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DUBOSC,Georges (1854-1927) : La Foire de Lessay : 12, 13 et14 Septembre(1926). Saisie du texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (28.IX.2006) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Première parution dans le Journal de Rouen du5 septembre 1926. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 5èmesérie, publié à Rouen chez Defontaine en 1927. La Foire de Lessay (12,13 et 14 Septembre) par Georges Dubosc ~*~Parmiles grandes foires normandes qui se tiennent quand les moissons sontterminées et que s’élèvent les premières brumes matinales de septembre,la plus curieuse, la plus pittoresque et la plus inattendue estcertainement la grande foire de Lessay, dans le Cotentin, dans ledépartement de la Manche, non loin de Coutances. Toutd’abord, elle est curieuse parce qu’elle est très ancienne et elle estextrêmement originale. Originale par son installation, ses coutumes,ses moeurs pittoresques, qui ne sont point encore disparues, maissurtout par son emplacement. La foire de Lessay, qui dure trois jours,le 12, 13 et 14 septembre, le jour de la Sainte-Croix, se tient, eneffet, dans un… vrai désert, le seul peut-être que contienne toute lagrasse et verte Normandie. Quand on a quitté, eneffet, les riants vallons fleuris entourant Coutances, le contraste estgrand de cette lande immense, pelée, brune et sèche, ancienne plaine desable de mer où affleurent seuls quelques grès arrondis, plaine devenuepresque noire par la décomposition des herbes et des racines. Dans ceSahara normand, s’étendant à perte de vue, poussent seuls la bruyère,qui tapisse le sol, et quelques ajoncs d’or (le bouais jau), comme ondit en patois de la Hague, arbustes chétifs et rabougris dominantparfois l’herbe courte et rase. Véritable désert, la lande n’est animéeun peu que par les troupes des oies de Pérou, ou par quelques moutonsqui viennent y pâturer. Il n’en était même pas ainsi autrefois, etBarbey d’Aurevilly, dans ses admirables pages qui ouvrent L’Ensorcelée, a montré, en une langue magnifique, toute la tristessede la Lande de Lessay. « Placé entre laHaye-du-Puits et Coutances, dit-il, ce désert, où on ne rencontrait niarbres, ni maisons, ni haies, ni traces d’hommes ou de bêtes que cellesdu passant ou du troupeau du matin, dans la poussière, s’il faisaitsec, ou dans l’argile détrempée du sentier, s’il avait plu, déployaitune grandeur de solitude et de tristesse désolée qu’il n’était pasfacile d’oublier. La lande, disait-on, avait sept lieues de tour et,pour la traverser en droite ligne, il fallait, à un homme à cheval etbien monté, plus d’une couple d’heures. … Visiblesd’abord sur le sol, et sur la limite du landage, les sentierss’effaçaient à mesure qu’on plongeait dans l’étendue, et on n’avait pasbeaucoup marché qu’on n’en voyait plus aucune trace, même le jour. Toutétait lande. Le sentier avait disparu. C’était, pour le voyageur, undanger toujours subsistant. Quelques pas le rejetaient hors de sa voie,sans qu’il pût s’en apercevoir, dans ces espaces où dériver de la lignequ’on suit était presque fatal. » Est-il besoin dedire que l’imagination normande, portée au merveilleux, avait peuplécette immense lande de Lessay de légendes et de contes et que c’étaitle domaine des fées, des goubelins et du varou, du loup-garou qui,par les nuits d’hiver, pousse, à travers ces espaces nus et déserts,ses sinistres randonnées. C’était aussi le pays des mauvaisesrencontres, des assemblées de sorcières tenant leurs sabbats, et aussides malandrins en quête de quelque coup à faire. Avec quelle émotionprofonde le grand poète Louis Beuve, en son dur patois, dans sesadmirables strophes où il a chanté la Grande Lande de Lessay, aévoqué toutes les impressions qui terrifiaient, jadis, l’âme duvoyageur quand il abordait ce pays sauvage des légendes. Ver, dans les sombres nuits de varouage, Quand noz’entend les vents viper, Quand les paour gens qui sont en viage, D’vant toi, font le seigne de la croix. C’hest en vain qu’ Carteret qui s’alleume T’envoie l’sourir’ de son éclai ‘r T’es triste sous ton mantel de breume Et rien au mond’ ne te distrait. O ma bell’ lande, graind comm’ la mé, O ma Graind Lainde de Lessay ! Et cependant, l’hommea lutté contre cette région déshéritée, où, pendant un moment, legénéral de Courcy, qui commandait le 10e corps à Rennes, puis legénéral Lewal, avaient songé à établir des camps d’instructionmilitaire, projets qui