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DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Le Pont de l’Arquet (1926).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (21 Janvier 2017)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Première parution dans le Journal de Rouen des dimanches28 février et 8 mars 1926.Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par ci, Par là : Etudes normandes deMoeurs et d'histoire, 4e série (1927) .


Par ci, par là

LE PONT DE L'ARQUET



par

Georges DUBOSC
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I

Le Pont de l’Arquet!  Qui n’a point vu et senti le Pont de l’Arquet, au carrefour dela rue Eau-de-Robec et de la rue du Ruissel, n’a point faitconnaissance avec le vieux Rouen populaire d’autrefois. Ce carrefourest aussi significatif et caractéristique dans la vie des corporationsouvrières de jadis à Rouen, que l’était le Gros Horloge symbolisant larichesse des drapiers d’autrefois. L’un complète et explique l’autre,de toute ancienneté.

Le Pont de l’Arquet estpeut-être une des dénominations les plus vieilles, parmi celles gardéesjusqu’à nos jours par certains coins de Rouen. Et en voici la preuve !Dans le Cartulaire de Notre-Dame,de Rouen, datant de 1213, on rencontre, par exemple, une charte deRoger Fabre, par laquelle il vend pour cent sous tournois aux chanoinesde Sainte-Marie (la Cathédrale), deux masures (messagia), situées dans la rue del’Arket, près du Pont de l’Arket. Cette forme arket ou archet, qu’on trouve dans l’albumde Villars de Honnecourt, publié par de Lassus, désignait, d’aprèsLittré, l’arche voûtée d’un pont.

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Le Pont de l’Arquet,franchissant le Robec, est cité dans de très nombreuses piècespostérieures à celle du Cartulairede la Cathédrale ; en 1431, dans une pièce du tabellionnage ;en 1448, dans des comptes ; en 1464 ; en 1489, et dans de nombreuxactes du XVe siècle. Un acte du 20 septembre 1428 cite, par exemple, le Pont de l’Arquet, dans la rue de l’Arquet, ce qui prouve que lepont sur le Robec faisait suite à une rue ou ruelle portant le mêmenom. Que de contestations surgissaient alors entre les échevins et lesreligieux de Saint-Ouen, quand il fallait réparer ou parfois mêmeréédifier le fameux Pont de l’Arquet ! A ce sujet, il nous a étédonné de rencontrer dans le Cartulaire de Saint-Ouen (28 bis) aux Archives départementales (page 445), à la date de 1450, une pièceinédite qui porte ce curieux titre : Comment le Pont de l’Arquet futréparé l’an mil quint cent cinquante et comme Guillaume Gombault,vicomte de Rouen, témoigne qu’il a trouvé que ledit pont est assis surle territoire de l’Eglise Saint-Ouen.

« A tous ceux qui ces présentes verront, Guillaume Gombault, vicomte deRouen, salut.

« Comme plusieurs des manants et habitants des paroisses Saint-Vivien,Saint-Ouen et Saint-Maclou de Rouen et des demourants environ le pont,appelé le Pont de l’Arquet, assis sur la rivière de Robec, en laditeparoisse Saint-Ouen, nous eust été par plusieurs faicte, grande plaintede la ruyne d’icelluy pont laquelle était si grande, que l’on nepouvoit passer par dessus le pont sans grant péril et danger, et pource sommé les gouverneurs et procureurs de la ville de Rouen celuy pontfaire reffaire et réparer.

«  Lesquels se fussent exemptés disant qu’ils n’étaient pas tenuzni étant à eux de le faire, pourquoy et que le cas requéroit céléritépour les périls et dangers qui se pourroient en suivre et pour obvier àiceulx, nous eussions fait refaire en toute diligence possible icelluy Pont de l’Arquet et en toutes choses les frais et coustage d’icellui.Et ce fait, nous eussions voulu savoir s’il estoit au Roi Notre Sire àfaire réparer et maintenir le dit pont ou à autres, par laquelleinformation, nous avons trouvé le dit pont être assis au dehors desReligieux de l’abbaye de Saint-Ouen de Rouen.

« Mais qu’il leur appartenoit par seigneurie et que de tout temps ilsavaient accoustumé de faire réparer et maintenir icelluy Pont del’Arquet comme à eux appartenant, par quoy nous avons voulu atteindreles dits Religieux de Saint-Ouen à nous rendre et restituer les deniersque nous avons payés pour la réparation et réédification d’icelluy pontet iceulx faire et advouer.

