilles de pandanus. Nul bruit humain ne se faisait entendre. On avait l’impression de setrouver dans un coin du monde où la vie, par un étrange privilège,était ralentie. Grondement assourdi de la mer grignotant sans repos le récif, confuseet indistincte rumeur dont se compose le silence en Océanie et qui estdue au bourdonnement de certains insectes, au susurrement desmoustiques, au froissement du feuillage, au choc d’un fruit trop mûrs’écrasant sur le sol… L’île ronronnait doucement ainsi qu’un animalbéatement endormi au soleil. - Eha… Tapu…e ! Un bambin, qui portait pour tout costume une chemise blanche en loquesdont les pans tombaient sur les jambes nues, héla un copain fortoccupé, sous un hangar à coprah, à sucer le noyau couvert de fibresd’une mangue juteuse. L’interpellé leva la tête, courut vers son camarade et gambada de joieen apercevant la goélette sagement amarrée au débarcadère de Tiva. Les matelots étaient généralement de bons bougres. On ne perdait jamaiscomplètement son temps avec eux. Il était rare qu’ils ne fissent point un de ces dons magnifiques,consistant en une vieille boîte de sardines, un bout de corde, voirequelquefois – cadeau inespéré ! – une touque à pétrole vide, aveclaquelle un garçon ingénieux peut fabriquer tant de jouets surprenants. En un clin d’œil, comme par enchantement, une bonne douzaine de gaminssurgit de tous côtés et s’égailla dans la direction de la goélette. Ils avaient à peine couru deux cents mètres qu’ils s’arrêtèrent dansleur élan. Bouche bée, bras ballants, ils s’étaient immobilisés sur lebord de la route pour assister à ce spectacle inattendu ; celui de deux« popaa » (2) marchant d’un pas allègre sous la glorieuse lumière dusoleil et manifestant par toutes les fibres de leur corps la joie derespirer librement et de fouler le sol d’un éden retrouvé. Ce n’était pourtant pas la première fois que les enfants voyaientpasser des marins en goguette. Des hommes qui chantent… la belleaffaire ! Le soir surtout, lorsque le rhum faisait couler un sang defeu dans les veines, des voix enivrées montaient vers les étoiles. Ces heures de griserie, ces nuits d’orgie où le village, sortant de sonhabituelle torpeur, semblait en proie à une crise de démence collectiveet démoniaque, les petits les connaissaient bien… Mais qu’y avait-il de commun entre ces scènes, où le plaisir exacerbépar l’alcool revêtait trop souvent le masque de la fureur, et la visionde ce couple qui s’avançait d’un pas bondissant, éclatant de santé,rayonnant d’énergie, imprégné de gaieté ? John portait un costume kaki, qui était loin d’être neuf, et Grazia unerobe toute simple de toile également kaki. Tous deux étaient chaussésd’espadrilles aux solides semelles de corde, dans lesquelles les piedsnus jouaient librement et coiffés de grands chapeaux en paille depandanus, sur le bord desquels étaient enroulés des colliers decoquillages. Seulement – concession à la coquetterie féminine – unfoulard de soie tango ornait celui de la jeune femme. Leur bagage peuencombrant consistait en un baluchon – un peu de lingevraisemblablement – accroché au bout d’un bâton qui pesait sur l’épaulede John. Un sac de grosse toile pendait en bandoulière sur son côtédroit. Grazia portait aussi un petit sac que retenait une courroiepassant autour de ses épaules. La jeune femme avisa un garçonnet au teint de mangue mûre, qui fixaitsur elle d’immenses yeux plus luisants que du jais. Avec son nezlégèrement épaté, sa bouche à laquelle des lèvres épaisses et un peurelevées donnaient une expression boudeuse, il exprimait un sentimentde curiosité si intense qu’il attira l’attention de Grazia. Elle caressa sa toison, hirsute comme une touffe d’herbes folles. Le bambin fut tout de suite apprivoisé. - Ia ora na ! lança-t-il d’une voix claire et chantante. - Ia ora na ! répondirent en riant les deux « popaa ». Les autres gosses, timidement, s’avançaient et, avec des mines desinges effarouchés, s’enhardissaient à toucher les vêtements desétrangers. John Jackson, en riant, attrapa un des moutards par le bras et, de sapoigne puissante l’enleva du sol et l’assit à califourchon sur sesépaules. L’enfant, un instant effrayé, se débattit, mais la joyeusehumeur du blanc le rassura vite. - Allez, hop ! à dada, à dada ! L’homme s’amusait à gambader et à trotter, avec son cavalier autour ducou. Quelle joie ! Jamais les marmots de Tiva n’avaient été à pareille fête…Grazia, battant des mains, encourageait la bande puérile à entrer dansle jeu. Déjà les plus âgés se baissaient, pour que les plus petitspussent grimper sur leurs épaules, et bientôt toute la marmaille,guidée par le grand garçon qui galopait en avant, s’amusait « au cheval» avec des rires étincelants et des cris, qui fusaient allégrement dansl’air que l’approche du soir rafraîchissait. - Là ! en voilà assez ! Tirara (fini) ! déclara gaiement le voyageur. Il prit à bras le corps le gamin, tout fier d’avoir été distingué parle « popaa », et le déposa sur le sol, non sans lui avoir donné unetape amicale sur les joues. Comme une troupe de chevreaux lâchés en liberté dans la prairie, lesenfants s’éparpillèrent dans la direction du village, en poussant descris de joie tels que l’île n’en avait jamais entendu. Dans cesarchipels agonisants, l’enfance est moins bruyante que partoutailleurs. Est-ce une prescience de leur inéluctable destin, qui rendles petits aussi silencieux que leurs parents et qui, même sur leursjeux, fait peser une ombre de mélancolie ? Dans la case sur pilotis où Terii, à l’entrée du village, passait leplus clair de ses journées allongé, tandis que sa femme Moa, accroupieà côté de lui, tressait des nattes de bambou ou de canne à sucre,l’entrée en bombe de Tapu, très excité, provoqua l’indignation de sonpère. - Hié ! Pourquoi tout ce bruit, peie ? Que se passe-t-il ? Tapu avait tellement de choses à raconter, qu’il ne savait par oùcommencer et qu’il bredouillait lamentablement. - Hé ! vas-tu parler, enfin, Tapu ? demanda le père en s’étirant. Tapu se gratta la tête et réussit à expliquer : - Il y a là des « popaa », comme jamais on n’en a vu ! Ils chantent,ils rient… et puis, c’est vrai, le tané m’a porté sur ses épaules,j’avais l’air d’un « ouritaata » (singe) et puis le tané s’est mis àcourir comme un cheval… Et puis, ils rient toujours, et chantenttoujours, et quand on est auprès d’eux on sent comme un souffle quivous transporte, peïe… Et on a envie aussi de rire, de crier et dechanter… comme eux. Pour prouver la vérité de ce qu’il disait, il partit d’un éclat de rirequi lui tendit la bouche jusqu’aux oreilles, ce qui ne l’empêcha pasd’ajouter, par souci d’exactitude : - Et tous les « fetii » (3) sont comme moi… Ils sont heureux : ils sesentent pleins de force ! La grosse Moa, dont la corpulence faisait craquer la robe demousseline, s’avança pesamment vers son fils. Elle était toujours grincheuse et sa grosseur ne l’empêchait pasd’avoir la main leste. - Il est « maama » (4) celui-là ! lança-t-elle. Et avant que le gamin eût pu se garer d’un geste qu’il ne prévoyaitpas, il reçut une gifle qui claqua violemment sur sa joue. Cependant l’indolent Terii, qui aimait tant la position horizontale etles songeries vagabondes, s’était dressé sur son séant. - Ah çà ! Est-ce que l’île est ensorcelée ? se demanda-t-il. Un vacarme étourdissant éclatait sur la route : par-dessus les crissauvages, les exclamations joyeuses de la trôlée de gamins, une musiqueétrange, inconnue, fusait, s’amplifiait, se répandait dans le soirtombant, dominait tous les autres bruits. Terii, un pareo noué autour des reins, descendit vite sur le chemin etcourut, suivi de sa grasse moitié qui se hâtait en soufflant et enhaletant, au-devant du bizarre cortège. Les enfants sautaient, gambadaient, s’ébrouaient autour de John etGrazia, la figure épanouie et riant à gorge déployée. La jeune femme,en passant devant les premières cases du village, avait tiré de son sacun petit instrument, qui brillait aux dernières lueurs du jour et quis’étirait et se rapetissait à la manière d’un serpent onduleux. C’était une de ces concertines, dont se servent, souvent avec tant devirtuosité, les clowns musicaux dans les cirques et les music-halls. Sous les doigts agiles de Grazia, l’âme de la concertine s’épanchait enrythmes entraînants et les ondes sonores glissaient dans le crépuscule,changeaient l’atmosphère habituelle de Tiva, réveillaient dans le cœurassoupi des natifs un monde de sentiments, de désirs, d’énergies,qu’ils n’avaient jusqu’alors jamais soupçonné. L’animation régnait maintenant dans les cases : les pieds nustapotaient le sol ; des formes blanches se précipitaient hors deshabitations ; des exclamations, des interjections s’échangeaient del’un à l’autre. Les deux étrangers s’étaient arrêtés au bord d’un ruisseau qui sejetait dans le lagon, au pied d’un énorme manguier, dont les fruitsbrillaient dans le feuillage ainsi que des lanternes vénitiennes. Petit à petit le cercle s’était agrandi autour des nouveaux venus.Mapuhi, le chef du district, vieillard encore robuste, au corps noueuxcomme un vieux bourao, s’était placé au premier rang suivi de tous ses« fetii ». Il y avait là des femmes jeunes et jolies, au corps bronzé, avec leurchevelure ténébreuse éclairée par des fleurs de gardénias, piquéesau-dessus de l’oreille ; il y avait des vieilles femmes toutesratatinées, au menton branlant, décharnées comme de maléfiquessorcières ; il y avait des gaillards au torse puissant de cueilleurs deféis et de lanceurs de harpons, et des répupiaires envahis par lagraisse, que contenait difficilement le pareo sanglé autour du ventre. Il y avait encore un bizarre personnage, un blanc vêtu, à la manièretahitienne, d’une pièce d’étoffe à fleurs rouges qui lui ceignait lesreins. Ses yeux atones brillaient faiblement dans un visage décharné. Acôté de lui, une vahiné, belle fille animale dont l’épaisse toisoncouvrait les épaules, suçait de ses grosses lèvres sensuelles etgourmandes une tige de canne à sucre, suintante d’un suc savoureux.Tout ce monde jetait des regards inquisiteurs et curieux sur l’homme etla femme qui, le visage souriant, complaisamment, sans