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DUBOSC, Georges (1854-1927) : Le Beurre au temps jadis (1919). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (6.IX.2016) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Première parution dans le Journal de Rouen du dimanche 27août 1919.Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Ms 118-2). Par ci, par là LE BEURRE AU TEMPS JADIS par Georges DUBOSC _____ Taxations, relaxations, prix normaux, anormaux, enquêtes, visitesdomiciliaires, que de mesures n'a-t-on point prises pour saisirl'insaisissable beurre, aujourd'hui complètement disparu... et fondu!Pour un peu cependant, les camarades-commissaires auraient arrêté lePetit Chaperon rouge, pour visiter le petit pot de beurre qu'elleapporte à la Mère-Grand. Pendant plusieurs semaines, il y eut une Bataille, des Beurres, commeil y a eu une Bataille des Vins, chantée par notre bon trouvère Henrid'Andely. C'est qu'en pays normand le beurre est roi, et au besoin on yréclamerait plus de beurre que de pain. Sans lui point de bonnecuisine, point de bons repas, point de bonne table. D’Isigny à Gournay,la Normandie est surtout avant- tout beurrière. Poissons en beurre y nagent largement a dit avec raison le bon poète Sarrazin dans l'admirable ballade où ilchante si savoureusement le Pays de Caux, qui est vraiment le Pays deCocagne. Et pourtant ce bon beurre, fleurant la noisette, dont les acheteursdéçus se disputent les parcelles au prix de l'or, l'antiquité ne l'apoint connu. Et encore de nos jours, certains pays, comme l'Espagne,savent s'en passer !... Tout le monde latin ou grec... n'a connu que l'huile. Homère,Théocrite, Euripide ont parlé, souvent du lait, jamais du beurre ! Toutplus quelques Egyptiens l’employèrent-ils, comme de l'huile, dans leslampes des temples. Aristote, Pline — grands bavards universels — n'ontgarde d'en parler. Tout au plus indiquent-ils que le beurre est uneinvention des gens du Nord. Suivant eux, le beurre aurait été trouvépar les Scythes ou les Thraces et, chez ces peuples, le beurre, suivantla quantité consommée, servait à déterminer et à distinguer les gensriches, des gens pauvres. N'en est-il pas encore un peu ainsi avecl'assiette au beurre des Nouveaux Riches ? * * * Que de belles choses dans ce goût n'y aurait-il pas à apprendre dansl'ouvrage très curieux qu'un bizarre érudit hollandais a écrit sur lebeurre? Ce Martin Schook, dont l'érudition s'est exercée sur les sujetsles plus divers dans son De Butyro et aversatione casei, écriten 1658, s'est occupé des questions les plus diverses, des origines dubeurre, de son emploi, de sa couleur. Il se demande, entre autresproblèmes beurriers, si ce n'était point de bon beurre frais qu'Abrahamrégala les trois pèlerins égarés sous sa tente. Pour Matha Schook, lesinventeurs du beurre, ce sont les Hollandais, ce sont aussi lesFlamands, les gens des plaines de l'Yser, les bolorboeren, mangeursde beurre. C'est vraisemblablement par le nord, en effet, que l'industriebeurrière est pénétrée en France. Un Carmen anonymum, un chant latinqu'on attribue à Alcuin, semble l'indiquer : Nam tibi Hadda prior nocte non amplius unum In Traject mel compultimque buturque ministrat, Ut pute non oleuin nec vinum Fresia fumet. « La prieure l'acide, dit-il, à la distance d'unenuit environ, te donnera du miel d'Utrecht, de la bouillie d'avoine etdu beurre, car tu sais que la Frise ne produit ni huile, ni vin. » Un fait très inattendu devait servir au développement du beurre. Toutd'abord il fut considéré par les