« Savoir faisons qu’aujourd’huy par devant nous est comparu Damp MichelClément, religieux au dit lieu de Saint-Ouen, et recepveur du temporeld’icelle abbaye, lequel pour et au nom d’icelle abbaye, nous a païé etconstenté de la somme de IX livres que nous avions paié pour laréparation et réédification d’icelluy Pont de l’Arquet, de laquellesomme de IX livres nous sommes contents en quittons les dits deSaint-Ouen, à qui quittance en pourroit appartenir. En témoindesquelles choses, nous avons scellé ces présentes du grand scel auxcauses de la dite Vicomté, le XX de janvier, l’an de grace  milIIIIC cinquante.

                          « (Signé) : DUHAMEL ».

Comme on le voit, le représentant du pouvoir royal avait bien voulu, vul’urgence, faire les avances de la réparation du Pont de l’Arquet,quitte à en demander le remboursement aux religieux de Saint-Ouen dontle pont relevait au droit de leur seigneurie. Plus tard, pendant toutle XVIe siècle, la Ville faisait faire une « visitation » des ponts etplanches du Robec par les échevins et par son maître-des-œuvres, quin’est autre souvent que Rouland Le Roux. Vers 1522, dans un desprocès-verbaux de cette « visitation » (Archives municipales, tiroir255, pièce 27), il est « requis sous contrainte, Messieurs deSaint-Ouen, pour un coin nommé Le Pont de l’Arquet, au bout du haultde la rue du Petit-Ruissel. Il a été demandé à la femme Robert Layspour vider le varvot de sa maison venant près de la maison de LaTerrière, se trouvant près du Pont de l’Arquet ».

Il y avait plusieurs tènements dans cette rue de l’Arquet, conduisantau pont, et cela très anciennement. On trouve, par exemple, dès 1291,un tènement dans la rue de l’Arquet qui appartient aux clercs duCollège d’Albane et qui est loué, moyennant 25 sous par an, à Jean duBecquet et à sa femme Adia, qui le prennent en fieffe jusqu’à la terredevant Robec. (Arch. départ. G. 4727). Plus tard, en 1450, aucommencement du XVe siècle, la fabrique de la Cathédrale, représentéepar Guillaume du Desert, un des juges de Jeanne d’Arc, échange 4 livresde rente sur l’Image Saint-Christophe, qui appartenait justement àGuillaume Gombault, vicomte de Rouen, et qui se trouvait rueBeauvoisine, contre un hôtel, près de la rue de l’Arquet. (Arch.départ. G. 8754). Voilà encore l’échange d’un hôtel, situé sur laparoisse Sainte-Croix-Saint-Ouen en 1450, qui se trouvait borné par larue nommée rue de l’Arquet et d’autre bout par devant parl’Eau-de-Robec. Et bien d’autres tènements que nous passons soussilence !

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Tout ce coin du Pont-de-l’Arquet, encore si populaire aujourd’hui etsi pittoresque, était, au moyen-âge, environné de logis,d’établissements ou d’édifices, qui ont joué un rôle curieux dansl’histoire de Rouen. Quand, le long de la rue des Faulx actuelle, futconstruite la « clôture » du côté sud de l’abbaye de Saint-Ouen, il futédifié au carrefour de la rue des Faulx, de la rue de l’Epée et de larue Saint-Vivien, une porte avec deux tourelles entourées de douves,appelée la fausse Porte Saint-Ouen. De quadam platea juxta portamSancti-Audoëni, dit un texte de 1260. Souvent, par exemple, dans le Livre des Fontaines de Jacques Lelieur, on appelait cette porte la Porte Saint-Vivien. Quelques textes, du reste, concernent cetteporte. Un acte du 4 février 1422 se rapporte à un héritage, borné d’unbout la rivière de Robec, d’autre bout le pavement de la PorteSaint-Ouen. Dans un autre acte de 1426, il est fait mention aussi dela maison du coin de la rue de l’Arquet, c’est-à-dire « à la rue quiva de la Porte Saint-Ouen à la boucherie dudit Saint-Ouen »,c’est-à-dire à la rue des Boucheries-Saint-Ouen, qui a peut-être perdude son animation, mais qui existe toujours.