se fâcher, avecbonne humeur, se prêtaient à la badauderie des natifs. - Ladies et gentlemen ! commença John Jackson avec une emphase comique… L’assistance ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes. - Au diable, ladies et gentlemen ! murmura Grazia à l’oreille de sonmari. Sois sérieux et parle-leur pour qu’ils te comprennent. - Éha ! vous autres ! reprit John. Nous sommes venus à Tiva, ma vahinéet moi, pour vous distraire, pour vous réveiller… mes camarades… Nedites pas le contraire : vous dormez tous, vous êtes pareils aux crabesdes cocotiers qui restent sans bouger dans leurs trous. Eh bien ! nousdeux, nous chantons, nous jouons de la musique, nous faisons des toursde gymnastique… Y en a-t-il parmi vous, qui soient allés à Papeete ? Personne ne dit mot. La timidité est de règle chez les Polynésiens. Un grand gaillard, aux longues dents luisantes de cannibale, verslequel Jackson se dirigeait, recula sans répondre, d’un air embarrassé. - Et toi ? demanda Grazia, qui venait de remarquer près du blanc «encanaqué » une jolie métisse, souple comme une tige d’hibiscus, dontle teint pâle et velouté était illuminé par d’immenses yeux sombres, ettoi, connais-tu Papeete ? La jeune femme baissa la tête et se tortilla la croupe en minaudant : - Hé ! finit-elle par acquiescer. - Tu es allée au cinéma, alors ? reprit Jackson. - Hé ! fit-elle avec admiration. - Eh bien ! nous allons vous montrer un spectacle plus beau que celuidu cinéma de Papeete ! Immédiatement fusèrent les bavardages. Les groupes, autour des deux «popaa », bourdonnèrent comme un essaim d’abeilles. Les vieuxrenseignaient les plus jeunes ; l’instinct de la curiosité faisaitcirculer la vie dans le village ensommeillé. - Ce soir, claironna d’une voix puissante John Jackson, nous auronsl’honneur, ladies et gentlemen de vous montrer nos talents ! « Mais – il leva la main en l’air pour attirer l’attention de sesauditeurs – nous avons faim. Qui veut nous recevoir et nous donner àmanger ? - Hé ! moi, moi, moi, moi ! Vingt bouches répondaient à la fois et vingt mains se tendaient versles baladins ambulants. On se disputait l’honneur de leur fournir unabri… - A la bonne heure, constata joyeusement John, l’hospitalitépolynésienne n’est pas une chimère… Maruru (merci) merci, mescamarades : nous avons bon appétit, mais nous ne pouvons tout de mêmepas dîner successivement chez vous tous ! Mapuhi, le vieux chef, se dressa avec beaucoup de dignité. - Mamu ! (silence) cria-t-il. On se tut respectueusement. Le vieillard adressa d’abord quelques motsde reproche aux étrangers. - Hé ! les traditions nous prescrivent de recevoir comme un ami l’hôtede passage… Pourquoi nous as-tu demandé à dîner, avant que nous net’invitions ? John, rougissant, s’excusa. Le chef haussa doucement les épaules et murmura : - Aita peapea ! (Il n’importe ! ça n’a pas d’importance). Puis d’un ton de commandement, il enjoignit à ses administrésd’apporter devant la chefferie leurs provisions, afin d’organiser un «tamahaa » (repas monstre) en l’honneur des étrangers. Tant que ceux-cidaigneraient rester à Tiva, ils seraient les bienvenus chez lui,Mapuhi, où la meilleure chambre leur serait réservée ! Il envoya un sourire bienveillant à ses invités et, majestueusement,les précéda pour les conduire à son logis. L’habitation du chef était une belle case, très proprement tenue. Despots de fleurs, sur des supports, garnissaient la véranda qui faisaitle tour de la maison. - C’est curieux, fit remarquer Grazia à son mari, on dirait quepersonne n’habite dans cette case !... Elle se composait en effet de deux pièces, dans lesquelles on ne devaitpas entrer souvent. Quelques meubles européens : table, fauteuils,secrétaire et chaises les garnissaient. Sur un piedestal, une machine àcoudre étincelait dans la pénombre, tandis qu’à côté le pavillon énormed’un phonographe lui faisait vis-à-vis. La chambre, avec un lit garni d’une couverture, bigarrée comme unmanteau d’arlequin (un ti-faifai) et des chromos représentant leprésident Wilson et le maréchal Joffre, était celle de n’importe quelhonnête logis bourgeois. - Mais, protesta John, nous ne voulons pas te priver de ta chambre… Oùcoucheras-tu ? Le vieillard montra une très modeste case en niaou qui s’élevaitderrière la chefferie. Elle était semblable à celle que ses ancêtresconstruisaient, au temps où les blancs n’avaient point encore abordédans les îles. Des nattes primitives recouvraient le plancher. C’étaitlà que le chef et sa famille vivaient, bien plus heureux que dans labelle chambre moderne, où ils ne mettaient jamais les pieds et qu’ilsréservaient aux étrangers de passage. Nul peuple ne pratique l’hospitalité avec plus d’intelligence que lesPolynésiens. Ils laissent à leurs invités la pleine et entière libertéd’errer à leur guise. John et sa femme s’en allèrent explorer le pays, en attendant l’heuredu repas. Ils étaient si heureux de l’accueil que leur réservait cettepetite île perdue dans le Pacifique, que la joie déferlait dans leurâme comme les vagues sur la plage. Ils n’avaient point l’habitude de s’analyser. C’était là d’ailleurs unedes raisons de leur inaltérable bonne humeur ; aussi, à la manière desêtres que l’instinct guide plutôt que l’intelligence,extériorisaient-ils aussitôt leurs sensations, pareils aux oiseaux quigazouillent dans un verger ensoleillé. La femme avait passé son brasautour du cou de son mari et, tous deux enlacés, ils suivaient lechemin du bord de la mer, en lançant à tous les échos des chansons quela brise marine éparpillait sur l’île. Une activité extraordinaire et nouvelle régnait d’ailleurs dans levillage, et jusque dans les cases plus lointaines, posées au milieud’une haie ou isolées dans le fond d’une vallée. Partout flambaient les feux de bourres de coco, sur lesquels on faisaitgriller les fruits à pain : les points rouges des foyers brillaientdans la lumière crépusculaire, comme autant de feux de joie. L’odeur dubois brûlé se mêlait dans l’air aux effluves de la terre, tout le joursurchauffée, et la fumée bleuâtre se confondait avec la brume nocturne. Des appels partaient des pentes touffues de la montagne : c’étaientceux des garçons qui cueillaient les feiis. Habituellement, on va, sans se presser et silencieux chercher saprovision de la semaine ; mais cette fois-ci, une sorte de fièvres’était emparée des robustes gaillards qui rivalisaient gaiement à quirapporterait les plus beaux fruits roux. - Ils sont gentils, ces « popaa » là, déclarait Fatuli qui portait avecdignité sa charge de feïs, suspendus aux deux extrémités d’un solidebâton, appuyé sur l’épaule droite. - Moi, lança Ori avec un gros rire, j’aimerais bien ce soir trouver lavahiné aux cheveux sombres, à la place de ma natte de fougères ! - Hé ! fit un troisième, moi, je chanterais bien avec elle le « ute »(5) fameux : « Ha ! Ha ! ils sont deux et ne font qu’un » - Sait-on s’ils vont rester longtemps ici ? s’enquit Ori. - Je l’espère, peie ! répartit Fatuli… Depuis que les étrangers sont àTiva, on dirait qu’on respire un autre air ! Il avait raison : l’air de l’île était différent. Les insulairesétaient réveillés de leur sommeil quasi-léthargique. Ces êtres à demi somnolents, perdus dans une indolente rêverie, dansune nonchalance presque sensuelle, sortaient brusquement de leurhabituelle torpeur. L’île, située en dehors de la ligne régulière des bateaux, ne recevaitqu’exceptionnellement des visites d’étrangers. Encore ceux-cin’étaient-ils presque toujours que de vulgaires « traders » de Tahiti,venus pour écouler leurs marchandises ou pour acheter au plus bas prixles produits locaux : coprah ou vanille. L’arrivée de ce couple imprévu, qui ne s’occupait pas de commerce etqui, partout où il passait, semait la joie et la gaieté, constituait unextraordinaire événement. C’était la pierre lancée dans l’étangtranquille, la fusée illuminant soudain un ciel obscurci. L’existence, dans ce petit coin du monde, oublié dans l’immensité,s’écoulait si humble, si monotone, qu’elle en était devenue à peu prèsvégétative. Le tempérament rêveur des natifs s’accommodait parfaitement d’unepareille situation. Dans cette nature agonisante sous le soleiltropical, les hommes eux-mêmes s’éteignaient lentement, engourdis parles parfums voluptueux qui s’exhalaient du sol, confondus dans unecommunion mystique avec les mornes solitaires surplombant le lagon etavec les cocoteraies dont les palmes frissonnent, ruissellementd’émeraude, sous l’immobile azur du ciel. Les jeunes gens cueillaient les fruits dans la montagne, pêchaient lachevrette dans le torrent, pourchassaient les cochons sauvages ; lesfemmes préparaient le « four », enveloppaient poissons, ignameset autres mets succulents dans les feuilles de bananiers, d’autresécrasaient les papaïes, les mangues ou les bananes, d’autres encorerâpaient le coco, allumaient les feux, préparaient le poé dont lesgourmets se pourléchaient à l’avance les babines. L’exaltation était telle que l’excellent Tupura, le diacre indigène quijouissait de l’estime et de la confiance absolues des pasteurs blancsde Papeete, entreprit de la calmer. Il n’aimait point constater chez ses fidèles une effervescence qu’ilestimait de nature diabolique. - Du calme, peïe ! s’écria-t-il en s’adressant aux groupes quibavardaient autour de lui. Tout ce bruit pour des « popaa » ! Queferiez-vous alors si Notre-Seigneur Jesu Kerito descendait parmi nous ? Et grommelant entre ses dents aurifiées – dont il se montraitparticulièrement fier – il regagna avec de grandes enjambées defaucheux sa case, poussant comme un champignon près du temple. - Des histrions ! lança-t-il emphatiquement. Par acquit de conscience, il se mit à relire le Livre Saint, qu’ilprenait plaisir à expliquer à ses auditeurs, souvent peu attentifs. Ilavait allumé sa petite lampe à pétrole, après avoir assujetti sesgrosses lunettes de corne devant ses yeux. Il était conscient de son importance et de sa supériorité sur sesadministrés. Bien qu’il se fût lancé dans la méditation des textessacrés, des considérations profanes assaillaient son cerveau. La solitude dans laquelle sa case était plongée l’étonnait. Où