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DUBOSC,Georges (1854-1927) : Les Dernières Diligences de Rouen(1894). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.IX.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Première parution dans le Journal de Rouen du9 décembre 1894. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là: études d'histoire et de moeurs normandes, 7èmesérie, publié à Rouen chez Defontaine en 1929. LesDernières Diligences de Rouen par Georges Dubosc ~*~Avec un aplombtout britannique, deux jolies Anglaises enfouies sous degrands chapeaux Kate Greenaway, se présentèrent un jour à laBibliothèque de Rouen. - « Pôvait-on faire encore un voyage en diligence dans la Normandie ? »demandèrent-elles. Bien étonné fut l’un des jeunes bibliothécaires decette demande posée à l’improviste. Il se dit cependant que cesAnglaises sentimentales, bercées par les vieux récits où figuraient lesdiligences avec leurs moeurs, leurs habitudes et les délicieusesattaques des voleurs au détour d’un bois, voulaient se rendre comptedes péripéties de ce genre de voyage, cher à nos pères. De plus, commeil est un galant homme, et l’obligeance même, il pensa que la questionétait un peu du domaine archéologique et que, pour un instant, lebureau du bibliophile pouvait se changer en un bureau de renseignementspour voitures publiques. Et faisant appel à ses souvenirs de vieuxRouennais, il indiqua aux misses voyageuses la diligence de laFeuillie, remercié bientôt de sa complaisance par un vigoureux « Thankyou, sir ! » * * * Et, de fait, la diligence de La Feuillie est, de toutes celles quiviennent à Rouen, celle qui effectue le plus long trajet, passant parSaint-Jacques-sur-Darnétal et sa longue côte, Forgette, la Hémaudière,avec, dans le voisinage, le prieuré de Beaulieu, Martainville, Villers,puis descendant dans la vallée de l’Andelle, Vascoeuil, puis remontantpar Croisy et La Haye-en-Lyons pour arriver à La Feuillie. Si elle tient le record de la distance sur route, comme diraient lescyclistes, elle n’a point celui de l’ancienneté. Ce service dediligence fut, en effet, organisé de nos jours par l’initiative d’E.Manchon, ce curieux type d’homme politique et d’avocat, qui futlongtemps conseiller général d’Argueil. Frappé de la difficulté descommunications dans toute la région de la forêt de Lyons, il avaitfondé cette entreprise de diligences, dans laquelle il mangea pas mald’argent. A chaque session du Conseil Général, où ses boutades amusanteségayaient les discussions, Manchon arrivait régulièrement deux jours enretard. Et quand on lui faisait sur ce point quelques observations, ilrépondait : « Je n’ai point de chemin de fer, moi !... et je mecontente de la diligence de La Feuillie. » Et tout le monde riait. A force de dépenser son argent dans cette entreprise, Manchon finit parne plus rire. Heureusement qu’il se trouva un autre entrepreneur pluspratique qui releva l’affaire. Dès lors, la voiture de La Feuillie fitson service régulier, partant tous les jours du vieil hôtel del’Aigle-d’Or, dans la rue Cauchoise, véritable type de l’aubergenormande, avec sa galerie ouverte et sa pierre de montoir. Son relaiprincipal se trouvait à Epreville-Martainville, dans l’hôtel qui faitface aux tourelles briquetées du vieux château. C’est à peu près lamoitié de la route, et les voyageurs peuvent compter qu’ils vontpouvoir bientôt arriver. Que de célébrités a transportées la fameusevoiture peinte en brun ! C’étaient les hôtes ordinaires d’AlfredDumesnil, à Vascoeuil, se rendant à La Forestière, le domainepittoresque qu’entoure la Crevon. Bien souvent, sur la banquette de la diligence de La Feuillie, aumilieu de braves campagnards revenant du marché de Rouen, on putapercevoir un beau vieillard aux traits fins, à la figure rasée, maisanimée par deux yeux étincelants, aux longs cheveux blancs retombants.C’était notre grand historien national, Michelet, qui se rendait chezson gendre. Entre nous, Michelet fort nerveux, très sensible, n’adoraitpas la diligence. Il était - comme bien d’autres alors - sujet à unesorte de mal analogue au mal de mer, et causé par les cahots et leslacets de la route. De plus, il craignait un peu certains compagnons devoyage incommodés par la chaleur, suite de libations fréquentes, etincommodes eux-mêmes. Aussi, dans les derniers temps, abandonnait-il ladiligence de La Feuillie pour une voiture particulière qu’il louait àRouen. Depuis quelque