Dans un endroit voisin de la Porte Saint-Ouen, mais au-dessus, dansl’emplacement entre la rue de l’Epée et la rue Pomme-d’Or, certainementalors occupé par des clos et des champs, la Ville avait acquis uneplace vide. Par un acte de 1262, le bailli cédait, en effet, aux bonsbourgeois de Rouen une maison pour les lépreux, désignée sous le titrede Bordellum leprosorum, située près de la Porte Saint-Ouen(Archives municipales, tiroir 324, n° 2), d’après une charte dePhilippe-Auguste publiée en entier par Chéruel, dans son Histoirecommunale de Rouen. La Maison des Lépreux, qui se trouvait ainsihors des murs et dans la campagne, n’exista pas fort longtemps et futbientôt transférée au Mont-aux-Malades pour les hommes et àSaint-Julien, à Petit-Quevilly, pour les femmes.

Mais, tout contre le Pont-de-l’Arquet, voici un établissement ayantjoué un grand rôle dans la création de l’industrie rouennaise de ladraperie qui a commencé la prospérité de notre cité. C’est la Foulerie, dont une très vieille rue étroite, allant de la rueSaint-Vivien à la rue Eau-de-Robec, existant toujours, a conservé lesouvenir. Les fouleries étaient des établissements, où les foulons ououvriers foulonniers, afin de feutrer les draps et les étoffes, lesfoulaient et les piétinaient, pieds nus, dans des cuves remplies d’uneeau savonneuse, additionnée d’une sorte d’argile qu’on appelait « terreà foulons », qui les dégraissait. Plus tard, au piétinement onsubstitua un moyen mécanique, en faisant agir par des chutes d’eau desmoulins actionnant des pilons ou maillets, et même des cylindres, quipressaient et foulonnaient les draps. De là, le grand nombre de moulinsà foulons, sur les petites rivières rouennaises. De là, la présence,près du Pont de l’Arquet, de cette Foulerie de draps, souventappelée, dans de nombreux textes, La Foulerie d’Espagne, trèsprobablement parce qu’au XVIe siècle on y foulait des laines venuesd’Espagne. La création de la Foulerie à cette place remontait trèsanciennement, car une charte de 1199 cite fullones et tinctoresdesuper aquam Rodobecci manentes, « les foulons et les teintureriesinstallés sur l’Eau-de-Robec ». Bien plus, l’autorité royale leurprescrit, en cas d’inondation du Robec, d’abandonner leur travail etd’envoyer leurs ouvriers, avec leurs cuves et leurs chaudrons, portersecours aux riverains menacés !...

Bientôt, l’établissement de la Foulerie-sur-Robec allait sedévelopper. Les Foulons de Rouen se fournissaient de terre dans laforêt de Roumare. Le roi Louis VIII, par une charte de mai 1224, donna,en effet, aux bourgeois de Rouen la terre de Roumare, où lesfoulonniers et les teinturiers pourraient prendre ce qui leur étaitnécessaire, moyennant une rente de 20 livres tournois, dont la moitiéétait payée à l’Echiquier de Pâques, et l’autre à l’Echiquier deSaint-Michel. (Archives municipales, tiroir 324, n° 2). Cette chartea, du reste, été reproduite par Chéruel, dans son Histoire de laCommune de Rouen et dans Le Cartulaire normand, par Léopold Delisle,n° 330.

La « terre à foulon » était déposée dans une maison destinée à cetusage, qu’on appelait La Terrière et qui se trouvait justement dans La foulerie du Pont de l’Arquet. Elle appartenait, croyons-nous, auRoi, qui peut-être la louait aux bourgeois de Rouen. Dans l’acte de1224, on indiquait que si la terre venait à manquer là où ils laprenaient alors, ils pourraient en prendre là où ils en trouveraient,soit sur le territoire de Roumare, soit ailleurs. Le roi s’engageait enoutre à ne pas vendre, ni faire vendre la « terre à foulon » de Roumare.

Mais en 1283, le bailli de Rouen céda aux bourgeois de cette villeplusieurs places à Rouen, une partie des quais et la maison où l’ondéposait la terre. Elle est ainsi désignée, dans le texte latin : « Lamaison où est déposée la « terre des foulons », avec une place vide,située à la Porte de Saint-Ouen de Rouen, entre les murs de la clôturede la ville d’un côté et le tènement qui fut à Raoul Besevent, del’autre, comme il se pourpote depuis le pavement par devant jusqu’auRobec par derrière ».

