Aller au contenu principal
Corps
DUBOSC,Georges (1854-1927) :  Un nom de lieu… Rabelaisien(1926).
Saisie du texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.IX.2006)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du25 juillet 1926. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 4èmesérie, publié à Rouen chez  Defontaine en 1927.

Un nom de lieu… Rabelaisien
par
Georges Dubosc

~*~

On ne peut guère se figurer lavariété et la fantaisie des noms de lieu, dans notre beau pays deFrance ! Suivant les contrées, les langages qui y ont été parlés, lesraces qui s’y sont succédé, les noms de lieux, depuis ceux des grandesvilles, capitales parfois d’une province, jusqu’aux moindres hameaux,aux moindres écarts, à la moindre ferme isolée, ont été déterminés pardes lois philologiques qui ne sont pas toujours identiques suivant lescontrées. A. Longnon, dans la préface du Dictionnaire topographique dela Marne, qui est un modèle de classement, a donné quelques notionssur l’origine et l’étymologie des noms de communes : origine gauloiseet gallo-romaine, romaine, germanique et gallo-franque, romane,origines purement françaises. A côté des noms pour ainsi direethniques, il y a encore les noms provenant, par exemple, de l’aspectet du groupement des habitations, de la situation topographique, del’aspect du sol, des bois, des monticules. Et ce n’est pas tout.Parfois aussi la pure fantaisie, le caprice populaire, se répandant engrasses plaisanteries, est venu jouer un rôle dans la détermination desvocables, de ce qu’on appelle la toponymie française.

*
*  *

Toutes ces considérations philologiques nemanquaient point, du reste, d’une certaine ingéniosité fort originale.On sait, en effet, que les étymologistes des noms de lieu sont gensimaginatifs et ne sont jamais à court d’explications et de bonnesraisons pour appuyer leurs dires. Au XVIe siècle, particulièrement, leshumanistes eurent de délicates trouvailles, comme celle, par exemple,qui fait venir poétiquement le nom de Louviers, de Louviers-le-Franc,la vaillante petite cité du moyen-âge, de deux termes latins,harmonieusement agencés : Locus Veris. « L’endroit du printemps » !Or, dans l’origine étymologique du petit village d’Eauplet, quiallongeait ses prairies et ses jardins fleuris le long des pentesdescendant jusqu’à la Seine, rien ne se rapporte, de près ou de loin,aux Plaids de l’abbesse du Prieuré de Saint-Paul, dépendant del’abbaye de Montivilliers. La juridiction conventuelle n’est pour riendans la détermination du nom de lieu, qui existait bien avant lacréation des plaids !

Et, du diable si on peut sedouter de la dénomination primitive du hameau d’Eauplet dépendant alorsde Blosseville ! Elle est tout à fait imprévue par sa trivialité,inattendue même en un temps où les oreilles ne se froissaient guère,contraire au bon goût et même aux bonnes moeurs ! Elle est un peusaugrenue, grossière, évoque un terme - oh très français ! - que LouisVeuillot fut peut-être le premier à imprimer dans le Memorial deRouen, et que Victor Hugo, dans le récit de la bataille de Waterloo,des Misérables, a immortalisé pour jamais ! « Défense de déposer dusublime dans l’histoire ».

Qu’on le veuille ou qu’onse refuse à reconnaître cette étymologie, Eauplet, village charmant, oùles fleurs abondaient, écloses à l’abri des grands escarpements de laCôte Sainte-Catherine ; Eauplet et ses prairies bordées de peupliersfrissonnants et de saules, et étoilées de fleurettes légères ; Eaupletet ses sources murmurantes ; Eauplet s’appelait en toutes lettres : Merdepluet, et Merdepluet est l’explication d’Eauplet et latransformation du premier terme dans le second.

