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DUNAN, Renée (1892-1936) :  Uzcoque(1930).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.III.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-108) du numéro 108 (juin 1930) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


UZCOQUE


Nouvelle inédite

par

Renée DUNAN
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C’est une jolie mer que l’Adriatique, et qui abonde en paradoxes. Ellebaignait jadis Sybaris, pays de la vie heureuse, et la Macédoine, terreroide autant que barbare. Elle unit Venise à la Dalmatie, l’impérialeRavenne à la sauvage Tchnernagore. Toutes les races d’Europe ont passésur ses rives.

Or, au sommet de l’Adriatique, le golfe vénitien a la forme d’un sacmal retourné. Le milieu du fond ressort. C’est l’Istrie. A gauche et àdroite de cet apostème sont deux dépressions, où vivent deux portscélèbres, au nord Trieste, au sud Fiume.

Ces deux cités, comme toute la côte est de l’Adriatique, furent, untemps, colonies vénitiennes. Aujourd’hui, elles constituent deux beauxports de commerce, très florissants, tandis que Venise est morte. Ainsiva le cours de l’histoire humaine ! Je fus à Fiume peu avant queGabriele d’Annunzio y vînt régner et transformer en possessioneffective une conquête d’ailleurs judicieuse, mais à laquelle nulItalien ne songeait avant 1914. En tout cas, Fiume est une villeitalienne. Le Croate y est exceptionnel et sans relief. Évidemment,derrière la côte règne un métissage de races innombrables : Turcs,Slavons, Finnois, derniers restes des peuples originaux si mêlés quihabitent encore la Dalmatie. Tout cela grouille magnifiquement. Maisenfin, quand ils auront fondu le Colleone, bâti le Palais des Doges,signé des toiles de Tiepolo, Véronèse ou Titien et imaginé quelquesmenus bibelots civilisateurs, on pourra les citer à la barre.

J’étais d’abord venue à Venise. Là, une histoire avec la maîtresse deMarmorock, le banquier, m’obligea de gagner Trieste. J’y vécus un mois.C’est une ville aussi internationale que Marseille, et fortpittoresque, encore que de longtemps, écrasée qu’elle fut sous la rudepoigne autrichienne, elle ne retrouvera point la gaieté méditerranéenne.

Un jour, j’eus assez de Trieste, j’avais décidé de promener mamélancolie naturelle sur toute la côte dalmate, albanaise et grecque,jusqu’au Péloponèse.

Je partis donc pour Fiume. Des bateaux à vapeur font chaque jour letrajet. L’Istrie est une magnifique presqu’île, semblable à un pétalede rose géant jeté sur la mer. Les côtes en semblent découpées à lascie, et le spectacle est exquis de longer cette série d’anses, debaies, de calanques, de rades, de petits golfes et de ports qui sesuccèdent harmonieusement.

Les villages, perdus dans les vignes, emplis de citronniers et defiguiers, sont gracieux comme du Virgile.

La terre rougeâtre rehausse de sa nuance lourde la verdure des fonds etla blancheur des villas en terrasses, car l’Istrie n’est point plate,mais subtilement accidentée.

Dès Trieste quittée, armée d’une puissante jumelle à prismes, jem’installai à bâbord et admirai le paysage. J’étais seule à le faire eten tirai une joie de supplément. J’abomine l’admiration grégaire.J’avais bien vu à l’embarquement un trio de faces anglo-saxonnes et uncouple bizarre, peut-être intéressant et en tout cas curieux. Tout cepeuple se tenait sans doute dans la « cabine-salon », je pouvais doncgoûter solitairement les beautés istriennes.

Nous dépassâmes Capo d’Istria, dont je vis de loin le fin campanile,imité de celui qui croula un jour à Venise. (Il est d’ailleursreconstruit.) Plus loin, ce fut Pirano, également nantie de la finetour symbolique où, vraisemblablement, devait être, comme toujours,sculpté le lion ailé.

Ensuite, ce fut Umago, Cittanova, Parenzo. Ces noms harmonieux etchantants ont déjà une grâce infinie. Parenzo me révéla devant son portdes palais exactement calqués sur ceux du Grand Canal.