furent finalement abandonnés, comme tantd’autres. Aujourd’hui, la grande lande de Lessay n’est plus tout à faitla table aride qu’elle était, lorsqu’il y a plus de cinquante ans, M.Leparquier, censeur du Lycée de Coutances, le père du distinguéprofesseur honoraire du Lycée Corneille, notre érudit concitoyen, ladécrivait « comme étant couverte, sur 8 ou 10 kilomètres, que de lichenou de mousse grisâtre, de carex et d’herbes desséchées », à peinecoupée par quelques mares stagnantes d’où, vers le soir, s’élevaient,seuls, les monotones croassements des grenouilles, bruit unique quivient troubler ces lieux stériles et maudits. * * * Seul, un intrépide émule des Chambrelent et desBrémontier, un savant helléniste et agronome, venu là pour y goûter lerepos, L. G. Galuski, a entrepris la lutte avec cette terre de bruyèresque son effort opiniâtre est parvenu à transformer. Il a ainsi créé lebeau domaine du Buisson, sur ce sol défriché. Quelle ténacité et quelleintelligence il a fallu à ce vaillant pionnier, plus accoutumé aujardin des racines grecques qu’à la culture potagère, pour faire naîtrelà de belles prairies et des massifs de pins maritimes ! Mais ce n’estqu’une faible partie de l’oeuvre de fertilisation restant à poursuivre.A côté de l’oasis du Buisson, s’étendant sur 2.500 mètres en longueur,oasis cultivée et boisée, d’autres tentatives ont été faites, àl’exemple de Galuski, mais sur de plus petites surfaces. Des parcellesont été ainsi vendues par les communes propriétaires de la lande deLessay, mais l’élevage en grand des oies et la vaine pâture des moutonsont enrayé l’oeuvre de transformation du grand désert normand et sa miseen valeur. Cependant, à la lisière de ce paysoriginal, de ce coin de la Manche si particulier, s’est élevée lapetite ville de Lessay, près du maigre fleuve côtier de l’Ay, qui vientse jeter dans un très large estuaire où se trouvent des salines et destanguières importantes. Cet estuaire forme là une coupure dans lachaîne des dunes, qui reprend ensuite, puissante et large, sansinterruption, jusqu’à la baie du Mont Saint-Michel. Aumilieu des petites maisons de Lessay se dresse la belle abbaye deLessay, qui fut fondée là, au XIe siècle, en 1056, sur la paroisse ditealors de Sainte-Opportune, par Richard dit Turstin Hadulph et sa femmesur le conseil de l’évêque de Coutances, Geoffroy de Montbray. Sonpremier abbé fut Robert, religieux venu de la célèbre abbaye du Bec. Ledernier abbé fut Raymond de Duford-Léobard, qui fut archevêque deBesançon, en 1774. Construite un peu sur le plan dela célèbre abbaye de Cerisy, c’est une belle abbaye, au portail roman,richement décoré, avec une majestueuse tour centrale. La nef estcaractérisée par ces voûtes d’ogives du milieu du XIIe siècle, et parune suite de belles stalles qui proviennent de l’abbaye deBlanchelande, dont Barbey d’Aurevilly a maintes fois évoqué le souvenir. Toutecette petite ville, à l’abri de la vieille abbaye, n’en est pas moinscalme et tranquille, comme la lande qui l’environne de tous côtés.Trois jours par an, cependant, la lande de Lessay s’anime tout à coup. * * * Il se tient, en effet, comme nous l’avons dit,chaque année, du 12 au 14 septembre, la foire Sainte-Croix, quis’installe aux portes mêmes de la petite ville, des deux côtés de laroute de Coutances qui file droit à travers la lande. Cette foire estcertainement l’une des plus anciennes foires de Normandie, rivale de laGuibray, à Falaise, de la foire d’Agon, qui datait du temps deJean-sans-Terre, ou de la louerie de la Madeleine, à Saint-Lô. Ellefut instituée, dit Léopold Delisle, dans ses Notes sur les anciennesfoires du département de la Manche (Annuaire du département de laManche, 1850), par une charte de la fin du XIIe siècle, au profit desmoines bénédictins de Lessay, qui en retiraient de gros bénéfices. Parun aveu de 1424, on voit qu’il se tenait à Lessay deux marchés parsemaine, le mardi et le dimanche, et deux foires par an, l’une à laSainte-Croix, en septembre, et l’autre au jour de Saint-Maur.