*
* *

N’allez pas croire que cette dénomination anciennedu village de la banlieue de Rouen soit un sobriquet, une appellationsatirique et malveillante, comme Canel en a recueilli d’assez nombreuxexemples dans son Blason de Normandie ! Non, cette désignationscatologique est bien appropriée et déterminée par les plus anciens,les plus sérieux, les plus graves documents de l’histoire la plusreculée. Il y a même quelque ironie à contempler les feuillets enparchemin du Cartulaire de l’abbaye de laSainte-Trinité-du-Mont-de-Sainte-Catherine, le plus antique de tousles cartulaires normands, où s’étale ce mot, le fameux mot en belleslettres onciales, nettes, élégamment formées au feuille 12 (pièceXXVII, page 435 de la copie annotée de Deville). On y voit que « lesmoines de l’abbaye de la Côte Sainte-Catherine avaient acquis, par uneconvention, en perpétuelle aumône, de Raoul de Warenne, un alleu,voisin de leur monastère, moyennant trente livres, consistant en centacres de forêts, quatorze acres de terre arable, à Bloville(Blosseville-Bonsecours), moyennant dix autres livres et le bénéfice ducuisinier, Odon, près du village dit de Merdepluet. »

Quodhabita cum Radulpho Warethnoe emptionis conventione in perpetuum hujusnostri loci alodium e vicino ejus centum acre syevæ, triginta emimumlibris et quatuordecim acres terræ arabilis in Blovilla decem allislibris et item beneficium cosi ejus Odonis, apud villam dictamMerdepluet, aliis decem libris.

Est-il besoind’ajouter que cette charte porte le sceau du comte Guillaume et del’archevêque Mauger, de Raoul de Warenne, de Béatrice, sa femme, deRoger, de Hubert, fils de Thurold, du forestier Warnerius et de biend’autres ? Que, du côté des moines, il porte les sceaux du SénéchalRichard, des Cuisiniers Bernard et Ansfred, d’Ascelin et de Raoul, filsde Benzelli.

On sait que ce Cartulaire de l’abbayede la Trinité-du-Mont-de-Sainte-Catherine conservé aux Archivesdépartementales de la Seine-Inférieure, comprend surtout les donationsfaites par les ducs normands, à cette abbaye. Sous sa couverturemoderne en maroquin rouge, c’est un petit in-folio de la fin du XIesiècle, qui va de 1030 à 1091, d’une belle conservation, sauf quelquesfeuillets endommagés en tête. L’ensemble, avec son mélange de capitalesrubriquées ouvertes, et d’onciales, est vraiment très agréable. Pourl’histoire de l’abbaye-forteresse dominant le Mont-de-Rouen, ilcontient nombre de pièces intéressantes, qui touchent à des paroissesou à des biens aux environs et aussi à divers endroits du pays de Caux.Ce Cartulaire, peu volumineux, a été publié en 1841, dans la collectiondes Documents inédits de l’histoire de France, à la suite du Cartulaire de Saint-Bertin (tome III), d’après les copies et lesnotes de Deville.

*
*  *

Parcouronsencore quelques pages et nous allons trouver une nouvelle mentiond’Eauplet, sous sa dénomination primitive, dans un acte du folio 18,classé XL. p. 445, dans le texte de Deville.

« Quetous ceux qui aiment le Christ reconnaissent que Roger, fils del’évêque Hugo, se recommandant dévotement aux prières du couvent desmoines de la Sainte-Trinité de Rouen, fait savoir à tous les hommesfrancs et aux serfs rustiques, sous son pouvoir, à Bloville, auMesnil-Esnard, à Neuvillette, à Lescure ou au village de Merdepluet,qu’il a vendu la moûture de sa propre maison dans la ville de Rouen, àmaître Rainier, abbé de ce couvent, pour sept livres, du consentementde sa femme Odain et de ses fils, Guillaume et Hugon ».

Aubas de l’acte, se trouvent les sceaux de Roger, de sa femme et de sesfils et comme témoins le prêtre Gislebert, Ricard de Bloville,Warnerius le Forestier, Richard le Sénéchal et Bernard, le Cuisinier.Reproduisons le texte latin assez court.