Ensuite nous passions Rovigno. J’ai ouï dire que le vin y est glorieux,mais je ne pouvais pas descendre en ce village pour y boire seulementune fiasque…

Nous entrevîmes Farano et les îles Brioni, puis ce fut l’arrivée àPola, redoutable citadelle maritime du temps des Habsbourg.

Pola est d’ailleurs une cité qui a de la bouteille. Elle faisait sacapitale du temps de Sylla, guerroya avec Pompée contre César etinscrivit son nom sur de flamboyantes annales. Cela ne me retenait nine m’attira.

A Pola, on tourne, et c’est le versant sud de l’Istrie qui s’offre,dont Fiume occupe le fond. On nomme ce golfe le Quarnero. Des îlesinnombrables et splendides habitent ce Quarnero, que domine un petitmont jeté à mi-route de la côte : le « monte Maggiore ».

Les villes, de ce côté, sont plus rares qu’à l’opposé. C’est accidenté; les baies, semées de récifs, s’attestent inhospitalières. AvantFiume, on ne trouve de dignes d’estime qu’Abbazia et Volasca.

Or, peu après Rovigno, je regardais avec ma jumelle une exquise citésises en pleine Istrie et nommée Digmano. Couronnée d’oliviers, bâtiecomme pour ménager des perspectives harmonieuses, protégée par deuxcollines aux pentes douces couvertes de champs de melons, cettebourgade avait un charme naïf et peut-être un peu trop littéraire, maisdélicieux.

A ce moment-là, tandis que je rêvais sur des vers d’Horace, j’entendisparler tout près, à ma gauche. Je me tournai, mécontente qu’on troublâtma contemplation.

Il y avait là, si proche qu’il semblait y être venu avec une intentioncachée, un couple étonnant.

Ils regardaient aussi le paysage, sa courbe élégante où le flots’étalait en nappes capricieuses, ses anses qui paraissaient se viderlorsque la marche du vapeur en réduisait la surface, la couleur et laperspective, et les maisons blanches semées parmi la verdure sombre.

A mon geste, tous deux, l’homme et la femme, tournèrent également latête de mon côté, et je sentis peser sur mes paupières ce double regardinsolite.

On ne pouvait nier l’extraordinaire originalité de ces personnages etl’étrangeté séduisante de leur aspect.

Agacée, je revins vite à Digmano, qui s’effaçait aux lointains, mais jesentais, à une sorte d’énervement intraduisible, que mes deux voisinsne cessaient de m’examiner.

L’influence magnétique du regard a souvent été affirmée puis niée. Elleest mal saisissable, mais ce dont je suis assurée, c’est qu’elleexiste. Je croyais sentir des doigts très légers attoucher mespaupières, ma nuque, le lobe de mon oreille. Et cela descendait,frôlait la saignée du bras, touchait la hanche, hésitait, tentait depénétrer sous ma jupe. Puis je percevais le frôlis sur ma jambe, etj’en avais l’irritant désir de donner des coups de pied.

Dès lors, ma contemplation du paysage ne fut plus qu’une joie morcelée.C’est à peine si je vis Pola. Sans cesse, les quatre pupilles voisinesme caressaient et suscitaient en moi un trouble désir. Par moment, jetentais à mon tour de voir et de définir ce couple.

Lui, de race incertaine, pouvait être d’Italie ou de Provence, deLanguedoc, de Catalogne et même d’Algérie. C’était un homme extrêmementrobuste, à la poitrine bombée et carrée, où les pectoraux s’accusaientsous le gilet. Avec cela, aucune lourdeur, grâce à la taille mince etaux longues jambes nerveuses de coureur. La nuque était peut-être unpeu forte, comme les attaches de l’épaule semblaient lourdes, mais levisage illuminait cela. Imaginez le sourire sarcastique du Voltairede Houdon sur une face de trente ans que ne blessaient ni la maladie nile souci, et qui était belle. La mâchoire inférieure sortait un rien,mais j’abomine ces faces de rongeurs où le menton est pris de syncopeet tombe sans pudeur dans le cou. Les joues pleines accusaientpleinement leur double incurvation, liée d’ailleurs avec grâce à laforce des masséters, sortant sous la peau, – ce qu’on nomme la facecésarienne. – Et puis, en haut, apparaissait un front bombé, large ethaut, prolongé par le nez catégorique des Méditerranéens. Et de chaquecôté de cette lame tendue en proue deux yeux me regardaient, immenses,couleur d’une houille sur laquelle se caillerait du sang. De longs cilsjetaient toutefois sur le regard dur une nuit douce. Ils apportaient àsa cruauté le tempérament de leur pénombre, que prolongeaient lebleuissement de paupières fatiguées et l’entaille d’un creux bistréentre le nez et les pommettes, sceau de débauche ou de fatigue.