temps, la diligence de La Feuillie a changé sonitinéraire. * * * Elle passe maintenant, avant de gagner Vascoeuil et La Haye, par lapetite bourgade de Ry. Autrefois celle-ci avait une diligenceparticulière qui fut peut-être, sans le savoir, la diligence la pluscélèbre de France, car elle n’est autre que celle si bien dépeinte parGustave Flaubert dans Madame Bovary. On sait en effet aujourd’hui quetoute cette lamentable histoire de l’adultère bourgeois se déroula àRy, le Yonville du roman. Tous ces personnages : Bovary, Emma Bovary, Léon Dupuis, Homais, ontvécu et, devant le porche de l’église si pittoresque, on pouvaitencore, il y a peu d’années, voir la pierre tombale de la malheureusehéroïne. Il y a quelques jours encore, on me citait le nom du conseiller depréfecture qui prononça le fameux discours des comices agricoles.C’était M. Ducôté. Yvert, le célèbre conducteur de la diligence de Ry àRouen, L’Hirondelle, lui, vit encore et porte alertement sesquatre-vingts ans. Dans la réalité, c’est le bon père Thérain, vivantaujourd’hui retiré en un coin de chaumière entourée d’un jardinet. Ilaime à parler de ce passé ; il se rappelle la diligence qu’ilconduisait, telle que Flaubert l’a minutieusement décrite. C’était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montantjusqu’à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir laroute et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de sesvasistas étroits tremblaient dans leurs châssis quand la voiture étaitfermée et gardaient des taches de boue, çà et là, parmi leur vieillecouche de poussière que les pluies d’orage même ne lavaient pas tout àfait. Elle était attelée de trois chevaux, dont le premier en arbalète,et lorsqu’on descendait les côtes elle touchait au fond en cahotant. Il aime, le père Thérain, à se souvenir des haltes devant les barrièresdes masures de tout ce long parcours de l’Hirondelle, et de sonarrivée à l’auberge de la Croix-Rouge, « bon vieux gîte à balcon debois vermoulu ». Il aime à rappeler cette dame châtaine, aux beaux yeuxnoirs, très romanesque, qu’en un euphémisme campagnard il qualifie d’«obligeante ». Elle montait peu souvent dans sa voiture, mais elle lui faisait fairede nombreuses commissions, et le vieux paysan se souvient encore qu’ilallait chercher des livres en un cabinet de lecture de la rue Ganterietenu par un sieur Caron. Et c’était, dit-il, un scandale dans ladiligence quand il rapportait les fascicules de La Laitière deMontfermeil, de Paul de Kock. Aujourd’hui, la diligence de Ry à Rouenest disparue ; il en arrive bien encore une à l’auberge du Lion-d’Or,mais elle fait un autre service. Elle est du reste dirigée par un conducteur très finement lettré, M.Feuquet, qui connaît à merveille tous les dessous de cette histoire de Madame Bovary, et qui les conte avec beaucoup d’esprit. Il lui arrivamême, un beau jour, en passant devant la ferme du père C….ier, le pèreRouault du roman, - ferme qui a appartenu jadis à M. Félix Depeaux, -de demander à un voyageur s’il se rappelait ce logis. Le voyageur, ungros homme déjà âgé, tourna la tête et ne répondit pas. C’était lepremier amant de Mme Bovary, Léon Dupuis, devenu un grave notaire dudépartement de l’Oise. * * * Plus classique à cause de sa couleur jaune, avec sa bâche sous laquelleon apercevait nombre de paysans juchés, est la diligence de Duclair,une des voitures populaires de notre bonne ville. Rien qu’en la voyanttourner la rue d’Harcourt au galop de ses chevaux, faisant sonner lesgrelots de leurs colliers, on avait la vision des diligences de lavieille France, emportant toute une compagnie de voyageurs, quipréfèrent encore la diligence aux lenteurs du petit chemin de ferlocal. Du reste, quel joli parcours varié suit la vieille diligence ! C’est la montée de la route poudreuse de Canteleu, avec cette admirablevue sur les clochers et sur les détours de la Seine, qui longe leshauts réservoirs de la Cité du Pétrole. Puis c’est l’entrée en Roumare,en passant devant les murs écroulés du Genetey. Puis la voiture dévaleen laissant de côté Hénouville, chanté par Antoine Corneille. Les collines par onde en forme desillons, Les tours et les détours de l’agréableSeine, Qui coule en serpentant dans cette largeplaine, Les vaisseaux qu’elle porte en son vastecanal, Son onde qui paraît un liquide cristal. …………………………………………… Voici Saint-Martin-de-Boscherville, puis le petit hameau de La Fontaineet la Chaise de Gargantua, avec