Agnoscantomnes Jeshu Christo famulantes, quod Rogerius, Hugonis episcopi filius,monachorum, coenobio Sanctæ Trinitatis Rothomagi, devote se commendansorationibus, omnium virorum francorum, scilicet et rusticorum, sub suodominio in Blovilla et Einardi Mansionali et Novillula et Scurra, velMerdepluet villa degentium, necnon et suæ domus propriæ in urbeRotomagi constituæ molturam domino Rainerio, abbati ejusdem coenobio,proseptem libris denariorum vendidit, commente sua uxore, Odaina nomineet eorum filius Wilhelmo et Hugone.

*
* *

Mais voilà un acte très ancien, très précis,encore plus déterminant, encore plus vénérable où se rencontre aussi ceterme saugrenu de Merdepluet, pour désigner Eauplet. C’est une chartede Henri II, roi d’Angleterre, duc de Normandie, datée du 6 octobre1174, à Caen, qui figure dans le grand recueil des Actes de Henri II,oeuvre posthume de Léopold Delisle, publié par Elie Berger, 1920 (tomeII, p. 17). Somme toute, c’est le vidimus d’une charte du roid’Angleterre Henri Ier, pour les religieuses de Saint-Paul, hors deRouen. L’original est perdu, mais on en trouve une copie du XIIIesiècle dans le registre E de Philippe-Auguste, aux Archivesnationales. J. J. 26, folio 154 et aussi dans Martène, AmplissimaCollectio, T. I., col. 945, et aussi dans une sorte de recueil qu’onappelle le Cartulaire de Saint-Paul, et qui a été inventorié sous cetitre par M. Ch. de Beaurepaire.

Le souverain HenriII confirme tous les biens que la Prieure et les religieuses deSaint-Paul hors de Rouen tenaient de son aïeul Henri Ier, biens,hommes, terres, soit en bois, soit en eaux et rivières et il empêche,sous des peines sévères, de restreindre les libertés qu’il leur aaccordées. Il ordonne qu’on garde et défende partout cette église, cecouvent et cette Prieure, partout où elles seront.

«Et particulièrement, il leur donne et concède en perpétuelle aumône,leurs usages à prendre dans la forêt de Rouvray, aussi bien pour leurfoyer, que pour réparer ou construire leurs maisons. Et si une bêtesylvestre quelconque est prise entre les bornes dudit prieuré, laPrieure et ses moniales auront cette bête en toute propriété,tranquillement et pacifiquement, sans qu’on puisse les molester, soitdepuis la voie qui est entre l’église susdite et le prieuré deSt-Michel de Saint-Ouen jusqu’au milieu de la Seine et, du verger del’abbaye de Sainte-Trinité-du-Mont, jusqu’à l’extrémité de la terre de Merdepluet en longueur, suivant que cette terre se pourpotte dans levillage de Merdepluet… »

Comme témoins, GeoffroyRidel, évêque d’Ely, qui a souscrit cette pièce avec son titred’évêque, ce qui date l’acte, après le 6 octobre 1174, époque où il aété sacré évêque de Bayeux. L’acte latin de Henri II se termine par lamenace d’une amende de 100 onces d’or, dont seraient frappés lesmalveillants qui troubleraient les religieuses de Saint-Paul dans lajouissance de leurs droits. Dans l’introduction aux Actes de HenriII, Léopold Deliste, parlant de cette clause dit que l’amende doitêtre une vieille clause comminatoire, mais que, dans toutes les chartesde Henri II, on chercherait vainement une délimitation de terrainanalogue à celle qui est assignée aux religieuses de Saint-Paul, pourla jouissance de leurs droits sur le gibier, et qui s’étend sur cettefameuse terre de Merdepluet

*
* *

D’où diable pouvait bien venir cette dénominationbizarre et inusitée ? Y avait-il sur ces terrains quelques heurtsd’ordures publiques… comme il en existe actuellement ou comme étaitjadis l’ancien Trou d’Enfer ? Y avait-il sur les pentes de la collineou se dressait l’abbaye de Sainte-Trinité-du-Mont, les écoulements etles évacuations des latrines, situées dans les tours d’angle ? Les eauxferrugineuses d’Eauplet, qui déposaient souvent dans leurs canauxd’amenée une bourbe rougeâtre et jaunâtre, ont-elles valu à l’endroitoù elles coulaient, ce sobriquet injurieux ? Bien souvent, plus tard,on a décrit l’aspect des fontaines « rouillées » la fontaine Saint-Paulet la fontaine Voisin, décrites par Le Pigny, par Jacques Duval, par deHouppeville, par Paulmier ?