Mais ce n’est rien que de décrire cet homme. Les descriptions étalent àla file des données qui vous frappent simultanément. Impossible donc derestituer l’impression d’ensemble qui pouvait s’exprimer ainsi : voiciun athlète du vice.

Lui, calme et froid comme le sont pourtant rarement les gens du pays,tourna la tête pendant que je l’admirais. Sous une affectationd’indifférence, l’œil me parut déceler des intentions qu’il m’étaitévidemment impossible de présumer, mais non de connaître aveccertitude, et que je craignis confusément.

La femme, elle, devait être une Anglo-Saxonne. Ce teint merveilleux,qui déçoit toujours les poètes acharnés à trouver la métaphoreparfaite, ce compost de pétales roses et blancs, cette douceur de chairlisse et ferme comme un brugnon, ce charme sapide ne sauraienttotalement être traduits avec des mots. Mais l’interprétation généraleen était plus saisissable. Forte, assez semblable aux femmes quipratiquent constamment la gymnastique ou l’acrobatie, elle gardait,dans sa puissance, une grande sveltesse de formes aux lieux où lescourbes du corps féminin se coordonnent : la taille, libre, restaitdonc fine, avec le bassin étroit, le cou petit et les poignets maigres.Elle était blonde, d’une nuance citrique, totalement hostile au blondtraditionnel, une nuance intermédiaire entre le maïs et l’or vert, unjaune à reflets fauves et bronzés. Et ses yeux formaient deux tachesviolettes, d’un ton foncé et sourd, dans un masque où toutes les ombresétaient de lait, tous les clairs rehaussés d’un indéfinissable miniumet la peau attirante comme l’est un fruit charnu pour l’assoiffé. Labouche se tordait, mobile et dédaigneuse, avec des moments où songonflement devenait comme une ecchymose, d’autres où l’on eût juste ditune mince cordelette rouge. Mais c’était vraiment une bouche à aimer.Il est impossible de faire comprendre à celui qui ne l’a pas déjàressenti l’attrait passionnant d’une belle bouche. Non pas, bienentendu, cet attrait littéraire qui s’en tient aux tropes vieux etneufs et veut ignorer le succulent réel pour pouvoir mieuxs’émerveiller devant l’objet de comparaison. Ceci, c’est le témoignaged’une emprise purement nominale des mots sur la sensibilité.

La bouche en arc, en fruit, en accolade, en ce que vous voudrez, c’estlinéaire, c’est une épure. Vous n’y accrocherez donc aucune de cesaggravations d’état nerveux qui constituent ce qu’on nomme un «sentiment ». Une belle bouche n’est pas chose immobile, portant àl’état figé ce qu’on a dit une fois pour toutes parfait : le rire desétoiles de cinéma.

C’est un être à part, complet, dont les éléments physiques ne sont quela matière. La mobilité de sa forme, la subtilité des impressionsqu’elle communique, sa richesse en arabesques hiéroglyphiques, quecommente en suite le regard, cette façon de s’offrir et de sereprendre, cette fuite et cette amitié qui s’expriment sur quelquescentimètres de chair mobile sont parmi les plus étonnantes choses dontle désir – je le retrouve ! – puisse donner la préscience, puis lesavoir, puis l’émoi. Cette femme avait une bouche pareille à un animalprodigieusement intelligent et qui, n’ayant que ce hiatus de chair pourexprimer tout un esprit, y parviendrait sans hésitations, sans à-coups,sans erreurs.

Les frissons partaient des commissures, se rencontraient, s’annulaient,se complétaient. Ils harmonisaient cette bouche ou lui donnaient encoreune extraordinaire torsion emplie de secrets. On y pouvait lire toutela misère de l’amour partagé qui n’est jamais complet et cherche às’étendre.

