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DUBOSC,Georges (1854-1927) : Les bas de soie à Rouen(1919). Numérisation du texte : O.Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.III.2008) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Première parution dans le Journal de Rouen du27 juillet 1919. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 2èmesérie, publié à Rouen chez Defontaine en 1922. Lesbas de soie à Rouen par Georges Dubosc ~*~Par un caprice de la Mode, divinité inconstante en ses goûts, Qui parait, fuit, revient et naît dans tous les temps, * * * Sait-on que le premier bas de soie français fut tissé à Rouen même, aucommencement du XVIIe siècle, et que notre ville peut revendiqueraujourd'hui sans contestation possible, l'introduction en France decette parure si recherchée ? Certes, dès le XVIe siècle, on avait portédes bas de soie, mais c'étaient des bas au tricot, des bas àl'aiguille et non des bas fabriquées au métier, comme ceux queportent aujourd'hui les élégantes mondaines. Tout d'abord, Henri VIIId'Angleterre porta des bas de soie et la reine Elisabeth, fortcoquette, fit de même, arborant de jolis bas, made in England. Cheznous, le roi Henri II fut le premier à porter des bas de soie àl'aiguille - venant très probablement d'Espagne ou d'Italie - et les...étrenna le jour du mariage de sa soeur Marguerite avec EmmanuelPhilibert, duc de Savoie ! Ils étaient en soie verte et furent trèsadmirés. Mais si gracieux que fussent ces bas princiers ou royaux, ce n'étaientpoint des bas au métier. Qui donc inventa l'art de fabriquermécaniquement les bas et surtout les bas de soie ? On est à peu prèsd'accord aujourd'hui pour attribuer l'invention du métier à tisser lesbas, à un pasteur anglais, le Révérend William Lee, qui habitait àWoodborough, près de Nottingham. Jeune encore, ce serait en voyant sa fiancée - sa sweetheart - sanscesse absorbée par le travail du tricot, qu'il voulut substituer àl'action de ses doigts agiles, maniant les aiguilles, un procédémécanique donnant des résultats parfaits et rapides. Popularisé par lagravure, un tableau classique bien connu, représente William Lee enméditation, près de sa fiancée en train de tricoter les petits bas dela future petite famille. De plus, l'honorable corporation des Bonnetiers de Londres a conservé pour armoiries, un métier à bas,ayant pour tenants, d'un côté, un jeune ecclésiastique et, del'autre, une jeune femme tenant des aiguilles à tricoter. Le premiermétier de William Lee commença à marcher à Calverton, près deNottingham, en 1589. Sur l'invitation de son favori - et elle n'en manquait pas, - lordHunsdon, la reine Elisabeth alla visiter le métier inventé par Lee,mais son désappointement fut grand, quand elle vit que cette primitivemachine ne fabriquait que de gros tricots de laine, comme en faisaientles Ecossais. Adieu les bas de soie dont elle rêvait alors !... Malgré les instances de Lord Hunsdon, elle ne voulut pas accorder àWilliam Lee, le monopole de la fabrication des bas au métier, trouvantque ce privilège ne pouvait être accordé à une seule personne, sansporter préjudice au public. Hunsdon n'en mit pas moins son fils enapprentissage chez Lee, prévoyant que « l'affaire » était bonne. Onparvint, en effet, à fabriquer, sur le nouveau métier, les bas de soieconvoités par la queen Elisabeth. Toutefois, la patente-monopole nefut pas accordée à notre homme qui, rebuté par les déboires que luisuscitèrent les Bonnetiers anglais, aurait alors accepté les offres deSully et serait venu en France. * * * En réalité, William Lee vint à Rouen, vers 1610, non sur les instancesde Sully, mais sur celles d'un simple bourgeois de Rouen, marchand dedraps de