Toujours est-il qu’àpartir d’une certaine date, le Merdepluet des Cartulaires normands semétamorphosa en un terme beaucoup plus convenable et que le termescatologique est remplacé par l’Aqua simplex, incolore et inodore… cequi n’était pas le cas auparavant. Merdepluet devient Aqua pluet,puis, avec des variantes : Eauplet ; In villa de Eaupluet, 1234(fonds de Montivilliers) ; Eaupluet, 1253 ; Eauepluet, 1254 ; Aquapluet, 1271 ; Eaupleut in parra Sancti Pauli, 1292 ; Apud Eauepluetsupra Secanam, 1290, dans le Cartulaire de Saint-Paul ; Aienepleut(Etat du domaine XIII s. folio 32 vo) ; Blovilla au hamel d’Eauepluet(Fonds de Sainte-Catherine, réuni aux Chartreux 1410) ; Apud Eaupluetin parrochia de Blovilla, 1242 (Long rôle de fond de Montivilliersréuni aux Chartreux), que nous citons d’après le Dictionnairetopographique de la Seine-Inférieure, de M. Charles de Beaurepaire,resté inédit.

En réalité, on peut croire que lechangement de Merdepluet en Eauplet se fit à la suite de lapublication de quelques bulles confirmatives des Papes, qui auronttrouvé ce nom de lieu quelque peu irrévérencieux et malséant et l’ontremplacé par un terme plus convenable. La bulle du pape Eugène, en1144, dit, en effet : Duas partes decimæ de Blovilla et Maisnilleio etde Aquapluta et de Escurra, et la bulle du pape Adrien, en 1156,répète les mêmes termes, qu’on retrouve aussi dans le Terrier deSaint-Michel-du-Mont-Gargan (p. 41). De là, on peut inférer que c’estla chancellerie papale qui a… adouci le nom d’Eauplet qui bravait alorsun peu trop l’honnêteté ! Telle serait l’origine véritable du nom duhameau d’Eauplet, qui devrait un peu à une haute intervention, saréhabilitation nominale. C’est, croyons-nous, l’avis d’un linguistetrès distingué, Antoine Thomas.

Bien d’autresdénominations de noms de lieu ont des origines aussi scatologiques quel’Eauplet moderne. Que de ruisseaux, de petites rivières françaises,traversant des cités, où elles servaient d’exutoires pour lesimmondices, que de petites agglomérations urbaines ont pris un nomaussi inconvenant et méprisé, dont la terminaison change souvent avecles formes des patois méridionaux ! N’y eut-il pas une petite ville deMerdailhac, dans le Midi et une Merdosa villa, dont on traduit le nompar le terme plus euphonique de « Bonne ville » ?

Quede noms de rues et de ruelles, surtout dans les vieilles citésfrançaises, portent encore des noms et des appellations parfoisaltérées ou détournées de leur sens initial, mais qui sont inspirés pardes équivoques gaillardes ou par des gauloiseries un peu inconvenantes,mais non sans quelque saveur !

*
*  *

Qu’on veuille donc bien excuser cette chronique unpeu scabreuse, mais cette dénomination d’Eauplet, si voisin et sisouvent mêlé à l’histoire de Rouen, méritait d’être étudiée dans sesorigines précises. N’était-il pas aussi curieux de montrer comment lenom actuel du joli hameau dépendant de Bonsecours était venu sesubstituer à la dénomination primitive et populaire, si bizarre etincongrue fût-elle ?

GEORGESDUBOSC