étaientdonc partis ses fidèles serviteurs ? Sans hâte, sans excès de zèle, ils prévenaient habituellement sesdésirs. Ce soir, les domestiques avaient disparu. - Et Repeta, se demanda-t-il, comment se fait-il qu’elle ne soit pas là? Elle devait venir à cette heure, pour que je lui explique unchapitre d’Isaïe qu’elle avait mal compris… Repeta était une métisse que son père, un déserteur anglais deNouvelle-Zélande, avait baptisée Rebecca ; mais le matelot avaitdisparu on ne sait où et la petite fille avait été élevée par sa mère,une pure Tahitienne, qui avait transformé Rebecca en Repeta. Repetaétait maintenant une accorte personne d’une quarantaine d’années ; elles’était empâtée comme beaucoup de ses compatriotes. Les excès denourriture, joints au manque d’exercice, avaient fait de cette femme,dont les traits étaient fins et agréables, une créature envahie par lagraisse, qui ne se déplaçait qu’avec difficulté. Ainsi que la plupartdes demi-blanches, Repeta mûrissait des projets orgueilleux,revendiquant fièrement le sang européen qui coulait dans ses veines ettémoignant aux indigènes une condescendance quelque peu dédaigneuse. M. Tupura avait été fort sensible aux charmes de la demi-blanche. « C’est une femme comme cela qu’il me faut ! » avait-il pensé un jour,car le diacre, soucieux de donner le bon exemple, tonnait dans sesprêches contre l’immoralité et le libertinage, et vantait au contraireles beautés d’une union chrétienne. Repeta s’était bien juré de repousser toujours les avances de ceuxqu’elle traitait cavalièrement de « Kanaks ». Une fille comme elle, dont le caprice d’un père étranger avait éclaircila peau, ne pouvait lier son sort qu’à un blanc ! Effectivement, s’ilétait arrivé à Repeta de céder quelquefois aux exigences d’une natureardente, pouvait-elle du moins se targuer d’avoir toujours choisi unblanc pour ses ébats répréhensibles… Lorsque M. Tupura avait déclaré à Repeta la flamme qui embrasait soncœur, elle n’avait pas manqué d’être flattée… Car M. Tupura n’était pasun vulgaire « Kanak » ; il occupait dans Tiva de hautes et importantesfonctions qui lui assuraient, sinon la richesse, du moins l’aisance etla considération de l’île. M. Tupura avait fait sa cour à sa manière, c’est-à-dire en évangélisantsa bien-aimée, dont la piété était plutôt tiède… Repeta, charmée par la parole du diacre avait, contre tous ses préjugésantérieurs, promis d’accorder sa main au pasteur. Elle l’admirait, lorsqu’elle le voyait le dimanche matin au Temple,avec sa redingote noire qui le faisait transpirer à grosses gouttes,ses lunettes de corne et ses dents d’or, admonester les fidèlessomnolant sur leur banc de bois… Comme il était savant ! Avec quelle science et quelle subtilité ilexpliquait certains passages obscurs des saintes écritures ! Elle lui avait plusieurs fois demandé des éclaircissements sur desdoutes qui se présentaient à son cerveau, et lui se réjouissait à lapensée qu’une épouse aussi chrétienne égaierait bientôt son foyer. Pourquoi n’était-elle donc pas venue chez son fiancé, comme c’étaitconvenu ? L’homme de Dieu, pour la première fois de sa vie, s’émut de cetteabsence et en conçut de l’impatience. Comme tous les Polynésiens, il avait un caractère égal et indifférent,ainsi qu’un lac aux eaux de plomb, si lourdes que la brise la plusforte n’en ride même pas la surface. Ce soir – sans qu’il s’en rendît exactement compte – il sentait en luiune inquiétude diffuse et vague. Il essaya de poursuivre sa lecture : àquoi bon ? Décidément la présence de ces deux histrions exerçait unesingulière influence sur l’île somnolente ! A son tour, Tupura sortit de sa case et se dirigea vers le centre duvillage. Il était en proie à une étrange fièvre. L’aspect en était méconnaissable. Hommes et femmes se hâtaient, lesyeux brillants, du côté de la chefferie. Ces êtres, qui marchent ordinairement sans faire de bruit, frappaientle sol de leurs pas précipités et s’interpellaient en courant : - Eha ! as-tu pêché beaucoup de chevrettes ? - Ce soir, on n’a pas le temps de faire du pohé ! - On en cuira pour demain ! - Oui, mais il nous faut des papaïes et des cocos ! - Que les gosses aillent en chercher, peïe ! Quelle activité devant la case du chef ! Des jeunes filles et desjeunes gens jonchaient le sol de feuilles de fougères, de palmes decocotiers et de fleurs d’hibiscus. Accroupie dans un groupe de vahinés, plus bavardes qu’un assemblage demerles des Moluques, Repeta, la jupe relevée sur ses robustes cuisses,confectionnait de ses doigts agiles des couronnes de fleurs pour lesconvives. - Eha ! commença le diacre d’un ton sévère : je t’ai attendue chez moipour t’expliquer le passage d’Isaïe dont tu m’avais parlé. - Aita peapea ! répondit avec désinvolture la grosse créature… Tupenses bien, Tupura tané, que ce jour est exceptionnel… Tu as tout letemps de m’expliquer Isaïe, mais les « popaa » blancs ne font quepasser… - Je l’espère ! bougonna d’un air renfrogné Tupura… vous deviendrieztous « mamaa » (fous) s’ils restaient… Deux voix claires et sonores se rapprochèrent, dominant le brouhaha duvillage. Tupura dressa la tête. C’étaient les Jackson qui revenaient deleur promenade. Ils montraient un visage épanoui qui reflétait leurjoie de vivre. - Oh ! s’écria Grazia en apercevant les préparatifs du repas, c’est unfestin ! un vrai festin… - Je me sens une faim de loup ! déclara John. Ces odeurs sont bigrementappétissantes ! fit-il en humant, avec des gestes comiques, le parfumqui s’échappait d’une énorme touque de chevrettes au kary que lesfilles du chef apportaient. - Mon Dieu ! ils ont l’air de braves gens, ces étrangers ! reconnutl’honnête Tupura, qui assez cérémonieusement se présenta lui-même. - Je suis le diacre de l’île. Tupura tané vous souhaite la bienvenue. John et sa femme serrèrent énergiquement la main de l’homme de Dieu. - Haere mai tamaa ! (Venez manger), cria le vieux Mapuhi, qui vints’accroupir devant trois couverts à l’européenne, posés sur lefeuillage. Il installa à sa droite et à sa gauche John et Grazia, qui étaientgratifiées d’une assiette et d’un couteau, les fourchettes manquaient.Les autres convives n’avaient même pas de couverts ; de larges feuillesde taro en tenaient lieu et des demi-noix de cocos jouaient le rôle deverres. Les exclamations de plaisir, les cris de satisfaction des deux blancséclataient joyeusement et faisaient l’objet de tous les commentairesdes Kanaks. Quand John fit claquer bruyamment sa langue, après avoir mangé dupoisson cru, ses voisins manifestèrent leur contentement avec de grandscris. Rares sont les blancs qui apprécient le poisson cru. Les Jackson,en dégustant ce plat national de la Polynésie, venaient de conquérir àtout jamais le cœur de la population. La joie redoubla lorsque Grazia redemanda du feï. Le vieux chef avait eu la bonne pensée de faire apporter unedame-jeanne de rhum. L’alcool coula à pleins bords dans les gosiers etl’exaltation délia les langues. Les Jackson se levèrent : le moment était venu de tenir leur promesse. - J’ai trop mangé, s’esclaffa Grazia ; je raterai mon numéro. - Nous le raterons alors tous les deux, car je suis dans le même casque toi ! répondit John. Et il partit d’un éclat de rire qui se communiqua aux convives. - Nous ferons de notre mieux ! cria-t-il, mais vous nous excuserez.Tant pis pour vous ! Nous avons trop mangé. Nous sommes « paia roha)(6). - Paia roha ! paia roha ! répétèrent en chœur tous les natifs, qu’unpareil aveu mettait en joie ! Qu’importait la valeur de leur travail ? Ils étaient jeunes, sains,robustes et gais. La vie débordait d’eux comme l’eau d’une coupe tropremplie… C’était la vie que, sans le savoir, ils réveillaient chez leurpublic, c’était la joie de vivre qu’ils répandaient, bons semeurs,autour d’eux. Ils commencèrent par un petit prologue musical ; de sa voix vibrante debaryton, John entonna Old man river, puis d’autres chansons nègresque sa femme accompagnait sur la concertine. C’était un genre de musique avec lequel les natifs étaient loin d’êtrefamiliarisés ; cependant, John et sa femme ayant entonné la « Marchede Souza », tous les convives, depuis les vieillards jusqu’aux plusjeunes, reprirent en chœur, avec d’inévitables dissonances, l’airfameux aux États-Unis. C’était comme si un sang revigorant eût coulé dans leurs veines. On eûtdit que pour la première fois ces êtres, habitués aux siestesdéprimantes, aux rêveries sans objet, se sentaient emportés par untourbillon auquel, de toute évidence, il leur était impossible derésister. John Jackson ouvrit ensuite lentement son sac ; il en sortit des boulescolorées, des bâtonnets, des ballons de toutes dimensions peints decouleurs rutilantes, bref tout l’attirail classique des jongleurs. Ilse mit à lancer en l’air tous ces objets disparates, qui décrivaient,dans les ténèbres ensanglantées par les torches, des courbeséblouissantes. Et voici que Grazia s’avança à son tour ; les boules,les bâtonnets et les ballons semblèrent s’égarer dans les mains de lajeune femme qui les retourna à l’envoyeur. De l’un à l’autre, lecontact s’était établi : l’homme et la femme traçaient dans l’airnocturne, éclairé par des flambeaux, des cercles et des ellipseschatoyants, véritables hiéroglyphes lumineux par lesquels l’un etl’autre semblaient mystérieusement correspondre. Et tous ces délicats exercices étaient accompagnés de plaisanteries, derires, de grimaces, de toute une mimique expressive et joyeuse quicontribuait à maintenir le public dans un état d’exaltation insolite.Les indigènes, avaient tous, les yeux fixés sur les exécutants de cesjeux difficiles. Avec quelle anxiété ils suivaient le trajet d’uneboule ou d’un bâtonnet et quels cris joyeux ils poussaient lorsque tousces objets hétéroclites venaient, comme des oiseaux apprivoisés, seposer dans les mains expertes du jongleur ! Rassurés sur l’indulgence du public à leur égard, tranquillisés aussipar une digestion aisée, les Jackson continuèrent par quelquesexercices « d’athlètes du tapis ». John, arcbouté sur le sol, tendant ses muscles, enlevait avec aisanceGrazia, la voltigeuse, qui exécutait, « de main à main » quelquestours, bien anodins aux yeux