Aller au contenu principal
Corps
DUBOSC,Georges (1854-1927) :  Le Tabac dePont-de-l’Arche, 1696-1724(1919).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.IX.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du13 avril 1919. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 7èmesérie, publié à Rouen chez  Defontaine en 1929.

LeTabac de Pont-de-l’Arche
(1696-1724)
par
Georges Dubosc

~*~

« Pas de tabac ! Pas de cigarettes ! Pas d’allumettes ! » Ce fut,pendant la guerre, l’éternel refrain. C’est l’avis négatif qu’onrencontrait de tous côtés, au grand désespoir des fumeurs et despriseurs.

Sait-on cependant qu’il fut un temps - hélas bien révolu - où le fumeurnormand pouvait récolter lui-même sa petite provision de caporal ?Sait-on que tout près de Rouen, aux environs de Pont-de-l’Arche, oncultiva en grand le tabac, pendant un siècle environ ?

Dans ce coin charmant, au long de la vallée de l’Eure, qui s’élargit ense rapprochant de la Seine, où elle va se jeter aux Damps, en un décordélicieux d’eau, de verdures et de roseaux, se trouvent d’admirablesterres, bonnes et fertiles, rendues humides par le voisinage des deuxrivières et de la forêt de Bord. Ce fut autrefois le garde-manger del’abbaye de Saint-Ouen, et aujourd’hui encore les légumes de toutecette vallée, depuis Louviers jusqu’à Pont-de-l’Arche, sont réputés. Leterrain se prête à tout ; on y cultiva, au Moyen-Age, le pavot, lecumin, et, depuis, la gaude et le chardon à bonnetier. Comment n’yaurait-on point introduit la culture si rémunératrice du tabac, qui, aucommencement du XVIIe siècle, avait déjà envahi le midi de la France,toute la Guyenne et tout l’Agenais ?

Ce fut vraisemblablement sur l’initiative d’un sieur René de Montesson,retour des Amériques, que la culture du tabac se répandit àSaint-Cyr-du-Vaudreuil, à Notre-Dame-du-Vaudreuil, aux Damps, etsurtout à Léry. Des lettres-patentes du Parlement, en avril 1626, l’yautorisent « à mettre en lumière la culture du tabac (pétun) pendantvingt ans ». Aussi bien, le tabac indigène, tout comme le tabac deLéry, était-il d’un bon profit, les tabacs étrangers étant, par ladéclaration de 1629, frappés d’un droit de trente sous par livre, àleur entrée en France.

Vint la déclaration de 1674, par laquelle Louis XIV, imitant tous lesprinces de l’Europe, institua la ferme des tabacs, concédée à un seulfermier, Jean Breton, espérant bien en tirer à son profit 500.000livres par an. De tous côtés, alors, on planta du tabac ; on alla mêmeen certains coins jusqu’à arracher les vignes, jusqu’à supprimer lesprairies. Il en fut ainsi dans l’Election de Pont-de-l’Arche. Toute laplaine, avec ses hameaux, le Clos Béguin, Maigremont, Le Torché, la RueGoujon, la Ruelle-Polet, jusqu’aux Vanges près des Damps, disparut sousles larges feuilles de tabac. On planta du tabac de tous côtés « dansdes lieux où l’on n’était point accoutumé d’en recueillir. »

Est-il besoin d’ajouter qu’il y eut des abus ? Colbert, qui ne lesaimait pas, trouvait que ces plantations exagérées faisaient du tort ànos colonies françaises d’Amérique - surtout aux Antilles - etentraînaient l’abandon des terres à blé. Il fallait donc, à son avis,décourager nos planteurs et aller même jusqu’à arracher leursplantations.

*
*   *

Il en voulait particulièrement aux tabacs… de Pont-de-l’Arche et auxpetits planteurs normands. Un arrêté du Conseil du 14 mars 1676 avaitbien autorisé et maintenu, malgré la ferme générale de Jean Breton, laculture du tabac à Léry, aux Damps, à Saint-Cyr et àNotre-Dame-du-Vaudreuil, mais Colbert, en sous-main, donnait ordre àl’intendant de Rouen, Louis Le Blanc, de décourager nos bonnes gens dePont-de-l’Arche et de soutenir les droits du Fermier. Cela ressort trèsclairement des Lettres de Colbert, publiées par M. Pierre Clément(II, p. 377).