La ville de Rouen distribuait cette « terre aux foulons », moyennantune somme d’argent. On trouve, en effet, dans le compte des recettes dela ville de Rouen, en 1260, cette mention : « Item de terra fullonum(permanum Ascii le Tort) LXV libras (Cartulaire Normand, p. 126). En1537, les maîtres des Eaux-et-Forêts attaquèrent le droit des bourgeoisde Rouen, mais sur la réclamation de ces derniers, le Dauphin, duc deNormandie, reconnut leur privilège et le confirma.

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Plusieurs contestations eurent encore lieu à ce sujet, ce qui obligeales baillis de Rouen à rédiger deux règlements pour la vente et ladistribution de cette terre, jugée si précieuse, l’un en 1412, l’autreen 1445. Dans les statuts des Fouleurs-tanneurs, tondeurs de draps deRouen, de 1424, il est dit que « tous les draps de ladite ville devrontestre foulez de la terre de la Terrière de la dicte ville et par lesouvriers dessus dicts, sous peine de 100 solz d’amende pour grand drapet de demi à l’équipolent. Laquelle amende appartient à la ville deRouen, à cause de la Terrière que ladicte ville tient du Roi nostresire. »

Dans l’article XIX, il est encore parlé de l’emploi de cette terre deRoumare :

« Tous ceulx de ladicte drapperie et autres doivent et pourront avoir,pour dix deniers de terre blanche, pour fouler un drap et le demi drapà l’équipolent, et si doivent avoir sept mottes de terre rouge, àl’échantillon de la Terrière, et dont les Boujonneurs ont et gardent untel échantillon par devers eux, pour un denier, si comme anciennement aesté accoustumé pour curer, fouler et nectoyer leurs draps. »

Les drapiers de Rouen devaient donc, on le voit, fouler leurs drapsavec la terre de la ville de Rouen et non avec une autre. En août 1389,Guillaume Allain et ses compagnons, gardes du bougon de la draperie,reçurent l’ordre de visiter deux pièces de drap appartenant à PierreDufresne de Coquereaumont, drapier de Saint-Vivien, parce que les ditsdraps n’avaient pas été appareillés en cette ville, mais par Martin deBondeville, avec la terre de la Forêt Verte. Pierre Dufresne, drapier,avait été condamné à 20 sous d’amende, pour ces pièces de drap quiavaient été foulées à Maromme, avec d’autre terre que celle de la villede Rouen (Archives municipales de Rouen, A I (août 1389).

A cette époque, la « terre à foulon » était affermée. En janvier 1389,elle le fut pour trois ans à Guillaume Crasbouel, qui paya, pour lestrois années de sa ferme, la somme de 561 livres tournois. Personneautre que le fermier ne pouvait prendre la « terre à foulon » de laforêt de Roumare ; et dans une délibération du Ier septembre 1498, ilfut porté plainte contre le receveur de Mauny, qui faisait prendrecette terre pour la porter parmi les draperies, au préjudice de laville qui, seule, avait le droit de fournir à Rouen et dans la banlieue(Arch. municipales, A 9), Ier septembre 1498). Tout un dossiermunicipal (Liasse 107) renferme nombre de pièces concernant lesFoulonniers et les Fermiers de ce qu’on appelait le Bougon,c’est-à-dire les fermiers de la terre de Roumare. On y trouve desnominations du 20 mars 1266, de 1377, de 1384, où le fermier, Jehan LePrevost, et ses pleiges ou garants, se plaignent que les drapiersvont prendre de la terre ailleurs qu’à Roumare, à son préjudice, etqui, pour ce, demande une déduction sur son prix de fermage, quis’élevait pour trois ans à 561 livres. On y trouve une enquête desGénéraux-réformateurs des Eaux-et-Forêts, qui, à propos d’un désaccordentre le Procureur du Roi et le Maire, se prononcent en faveur duprivilège municipal sur la « terre à foulon » de Roumare. En 1412, puisen 1546, le fermier Poisson et le procureur de la ville, NicoleGosselin, protestent encore contre les abus et les fraudes dans ladistribution de la « terre à foulon », si bien que les échevinsimposent une réglementation nouvelle, d’après les statuts desFoulonniers. On sévit alors avec rigueur, et on rencontre, à cettedate, de nombreux procès-verbaux de saisie de « terre à foulonner » quiprovenait d’ailleurs. On met, par exemple, sous main de justice – c’estle terme employé – 894 mesures de « terre à fouler », trouvées dans unpetit bateau, amarré à la Porte Guillaume-Lyon.