rigoristes du jeûne religieux comme unaliment gras et, par suite, fut inter dit surtout comme assaisonnement.Tout, chez les Religieux, devait s'apprêter à l'huile. Obligation quidevint difficile à observer en France. On transigea donc au Conciled'Aix-la-Chapelle en 817, qui permit tout d'abord l'usage de lagraisse, puis celui du beurre, quitte à l'interdire plus tard. Dans la vie ordinaire quotidienne il y avait deux sortes de beurres misen vente. Par de petits marchands, le beurre frais, en petits pains,était crié tous les jours dans les rues parisiennes. Il est, en effet,cité clans plusieurs Cris ou Crieries de Paris. Par exemple,dans les Crieries de Paris de Jean rie Carlande, au XIIIesiècle, on criait le beurre ; de même dans les Cris de Paris deGuillaume de Villeneuve. On i a fromage de Brie Au beurre frès n’oublie mie, A grands et petits, Avec beurre irais, Pigeons de marais, Donnent appétits. Dans, d'autres Crieries du XVIe siècle, On trouve encore : Beurre frais, beurre frais ! Il est bon peur la mue, Pour afin de sauver mes frais, J'en vendys hier en cette rue. Tons ces, petits beurres venaient des environs de Paris, deSaint-Germain, du Gâtinois et surtout, de Vanves. Le beurre de Vanves,c'était le beurre le plus recherché, la grande marque, le beurre royal.Il se vendait en petites mottes, marquées de fleurs de lys : Beurre de Vanves. C'est le meilleur, Qui oncques entra dans Paris ; Achetez-le, dames d'honneur, Et le salez pour vos maris. Aussi le proverbe « avoir le cœur doux comme une livre de beurre deVanves » était-il très répandu. Il y avait même, en 1668, un sieurNicolas Gyn qui n'hésita pas à prendre le titre de « Beurrier royal deVannes, étant le seul qui eut trouvé la perfection de faire dubeurre de Vanves dans la bonté et l'excellence qu'il peut être ».Quelques beurres d'herbes, dans la saison d'été, venant de Gournay,étaient aussi criés sur les marchés. Une autre friandise printanièreétait le beurre de mai, qui consistait en un mélange de beurre etd'ail pilé, très recherché des gourmets. A côte de ces petits beurres, il y avait les gros beurres dont la venteappartenait à la Corporation des Fruitiers-Regrattiers, installés enboutique, devenus ensuite la Corporation des Beurriers et Beurrières,réglementes tout d'abord par une ordonnance de 1396, par deslettres-patentes de Charles VI, en 1409, puis par des statuts de 1413,de 1519, de 1508, repris, en 1608, par le lieutenant de police Moreau. * * * Rien n'est curieux comme l'étude de ces statuts, rédigés comme tousceux du Moyen-âge, avec le souci d'assurer la loyauté du commerce et dedéfendre, avant tout, les droits de l'acheteur contre toutes lesfraudes, les ruses de vendeurs rapaces. Certes, les marchands n'étaientpas plus de petits saints que de nos jours et nous allons retrouver lesmêmes pratiques dolosives que celles de nos mercantis actuels. Mais quelle répression énergique ! Quel sens du droit, de la légalité,quel exercice fort et rigoureux de l'autorité, Il aurait fait bon, parexemple, accaparer les beurres sur les marchés, car cela se pratiquaitdéjà, et il n'y a rien de neuf sous le soleil. Tout d'abord, les marchands forains, arrivant de Normandie, deBretagne, des Flandres, avec leurs charrois de tinettes en boisou de pots de beurre n'avaient pas le droit de s'arrêter, à partir deLongjumeau, de Soisy, de Neaulles, de Montmorency. Il n'était paspermis aux voitures d'arrêter ailleurs qu'aux Halles et au marché quise tenait au Cimetière Saint-Jean. De même pour les arrivages par laSeine. Aux