d’un habitué des cirques, mais capables dedéchaîner l’enthousiasme chez des spectateurs aux impressions vierges.Ils terminèrent par quelques « sauts de singe », des « flips-flaps »étourdissants ; Grazia avait repris sa concertine, John s’était emparéd’un minuscule banjo extrait du sac à malices et tous deux bondissant,gambadant, virevoltant, éparpillaient les sons qui fusaient dans lanuit tahitienne. Le baladin, éclatant de santé, dépensant une énergiequi ne pouvait rester en lui, faisait tourner son instrument comme unetoupie ensorcelée. Ils trépignaient tous, les braves gens de Tiva. Ils fixaient avecadmiration ces « popaa » qui défiaient la pesanteur, chantaient,sautaient, sûrs d’eux-mêmes et du prestige qu’ils exerçaient. Repeta, narguant la défense de Monsieur Tupura, s’était glissée aupremier rang. De ses yeux, arrondis par l’adoration, elle contemplaitJohn Jackson, souple, robuste et désinvolte. Intérieurement, elle lecomparait au brave diacre avec qui elle était fiancée. « Voilà, pensait-elle, un homme plein de ressources ! Quel admirablepasteur pour Tiva !... Comme il ramènerait aisément au Seigneur lesbrebis tièdes ou égarées ! » Repeta voyait déjà le chanteur-jongleur-acrobate, employant ses talentspour le salut des âmes en général et celui de l’île de Tiva enparticulier. Elle n’avait fait part de ses pensées à personne ; maisson projet était d’autant plus vivace qu’il était enfermé dans le fondde son cœur. Pleine d’ardeur, comme les néophytes, elle imaginait combien il seraitglorieux de conduire dans le giron du Seigneur une pareille recrue…Elle ne doutait point une seconde qu’elle pût décider ce providentiel «popaa » à se fixer dans le pays comme pasteur et elle ne doutait pointnon plus qu’il ne la choisît comme compagne, car Grazia ne lui portaitaucunement ombrage. Elle était persuadée que la jeune femme était lasœur du futur pasteur. L’orgie dura jusqu’au matin. D’assez bonne heure, les Jackson s’étaientretirés dans la belle chambre que le vieux chef avait mise à leurdisposition, mais leur présence invisible dominait la fête. Ils avaient– on eût dit – rompu l’enchantement qui tenait les gens de Tivaengourdis et somnolents dans leur île. M. Tupura avait arraché sa fiancée à un spectacle aussi immodeste ;Repeta avait suivi, sans enthousiasme, le diacre bougonnant.Contrairement à son habitude de commère bavarde, elle avait gardé lesilence et ce n’est qu’au moment de quitter son soupirant qu’elle avaitlaissé tomber ces mots, fruit de longues réflexions : - Tu manques d’entrain, peié ! Tu es incapable de réchauffer dans lecœur le feu sacré de Notre-Seigneur Jesu Kerito… Ah ! le « popaa » dece soir, quelle fougue il a ! Voilà le pasteur qui conviendrait à Tiva! C’est avec lui que j’aimerais me dévouer au salut des âmes ! Tandisqu’avec toi… Elle n’avait pas achevé la phrase, prononcée avec un incommensurablemépris. Énigmatique, elle avait tourné le dos à M. Tupura ébahi ets’était engouffrée dans sa modeste case. __________ Le lendemain, le soleil entrait à pleins rayons dans la chambre où leménage Jackson avait dormi. La lumière, les parfums des goyaviers, lescaquetages des merles des Moluques, tout contribua à éveiller en gaietéles dormeurs. A peine levés, ils coururent dans la salle de bain, trèsprimitive, où néanmoins l’eau lustrale rafraîchit leurs corps encoreengourdis de sommeil. Ils comptaient rester jusqu’au lendemain à Tiva ; la goélette qui lesavait amenés devait en effet les reprendre après une courte escale àBora-Bora, l’île voisine, fameuse pour avoir donné naissance à lapetite Rarahu, la jolie amie du jeune midship Loti. Par conséquent, ils disposaient encore d’une journée entière, au coursde laquelle ils étaient les hôtes choyés des habitants. Il y a dans lesmatinées, en Polynésie, une telle allégresse, une telle insouciance,qu’il est difficile de sortir de chez soi avec des idées moroses. John s’étira ; ses muscles se gonflaient puissamment sous la peau.Grazia, saine et robuste comme un jeune animal qui s’ébroue, se sentaittraversée par tous les effluves qui se dégageaient de cette terreofferte aux premiers feux de l’aube. Les flamboyants, à quelques pas dela maison, ensanglantaient le sol de leurs pétales de pourpre, une buées’élevait au-dessus du gazon et retombait en rosée sur les cannas, lestiarés, les bougainvilliers des jardins. Les eaux du lagon avaientcette nuance irisée que l’on voit aux gorges des tourterelles : - Hello ! La vie est belle ? demanda avec gaminerie à son mari la jeunefemme, dont le corps harmonieux s’épanouissait sous une légère robe decotonnade. - Elle est glorieuse ! répliqua joyeusement le mari. Cheer up ! cheerup ! Il avait tant de forces à dépenser qu’il ne put s’empêcher de détendreses muscles et de gambader, à la manière d’un jeune chevreau enliberté. Ils se croyaient l’un et l’autre très matineux. Depuislongtemps déjà, le village bourdonnait ainsi qu’une ruche industrieuse.Un grand repas devait encore réunir à midi, autour des « popaa », tousles habitants du village. Ceux-ci, qui passaient généralement le plus clair de leur temps àdormir, s’étaient sentis remplis d’une énergie inaccoutumée. Auparavant, quand ils ouvraient les yeux, ils bâillaient d’ennui àl’avance. La journée ne serait-elle pas pareille à celle de la veille,pareille aussi à celle qui s’écoulerait le lendemain et tous les jourssuivants ? Que pouvait-on attendre de neuf et d’imprévu dans cette îleoù les bateaux n’accostaient qu’à date régulière et pour des finsuniquement commerciales ? Aujourd’hui, tout était changé. A peine les deux Américains avaient-ils fait quelques pas qu’ilsrencontraient des gamins venus à leur rencontre. - Ia ora na ! Ia ora na ! Les salutations se succédaient. Derrière les enfants, les parents se pressaient, intimidés et gênéscomme ils le sont toujours devant des étrangers. - Me haama (Ça fait honte), disaient-ils en se tortillant, avec desmines effarouchées, comme de jeunes pensionnaires, invitées pour lapremière fois à un bal. Oui, « cela faisait honte », mais ils étaient sortis quand même de chezeux. La curiosité était plus forte que la timidité et que l’indolence. Au lieu de rester avec paresse allongés devant leur case, comme ils lefaisaient habituellement, au lieu de partir sans entrain, qui à lapêche sur des récifs, qui à la recherche des feïs et des oranges dansla montagne, ils s’étaient répandus au dehors, pleins d’animation. Un événement s’était produit dans leur vie. Un événement, pourinsignifiant qu’il soit, c’est dans les ténèbres une flamme qui brûlehaute et claire. Depuis la veille, chacun n’avait qu’une pensée en tête: celle des étrangers dont la bonne humeur avait enflammé l’île entière. Tard dans la nuit, on avait bavardé, avec force commentaires, sur lesjongleries des deux « popaa » et, dès le réveil un rythme nouveau avaitrésonné dans les têtes. C’était celui des airs si généreusement chantés par le couple. - Hé ! avait dit le « tané », le chef nous a prévenus qu’un grand repasétait offert aux étrangers… La femme se posa devant l’homme : - Me maite i i. (Bien ! Parfait.) Mais qu’as-tu songé à donner ? Comme le mari faisait un geste de dénégation et d’ignorance, c’étaitelle qui avait commandé : - Hé ! les autres ont apporté hier des « varos » (7) et des bonites. Ettoi ? Rien ! Elle cracha au loin avec mépris : - Il faut apporter quelque chose de nouveau. - Quoi ? demanda ingénument l’homme. - Hé ! des sapotilles, peie ! Bien sûr, des sapotilles étaient un fruit savoureux et rare. Voilà quiferait plaisir aux « popaa » et qui, en même temps, serait remarqué parles autres. Justement, Teru connaissait dans la vallée un endroit difficilementaccessible, où poussait un bosquet de sapotilles. Rempli d’ardeur, ilprit le chemin de la montagne, tandis que les uns et les autres sedispersaient, tout joyeux à l’idée du but qu’ils se proposaientd’atteindre. Pendant que les hommes capturaient le poisson, traquaient le gibier,cueillaient les fruits, les femmes prêtaient la main aux apprêtsculinaires. A quoi bon, en temps ordinaire, soigner particulièrement la confectiondu four canaque ? Pour qui ? Pour qui ? Cette fois-ci, il y avait une raison… Chacun de loin s’interpellait. Onse communiquait les dernières informations, on rêvait sur les histoiresqu’on avait entendu raconter. Les vieux surtout avaient été enthousiasmés par les récits des deux «popaa ». Était-il possible que des villes existassent, comme cellesdécrites par ces acrobates ? - Pourquoi n’irait-on pas les voir ? s’informaient des jeunes gens, quine se doutaient point des difficultés du voyage. Une fièvre inaccoutumée s’était emparée de Tiva. Repeta soigna sa toilette avec plus de recherche qu’elle ne l’avaitjamais fait. Les exploits de John l’avaient enthousiasmée. Ah ! quelmagnifique pasteur il ferait ! Repeta était une femme de tête : les projets chimériques n’étaientpoint du tout son fait. Elle laça avec grand peine des souliers, danslesquels ses pieds gonflés avaient du mal à entrer et, s’étantcopieusement barbouillée d’une poudre blanche, qui lui donnait unephysionomie blafarde, elle sortit bien décidée à rencontrer JohnJackson et à lui faire part de ses intentions. Elle le trouva sur le bord du lagon. John, pataugeant sur le sable,admirait à travers les coraux le feu d’artifice vivant queconstituaient les poissons d’émeraude, de rubis, de topaze quichatoyaient dans l’eau. Grazia, plus loin, ramassait des coquillesirisées. Repeta, en se trouvant devant le « popaa », arbora son plus gracieuxsourire. Par cette radieuse matinée d’Océanie, la métisse était sibizarrement accoutrée, avec une robe de soie à ramages, des chaussuresqui la faisaient boiter et un chapeau de paille garni de rubans, queJackson la regarda avec stupeur. - Ia ora na ! lui jeta-t-elle aimablement. - Ia ora na ! répondit-il. Elle resta quelque temps silencieuse, se contentant de sourire. Maisses yeux éloquents se posaient avec tant d’expression sur John que,gêné, il demanda : - Tu… tu voulais me dire quelque chose ? La bavarde créature se déchaîna. Avec des mines embarrassées de petitepensionnaire et des mignardises de chatte gourmande, elle