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Plusieurs maisons ou logis avoisinaient la Foulerie duPont-de-l’Arquet. En 1366, il est fait mention (Arch. dép. G. 4352)d’un maire de Rouen, Simon du Broc, inhumé à Saint-Ouen, qui possédaitdes rentes sur la Foulerie et sur la Maison des Cappelès, dans larue du Petit-Ruissel. En 1367, voici une vente par Robert Auzouf etRobert Dehors d’un manoir « en la rue qui va derrière la Foulerie ».En 1532 (Arch. dép. G. 4773) c’est le Collège des Clementins quipossède des rentes sur la Foulerie d’Espagne et, beaucoup plus tard,en 1708, alors que l’usage de la terre à fouler est disparu, c’est leCollège d’Albane qui fieffe une des maisons avoisinant la Fouleried’Espagne à Maître Michel Mallet, chantre et chanoine de l’égliseCathédrale.

Voici, rapidement résumée, l’histoire de ce coin du Vieux Rouenprimitif, qui soulève tant de souvenirs, mais il nous reste à indiquerce qu’il est devenu à notre époque et jusqu’à nos jours.

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II

Dès le XVIIe siècle, l’importance de la draperie rouennaise, desfoulons et des teinturiers commença à décroître et, par suite, le Pontde l’Arquet et la rue qui y aboutit, perdirent-elles aussi de leurrang, de leur importance dans la vie ouvrière rouennaise. On devine quebon nombre de maisons anciennes furent refaites à cette époque,notamment la maison de la rue Eau-de-Robec, qui porte le millésime1601, orné d’une salamandre qui fut une enseigne ; la maison à étente,aujourd’hui transformée en boulangerie, au coin du Pont de l’Arquet, etla maison de coiffure Au Figaro Rouennais qui proclame qu’elle a étéfondée en 1641.

A cette époque, Hercule Grisel nous apprend dans ses Fastes de Rouen,que le petit marché ambulant du Pont de l’Arquet, marché aux légumes,aux fruits, aux fromages, s’étendait déjà là. Au Carnaval, et surtoutau Mardi gras, on y faisait ripaille et on y jouait à la lueur deslanternes à un jeu de hasard, inconnu, qui s’appelle setonville,d’après Grisel. Est-ce dans un de ces jours de fête nocturne quequelques compères du quartier, au dire de David Ferrand, dans sa Muzenormande, tombèrent à l’eau, dans Robec, beau sujet à traiter pour le Puy des Palinods.

    Les trompeux de ce Puy, qui sont assez bons frères,
    Vous apportent un sujet digne de vos cerveaux.
    C’est qu’au Pont de l’Arquet, ils chûrent dans sesiaux,
    Ayant un p’tiot sucé Bacchus par derrière.

    Ces souffleux pensaient bien trouver dedans Robec
    Si pourraient rencontrer de quoi saoûler leur bec…

Mais l’eau de la petite rivière ne put que rafraîchir le vin que cessonneurs de trompe avaient trop bu !

Mais il n’y a pas que des faits plaisants dans l’histoire du Pont del’Arquet, il en fut de tragiques, notamment, lors de la terribleinsurrection d’avril 1848, qui hérissa soudain tout le quartierMartainville de barricades, qu’on dut même prendre à coups de canon, etqui causa la mort d’une trentaine de Rouennais.

« Presque instantanément une barricade avait été formée, dit le Journal de Rouen, au débouché de la rue du Ruissel et de la rue duPont-de-l’Arquet. Elle a été successivement attaquée du côté de la rueEau-de-Robec et de la rue des Faulx, mais comme il régnait uneobscurité complète, on a dû attendre, pour l’enlever et la détruire,que des torches furent envoyées. Un homme, placé en sentinelle avancée,a été tué d’un coup de baïonnette. Un autre est tombé sous la fusilladesur la barricade, mais quand on a démoli la barricade du Pont del’Arquet, on n’a point trouvé leurs corps. »

Dans le compte rendu du Procès intenté aux insurgés de 1848, à Caen,en novembre de la même année, on rencontre quelques détails nouveauxsur cette barricade du Pont de l’Arquet. On voit que les défenseurs dela barricade étaient surtout excités par un nommé Belleville,secrétaire du Club central démocratique et que le lieutenant Croizé,qui commandait les troupes régulières, passa par la rue des Faulx,jonchée de tessons de bouteilles, pour empêcher la cavalerie decirculer. Quand il entra par sections, dans la rue de l’Arquet, il futsalué par un feu de peloton, parti de la barricade. Caché derrière uneborne, un insurgé déchargea même trois fois son pistolet contre lestroupes…

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De ces jours sanglants, il ne reste plus de traces, pas même unelégende. Seul, comme jadis, a survécu le petit marché ambulant.