(Archives nationales, Reg. P. 304 n° C LXXXV). Ala mairie de Lessay, on peut voir actuellement encore un parcheminrevêtu du sceau de Louis XIV, qui n’est autre qu’un édit donné par lesouverain à Saint-Germain, en 1671, renouvelant à l’abbaye de Lessay laconcession et le privilège de cette foire, prolongeant sa durée dequatre jours et interdisant l’établissement d’autres foires dans unrayon de quatre lieues. L’édit constate, au surplus « qu’il vient à lafoire de Lessay, quantité de gens et marchands de Normandie, deBretagne et des pays voisins. » Avant que lestransports ne fussent devenus très faciles, les marchands de toutessortes, même de Guernesey et Jersey, où des îles Anglo-normandes,venaient, en effet, s’approvisionner à la Sainte-Croix de Lessay. Unepetite ville de tentes et de pavillons s’improvisait. Les boutiques etles tentes et de pavillons s’improvisait. Les boutiques et les tentes,comme à la Guibray, se disposaient, en plein vent, sur la lande, enformant des rues et des quartiers. Il y avait la rue des Cuisiniers,qui avait parfois 300 mètres de long, la rue des Tentes à café, la ruedes Bazars. Il y avait notamment une rue de Rouen, où se dressaient lestentes des marchands de tissus et d’étoffes. On s’y pressait pouracheter le trousseau des filles à marier. Lesorfèvres voisinaient avec les marchands d’ornements d’église, avec leschaudronniers de Villedieu ; les sabotiers du Mortinais y rencontraientles potiers de Nehou, de Sauxemesnil et de Ger. Comme le ditl’Annuaire de la Manche, on trouvait, à Lessay, milleapprovisionnements, des volailles, des légumes et des melons deCréances, le pays des primeurs et des cantaloups savoureux ; de lafilasse, de l’épicerie et de la mercerie… Maintenant,bien que la Foire Sainte-Croix de Lessay soit en décadence, ce sontsurtout les chevaux et les poulains que l’on y vend. On évalue 3.000 lenombre des chevaux amenés, la veille de la foire de Lessay, à la grande« montre ». * * * Acheteurset vendeurs, dit M. Raoul de Felice, qui a décrit la foire de Lessaydans son bel ouvrage sur La Basse-Normandie, vont se restaurercopieusement sous de vastes tentes où s’alignent des rangées de tableset de bancs, où des mâts, coiffés d’un pichet ou d’un chapeau défoncé,annoncent qu’on y vend du bon « baire ». Dès le matin, des brasiers, enplein vent, protégés par des levées de terre, ont été organisés ; desquartiers de moutons - de ces bons Présalés des bords de la Manche, -des rangées de volailles y rôtissent à la broche. Louis Beuve nous a,du reste, conté les peines de ces pauvres « tourneux de gigots », noirsde fumée aveuglante, desséchés par la soif et l’ardeur des brasiers,qu’ils alimentent de bois et de copeaux, tandis que trois ou quatrebroches tournent devant la flamme : Dans toutes les foires et l’z’assemblayes Dam’ ! cha n’est pas plaisant par coups De s’vair’ tout confondieu d’fumaie Et poussif comm’ une gars fouroux. L’iau tout t’long d’mes gaimb’ dépure ; J’vas d’venir maigr’ comme un coucou, Sur la land’ à forch’ d’faire cuire J’crais que j’commenche à cuir’ itou ! Haô, haô, haô, haô ! Dans l’mitan du champ d’foire Assis sur eun fagot Qu’ no z’a donc d’la minsère Haô, haô, haô, haô A tourner le gigot ! Labesogne terminée, le patron débroche, coupe et taille la viandesaignante. Ailleurs, les pêcheurs d’Agon, ceux de Saint-Waast, viennentvendre leurs huîtres à l’écaille, leurs langoustes, leurs crabes,tandis que les maraîchers de Créances proposent leurs fruits et leurslégumes poussés sur les mielles, une sorte de bande de terrainssablonneux et fertiles, qui longe la mer et borde la lande de Lessay.Les futailles de cidre se vident en un clin d’oeil ; les cafetièresgéantes et les « demoiselles » d’eau-de-vie suffisent à peine àsatisfaire les clients. L’après-midi, dit Raoul deFelice, est consacré aux achats et aussi aux attractions. Lessaltimbanques, les cirques, les théâtres, les jeux, attirent jeunesgens et jeunes filles. A dix lieues aux environs d’Angoville, deSaint-Germain-sur-Ay, de Vaudrimesnil, dans les fermes, la foire de laSainte-Croix était une récompense, après le dur labeur de la moisson.Les gens couchent, tant bien que mal, dans les auberges de Lessay.D’autres vont chercher un gîte à Périers ou à la Haye-du-Puits, mais laplupart des paysans passent la nuit à la belle étoile, sous une tenteou dans leur carriole. Puis, tout le monde s’en va ;les Guernesiais ou les Jersiais reprennent leurs bateaux, par Portbailou Carteret, et, la foire fermée, les baraques, les tentesdisparaissent, laissant seulement sur le sol de la lande, les traces deleur passage. Du jour au lendemain, la grande lande de Lessay retombeainsi dans son silence de mort. De l’agitation foraine, il ne resterien… Les brumes de l’automne enveloppent alors l’immense solituderedevenue déserte et, bientôt, les vents d’hiver courbent les ajoncsdéfleuris sous d’impétueuses rafales…. GEORGESDUBOSC |