Halles, les beurres étaient pesés et poinçonnés par le Poidsroyal. « Personne, disent les statuts de 1413, ne devait allerau-devant des marchands forains, sous peine de confiscation du beurrevendu et sous peine de... fouet. » On ne s'en tirait point avec uneinsignifiante amende, par rapport aux gains illicites réalisés ! Nul ne pouvait acheter avant l'heure du marché. Les Grossistes, ainsidénommes par le jargon moderne, n'auraient pas été à leurs affaires.Aucune transaction ne pouvait, du reste, se passer dans les hôtellerieset les auberges, car les tenanciers étaient tenus comme responsables etgare les pénalités ! Nulle corporation ne pouvait non plus acheteravant d'autres. Que de fois les Pâtissiers et les Cuisiniers, durent,de ce fait, payer de lourdes amendes !« II fallait, disent les statutsde 1413, attendre l'heure du bourgeois et que chacun puisse en avoirpour son argent, qui en voudra avoir ». Les statutsde 1608 répètent les mêmes interdictions en des termes, qui sont encorecomplètement d'actualité : « Défenses d'aller au-devant des marchandsde beurre, ni d'acheter fruits sur les arbres, sansla présence des jurés pour éviter le monopole, qui cause lacherté des dites denrées. » A leur arrivée tous les pots de beurreétaient visités, « car beaucoup, dit un règlement,sont de bonne apparence, à l'entrée du pot, qui, au milieu, sont groset pourris. » Pour chaque infraction à la qualité, il y avait uneamende de 10 sols parisis. La grandeur des pots à beurre était, dureste, déterminée par les statuts de 1608 : pots de 5 livres, de 10, 25et 100 livres. Et les fraudes, les colorations factices, nos ancêtresles connaissaient aussi bien que les gros vendeurs de nos marchés ! Dès 1396, une ordonnance du Prévôt de Paris défend « les mélanges etles mixtures de fleurs de soucy, d'herbes et de drogues », et lesmélanges de vieux et nouveau beurre, sous peine de confiscation. Lesfraudeurs portaient un nom très significatif, dans cette langue drue etcolorée du Moyen-Age. C'étaient les Patrouilleurs ! Aussi les statutsde 1412 défendent-ils de mixtionner, farder, colorer et patrouiller lesbeurres. Autre point curieux, les Vendeurs de poisson, les Apothicairesne peuvent vendre du beurre, car on craint que cette denrée necontracte, par voisinage, une mauvaise odeur. Tout maquillage, desbeurres, répétons-le en passant, était puni de peine corporelle et laplupart du temps... du fouet. Toute cette besogne de contrôle et devisite était exécutée par les gardes du métier qui, d'après l’arrêt de1580, touchaient un sol par panier de beurre apporté. Plus féministesque nous le sommes actuellement, les Beurrières parisiennes pouvaientremplir ces fonctions de jurés. Et on pouvait s’en fier à leurfinesse féminine pour dépister les fraudes. * * * Quels-étaient les beurres qui alimentaient alors le marché parisien ?Les beurres salés — inventés par les Hollandais — venaient dedifférentes provinces françaises ou étrangères. De Bretagne, où Mme deSévigné vente surtout les beurres de la Prévalaie, près deRennes, qui venaient en petits pots. « Nous y mettons, disait-elle, depetites herbes fines et des violettes ». Le beurre de Bretagne avait une origine historique. De par plusieursbulles papales on sait que le beurre était interdit en carême. Anne deBretagne, femme de Charles VIII, prétendit que son duché de Bretagneproduisant un beurre excellent, on n'y apprêtait rien à l'huile. Parsuite, elle ne pouvait s'habituer au régime qu'on voulait lui imposer.Elle obtint donc, en 1491, du pape le droit d'user