commença : - C’est merveilleux ce que tu fais ! Tes chants, tes exercices… C’estsplendide. Et quelle influence tu exerces sur les Kanaks ! Tu ne l’aspas remarqué ? Tu sais : quand le vent mareanu se met à souffler, toutfrissonne. Tu es le vent mareanu : tu as réveillé Tiva qui dormait.Nous dormions tous. John, amusé, esquissa un geste évasif. Mais Repeta poursuivant sonidée, reprit : - Tu es chrétien, n’est-ce pas ? Oui, je vois bien… tu es chrétien… Moiaussi, minauda-t-elle, je suis chrétienne. Le diacre, tu l’as vu ? M.Tupura, celui qui porte des lunettes et qui a des dents d’or, ilm’aime, il m’adore… il veut se marier avec moi… - Me maitai ! (Très bien, très bien !) acquiesça John, quel’entretien commençait à ennuyer… - Aita maitai ! (Pas bon !) reprit-elle avec feu Tupura tané est unexcellent homme, mais il n’a pas d’énergie… J’aime les hommes quientraînent les foules, qui éveillent les forces assoupies. Tu comprends? Ah ! c’est à un homme pareil que je voudrais lier ma vie… Quellesbelles choses on accomplirait ! Un pasteur intelligent et énergique,secondé par une compagne dévouée, deviendrait vite le maître de Tiva… - C’est vrai ? s’enquit poliment John Jackson, qui affectait unefroideur outrée pour décourager cette quadragénaire trop exubérante. - Hé ! c’est vrai ! recommença Repeta. Et sans se soucier des vagues qui léchaient ses chaussures, elles’avança, buste offert, sourire aux lèvres : - Un pasteur comme toi, peie ! c’est ce qu’il faudrait ! Oh ! je saisreconnaître le mérite. Et puis, tu es jeune, ton physique rayonne…Tiens, je peux te l’avouer : j’étais fiancée à Tupura tané ; depuishier soir, depuis que je t’ai vu, il ne m’intéresse plus… Elle prit un air contrit d’écolière qu’on admoneste : - S’il le fallait, je consentirais pour toi bien des sacrifices… Oui,oui, j’immolerais ce qu’une femme a de plus cher… - Oh !... oh !... gémit John. Mais… mais… bredouilla-t-il, je ne suispas libre. - Pas libre ? demanda-t-elle. - Oui, pas libre ! répéta Jackson énergiquement. Ma femme ne voudraitpas que je sois pasteur, n’est-ce pas, Grazia ? Viens donc ici. La jeune femme accourut près de son époux, qui l’attira contre lui etlui donna un baiser de mari fort amoureux, fort amoureux de sa femme. Repeta recula vivement comme si une bête venimeuse venait de la piquer… - Que… Que fais-tu là ? s’écria-t-elle suffoquée… Celle-là n’est doncpas ta sœur ? Grazia, devant le courroux de la mûrissante métisse, ne put tenir sonsérieux. Un fou rire la secoua. - Moi, la sœur de John ? s’esclaffa-t-elle. Sa sœur ?... sa petitefemme, plutôt, son épouse, ma belle, parfaitement ! Cela te déplaît ? Et elle se jeta, en riant aux éclats, dans les bras de son mari, tandisque Repeta, furieuse, se sauvait pour cacher son dépit... __________ Le grand air, les exercices, le lever matinal, tout avait excitél’appétit des deux étrangers, qui prirent alertement le chemin de lachefferie. Qui, dans cette foule bruyante d’hommes et de femmesaffairés, aurait reconnu le village qui sommeillait encore la veillebercé par la houle du Pacifique ? John et Grazia étaient accueilli par des Ia ora na ! vibrants desporteurs de feïs, de ceux qui ployaient sous la charge des oranges, desautres qui transportaient des touques, remplies de chevrettes, designames, des feuilles de pota, des poulets et des petits cochons liéspar les pattes. Autour des fours, où cuisaient à l’étouffée les mets dont on allait serégaler, autour des vastes coupes en bois dans lesquelles on pilait lesfruits à pain, les goyaves, les bananes pour en faire le succulentpohé, autour des râpes à coco, les femmes bavardaient, chantaient,cancanaient… Plus d’amourettes s’étaient nouées, depuis la veille, entre vahinés ettanés que pendant toute une année. Tiva était comme ces arbres, dont le tronc semble desséché et qui sonttout d’un coup parcourus par un nouveau flot de sève. Un regain de jeunesse poussait la grosse Moa à faire des agaceries à ungamin de quinze ans, dont les parents habitaient une case voisine de lasienne. Elle lui tirait les cheveux, lui frottait les oreilles, luichatouillait la poitrine ; le garçon, un peu étonné, riait gauchementsous les regards railleurs de ses camarades. Des enfants, des grandes personnes aussi, essayaient de se rappeler la Marche de Souza ou Old man river, que John et Grazia avaientchantés la veille. Le rythme de ces chansons diffère autant des « himéné » familiers auxPolynésiens qu’une cocoteraie d’une forêt de pins de Norvège. LesJackson s’amusaient des efforts de leurs imitateurs. - Non ! non ! pas comme cela ! écoutez ! Gentiment, ils entonnaient les airs fameux. Ils chantaient de tout leurcœur et leurs élèves, dociles et, doués de cet extraordinaire donmusical, qui est l’apanage de tous les peuples d’Océanie, les imitaientet, avec leurs voix maories rauques et tendres à la fois, exprimaient àleur manière leur admiration et leur joie de s’éveiller à la vie active. - Regarde donc cette métisse, confia Grazia à son mari, en luidésignant une jolie créature, dont le visage sensuel, mangé par deuxyeux de velours, reflétait une âme singulièrement passionnée. On diraitqu’elle veut me foudroyer et ses prunelles au contraire s’alanguissentet se noient lorsqu’elles se fixent sur toi. John reconnut la jeune femme à laquelle Grazia avait demandé, laveille, si elle était allée au cinéma à Papeete. Oui : elle était charmante. Il lui sourit, mais il regretta presqueaussitôt son geste aimable. A ce moment même, l’Européen aux yeuxatones, qu’il avait remarqué la veille également, s’était approché dela métisse et lui avait saisi le bras avec tant de brusquerie qu’elleavait poussé un cri de douleur. Le nouveau venu avait la peau aussi bronzée que les indigènes ; ilportait un vieux pantalon kaki et une chemise aux manches courtes. Unebarbe broussailleuse et roussâtre le faisait ressembler à ces typesclassiques de forbans, d’écumeurs des mers du Sud que les récits deStevenson ont popularisés. Il ne sembla plus s’occuper de sa compagne, concentrant toute sonattention sur Grazia qui paraissait l’avoir hypnotisé. - Eh bien ! lança John à l’oreille de sa femme en voilà un que tu nelaisses pas indifférent ! Grazia haussa les épaules, prouvant ainsi à son mari qu’il n’avaitpoint à s’inquiéter d’un pareil rival. Ils continuèrent l’un et l’autreà plaisanter et à rire avec la masse des natifs qui se pressaientautour d’eux. Un juron, poussé en anglais, leur fit cependant porter les yeux sur lecouple bizarre qu’ils avaient remarqué. La métisse, la figure soudaincontractée, disait à son compagnon des phrases que les Jacksonn’entendirent point. Il n’était point difficile de deviner qu’ils’agissait d’eux-mêmes, car elle désignait rageusement Grazia du doigttandis que l’homme, troublé dans son extase, maugréait et sacrait. - Oh ! oh ! le torchon brûle dans le ménage ! déclara gaiement John. - E je parierais que nous en sommes la cause ! renchérit Grazia. Jackson baissa lentement ses paupières à la manière tahitienne. - Aita peapea ! fit-il. - Très bien ! très bien ! remarqua Grazia : tu acquiers la mentalité denos hôtes. - Possible ! répliqua-t-il vivement, mais ça ne m’étonnerait pas nonplus qu’ils adoptent aussi la nôtre… - Hé ! Hé ! Haere mai, Rearea vea ! (Viens par ici, Reareavea). C’était le vieux chef Mapuhi qui venait d’apparaître et qui souhaitaitla bienvenue à ses hôtes. Mais quel était ce nom de Reareavea ? Jackson savait assez de tahitien pour comprendre le sens de ce mot,qu’il avait en effet entendu sur toutes les bouches quand il étaitpassé. Il n’y avait pas prêté attention, ignorant que le vocable leconcernait. Il s’appliquait d’ailleurs fort justement à lui puisqu’ilvoulait dire : Messager de la joie ! John et sa femme coururent au-devant du vieillard. - Ia ora na, tavana… Maururu !... (Salut, chef. Merci). Le vieillard décharné secoua avec un bon sourire les mains de ses hôtes. - Vous allez bien, vous autres ? s’enquit-il. Louanges à Jesu Kerito !continua-t-il, vous êtes vraiment tous les deux : Reareavea. Vous avezapporté la joie. - Oh ! la joie ! riposta John… Peut-être pas… mais en tous cas… la vie. Et pensant au couple qui venait de se disputer, il s’informa aussitôt : - Ce « popaa » dont la vahiné est une jolie demi-blanche, qu’est-ce quec’est ? - C’est un Anglais, Price. Ou plutôt il a été Anglais autrefois, carmaintenant il a oublié son pays natal… il vit comme nous dans une caseisolée ; il a ramené un jour de Papeete sa vahiné, une certain Mareta(8), une jolie vahiné, peie ! Les premiers temps, il était jaloux… Illa surveillait quand les goélettes venaient chercher le coprah, parcequ’elle aimait s’amuser… tu comprends ?... avec les matelots. Et puis…il ne dit plus rien… Ça lui est égal… - Et, qu’est-ce qu’il fait, ce « popaa ? » Il ne s’ennuie pas ? S’ennuyer ? Le vieux chef ne pouvait même pas comprendre ce que soninterlocuteur voulait dire. Comment aurait-il pu répondre ? Il secontenta de préciser : - Il se plaît à Tiva. Il ne va plus jamais à Papeete. Il ne reçoit mêmeplus de courrier. Il « fait son coprah » comme nous, il pêche, il dort,il mange. C’est tout… Pourquoi me parles-tu de lui ? - Parce qu’il se disputait avec sa vahiné. Le vieillard branla le chef. Il semblait réfléchir ; puis il laissatomber : - Il avait oublié les « popaa ». Il ne fréquentait plus aucun blanc.Pas bon pour lui de retrouver leurs manières… Le vieux Mapuhi disait plus vrai encore qu’il ne le croyait. Le glorieux festin avait duré jusqu’au soir. Tout le monde fraternisait: Tupura tané lui-même, le diacre, exalté par les mets et le vind’orange, avait adressé des paroles de paix aux deux « histrions » etavait déposé, en présence de tous ses fidèles, un baiser réconciliateursur le front et les joues de Repeta. Au fur et à mesure qu’ellemangeait, ses griefs contre Jackson s’effaçaient. Tupura lui avaitéloquemment fait comprendre que le destin des deux popaa était depasser comme des météores. Quant à lui, Tupura, sa mission était des’associer à Repeta, afin qu’ils pussent tous deux glorifier, danscette île bénie, le Créateur de tant de merveilles. Repeta, émue, avait pleuré et Tupura, féru