D’autres fois, c’était un fil rouge, tremblant de colère des dents quiveulent y mordre. J’y lisais le sadisme et l’affection du crime. Etpuis la chair ressortait, blessure gonflée et luisante, traduisant laforce, le goût, l’offre, l’irritation secrète d’un baiser pareil à unedélicieuse brûlure.

Mais aussitôt le baiser s’effaçait, et je ne voyais plus qu’un désirrepoussé très loin, caché sous la haine d’un léger gonflement desangles, où s’esquissait alors un pli boudeur et câlin, une ombre de plipour lequel on eût peut-être aimé mourir…

- Passionnée.

- Tais-toi, ma chère. On meurt pour moins que cela !

Cette bouche m’hypnotisait. Je dus avoir un regard si flambant que jevis ardre à son tour la femme aux cheveux d’or vert. Elle fit une mouelégère, presque imperceptible, où frissonna le lobule de sa lèvreinférieure, puis, à gauche, sa joue se creusa et le menton se tendit.Je devinai ce que cela voulait dire :

- Je n’ai pas compris, moi ?

- Moi, si !

- Tu es subtile. Non, je ne devine pas non plus.

- Explique, ma chère.

- Cela voulait dire : « Toi aussi, tu me plais. Patiente un peu ! »

- Tant que cela ?

- Plus, car un regard oblique glissé sur l’homme signifiait en outre :« Qu’en dis-tu ? »

- Oh ! Oh ! Nous entrons de plain-pied dans les discours compliqués !

- Ils sont donc si inflammables, ces voyageurs adriatiques ?

- Plus encore, comme tu verras.

- Il faut nous faire ignifuger, sans quoi nous allons tous ardre commeun tas de cotrets. La bouche de cette femme et ses promesses,croyez-vous que tout cela n’est pas incendiaire ?

- Paix !

Dès lors, le Quarnero n’eut plus pour moi que des charmes fugaces etespacés.

A peine jetai-je un regard sur l’île divine de Véglia, si pleines desouvenirs historiques qui sont parmi les plus passionnants du passé :ceux des Frangipani. L’île de Cherso non plus ne me retint. Je passaisà méditer sans rien voir les longues minutes durant lesquelles défilaitavec douceur la suave et subtile douceur parfumée de la côte et desîlots. A l’ouest, vers la haute mer, le soleil effervescent allumaitsur les vaguelettes un feu d’artifice tremblant et polychrome. Levapeur gémissait doucement, et sa machine haletait comme en récitantune chanson mélancolique. L’hélice brassait avec un frisselis le flottournoyant, dont l’écume semblait de nacre et de goudron à la fois. Ilfaisait chaud, et pourtant une brise fine voletait, venue du sud-est,où elle s’était rafraîchie en Tchernagore. Là-bas, Fiume faisaitmaintenant une tache bistrée et rose sur la mer, au centre d’unevoussure concave. Des points lumineux dominaient la cité devinée, etdans les fonds, lactée et verdâtre, la terre enfonçait ses perspectivesindéfinissables, comme un flot descendu de la côte que nous frôlions.Le monte Maggiore y faisait le beau, avec les assises fauves et lesstrates de terrains où de roches étagées. Cela allait du rouxcaractéristique des minerais ferriques au crémeux des sables àforaminifères, et du vert cru des cultures de légumes au blond tachetédes champs de pastèques. Cependant, tandis que je regardais en moi unpaysage humain symbolique réfléchir et interpréter ce paysage d’Istrie,coloré, ardent et délicat, à deux pas au plus, les deux êtres quim’avaient frappée imitaient ma contemplation. Je revois encore comme sic’était-là l’abandon des deux corps à la lisse du bateau. Lui s’étaitéloigné. Je n’en voyais plus que l’échine incurvée et le rejet d’unejambe forte et tendue, où des muscles sous le jarret soulevaient laflanelle du pantalon, pour esquisser, en une double convexitédivergente fondue au bas dans un angle courbe, la forme d’un cœur. Latête était penchée. L’homme regardait la mer. Mais la femme, proche,exaspérait en moi l’irritabilité, venue des choses désirées etincompréhensibles. Elle levait un profil magnifique d’éphèbe tropféminin. Les lointains semblaient apporter à ses narines, gonflées etbattantes, des odeurs que je ne percevais pas. La chevelure, lourde,offrait des tons étonnants à la nuque. Le vert d’une patine florentines’y mélangeait à l’or chaud et lourd de certaines pourpres violettes.La proximité des chairs apportait dans ces nuances bizarres son fondd’une pâleur ivoirine, sur lequel l’enroulement couleur thé setachetait d’orangeâtre. A l’oreille pendait une perle rousse quirépondait à la tache blanche d’une cornée sur laquelle flottait lapupille couleur de pensée. Et je voyais, au ras d’une série de planssouples, accordés comme par un miracle, liés et unis comme les motsdans une belle phrase, commencer cette merveilleuse bouche de déesse.Un méplat imperceptible, coloré d’ocre et de vermillon, donnaitnaissance aux lignes ardentes, écarlates et qui s’infléchissaient, serenflaient et s’exprimaient dans la subtile jonction des lèvres, commesi toute la science du cœur et de l’esprit leur appartenait.