Au long de cette rue du Pont-de-l’Arquet, les revendeurs et lesrobustes commères, détaillent toujours aux chalands du quartier, desharengs saurs, des maquereaux salés, des fruits, des légumes jetés surdes brouettes ou des « balladeuses », au milieu d’un tapage de cris,d’interpellations, où se reconnaît le patois traînard martainvillesque.

Assises sur le trottoir, leurs paniers posés sur le pavé, lesrevendeuses débitent leurs victuailles à leurs clients ordinaires ;ouvriers des quais, dockers, débardeurs, terrassiers, artisans de larue, qui, pour la plupart, logent dans les garnis, dans les « cabinets» du voisinage, de la rue Eau-de-Robec, de la rue du Ruissel ou de larue du Corbeau. A l’heure du repas, tout le monde s’engouffre dans lesdébits voisins, après avoir fait provision de frites à une friterievoisine, dont l’odeur de graisse embaumait le quartier, ou, jadisencore, à l’étalage du père Ferdinand !

A l’angle de la rue du Ruissel, qui jadis s’appelait la rue du Petit-Ruissel, au cœur de Martainville, est restée campée une vieilledemeure du XVe siècle, qui a malheureusement perdu un peu de soncaractère pittoresque, depuis que sa vieille toiture de tuiles a étéremplacée par un revêtement de grands carreaux de zinc. Restent,cependant, ses encorbellements, ses étages, son haut pignon qui seprofile sur la rue du Ruissel et se poursuit, par des étages plus bas,où s’ouvrent des lucarnes. Toutes ces façades en charpente ont encoregardé leur essentage en grosses ardoises caillouteuses, quis’imbriquent l’une sur l’autre et qui, sur le poteau cormier, formentdes combinaisons élégantes d’essentes découpées, taillées et mêmejusqu’à des écussons. Dans son amusant et curieux ouvrage sur Lesgirouettes, épis et crêtes, Eustache de la Querière, qui connaissaitsi bien son Vieux-Rouen, n’a eu garde d’oublier cet antique logis, quia résisté à tant de vicissitudes.

Cette vieille maison du XVe siècle – qui pourrait bien avoir été la Maison des Cappelès – abrite maintenant un des débits les plusachalandés du quartier, et qu’il fallait voir, il y a quelques annéesavant la guerre, alors que les clients, hommes et femmes, se pressaientdans la salle du rez-de-chaussée, contournée par une sorte de comptoiren forme d’hémicycle. Peu ou point de sièges, sauf quelques escabeauxde bois dans les coins. On y entrait, ou en sortait en quelquesinstants ou on y séjournait le temps d’y avaler d’un coup de gosier, un« tout ensemble », un classique « petit sou », un « un et deux »,toutes formules populaires qui désignent un mélange de café noir etd’alcool, car, en pays normand, la prudence veut qu’on voile toujoursde café la terrible eau-de-vie.

A côté du débit, existait jadis une salle de café plus confortable,puis, dans une cour en arrière, à laquelle on accède par un longcouloir étroit, la fameuse Salle des mariages, ainsi dénommée parcequ’il s’y consacrait nombre d’unions plus ou moins légitimes et plus oumoins éphémères…, tout comme dans les plus grands bars, ou les dancings les plus réputés. En réalité, la Salle des mariages vautbeaucoup mieux que sa réputation. C’est une grande salle vitrée, quis’emplit de public à l’heure des repas, quand le monde des pauvresdiables vient manger un morceau sur le pouce, un restant de rata,rapporté de la caserne voisine et réchauffé sans aucune rétribution, aufourneau qui chauffe la salle où se réunissent ces pauvres gens. Entreles heures de travail, il ne restait dans la Salle des Mariages quede rares chômeurs, qui raccommodaient tant bien que mal leurs pauvreshardes et leurs chaussures, inhabiles dans cette besogne, aidés parquelques bonnes femmes, marchandes au panier. Si violent que soit letapage dans la Salle des Mariages, on y faisait silence, quand,quelques années avant la guerre, on y entendait un des chanteurs duquartier, Manque d’air, lorsque d’une terrible voix éraillée parl’alcool, il rugissait sa romance sentimentale !