d’un légitime orgueil, avaitpris à témoin ses voisins. - Holanna ! s’était-il écrié, le Seigneur, par mon humble personne, atouché son cœur. Price, le blanc encanaqué, semblait fort épris de Grazia, qu’il nequittait pas de l’œil. La jeune femme, animée et pleine de santé, riaitde ses trente-deux dents. Elle souriait à tous, sans arrière-pensée,emportée par les tourbillons de joie, qu’elle et son mari avaienteux-mêmes déchaînés. Les hommes ne cachaient point le désir qu’elle provoquait en eux. Grazia s’épanouissait dans cette atmosphère de sensualité. John menait la bacchanale avec une santé, une bonne humeur, qui secommuniquaient aux plus réfractaires. Il vint cependant un moment, où, terrassés l’un et l’autre par lafatigue, ils songèrent à rentrer. - Respirons un peu l’air nocturne, proposa Grazia. Ils marchèrent, légèrement titubants, sur le bord de la mer. L’odeur dela vanille parfumait la nuit ; les fanaux allumés dans les cases surpilotis, au-dessus du lagon se reflétaient dans les flots : roses depourpre que chaque vague effeuillait un peu plus. Grazia, s’étant attardée, suivait son mari qui marchait en avant.Brusquement, elle poussa un cri. Une forme, surgie des ténèbres,l’avait assaillie et lui avait avec brutalité saisi le cou dans lequelelle enfonçait ses doigts crispés. John bondit sur la créature à laquelle il fit lâcher prise. - Tiaporo (diable) ! cria la femme à Grazia. Méchante, méchante femme ! John et Grazia, stupéfaits, reconnurent Mareta, la vahiné du popaa.Elle écumait de rage : - Tu m’as pris, reprochait-elle à l’innocente Grazia, tu m’as pris mon« tané ». Il t’aime, il te regarde tout le temps. Tu l’as ensorcelé !Et moi, personne ne me veut. Price me repousse et celui-là – ellemontrait John – tu l’as pris aussi… Pourquoi ne me le donnes-tu pas ?Je te laisserai Price… Ses longs cheveux noirs s’étaient dénoués sur ses épaules. Elle étaitbelle dans son indignation. - Elle est folle ! souffla tout bas Grazia. Il faut agir avec douceur. - Mareta ! commanda John d’un ton impérieux et ferme, va rejoindre ton« tané ». Celle-ci – il désignait sa femme – ne te l’a pas pris.Crois-moi : elle n’en a que faire. Va, va, rentre chez toi et sois biengentille avec ton homme. … L’île bourdonnait encore de chants, de cris et de soupirs d’amour,lorsqu’ils s’endormirent dans la belle chambre de la chefferie. _________ Le lagon resplendissait sous les premiers feux du soleil. Un sifflementenroué troua la pureté matinale ; la goélette venait rechercher leménage Jackson. Les gens de Tiva, épuisés par l’orgie, dormaient dansles cases ou sur l’herbe de la vallée. Le vieux chef Mapuhi était déjà levé. John et Grazia le pressèrentchaleureusement sur leur poitrine. Les regrets et la mélancolie serraient douloureusement la gorge desdeux voyageurs, au moment de quitter cette île qui avait tressailli devie et de gaieté sous leurs pas. Quelques indigènes, tirés de leur repos par le coup de sifflet dunavire, étaient accourus, silhouettes désemparées, ombres agonisantes,toutes prêtes à se dissoudre de nouveau dans la torpeur d’une agonie sisemblable à la mort. Le capitaine était pressé. A peine les Jackson eurent-ils sauté sur lepont que la goélette levait l’ancre… Appuyés contre le mât, ils restaient immobiles l’un et l’autre, lesyeux perdus sur l’horizon. Au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient, la vie semblait s’écouler deTiva, comme déclinent les forces d’un malade… Tous les bruitss’éteignaient peu à peu, les habitants, d’un pas lassé, rentraient dansleurs cases ; et l’île retombait dans le silence et le sommeil, bercéepar la sourde rumeur des vagues expirant sur le récif de corail… _________ Il y avait deux ans que le ménage Jackson était rentré aux États-Unis. Ce jour-là, Grazia qui se disait fatiguée et aurait voulu faire lagrasse matinée dans la petite chambre d’hôtel qu’elle occupait avec sonmari, fut réveillée dès sept heures du matin par un haut-parleur voisinqui répandait généreusement dans l’espace des airs fougueusementsyncopés de jazz. Elle sauta du lit de mauvaise humeur et courut à la fenêtre. La vuedonnait sur une de ces populeuses artères new-yorkaises qui avoisinentla 42e rue. C’était là que les Jackson, comme la plupart des artistesde leur catégorie, avaient élu domicile. La neige recouvrait la chaussée et les trottoirs ; des floconss’amoncelaient contre la croisée entr’-ouverte. Grazia croisa sur sa poitrine son léger pyjama. Il faisait très froidet elle frissonnait. Elle revint, toute grelottante, se pelotonner un instant, pour seréchauffer, dans son lit. Elle ne songeait pas habituellement à se plaindre de l’inclémence dutemps. Elle n’en avait même pas le loisir. Le métier d’artiste de « variétés » est extrêmement pénible auxÉtats-Unis. Les représentations ont lieu trois fois par jour et d’unbout de l’année à l’autre, il faut parcourir en tournée tous les Étatsde l’Amérique. Avec un pareil métier – qui était celui de John et Grazia – il ne restepas beaucoup de moments pour réfléchir sur les conditions de la vie. Onest emporté dans un tourbillon, on est transformé en automate, on nesonge qu’à maintenir la machine physique en bon état. On est heureuxquand on reçoit les applaudissements du public et lorsqu’à la fin de lasemaine on touche les cachets convenus. C’est tout… Quant au reste, on n’a pas le temps d’y penser ! Telle était l’existence que, depuis deux ans, ils menaient tous lesdeux. Ils avaient d’ailleurs retrouvé leur pays et repris leur métieravec joie. La nonchalance, le calme, le silence des îles des Mers duSud ne convenaient pas à leur tempérament expansif et bruyant. Ils étaient trop jeunes ; ils avaient une santé trop éclatante ; ilsavaient surtout pris dans leur pays des habitudes trop actives pour seplaire dans ces oasis de paix, où l’on n’entend guère d’autre bruit quecelui de l’Océan se brisant contre les récifs de corail et où lesjournées s’écoulent dans une indolence perpétuelle, sans que l’on songemême à s’inquiéter de la fuite du temps. Sur le paquebot qui les ramenait en Amérique, ils avaient sauté commedes enfants en apercevant, sous la petite pluie fine si fréquente dansces parages et sous la brume glacée, les quais encombrés du port de SanFrancisco. John avait serré contre lui sa jeune femme, que l’émotion rendaitimpatiente et nerveuse. - Entends-tu, entends-tu ? lui avait-il dit. Les mille rumeurs du grand port parvenaient à leurs oreilles, ainsiqu’une symphonie bien-aimée. C’était un peu comme s’ils étaient sortis de léthargie. Dans cetélément agité et même forcené qui avait été le leur, ils retrouvaientleur véritable patrie et ils recommençaient à vivre intensément. Toutleur était sujet à mille surprises émerveillées. Avec des délicesindicibles, ils se replongeaient dans les remous humains quidéferlaient dans les rues de la grande cité. C’était avec une jouissance toujours renouvelée qu’ils se mêlaient auxflots humains, qu’ils entendaient le brouhaha de la foule, les cris,les plaisanteries qui fusaient çà et là… San Francisco est une ville qui, pour avoir été longtemps en lapossession des Espagnols, en a gardé des habitudes et des coutumes deprovenance latine. A l’encontre de toutes les autres villesaméricaines, on s’y paie le luxe de la badauderie. Les Jackson ne firent que passer dans la capitale de la Californie. Ilsprirent aussitôt le train pour New-York. Le froid les exaltait, lesbousculades leur procuraient une ivresse sentimentale, analogue à celleque l’on éprouve, lorsqu’on revoit la prairie dans laquelle on a jouédans son enfance. Dans l’atmosphère de New-York, empuantie par les fumées, les miasmes detoutes sortes, John dilatait joyeusement ses poumons et Grazia sautaitavec alacrité dans un autobus ou un tramway en marche, comme unesylphide gambadant sur les bords d’un étang. - Hein, crois-tu, tout de même ? remarquait le grand gaillard dont laface était épanouie d’aise, on se sent revivre ici… Nous aurions été «momifiés », si nous étions restés dans ces cimetières d’Océanie… - C’est vrai, approuvait la jeune femme, là-bas on végète, on somnole.Nous ne sommes point faits pour ces destinées de morts-vivants… - Nous allons recommencer à travailler, à lutter… fit gaiement John.Es-tu prête ? - Je le suis… J’ai des réserves d’énergie à dépenser. Hello ! boy ! Et amicalement elle allongea une rude tape sur l’épaule de son mari. En effet, ils reprirent leur pénible carrière. De ville en ville, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, ils sedéplaçaient avec une troupe de « variétés ». Ils avaient mis au pointun numéro d’acrobatie musicale. Lui jouait de la concertine, tout en selivrant à des exercices fort impressionnants, tandis qu’elle amusait detemps en temps le tapis en dansant et en s’accompagnant sur le banjo. Ils aimaient cette vie errante, ils aimaient les applaudissements, ilsaimaient ces voyages trépidants… … Ce matin-là, Grazia devait retrouver son mari à midi, au petitrestaurant italien où la plupart des artistes avaient l’habitude dedéjeuner. Il y avait près d’une semaine, qu’à la suite d’une longue et fatigantetournée dans l’Ouest, ils se reposaient à New-York, dans le modestehôtel où ils louaient une chambre, chaque fois qu’ils étaient depassage dans la grande ville. John avait eu un rendez-vous très matinal avec un manager qui devaitdécider de leur engagement pour une nouvelle tournée. Une nouvelletournée ! Encore des jours et des jours de voyage ! Encore desreprésentations exténuantes, encore des nuits incomplètes, dans deshôtels inconfortables, encore cette vie si factice, si artificielle ! Mon Dieu ! Comme Grazia, tout d’un coup, se sentait lasse du genred’existence qu’elle menait, lasse du climat brûlant en été, glacial enhiver des villes où elle séjournait, lasse de cette horrible etperpétuelle trépidation, lasse du vacarme partout répandu autourd’elle, lasse des difficultés matérielles de toutes sortes. Elle s’était vivement plongée dans son lit. Les draps ramenés au-dessusde sa tête, elle avait fermé les yeux, dans l’espoir de se rendormirquelques instants et d’oublier les mille soucis qui s’obstinaient àl’assaillir. Elle