soie, dans la paroisse Notre-Dame-de-la-Ronde, trèsprobablement rue de la Grosse-Horloge, Pierre de Caux, qui, trèsvraisemblablement, était le frère du célèbre Salomon de Caux,originaire de Dieppe, l'inventeur de la machine à vapeur, le théoriciende La Raison des Forces mouvantes. Pierre de Caux avec deuxgentilshommes parisiens, Nicolas de Format, sieur des Carreaux, etJacques Le Tartier, sieur de Pouilly, forma une association avecWilliam Lee, pour l'exploitation à Rouen d'une manufacture de bas desoie et de bas de laine, ainsi qu'en témoigne un contrat du Tabellionnage de Rouen, à la date du 10 février 1611. Il y est ditqu'avec « Guillaume Lee, gentilhomme anglais, de présent, résidant enceste ville de Rouen, cognoissons et confessons avoir contracté !asociété pour la manufacture de bas de soye et de layne sur le mestier,à présent introduite en ce royaume par les lois et pactions qui yensuivent ». On voit, dans cet acte, que William Lee, « auctheur etmaistre conduisant ladicte manufacture », serait tenu de fournir sixouvriers anglais, « qui étaient Jehan Grangyer et Jehan Stede, engagéspour deux ans ; Hellie Vouc, pour quatre ans ; François Fulgeauc, AndréRaynel et Georges Ouye pour cinq ans, à commencer du jour del'Annonciation Notre-Dame de 1610. » En plus, dans cet acte si curieux - qui nous a été révélé par M.Charles de Beaurepaire - William Lee s'engageait à fournir quatremétiers en plus des quatre qu'il avait déjà livrés par un traitéprécédant à ce bon Pierre de Caux. I1 se chargeait aussi de former etd'instruire quelques « serruriers au secret de faire les mestiers etengins pour la manufacture. » Dans l'esprit de ses fondateurs, celle-ci devait prendre un granddéveloppement, car il est prévu à l'acte que le nombre des métiers peutêtre porté à trente-deux, dont ils feront les avances de mois enmois. Lee n'est pas exempt de ces avances, mais il les soldera sur sesbénéfices dans l'affaire. Aux associés reviennent toutefois les fraisgénéraux : nourriture des ouvriers chaque mois, gages, salaires, loyersdes maisons ouvrières ; achats de soie, laine, et de tous matériaux. Pour son premier apport, - matériel et ouvriers, - William Lee avaittouché, payables en annuités, 2.500 livres, et pour ses deux principauxouvriers, Jehan Grangyer et Jehan Stede, 100 livres. Depuis, il avaitété décidé que les comptes seraient arrêtés tous les trois mois et queles parts seraient également partagées entre les associés. S'il y avait chômage ou arrêt de travail, Lee serait payé 75 livres parsemaine et si le chômage durait plus de trois mois, sans sommation, luiet ses apprentis pourraient rentrer en Angleterre. Cette association avait obtenu du roi Henri IV, un privilège de 20 ans,au nom du sieur des Carreaux, qui s'engageait aussi à faire obtenirpour Lee des lettres de naturalisation, ainsi que pour sa femme. L'acteprévoyait, du reste, que celle-ci ou ses héritiers, en cas de mort deLee, pourrait entrer dans l'association. Tout cet acte figure aux Archives départementales de laSeine-Inférieure (Tabellionnage de Rouen, 1611, Meubles). Il estsigné des notaires Thomas Dubosc, Allard, Basire et Roisson. * * * Où fut installée cette première manufacture de bas de soie ? Rien nel'indique dans l'acte. Peut-être sur la paroisse Saint-Vincent oùPierre de Caux habitait alors, peut être encore au faubourgSaint-Sever, où furent fondées les principales manufactures royales :celles de velours, de tapis, de toiles cirées. William Lee, dont la présence est attestée par cet acte devantnotaires, demeura-t-il longtemps à Rouen ? Certains ont avancé qu'il yétait mort, mais il est plutôt à croire qu'après l'assassinat d'HenriIV, ne trouvant plus auprès du gouvernement français