- Que disait-elle ?

- Sensiblement ceci :

« Inconnue, ton regard m’énerve et m’irrite. Quand il se pose sur moi,ne vois-tu pas fuir le sang sous cette muqueuse tendue, semblable à unrubis. Oui, je me dérobe. Tu crois me prendre, je fuis. Mon secretn’est pas fait pour être vu, non plus que certains secrets ne sontfaits pour être touchés. Mais je te le confierai, si tu veux, quelquejour… »

- Elle disait tant de choses que ça ?

- « …Mais n’insiste pas et ne cherche pas indiscrètement à savoir cequi doit être caché. Oui, je vois, tu es de cette race qui pense ettoujours veut être lucide. Tu m’analyses et tu prétends lire au delà dece que je te confie. Tourne-toi. Regarde les montagnes du Carso,là-bas. Tu me brûles ! Cesse, Française, de pousser vers moi ceseffluves que ton œil méchant distille. Va-t’en ! »

Et la femme, sans que son visage changeât, d’une détente nerveuse desjambes et du bassin, m’intima de ne plus la voir. Sous la robe plaquéeaux chairs pleines, entre les lombes et le creux des jarrets, il y eutun geste brutal et menaçant, cruel même, où s’étalait une sorte dedomination. Cette volonté affirmée, cette certitude autoritairesignifiaient sans nul doute : « Ta vie ne pèse pas lourd à mes yeux, etne t’occupe plus de moi, car désormais nous nous ignorons ». C’est, jepense, d’un tel geste que les Vestales romaines accompagnaient lebaissement du pouce qui condamnait les vaincus à mourir.

- Diable !

- Oui ! Elle est à la fois subtile, lyrique et épique.

- Il m’était impossible de ne point obéir à l’ordre formel, quoiquetacite, de cette femme qui semblait à la fois si proche et silointaine. Inconnue, elle me devenait pourtant déjà familière.Silencieuse, elle me disait bien des choses, et, quoique ses regardsfussent fixés sur le petit mont fiumain du Calvaire, j’avais lasensation d’être épiée d’elle comme par deux yeux perspicaces etattentifs. Fiume s’approchait. Le vaste môle accueillit enfin le petitvapeur, et nous fûmes à quai. Tapie au fond du Quarnero, Fiume est unadmirable décor lorsqu’on regarde la ville venir à soi par le soleildéjà bas vers le ponant. La mer est alors violette, et les innombrablesbarques de pêcheurs qui vous croisent ont une sveltesse incroyable avecleurs voiles en porte-à-faux sur des mâts étirés. Aux étraves, uneextraordinaire variété de peintures fantastiques étale pittoresquementdes souvenirs de mœurs médiévales et de plus vieux encore sans doute.Ce sont des yeux énormes, sans plus, peints avec minutie sur un fondnoir, des yeux grands comme des soupières, où tout est figuré, laglande lacrymale, les fibrilles sanguines sur les cornées et les tachesde l’iris. De loin, cela donne aux barques un aspect monstrueux. Il y aaussi des sujets sculptés, parfois dorés : des amours et des enfantsJésus, qu’il est le plus souvent impossible de ne pas aimer, des saintsbizarres, dalmates ou vénitiens, croates ou hongrois tendant encore desbras cordiaux ou des faces rongées par le sel marin. Débris de naviresqui allèrent peut-être à Constantinople avec Dandolo, certaines de cesfigures de proue ont une étrange et fascinante beauté. Ainsi sontornées les barques décrépites et primitives des pêcheurs de thon.