Aux deux étages supérieurs du logis, où s’ouvrent les petites fenêtresgothiques, se trouvent les « garnis », autrefois à 20 centimes, car onloge « à la nuit » au Pont de l’Arquet, comme dans les maisonsvoisines. Une vieille légende rouennaise, cent fois répétée, rapporteque, jadis, on « dormait à la corde ». Les dormeurs, couchés sur leplancher, reposaient leurs têtes sur leurs hardes pliées, leur servantd’oreiller et posées sur une corde tendue. Le matin, pour réveillerbrusquement ses hôtes, le tenancier n’avait qu’à détendre la corde. Lasecousse fait sortir du sommeil, les dormeurs les plus récalcitrants !Mais, répétons-le, c’est une légende !...

Au Pont de l’Arquet, en effet, chez Alphonse Lecornu, puis à la maisonNavarre, chaque client a droit à un lit de fer avec sommier, matelas,couverture et même draps, changés tous les mois. Il y a quelquesannées, il y avait 135 lits numérotés, répartis dans des chambres trèspropres, hautes et éclairées ; une sorte de lavabo en zinc servait pourles ablutions de propreté. Pas de mauvaises têtes, pas de gens sansaveu. Aussi bien, à une heure et demie du matin, écrivait JulesSionville, chroniqueur rouennais, il y a un contre-appel, et on noteles absents sur l’inévitable livre de police, en attendant le réveil,qui a lieu généralement pour les travailleurs des quais, à cinq heureset demie du matin. Du reste, tout ce petit monde obéissait fort bien àune brave femme, Madame Léon Navarre, qui tenait cette hôtellerie etqui aimait à rendre service à ces rudes travailleurs. Ne l’avaient-ilspas baptisée « la Mère des Sept-douleurs », parce que nul ne savaitmieux panser une plaie au doigt, à la main ou à la tête, provenant dequelque accident du travail ? Tous ceux qui rendent ainsi service à lapopulation ouvrière, sont, du reste, fort bien considérés dans cequartier populaire, ou chacun se connaît et se respecte…

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Ne quittons pas cette maison du XVe siècle, transformée en débitpopulaire, sans jeter un coup d’œil sur la décoration de la cour. Elledut être fort jolie en son temps, puisque Eustache de la Quérière l’acitée dans ses Maisons anciennes de Rouen. Il signale ces doublescolonnes en pierre et en bois, ornées de statuettes élégantes de laRenaissance, notamment une, représentant La Foi, qui tenait unciboire surmonté de l’hostie. Il cite aussi tout un revêtement decharpente, disposé en damier, formant des losanges de plâtre, ornés depetites médailles, moulées et se découpant sur le nu de la façade.Aujourd’hui tout cet ensemble est bien défiguré par des additionshétérogènes, mais on devine que le logis dut être charmant. JulesAdeline, l’érudit aquafortiste, qui habita si longtemps le quartier del’Eau-de-Robec, avait tiré le meilleur parti de ce joli décorpittoresque, qu’il avait reproduit dans sa reconstitution du VieuxRouen, à l’Exposition régionale de 1896, où il décorait une petitecour, derrière le Bureau des finances.

Ce coin du Pont de l’Arquet, si souvent dessiné par les dessinateurs etles peintres, était toujours le centre d’une fête et d’unemanifestation au « 14 juillet », fête revêtant toujours un caractèrepopulaire. En effet, Robert Busnel, le brillant statuaire, élèved’Alphonse Guilloux et de l’Ecole nationale des Beaux-Arts, prix duSalon avec son Baiser rustique, l’auteur de la charmante Dentellière, est un enfant du quartier, habitant de la rue duRuissel, où il avait son atelier. Chaque année, il improvisait quelquebeau buste de la République ou quelque allégorie, qu’on plaçait au Pontde l’Arquet, dans un parterre de fleurs. Et la fête commençait avecdiscours, allocutions, compliments par une petite fille, remerciementsdes membres du Comité. Tous les ans, la municipalité y étaitreprésentée par un adjoint, l’excellent M. Robert, dont on confondaitle nom dans de chaudes acclamations, avec celui de Robert Busnel. Uneannée, le statuaire avait conçu un véritable groupe, La Républiqueinstituant la loi de protection des vieillards. Ce fut un véritabletriomphe !