la mêmeprotection, il rentra en Angleterre et fonda, à Nottingham, plusieursmanufactures importantes. Au découragement qu'avait fait naîtrel'application du métier à bas, succéda alors le plus vif enthousiasme,et, en peu d'années, on vit les Tricoteurs au métier anglais, quiformaient un corps nombreux et puissant, demander au lord-protecteurune charte de corporation, qui leur fut accordée. Le métier à basanglais s'introduisait, du reste, partout. A Venise, un Anglais, HenryMeade, l'avait installé, à la grande jalousie des bonnetiers italiens.A Amsterdam, Abraham Jones avait fait de même. Pour réserver àl'Angleterre le privilège de ce « métier à bas » et éviter laconcurrence étrangère, un bill intervint même qui interdisait, nonseulement l'exportation des métiers à bas, mais même leur déplacementdans le royaume, sous peine de 200 livres d'amende et d'un and'emprisonnement ! Business is business !... A Rouen, et même en France, on avait oublié le premier « métier » deWilliam Lee et ses bas de soie ! Colbert en était réduit alors àpropager le plus activement le tricotage à la main, pour les basgrossiers, les bas d'estame, comme on disait alors. Il enjoignaitmême à l'intendant de Normandie, Leblanc, de forcer les moines deFécamp et de Jumièges à faire tricoter tous les gueux des champs, maisdans son Discours sur l'Industrie, il signalait, non sans colère, que20.000 paires de bas étaient entrés en France, de Jersey et deGuernesey. Il fallait un miracle pour réintroduire en France l'ancien métier à basde Lee. A l'instigation de Colbert, un Nîmois, nommé Jean Hindret passaen Angleterre, réussit à examiner quelques métiers, et parvint à graverdans sa mémoire, tous les détails du mécanisme, avec une tellefidélité, avec une telle précision que, de retour en France, il putfaire reconstruire, pièce à pièce, le métier qu'il avait vu ! Dieu saitpourtant si cette machine, avec son bâti, avec ses pédales, son banc,ses séries d'aiguilles, ses pièces de bois ou platines, montant ous'abaissant, ses ondes, était compliquée ! Perrault, l'auteur des Contes, qui le premier l'a décrite, dit qu'on tombe dans l'étonnement« des ressorts infinis, dont elle est composée et du nombre de sesextraordinaires mouvements ». L'auteur des Spectacles de la Nature, dit aussi, à ce propos, qu'ilne « décrit pas cette machine, parce qu'il faut tout dire ou rien ! » Reconstruite, la mystérieuse machines fut prudemment renfermée sous lesombrages du bois de Boulogne, dans le château de Madrid, construitjadis pour François Ier, par Gerolamo della Robbia. Jean Hindred etBlaize formèrent là un petit nombre d'ouvriers qui furent bientôtréunis par le Roi en une société commerciale. En 1670, un compromis futmême passé entre cette société, dont deux actionnaires portaient desnoms célèbres au théâtre : Pierre de Rotrou, conseiller du Roi, etPhilippe Pocquelin et la Corporation des Bonnetiers, qui se chargea devendre les bas de soie portant une marque spéciale, un plombreprésentant le Château de Madrid. Enfin, en 1672, le Roi, par un donde 20.000 livres, desintéresse la compagnie et crée une Corporation des Faiseurs de bas au métier, en abandonnant 129 métiers. Il désigne unecentaine de ces anciens ouvriers de Madrid pour aller créer descorporations en province. * * * A Rouen, c'est Pierre Darieux, « ancien ouvrier de Madrid », souventdésigné avec ce titre, qui fut le fondateur de la Corporation desBadestamiers rouennais, auxquels Louis XIV donna les statuts en 1693.Bien entendu, ils furent attaqués par les Bonnetiers qui s'opposèrent,devant le Parlement, à l'homologation de ces lettres-patentes.Toutefois, Louis XIV, qui ne badinait pas, cassa l'arrêt du Parlementet infligea une amende