Décors de cette mer Adriatique, quelle magie lumineuse apportez-vouspartout ? Le marin loqueteux, avec sa culotte rapiécée et sa chemisequi fut jadis rouge, trouve sur la mer somptueuse des poses d’Argonauteinspiré des dieux. La crasse et la pouillerie abominables de ces terresoù l’hygiène n’est même pas encore un vocable, y ont pourtant maintenula lèpre endémique. Oui ! On lui a trouvé un autre nom, car il ne fautpoint que les faiseurs de statistiques aient tort, et ils ont dit qu’iln’existait plus de lépreux en Europe. Mais moi, j’ai vu des villages,minuscules certes, mais enfin peuplés, au nord de Zara, dont leshabitants traînaient un mal étrange. Leur peau, craquelée, semblaitcouverte d’une peinture blanche écaillée par la lampe à souder. Lesyeux et la bouche gardaient leur vie, mais le nez s’écrasait comme uneloque. Sous les vêtements réduits, quoique encore capables tout de mêmede cacher des tares plus profondes, on ne savait dire comment pouvaitêtre en sus le corps de ces gens, mais des vieillards véhiculaient desœdèmes monstrueux. Il y a, certes, un nom moderne et même plusieurspour ces maux, mais ne serait-il pas plus honnête de les nommer parleur véritable nom ? C’est la lèpre…

Sitôt débarquée à Fiume, je perdis de vue le couple torride etfascinant. Le souci de mes bagages et les nécessités particulières dontle voyageur prévoit spontanément toutes les données m’absorbèrentaussitôt. Je descendis sur le port, à l’hôtel de l’Europe. Il faisaitnuit lorsque j’eus procédé à mon emménagement et qu’une hydrothérapieconvenable se fut chargée de me faire oublier les inconvénients de cevoyage de Trieste à Fiume par mer, sous le soleil.

Je dînai et me laissai charmer, dans le café attenant à l’hôtel, par unorchestre, bien entendu tzigane. Avec leurs yeux aigus et luisants,leurs dents pointues de jeunes loups, ces chevelures longues etondulées et cette peau boucanée qui leur constituent un uniforme, lesTziganes faisaient éperdument vibrer la cage de bois des violons. Bienentendu, il n’y en avait que pour les valses de Strauss.
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Le lendemain, en me levant, ma première pensée fut pour le couplemystérieux et excitant qui, sur le vapeur, avait si profondémenttroublé ma rêverie et qu’en débarquant j’avais oublié. Je le revis avecprécision, en ma mémoire fidèle, et je m’accusai de sottise pour ne pasavoir cherché à connaître, avant de venir en cet hôtel, le lieu où cesgens étaient descendus. Maintenant, il était trop tard. Peut-être lesavais-je pour voisins, peut-être quelque gîte éloigné et introuvableles hospitalisait-il, et ne les reverrais-je point. Je souffrisvaguement à songer que la silencieuse promesse de la femme aux cheveuxverts et rouges pût ne point devenir réalité. Mais la vie est pleine deces aventures sans conclusion, de ces esquisses qui jamais ne serontsignées, de ces espérances déçues. J’étais venue traîner sur ce solistrien une incurable mélancolie, une mélancolie, si je puis dire,active et non point, d’ailleurs, sans atténuations provisoires. Ledécor adriatique m’avait tentée. Je n’avais qu’à le goûter, l’aimer,l’admirer, m’y plonger, m’en enduire. Ensuite, la satiété venue,j’irais sous d’autres soleils. Le reste… Peuh !... Je sortis. L’aspectvillageois de cette ville, qui, vue de près, ressemble à n’importequoi, m’écœura subitement. Je suivis les quais. Ce mélange de souvenirsitaliens et de manifestations hongroises me dégoûtait sansrestrictions. C’est que Fiume a été, jusqu’à la guerre, une cité deHongrie. On n’a jamais pu imaginer rien de si burlesque. On trouve lapiazza Zichy et la via Kossuth. La salade de ces vocables, l’unitalien, l’autre hongrois, est stupide et agaçante comme seraient despickles au sirop. Je recrutai un cocher portant à l’oreille gauche unemagnifique boucle d’or et lui dis de me mener voir un peu la campagne.C’était un de ces cochers d’Italie, subtils et plaisants, quin’ignorent rien de l’âme du voyageur. Il cligna de l’œil, fouetta sesdeux biques et me confia :