du beurre àdiscrétion. La reine... et la Bretagne n'y perdirent pas. On pourrait croire qu'on possède de nombreux documents sur le beurre enNormandie. Erreur. En relevant les Rôles de l'Echiquier, à peine sion trouve, sous les ducs normands, mention de quelques provisionstirées de leurs vacheries : 15 burez hure, ou pots de la ferme deMontfiquet en 1180 ; à la même date, 15 autres burez de vacaria deBarnevilla ; 15 autres encore du manoir de Canappeville-sur-Touques.Ces beurres ou pots en grès, sont souvent encore de nos jours appelés talevannes. C'est une erreur ; ce sont des pots de Tallevende(Talavinda, en 821) qui est un village Saint-Germain-de-Tallevendedans le Bocage normand. De la Normandie venaient, pendant l'hiver, lesbeurres d’Isigny, de Gournay, de Louppe. Du Boulonais venaient aussiquelques beurres placés dans des boucauts : d'autres étaient encoreimportés de Flandres, principalement de cette pauvre ville de Dixmude,de Hollande, d'Irlande, principalement de Dublin, débarquée au Havre ouà Rouen en barils de 200 livres, pour être dirigés surtout sur Bordeaux. Quel était pendant le moyen-âge le prix du beurre? Dans son Histoirede la propriété et du prix des denrées, notre concitoyen M. d'Avenetva nous répondre, de façon formelle, car il a établi le prix desdenrées d'autrefois, par rapport à la valeur monétaire actuelle et auxmesures modernes. Le beurre, en Angleterre au XIVe siècle valait 43 c.; le kilo montait, de 1301 à 1350, à 60 c. Ces prix se maintenaient àpeu près jusqu'en 1450 ; ce beurre anglais se vendait alors au gallonqui représentait 3 kilos 560. Par contre, en France, le beurre haussaità des prix alors très élevés. A Evreux, en 1371, d'après LéopoldDelisle il était vendu 1 fr. 35 ; à Corbeil, du beurre fin, en 1381,atteignait 3 fr. 35 et à Charonton, e1385, le beurre frais était payé 3fr. 80. Il retombait à 48 c. à Nantes en 1392 mais à Bergerac étaitdéjà remonté 2 fr. 66, en 1380. Allons sur d'autres marchés ! A Strasbourg, en 1401-1425, le beurre nevaut que 80 c., mais à Paris et aux environs pendant les troubler durègne de Charles VI, le beurre salé, d'après Dupré Saint-Maur se cote à1 fr. 75 et à 2 fr. 30 kilo. A Orléans, pendant le siège de JeanneD’arc, il ne dépassa pas 80 c. A Rouen — heureux temps – de 1479à 1514 il oscille entre 40 et 52 c. Mais, de 1554 à 1590 à Nimes, àParis, à Orléans il se tient entre 1 fr. 18 et 2 fr. 35 Voici même undes plus hauts prix atteints : c'est le prix de 5 fr. 24 payé pendantle siège de Chartres par Henri IV, en 1591. En 1639 en France, lebeurre coûte 3 tr. 25 et le beurre de Vanves, en 1558, se paye 4 fr.mais pendant toute la fin du XVIII. siècle, il baisse, et dans toute lapériode qui avoisine la Révolution il monte au-dessus de. 1 fr. ArthurYoung en ses Mémoires, en 1780, cite bien un beurre à 7 fr. 20 lekilo, mais il s'agit de beurre de Flandres transporté et vendu à Madrid. Après la Révolution, pendant une période assez longue, le beurreest vendu couramment de 1 fr. 90 à 2 fr. le kilo. Il fallait que le beurre soit d'une très grande consommation pourque les permissions d'en employer en Carême aient suffi pour construiredes édifices très importants. II y avait, en effet, une tour de beurreà la cathédrale de Paris et une autre, d'après Catherinot, à lacathédrale de Bourges. Mais notre puissante Tour de beurre,construite avec le produit des lacticines accordées par le cardinalGeorges d'Amboise, reste la preuve palpable du goût des Normandspour le beurre, denrée si rare aujourd'hui !... Georges DUBOSC. |