commençait à sommeiller quand elle sursauta brusquement sur sacouche. Un coup de klaxon aigu et pénétrant venait d’éclater dans larue, sous ses fenêtres, et tout le brouhaha de la grande villeemplissait soudain sa chambre : ronflements des moteurs des taxis etdes autobus, piétinements des promeneurs, appels stridents desmarchands ambulants. A quelques mètres de son habitation, c’était en effet Broadway, leBroadway féerique des noctambules et des étoiles, mais aussi leBroadway au trafic assourdissant. En plus de cela, le garçon de l’hôtel faisait fonctionner dans lecouloir, sur lequel donnait sa modeste chambre, un aspirateurélectrique qui bourdonnait comme une ruche de frelons en folie. - Ah ! damned ! s’écria la jeune femme furieuse. Quel potin ! Commentpeut-on dormir dans une ville pareille ? Elle se leva en maugréant et procéda avec minutie à ses ablutions ;puis elle s’habilla rapidement, jeta une fourrure sur ses épaules etdécida de faire une petite promenade avant de retrouver son mari pourdéjeuner. Malgré sa mauvaise humeur, elle se réjouissait à l’idée de pouvoirflâner un peu. Il y avait si longtemps que cela ne lui était pas arrivé… Mon Dieu ! jamais, comme aujourd’hui, elle ne s’était rendu compte del’esclavage dans lequel elle vivait… Mais, comment avait-elle pusupporter une pareille vie ? Au matin, mal reposée après une nuit insuffisante, il lui fallaitsauter dans le « bus » pour aller vite manger une nourriture légère quin’entravât point ses exercices… C’était de nouveau le « bus » qui laconduisait avec John à l’établissement où ils étaient engagés. Leursjournées se passaient là, dans une étroite loge, avec l’éblouissementdes quelques minutes pendant lesquelles ils paraissaient en scène. Versminuit, à l’issue du spectacle, ils allaient souper, assezparcimonieusement, et lorsqu’ils rentraient dans leur chambre d’hôtel,ils s’endormaient exténués, n’ayant même plus le goût de s’aimer. Et encore – pensait Grazia – cette vie était-elle quasi-paradisiaque,en comparaison de celle qu’ils menaient lorsqu’ils étaient en tournéedans le « Wisconsin », le « Connecticut » ou le Massachusetts ». Lareprésentation à peine finie, il leur fallait bondir dans un train enpartance la nuit pour telle petite localité perdue. Oh ! ces arrivéesdans les ténèbres ou dans le petit jour glacial du matin… Une heure derepos et la journée entière sous des tentes ou dans un établissementtraversé de courants d’air… Pas d’autre espoir que de recommencer le lendemain et les jourssuivants ! Jamais il ne leur était venu à l’idée, à l’un ou à l’autre,de se révolter contre ce qu’ils appelaient leur sort commun ! Ils enétaient satisfaits, non par raison, mais véritablement parce qu’ils nedésiraient rien d’autre. Pourquoi donc, ce jour-ci, particulièrement, Grazia sentait-elle quetout son être bouillonnait d’impatience et n’aspirait qu’à s’évader ? Depuis quelque temps, à parler franc, elle se trouvait nerveuse etagacée. Était-ce parce qu’à la suite d’une tournée terriblementfatigante elle était venue se reposer une semaine à New-York et qu’elleavait eu, avec l’aubaine si rare d’un peu de vacances, la possibilitéet le loisir de réfléchir sur son destin ? Était-ce tout simplementparce que la nature humaine supporte longtemps, sans même s’enapercevoir, une existence affreusement fastidieuse et déprimante etqu’un beau matin, comme le vase que fait déborder la goutte d’eau, unecontrariété anodine en soi réveille toutes les autres et vous faitapparaître votre vie sous des couleurs intolérables ? Ce matin, tout lui était à charge… Oh ! la pauvre femme ne nourrissaitaucune pensée mauvaise contre son mari. Bien au contraire, elle seréjouissait de le retrouver et de bavarder avec lui. Mais commel’atmosphère, comme l’ambiance extérieure lui étaient désagréables ! Oh ! ce bruit, ce bruit sans arrêt de la grande ville, cette espèce debourdonnement qui, tantôt déferlait, tantôt s’amplifiait comme legrondement d’un océan monstrueux, est-ce que cela n’était pas infernal ? Et ces jets de musique qui vous atteignent comme une pierre lancée à lavolée, ces flots d’harmonie déversés par un robinet sonore incontinent,ces airs de jazz mêlés aux notes de Bach ou de Beethoven, est-ce qu’àles entendre on ne risquait pas de devenir fou ? Grazia, qui n’était point pressée par l’heure, aurait aimé flâner unpeu le long des magasins de Broadway. Quoiqu’elle fût habituée au luxedes étalages du quartier, elle ne détestait pas lancer ici un coupd’œil, jeter là un regard, marcher en un mot à son aise… Ah ! bien oui ! peine perdue ! Sur le trottoir où elle avançait,hommes, femmes, enfants, tout un monde pressé, quasi-enragé etépileptique, la coudoyait, la bousculait. Elle avait l’impressiond’être au milieu d’un troupeau de fous et elle se disait que si elle nese réglait pas sur le rythme général, elle serait renversée et piétinée. En un éclair, une image traversa son cerveau, celle d’une îleocéanienne, calmement endormie sur le Pacifique miroitant. - Heavens ! Quelle tranquillité ! Et nous ne savions pas l’apprécier…soupira-t-elle. Elle reprit sa marche, s’efforçant à s’intéresser au va et vient autourd’elle. Les tramways grinçaient, les taxis cornaient, les autobusroulaient dans un fracas de ferraille. Pauvre Grazia, pauvre petite chose perdue au milieu de ce fleuve humaintorrentiel et impitoyable ! Elle regarda son bracelet-montre… Eh ! l’heure avait avancé et ellearriverait en retard au rendez-vous donné par son mari, si elle voulaitrevenir à pied. Elle rebroussa chemin et marcha, arrêtée à chaque instant par lecourant des promeneurs qui la bousculaient sans se gêner, vers l’arrêtde l’autobus. Elle en vit passer deux ou trois qui ne stoppèrent mêmepas, tellement ils étaient bondés. Elle s’impatientait ; immobile, elleétait exposée au froid qui lui piquait les joues et s’insinuait sousses jupes. Ses pieds, pataugeant dans la neige fondue, étaienttransformés en véritables glaçons. De nouveau, elle pensa aux îles fortunées du Pacifique ; elle revit lesrivages baignés de soleil et les cocotiers penchés sur les bords dulagon, comme des cils d’émeraude au-dessus d’une prunelle d’azur. Et unimmense dégoût de sa vie présente l’envahit… Tant bien que mal, en jouant des coudes, elle parvint à se glisser surla plate-forme arrière d’un autobus, entre un vieux monsieur quiéternuait et crachotait continuellement et une grosse commère au ventreproéminent. Ainsi la malheureuse petite artiste risquait-elle, à chaqueinstant, d’un côté l’écrasement, et de l’autre un arrosage intempestifet chargé de microbes. Elle descendit à la hauteur du restaurant où son mari l’attendait,complètement écœurée. Elle qui regardait ordinairement le monde avec des yeux joyeuxd’enfant, elle se sentait aujourd’hui lasse, amère et déprimée. John Jackson, le bon vivant par excellence, l’accueillait toujours parun cordial et joyeux : - Hello ! Cette fois-ci, elle l’aperçut dans le fond de la salle du restaurant,solitaire, alors qu’en temps habituel il plaisantait au milieu d’unebande de camarades bruyants et animés. Il paraissait sombre et ennuyé. - Qu’y a-t-il ? interrogea-t-elle, quelque chose qui ne va pas ? - Oui ! acquiesça-t-il, j’ai vu ce matin notre « manager ». J’espérais,tu le sais, que nous pourrions trouver un engagement ici et que nousresterions ainsi quelque temps dans un bon music-hall de Broadway… Laguigne, darling, la guigne ! Rien à faire ici en ce moment… Par contre,une grande tournée est en préparation dans le Far-West… J’ai signé… ilfaut que nous soyons prêts à partir dès la fin de la semaine… - Quel métier ! quel métier ! ne put s’empêcher de maugréer Grazia, quiprenait toujours soin, pourtant, d’éviter les récriminations inutiles… - Ma pauvre chérie ! bredouilla John dont les robustes épaulessemblaient plier sous le poids d’un accablant fardeau. Je suis aussiennuyé que toi, va… Le Far-West en cette saison ! Des villes, ou plutôtdes villages perdus… le froid… l’inconfort… Brr ! si j’étais seul,encore, je me raisonnerais, mais toi ! comment vas-tu supporter depareilles intempéries ? Ses paupières s’abaissèrent un instant sur ses prunelles. Quand il lesreleva, ses yeux flottaient dans un rêve lointain, si lointain… - A quoi penses-tu donc ? murmura Grazia. - A quoi ? fit John en tressaillant comme si on venait de le réveiller.Oh ! tout simplement à Tiva… Te souviens-tu de la fraîcheur de l’airmatinal, de l’odeur de vanille rôdant sur le lagon et du silence, dugrand silence des cocoteraies ? - Si je m’en souviens ! murmura Grazia en hochant la tête. - Le silence ! reprit John. Il nous pesait, il nous incommodaitpresque, là-bas. Nous avions la nostalgie du bruit de New-York… Ah !fous, fous, que nous étions ! - Ce vacarme ! s’écria violemment Grazia, il me rompt la tête, il medétraque les nerfs ! Je le hais, je le hais… J’ai en horreur cetteagitation stérile, ce surmenage continuel… Je suis fatiguée, fatiguée,mon pauvre John… Ah ! si tu savais ! Et la perspective de repartir, decoucher des nuits entières dans des trains, de nous exhiber trois foispar jour comme des chiens savants, de grelotter sur des scènes exposéesà tous les courants d’air… Ah ! John ! John ! pourquoi ne sommes-nouspas restés là-bas ? John Jackson réfléchit. Son front était plissé, comme s’il était entrain de prendre une décisive résolution. Soudain il tourna la tête vers sa femme ; une lumière brillait dans sesyeux et tous ses traits semblaient détendus. - Graziella, my darling, que dirais-tu si nous pouvions repartir là-bas? - Là-bas, John ? Mais ce serait mon rêve le plus cher ! - Comment ? Tu consentirais vraiment à vivre jusqu’à la fin de tesjours sur une de ces îles ouatées de silence. - Oh ! sans regrets ! J’en ai assez, des grandes villes ; j’en aiassez, des cinémas et de tout ce qu’ils appellent la civilisation. Maistoi, mon pauvre grand, comment pourras-tu quitter cette carrière que tuaimes ? N’auras-tu pas du chagrin en abandonnant Broadway, son brouhahaet ses enseignes lumineuses ? Il ne faut pas prendre de décision à lalégère ? Réfléchis, mon grand ! John secoua la tête. - Chère petite chose, avoua-t-il, ma décision