ses hautes roches blanches, au pieddesquelles file la diligence. Encore quelques galopades et voiciDuclair, cher aux gourmands, Duclair et ses canetons fameux ! La route est courte - vingt kilomètres environ - mais elle est animéeet égayée par la bonne humeur et les saillies lancées d’une forte voixpar le conducteur qui n’était autre que Noël Petit. C’était un gaicompagnon, à l’encolure puissante, au verbe sonore qui savait dominerle tumulte des bals masqués. Ardent politique, il n’en était pas moinsun poète qui inspirait un vif patriotisme. Vard, le graisseur de wagonsde Vernon, était bien un poète ouvrier d’un véritable talent. PourquoiNoël Petit, le vibrant conducteur de diligence, ne le serait-il pasaussi ? En dépit de quelques cahots dans le rythme, de quelques écarts dans lamesure, Noël Petit aurait pu conduire le quadrige d’Apollon, dieu de lapoésie, tout aussi bien qu’il menait la voiture de Duclair au défilédes Courses. Comme on le voit, les diligences du passé sont un peu leschars de la poésie et des lettres. Pour le prouver, du reste, il noussuffirait de citer les diligences normandes si bien peintes parMaupassant : celle de Dieppe, où se déroule toute l’histoire de Boulede Suif, et celle de Criquetot au Havre où se passent les incidents sicocasses de la Bête à Maître Bel’homme. Il faudrait encore y joindrecelle de Motteville à Saint-Valery, qui éveilla jadis la verve d’EmileBergerat en villégiature en ces parages. * * * Au surplus, la plus typique de ces diligences encore existantes, cellequi rappelle le mieux les antiques pataches du bon vieux temps, roulantcahin-caha par les ornières des vieilles routes de France, c’estcertainement la voiture de Cailly. A la voir sans chevaux, commeéchouée sur le trottoir, en face l’Hôtel du Cygne, place Beauvoisine,tout près d’un kiosque à journaux où se détachent les dessins noirs etrouges de Steinlein dans le Gil Blas illustré, on ne peut se figurerle véritable aspect de la vénérable guimbarde. Il faut la voir,dégringolant au trot de ses trois chevaux les tournants de la côte deNeufchâtel. Alors, on peut l’admirer dans toute sa beauté. Basse surses roues crottées, large et trapue, ventrue et lourde, elle semble,sur la route, quelque bête fantastique, quelque monstre inconnu roulantson gros ventre dans la poussière. Il y a dans les magasins de théâtres des machines cocasses, d’unecarrosserie naïve, qui servent dans les vieux mélos romantiques ; onles voit passer seulement dans le fond, emportant le traître qui vientd’enlever la jeune première. La voiture de Cailly avec son coupé - carelle a un coupé, - avec sa caisse jaune serin, de ce beau jaune de ladiligence de Sèvres, peinte par Géricault, a les allures de ces Berlines de l’Emigré. Elle a surtout ces airs mystérieux qui auraientravi d’aise Barbey d’Aurevilly, quand, entre chien et loup, à la nuittombante, elle file sur la longue route bordée de peupliersfrissonnants, aux environs de cette auberge du Vert-Galantaujourd’hui abandonnée. Elle n’en fait pas moins son chemin avec son «impériale » couverte de paquets et sa civière qui se balance au ras dusol, conduite par le père Douyer, qui, gravement assis près de soncoupé ouvert, mène placidement son équipage. Parlerons-nous des anciennes diligences de Routot et de Bourg-Achard,dévalant la côte si dure de Moulineaux après un arrêt à la Chouque ?Elles sont aujourd’hui disparues. Parlerons-nous de la diligence deQuincampoix qui fait le trajet de la diligence d’Yonville dans MadameBovary ou de la voiture de Boisguillaume ? Elles n’ont pas d’histoire.Tout au plus pourrions-nous citer, comme type de l’ancienne diligence,la diligence de chasse de MM. Laveissière, L’Hirondelle, avec sonconducteur et son postillon et son attelage très typique. * * * Sait-on ce que deviennent ces anciennes diligences, qui sont de plus enplus rares ? Elles émigrent, elles passent les mers, et la plupart deces vieilles pataches qui jadis faisaient le service du chemin de fers’en vont échouer dans le Sud algérien. Telle diligence de Doudevilledevient le courrier de Sidi-bel-Abbès. Peu à peu, à mesure que lesvoies ferrées se développent, elles s’enfoncent de plus en plus dans ledésert, jusqu’au jour où celui-ci sera également sillonné par leslocomotives fumantes, et où les « vaisseaux du désert » serontremplacés par des tramways électriques. Alors mourra, aux environs deTombouctou, la dernière diligence ! 9 Décembre 1894. GEORGESDUBOSC |