Le fermier, écrivait Colbert, en juin 1677, à l’intendant Le Blanc, araison de vouloir empêcher les communautés de l’Election dePont-de-l’Arche de continuer à planter, puisque ce n’est pasl’intention du Roy et qu’il est très certain que la culture du tabacdans le Royaume ruine le commerce des isles françaises de l’Amérique etqu’il importe au bien de l’Etat de les soutenir. Tout au plus peut-onavoir de l’indulgence, pour cette année, aux contrevenants, sanspourtant leur rien témoigner. »

Ancien conseiller au Châtelet, puis à la Cour des Aides, devenuintendant en 1678, magistrat indépendant, Louis Le Blanc tint tête,malgré tout, au puissant ministre et refusa net de se conformer à sesordres.

Les Commis des fermes eurent beau arriver à Léry, aux Damps, avec leursbandoulières aux armes du Roi, pour arracher les plants de tabac. Parun arrêté rendu le 2 juillet 1678, à l’époque de la maturité du tabac,Le Blanc disait qu’il serait d’abord établi un procès-verbal desterres, tenues en tabac, par les habitants de Léry,Saint-Cyr-du-Vaudreuil, Les Damps. Il défendait au fermier « d’arracherles plants de tabac jusqu’à ce qu’il en eût entièrement ordonné. »

Soutenus par leur intendant - et il allait lui en cuire ! - les paysansde Vaudreuil et de Léry eurent toutefois raison et continuèrent leurculture. Colbert, pourtant, ne désarmait pas. Le 4 juin 1680, ilécrivait de nouveau à l’intendant :

Le Roy veut savoir ce qu’on sème dans la généralité de Rouen, enquelles élections et combien à peu près d’arpents de terre, en chaqueélection, peuvent être semés ; quelles sont les terres et quellesdifférences de profit les peuples peuvent tirer de cette herbe, aveccelui qu’ils tiraient du blé et d’autres fruits.

Nouvelle enquête, encore favorable aux braves gens de Léry et lieuxcirconvoisins, qui continuèrent à cultiver. Toutefois Colbert,profitant d’une faute commise par l’intendant Le Blanc, qui avaitlaissé émigrer une trentaine d’ouvriers rouennais en soieries, soudoyéspar l’ambassadeur d’Espagne, le marquis de Los Balbazes, limogea sanspitié notre homme, sans autre forme de procès. Il est vrai que plustard, il lui offrira l’ambassade de Constantinople !

Malgré toutes ces difficultés, on cultiva toujours l’herbe à Nicot surles bords de l’Eure. On la cultiva même si bien que cette régionrestreinte, isolée entre les pays non producteurs de tabac, devint,nous apprend dans son livre sur le Tabac sous l’ancienne Monarchie,M. E. Gondolff, un foyer de contrebande, d’échange, de vente illicite,comme d’autres enclaves, Metz, le Labourd, la principauté de Dombes.

Aussi, en 1688, le nouveau fermier, nommé l’année précédente,propose-t-il à nos gens de Léry et du Vaudreuil le rachat de leurprivilège, à raison de dix-huit livres par acre. Ils plantaient alorsenviron cinquante hectares de tabac. A ce prix, l’article XIV del’ordonnance de juillet 1681 « qui défendait d’ensemencer les terres entabac, à peine de confiscation de celui qui croistra et de mille livresd’amende », serait devenu obligatoire dans notre petit coin normand.

Entêtés et tenaces, les gens de Léry repoussèrent ces propositions etun arrêt du Conseil du 13 janvier 1688 intervint, qui réglementa commesuit cette minuscule culture normande : Contingent de cent acres. Répartition du contingent par l’intendant. Achat des tabacs par lefermier, avant le 20 mars de chaque année. Précédemment, trois centsacres étaient cultivés en tabac dans la vallée.

A ce titre, il fallut que l’intendant Feydeau de Brou, nommé en 1688,vint de Rouen faire lui-même la répartition entre les paroisses, ettout cela non sans plaintes, ni réclamations. Tout le monde était surpied : les curés, les syndics, les notables, les habitants ; il luifallut arpenter toute la plaine, reconnaître la nature de chaqueterrain. Il prit alors une nouvelle répartition qui eut l’approbationdu Conseil, le 14 août 1688 : Léry pouvait cultiver cinquante-cinqacres ; Notre-Dame-du-Vaudreuil, vingt-sept, et Les Damps, treize.