personnelle était prisedepuis longtemps. C’était la tienne que je craignais. Je craignais quetu ne voulusses jamais quitter nos bruyantes cités. A vrai dire, je medoutais pourtant qu’un jour viendrait où tu aurais la nausée de cetteexistence bruyante, factice et épuisante que nous menons ! « Oui, je m’en doutais… et je l’espérais… et c’est pour cela que jet’ai réservé une surprise ; j’ai mis de côté une certaine somme et jecrois, vraiment, vois-tu, que nous pourrions aller nous établirdéfinitivement sur le bord du lagon… à moins que tu ne conserves unevieille tendresse pour nos tournées à travers les « United States »…. Grazia avait d’abord regardé son mari avec un étonnement qui figeaitses traits. Puis, sûre d’avoir bien compris, sûre de la bonne foi deJohn, elle se détendit et battit des mains ainsi qu’une enfant. - Oh ! John, John ! quelle joie ! Est-ce vraiment possible ? - Possible, ma chérie ? Mais c’est certain. Les propriétés ne coûtentpas cher là-bas. Nous pourrons aisément acquérir une honnêteplantation, sur laquelle nous ferons bâtir une jolie case confortable. - Quand partons-nous ? s’enquit avec une impatience puérile la jeunefemme. - Oh ! le temps, tout juste, de régler ici nos dernières affaires. - A la bonne heure, à la bonne heure ! applaudit Grazia. La neige au dehors tombait en flocons pressés et le fracas desvéhicules ébranlait les vitres et faisait trembler les couverts sur latable. Le ménage Jackson, silencieux, imaginait en souriant la douceur devivre en Océanie… _________ Un mois après, une petite goélette abordait à Tahaa. Il y avait à borddeux passagers qui paraissaient bien heureux. John et Graziaregardaient l’île de leurs rêves, avec un émerveillement enfantin,émerger lentement des eaux et grossir peu à peu à leurs yeux. - Quelle tranquillité ! murmura la jeune femme avec ferveur. - Je finis par croire, reconnut avec humour l’ancien artiste devariétés, que le paradis est l’empire du silence ! - Dans ce New-York où l’on s’agite, où l’on court sans arrêt, oùd’immenses tourbillons vous soulèvent et vous entraînent, on croitvivre intensément, remarqua Grazia. Quelle sottise ! Vivent-ils, lespantins épileptiques qu’une main malicieuse fait gigoter ? - Tu as raison, concéda son mari. Je crois que c’est ici, sur cetteterre heureuse, où le rythme universel bat au ralenti, que notrepersonnalité se développera avec le plus d’aisance. Une mouette tournait autour du petit navire qui approchait doucement dela côte. Le soleil rayonnait glorieusement, les vagues câlinesmouraient sur le rivage, laissant comme une dentelle sur le sable, unelégère frange d’écume. Cette petite île où ils étaient venus quelques années auparavant, avecquels yeux nouveaux ils la regardaient ! Autrefois, ils s’en souvenaient, ils avaient été assez péniblementimpressionnés par l’aspect d’abandon, par le parfum d’agonie quis’exhalait de cette terre lointaine. Leur robuste santé avaitd’ailleurs rapidement triomphé de ce premier malaise. Mais à présent c’était ce qui les avait choqués qui leur plaisait. Lehavre de silence, l’oasis de paix ! Avec quelle ferveur ils avaientévoqué Tahaa durant les dernières semaines de bruit, de fièvre, etd’énervement qu’ils avaient passées à New-York. Enfin, tout était fini… Plus de haut-parleurs, plus de brouhaha defoule, plus de musique, plus d’agitation ! Le calme, la paix,l’indolence, la paresse, oui la paresse, la bienheureuse paresse quetous les hommes chérissent en secret ! … Le modeste navire, ahanant un peu comme une personne qu’une longuecourse a fatiguée, s’immobilisa contre le petit embarcadère un peu plusvermoulu qu’autrefois ! Quelle différence ! Ils avaient, il y a trois ans, sauté avec assuranceet leur voix joyeuse et bruyante s’était élevée dans l’air embrasé del’après-midi, dont ils avaient violé la quiétude. Maintenant, aucontraire, en familiers du silence, ils glissaient sur le sol, commes’ils craignaient même que le bruit de leurs pas ne troublât le sommeilde la nature assoupie. Des gamins, comme toujours, étaient accourus pour assister àl’accostage de la goélette. Curieux comme le sont tous les Tahitiens,ils examinaient sans vergogne les nouveaux venus. Immédiatement, leplus âgé se tourna vers ses camarades et se mit à leur parler avec degrands gestes, en montrant le couple Jackson qui surveillait ledébarquement des bagages. Il n’y avait aucun doute : les enfantsavaient reconnu les « popaa » dont le séjour dans Tiva avait laissé unsouvenir légendaire. Avec des cris bruyants, ils s’épivardèrent ainsi qu’une volée demoineaux. Les Jackson attendaient, bien calmement, que tous leurs bagages fussentdéposés à terre. Ils avaient ensuite l’intention de se rendre chez levieux chef Mapuhi qui leur avait accordé autrefois une si généreusehospitalité : ils se renseigneraient alors sur une plantation à acheter. Ils se mirent en marche, laissant leurs caisses sous la surveillanced’un matelot de la goélette. John portait sa valise. - Mais, écoute donc, fit-il inquiet à sa femme en tendant l’oreilledans la direction du village, entends-tu le silence ? - Eh ! oui ! c’est un silence singulièrement bruyant. Nous aurait-onchangé notre île, par hasard ? On percevait des cris, des exclamations, des bruits de pas : l’îleendormie était réveillée, et bien réveillée. Lorsqu’ils débouchèrent devant la chefferie, tout le village y étaitdéjà réuni dans un curieux état d’excitation. L’arrivée du couple avaitété annoncée par les gamins et elle s’était répandue dans toutes lescases comme une traînée de poudre. Pensez donc ! Ces « popaa » si gais, si joyeux, ces « popaa » quiavaient insufflé la vie et galvanisé l’île endormie ! quelle aubaine ! A cette nouvelle sensationnelle, toutes les énergies s’étaientréveillées. Hommes et femmes, jeunes et vieux étaient sortis de leursomnolence, s’étaient arrachés à leur rêve éternel… Parbleu ! Est-ce que ces diables de Jackson ne traînaient pas la gaietéderrière eux, est-ce que sous leurs pas la vie, le bruit et la gaieténe s’épanouissaient pas comme des fleurs généreuses ? Ah ! quellechance ! les danses, les himene allaient de nouveau se déchaîner etl’île allait encore frémir d’amour jusque dans ses entrailles… - Ia ora na oe ! Ia ora na oe ! Les compliments, les saluts, les termes amicaux s’entrecroisaient. Onaccourait, on se bousculait, on voulait voir les nouveaux venus, onvoulait les toucher. - Damned ! s’écria Graza, c’était bien la peine de quitter New-York.Ils m’étouffent, les monstres… - Et quel bruit ! renchérit John assez grognon. - Sommes-nous donc condamnés à faire naître le bruit partout où nouspassons ? Hélas ! Hélas ! nous qui comptions trouver ici le repos et lesilence ! Ils riaient, mais au fond ils ne laissaient pas d’être inquiets. Cetteeffervescence allait-elle donc continuer, portaient-ils donc en eux unemystérieuse bombe explosive qui détruirait la sérénité dont ils avaienttant besoin ? - Mes amis, mes amis… protestaient-ils… nous sommes las, nous sommesassoiffés de calme… laissez-nous… On ne les écoutait point. Le village semblait endiablé. Une étrangefrénésie s’était emparée de tous. - La upa-upa ! réclamaient quelques-uns. - La musique, la musique, tel était le cri que tous jetaient. Ils se souvenaient des airs que jouaient auparavant John et Grazia surla concertine et c’était cela qu’ils voulaient, à toute force, entendreencore… - Tant qu’ils sauront que j’ai encore ce maudit instrument, grommelaJohn à sa femme, ils ne nous laisseront pas en paix ! - Nos actes nous suivent ! murmura ironiquement Grazia. Ah ! si nousavions pu prévoir cet accueil, nous aurions été, il y a trois ans,moins mélomanes. Qu’en dis-tu, mon John ? John Jackson réfléchissait. Il était tiraillé par des gaillardsindiscrets, fouillé par de belles vahinés aux yeux ardents qui, toutes,suppliaient : - La musique, la musique ! - Tant pis ! soupira accablé John, il n’y a pas d’autre moyen d’êtretranquilles… Alors, posément, il s’arrêta, fit un geste pour inviter ses tropenthousiastes amis à s’éloigner un peu et plaça sa valise à terre. - Que fais-tu donc ? s’inquiéta Grazia. - Tu vas voir ! Nous connaîtrons enfin la paix que nous cherchons. Il ouvrit placidement sa valise, fouilla sans se presser dans le lingeet les divers objets de toilette qui voisinaient pêle-mêle. Les bravesgens s’étaient rapprochés de lui et le regardaient avec des yeuxeffarés. - Ah ! La voici ! fit-il. Et il sortit lentement de sa valise sa concertine, la fameuseconcertine dont les indigènes avaient conservé un souvenir extasié etque les Jackson avaient emportée comme un rappel de leur vieux métieret comme un moyen aussi de se distraire, pendant les longues journéesd’Océanie. Oui, ils avaient eu cette idée… Pouvaient-ils s’imaginer que cet humbleinstrument deviendrait pour les excellents Tahitiens le symbole de lajoie et de la vie, et que son simple souvenir suffirait à transformeren une meute hurlante et désordonnée une population que le couple avaitaimée pour son calme, sa noblesse, et au milieu de laquelle il comptaitvivre jusqu’à la mort ? Une immense acclamation s’éleva quand la concertine parut dans lesmains de John. Le soleil, en tombant sur les cuivres, les faisaitbriller comme des lames d’or et le vernis noir étincelait. John avait l’air sombre. Une seconde il regarda Grazia, comme s’ilvoulait lui demander conseil. La jeune femme comprit : - Non, non ! fit-elle énergiquement. A quoi bon les exciter davantageet leur donner des regrets ? Alors, Jackson, suivi de sa femme, marcha d’un pas nerveux et rapidevers le rivage. Les flots bleus du Pacifique se brisaient en cetendroit contre des rochers déchiquetés. Il éleva à bout de bras soninstrument qui rutila ainsi qu’un ostensoir et de toutes ses forcesjeta la concertine dans l’Océan… - Tirara ! Tirara ! (fini), cria-t-il. … Et l’île endormie se replongea dans le sommeil… JEANDORSENNE. NOTES : (1) Chinois. (2) Européen, blanc. (3) Amis, parents. (4) Fou, qui a l’esprit dérangé. (5) Petite chanson à tendance érotique. (6) Expression tahitienne qui indique la satiété : plein, repu. (7) Crustacés, particulièrement recherchés. (8) Nom tahitien de Marguerite. |