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Le Ruissel, la rue du Ruissel, qui est la prolongation du Pont del’Arquet, jusqu’à la rue Martainville, était autrefois une sorte defief urbain, le fief au Moutardier, dépendant de l’abbaye deSaint-Ouen, et comprenant une vingtaine de maisons. Il appartenait auXIIIe siècle à Robert le Moutardier, qui l’avait acheté à Robert deCottevrard. Est-il besoin d’indiquer que le Ruissel tirait son nomd’une dérivation du Robec, d’une sorte de canal ou Petit Ruissel, quicoulait sous de larges dalles de pierre, cahotantes, glissantes etdisjointes ? Il traversait la vieille rue Martainville au carrefour du Ponchel, si souvent cité dans la Muze normande de David Ferraud.

    Tous bons garçons du quartier du Ponchel !

Ce Ponchel était l’ancien Pont Honfroy, jadis la limite de la ville.Là, le Ruissel passant sous un petit pont de bois, confond ses eauxavec l’Aubette. Dans cette rue du Ruissel, une vieille maison estdemeurée à droite en montant, et l’on aperçoit son pignon revêtu d’unplâtrage jauni, troué de petites fenêtres.

C’est celle où naquit le comédien Albert Lambert et son fils, lesociétaire de la Comédie-Française, issus d’une brave famille ouvrière,comptant encore des descendants dans ce vieux quartier qu’ils n’ontpoint abandonné. Albert Lambert a même évoqué de façon saisissante levieux Ruissel de son enfance, en des vers frappés au bon coin et quiméritent d’être reproduits dans cette étude :

    Avant que tu sois disparue
    Avec les choses du Passé,
    Je veux te chanter, vieille rue,
    Où notre vie a commencé !

    Lorsque mon souvenir remonte
    Vers l’enfance, c’est ton ruisseau –
    Je le dis sans orgueil, ni honte –
    Que j’aperçois de mon berceau.

    Ton ruisseau bruyant qui te donne
    Ce nom de style coloré,
    Ton ruisseau qui coule et chantonne
    Avec ton peuple bigarré.

    C’est le très vieux logis qui cloche
    Et penche en haut vers le ruisseau
    Mais, entre ses bornes, s’accroche
    Comme à ses ancres un vaisseau.

    C’est l’ascension pittoresque
    De tes tristes maisons, leurs toits
    Zigzaguant sur le ciel et presque
    Se touchant au front par endroits.

Rien ne fut plus pittoresque, plus familier, plus cordial, quel’inauguration de la plaque commémorative d’Albert Lambert. Rien deplus amusant que le défilé du cortège officiel par la rue duPont-de-l’Arquet, avec son Comité où se trouvaient Jean Revel etd’autres notabilités, précédés par le grand animateur que futl’original chimiste, G.-A. Le Roy, qui brandissait sa canne et son hautde forme des grands jours. Dans cette rue étroite, resserrée,grouillante d’un public cordial et familier, il nous souvient encore dela lecture en public de la liste des souscripteurs, donnée par G.-A. LeRoy. Tout à coup, sa lecture fut interrompue par la voix d’unspectateur, placé à une lucarne, sur un toit voisin : « Eh bien quoi !vous m’oubliez, moi qui ai donné 40 sous ? » Un colloque très cordials’engagea avec G.-A. Le Roy qui, de sa voix de stentor, s’écria : « Ilsera tenu compte de votre juste observation, citoyen ! » Rien ne futplus inattendu, plus caractéristique, plus gai que cette manifestationpopulaire en plein vent.

Il ne reste presque plus rien de tout cet ancien quartier. On a abattubien des galetas sordides, des logis malsains, des cours délabréesautour de ce carrefour du Pont de l’Arquet, dont nous venons de décrirel’histoire au cours des siècles. Faudrait-il s’en plaindre si, avec lesvieilles murailles abattues, on avait pu chasser à tout jamais lamisère qui, depuis si longtemps, s’est abritée dans ce vieux quartier ?


Georges DUBOSC.