- Consulat français, c’est via Michelangiolo.

- Non, dis-je, pas de consulat, des fleurs !

Alors, il prit une route bordant la mer. Me voilà donc partie, bercéelégèrement, assoupie encore. Je m’emplissais l’odorat d’un fouillisd’essences exquises et les yeux d’arborescences décoratives : lauriers,grenadiers et citronniers. Bientôt nous vîmes un douanier, armé de sonfusil, qui semblait admirer le large, et je compris que nous sortionsde Fiume.

Deux heures, le cocher à boucle d’oreille me promena au bord del’Adriatique. Asphyxiée par les senteurs brutales de cette végétationtrop odorante, ahurie par la poussière et le soleil déjà haut, lasse deje ne sais quoi dont les nerfs craignaient l’indéfinissable souvenir.Je finis par connaître cette torpeur ataraxique qui est sans doute unedes formes du bonheur. Je m’éveillai pourtant, afin d’admirer, dans unebaie pareille à un puits, l’étonnant spectacle des guetteurs de thons.Ce sont des gens qui passent trois heures chacun, en se relayant, ausommet d’une échelle demeurée levée sur le rivage et penchée sur lamer. Il paraît que de là-haut les fonds marins n’ont plus de secretspour eux.

La baie est nantie d’un goulet étroit sur lequel un vaste filet estprêt à l’immersion. Que le guetteur voie arriver son poisson, – trèsvisible et circulant en vastes compagnies, – il donne l’alarme, onferme le goulet et on met à l’eau une multitude de barques. Alorscommence une fastueuse curée de thons, au harpon, à la hache, aupistolet, au gourdin. On ne saurait nier que ces gens soient doués pourle théâtre, car ils ont transformé leur industrie en une sorte de pêcheà courre, pittoresque en diable et cocasse aux limites duvraisemblable. Ce seul village alimente de thon salé toute l’Istrie. Unautre fournit les citrons ; plus loin, un troisième garde l’industriedes melons, et, en d’autres lieux, c’est le tabac qui prolifère. Chaquebourgade possède ainsi une spécialité commerciale, et les petitsvapeurs répartissent sur la côte d’Istrie le produit favori de chacund’eux. Rien, comme on voit, de plus fraternellement communiste. Laparesse la plus aimable fleurit d’ailleurs partout.

Mon cocher, à certain moment, me montra une sorte de chantiermilitaire, avec des bâtiments au toit bleu. Cela, quoique très désert,gardait un aspect hostile et autoritaire. Des guérites vivestémoignaient que naguère un cordon serré de sentinelles dut garderétroitement cette sorte d’arsenal qui suivait la déclivité du sol, versune anse étroite et couverte de bâtisses, eût-on dit, lacustres.

Le cocher me dit avec mépris :

- Ici, on faisait des bêtes.

Je le regardai avec étonnement.

- Oui ! le poisson qui éclate.