de 3.000 livres à ceux qui troubleraient lesfaiseurs de bas au métier. Ces premiers statuts prescrivaient desmesures très curieuses. Il y était dit, par exemple, que les bas desoie pour hommes pèseraient 3 onces et ceux de femme 2 onces, que cesbais seraient faits de deux brins de soie, à peine de 100 livresd'amende. Plus tard, sur le haut du bas, on marqua par deux ou troisfils, le nombre des fils employés dans la fabrication. Bien plus,chaque bas devait porter la marque en plomb au nom du fabricant etcelle du bureau de la Corporation, dont l'office se trouvait rueMalpalu. Les Badestamiers étaient alors excessivement nombreux. Untableau imprimé portant, gravé sur abois, une reproduction d'un métierà bas et leurs armoiries « deux bas en sautoir, au-dessus d'un bonnet», en date de 1787, conservé aux Archives départementales, cite près de147 faiseurs de bas, répartis un peu dans toute la ville et lesfaubourgs, et dont un grand nombre habite au Vieux-Palais. Très jaloux de leurs privilèges, les Badestamiers faisaient denombreuses visites et leurs gardes dressaient procès-verbaux surprocès-verbaux à tous ceux qui attentaient à leurs droits. Procès auxBadestamiers de Saint-Gervais, qui dépendaient d'une haute-justiceparticulière. Procès, en 1720, ià un sieur René Massé, venu de Caen etqui achète en secret un métier à Bataille, rue Grand-Pont. Coût : 200livres d'amende et confiscation du métier saisi. Procès à un certainLapostolle pour avoir remis des bas de soie à une demoiselle RoseAvisse, couseuse, pour les raccommoder. Procès, en 1782, à un bravecampagnard, descendu du bateau de La Bouille, pour aller porter des baschez un bonnetier Vauquelin, qui insulte les Badestamiers, et, avec songarçon de boutique, les flanque à la porte. Cinq cents francs d'amendeet plusieurs jours de prison vengèrent la corporation insultée. Pour éviter toutes ces querelles, vint un jour, en 1723, où on réunitles deux corporations des Bonnetiers et des Faiseurs de bas, qui, en1786, reçurent de nouveaux statuts. Sous l'Empire, les Faiseurs de bas,qui étaient au nombre de 1.800 dans la Seine-Inférieure, à Rouen, àBolbec, Yvetot, produisirent d'autant plus, que Napoléon avait interditles bas au métier anglais. Longtemps, la fabrication se maintint àRouen, où notamment on fabriqua, de façon, très supérieure, le maillotde théâtre et de danse. C'était la spécialité, connue dans toute laFrance, de la maison Benoist. * * * Si fins que fussent les bas de soie rouennais d'autrefois, ilsn'auraient pas pu rivaliser en légèreté avec les bas de soie d'araignéeque Bon de Saint-Hilaire, président de la Cour des Comptes deMontpellier, présenta un beau jour à l'Impératrice d'Allemagne, femmede Charles VI, ce qui nous a valu une très curieuse dissertation deRéaumur dans les Mémoires de l'Académie des Sciences de 1719.D'autres bas de toile d'araignée, véritable « brouillard tissé » furentencore offerts par M. de Noailles à la duchesse de Bourgogne, au grandamusement de Voltaire, qui, dans Zadig, a blagué ce bizarre cadeau.D'autres encore, plus près de nous, venus de l'île Maurice, furentprésentés par le général Decaen à l'impératrice Joséphine, si éléganteet si coquette ! Ces bas forts légers n'auraient certes fait l'affaire de Malherbe, trèsfrileux, qui avait l'habitude de porter plusieurs bas superposés. «Pour n'en mettre pas plus à une jambe qu'à l’autre, dit Tallemant desRéaux, il mettoit un jeton. dans une escarcelle ». Son ami Racan luiconseilla de marquer chaque paire d'une lettre capitale, pour s'yreconnaître, si bien qu'un beau jour, tout l'alphabet y passa ! Il «allait un peu fort » le poète normand, et pourtant Malherbe n'était pasun nouveau riche !... GEORGESDUBOSC |