Quelle était donc cette culture du tabac à laquelle tenaient tant lespaysans de ce coin de terre ? Elle était compliquée, difficile,exigeante. « Il fallait, dit un adage, que le tabac vît tous les joursson maître ». Sur des couches, par planches, on commençait dans lesjardins à procéder à des semis très difficiles, car la graine estextrêmement petite. Aussi, autrefois, la mélangeait-on avec des cendresou du sable très fin. Gare aussi, pendant ce temps, aux limaçons, auxvers, à la gelée, si bien que souvent il fallait faire la chasse auxinsectes, de nuit, à la lanterne ou aux flambeaux !

A la fin de mai ou de juin, dit le Plan général pour la culture dutabac, dans les terres grasses, labourées et bêchées trèssoigneusement, amendées grâce aux engrais, par toute la plaine de Léry,on voyait les travailleurs, femmes, enfants et gens du voisinage,accourus de Poses, de Tournedos, planter ou piquer, avec un plantoir,les pieds de tabac. On les disposait à trois pieds l’un de l’autre, aucordeau, plus souvent en quinconce qu’en carré, le tout par un temps nitrop sec, ni trop chaud.

Peu à peu, la petite plante, n’ayant alors que treize centimètres dehauteur, croissait et étendait ses feuilles. Mais que de soins exigés,que de sarclages attentifs, que de binages répétés ! A la fin dejuillet, arrivait l’écimage : femmes et planteurs, d’un coup d’onglehabilement donné, supprimaient la fleur jaunâtre ou rouge du tabac : enmême temps, on procédait à l’enlèvement des feuilles basses, des feuilles de terre, à celui de tous les bourgeons qui détruisaient laforce de la plante et son arôme.

Enfin, une centaine de jours après le repiquage, venait la récolte,vers le mois d’août, quand les larges feuilles conservées commençaientà jaunir et à se marbrer, à s’incliner vers la terre. Soit qu’on lesenlevât une à une, en trois fois, soit qu’on coupât la tige entière, onlaissait à terre, pendant une belle journée ensoleillée d’été, toutecette récolte qui séchait sur le sol. Ensuite, suspendues à des cordesou à des perches, on disposait les feuilles dans des greniers ou desappentis aérés, jusqu’au jour où on les assemblait en « manoques » devingt-cinq à cinquante feuilles, ensuite réunies en balles ou ballotsque venaient acheter le fermier ou les sous-fermiers, pour les envoyeraux manufactures, à Dieppe, à Rouen, où il existait, au XVIIIe siècle,trois ou quatre fabriques de tabac.

*
*   *

Il est assez difficile de préciser quelle était la récolte de la régionde Pont-de-l’Arche, parce que, dans les états de compte, elle figureavec d’autres tabacs. En 1675, par exemple, le Léry compte avec leBordeaux et le tabac d’Allemagne. A Rouen, il s’en consomme 2.250livres ; dans toute la France, 76.956 livres ; pour toute la Normandie,cela équivaut comme prix à 70.940 livres. En 1708, Léry et Mondragon,dans le Midi, produisent 500.000 livres et les fabriques de Dieppe etde Morlaix achètent 126.000 livres de ce tabac normand, à 18 livres lequintal, environ 23.680 livres d’argent. Tout cela sans compter lafraude, malgré la surveillance de quatre-vingts commis de la Ferme. Acette époque, en effet, la fraude était si répandue que les fermiersdemandèrent aux gens de Léry à acheter le tabac en vert. Certes, ilsn’étaient pas outillés pour le sécher et en perdraient beaucoup, maisils estimaient que leur préjudice serait encore moins élevé que celuicausé par les fraudeurs. Pensez donc, la surveillance du petit groupede Léry, les Damps et le Vaudreuil revenait aux fermiers à 50.000livres par an ! Avant les quatre-vingts commis des fermes, il y avaitquatre majors à cheval, deux contrôleurs à cheval et tout ce monde,armé de fusils, chassait et mettait à mal tout le domaine du Vaudreuil.

Jusqu’à la fin, la culture du tabac se maintint aux environs dePont-de-l’Arche. Elle ne disparut complètement que le Ier septembre1724, quand le privilège exclusif du tabac fut donné à la Compagnie desIndes et à son directeur, Law. Dès lors, toute culture française futinterdite, et le tabac de Léry, que Colbert n’avait pu fairedisparaître, fut vaincu par le financier écossais, qui devait entraînerbien d’autres ruines. Encore est-il que les gens de Léry et des Damps,dont les plantations de tabac avaient été détruites, obtinrent par unarrêt du Conseil, le 9 août 1723, une diminution de 5.190 livres surleurs impôts de la taille. On n’est pas Normands pour rien !...

GEORGESDUBOSC