Je compris, Bestia, c’est la torpille. Le souvenir me revint qu’eneffet il y avait une célèbre usine de ce genre à Fiume. C’était ça !Maintenant, les Anglo-Hongrois qui la dirigeaient jadis sont retournésà Budapest ou à Londres. Si partout la guerre avait eu la chanced’aussi bien tuer les usines à tuer !... Je priai mon cocher de meramener à Fiume. A midi et demi, je pus déjeuner paisiblement, puis jefis, selon les traditions du pays, la sieste. A trois heures, jesortais à nouveau. Cette fois, malgré mon peu de goût pour lesamoncellements de bâtisses sans art, il me fallait tout de même voir deprès cette cité. Elle est ancienne, je crois que les Romains l’avaientappelée Tarsatica, mais c’est le moyen âge qui l’a nommée du nom dontelle est baptisée encore, Saint-Fit-sur-le-Feaum. Saint Fit doits’entendre saint Guy, dit-on. Ce saint possède une église copiée surSanta Maria della Salute, à Venise. Je la visitai et pus constater,malgré l’énergie éloquente du sacristain, que les Titiens et lesMantegnas dont se vante la basilique vouée à saint Fit sont d’unefabrication nettement croate, c’est-à-dire quelque chose comme lestoiles d’un douanier Rousseau, mystique et vraisemblablement ivrogne.

Enfin, après tant d’Italiens, je vis une Slavonne, que j’eusse préféréignorer. C’est dans une rue étonnante, au bord de la Récina, espèce derivière-torrent assez fâcheuse mais pleine de prétention, que jesuivais. Une « cour », comme on en voit en Basse-Serbie et dans leBanat, était ouverte en plein vent. Une « cour », c’est la demeurefamiliale de deux ou trois générations. Au centre est le « patio », quidonne son nom à l’ensemble, la cour proprement dite. Autour sont lesbâtiments d’habitation, dont toutes les fenêtres s’ouvrent àl’intérieur. Du dehors, c’est un bloc hermétique, sauf la porte, bienentendu. Cette cour aperçue par moi était gardée à la porte bâillantepar deux soldats portant la culotte collante écarlate et la casquettevert-mousse. Ils devaient user de vieux uniformes hongrois, ou serbes,ou tchèques, ou mi-français mi-italiens. Comme ils ne bougèrent pas àma venue, je regardai toujours plus près et finalement j’entraicurieusement dans cette demeure. Une horreur me saisit lorsque je fusau centre, puis une pitié informe et douloureuse. La cour ardait desoleil. Au seul coin d’ombre, une femme, assise sur un banc de bois,jeune, belle, triste, regardait devant elle avec des yeux atones. Adroite et à gauche, deux soldats, baïonnette au fusil, la surveillaientavec soin. Elle était pieds nus. Le visage cultivait cette douceurattristée qu’on a donnée durant des siècles aux Madones. On ne voyaitpas ses cheveux. Un fichu rouge lui ceinturait la tête et faisaitencore deux fois le tour des épaules. Les bras restaient nus, mais descordes serrées dur les sanglaient aux poignets unis.

A terre, un panier d’osier, d’une forme bizarre, que je regardai sans ysonger, retint alors mon attention. Il était gluant de sang. Jedévisageai la femme encore, puis j’allais m’éloigner comprenant lamalencontre et le mauvais goût de questionner quelqu’un ici, quand unsoldat m’appela :

- Vous êtes Française ?

Il parlait ma langue avec un zézaiement puéril. Je fis oui de la tête.

- J’ai deviné. Moi aussi j’ai vu Paris. Soldat trois ans en France.

Je répétai mon approbation silencieuse. Alors, souriant et heureux, ildésigna la femme de la main.

- Elle a assassiné son mari. On ne sait où est le corps. La tête étaitdans le panier.

Je regardai âprement la malheureuse. Ce visage, figuré mille fois surtant de tableaux représentant la mère du Christ, pouvait-il être d’unecriminelle ?

Mais le soldat continua :

- C’est une Croate d’Agram. Elle est riche. Cette « cour » est à elle.Hier soir, paraît-il, un homme est venu ici, un inconnu, qui lui a ditde tuer son mari. Elle l’a fait.

Je dis :

- C’était son amant ?

- Elle dit qu’aujourd’hui il est trop riche et trop puissant pourqu’elle ose le toucher, seulement il a été son amant jadis, et elle luiobéit.

Pourquoi l’homme du bateau, l’inconnu qui portait le rire de Voltairesur un masque d’Antinoüs, me revint-il à la mémoire soudainement, commesi on avait parlé de lui ?

Alors la femme se tourna vers moi et parla en croate. Elle medévisageait avec des yeux de pythie où l’iris n’était plus qu’unepointe d’aiguille dans une pupille fixe.

Le soldat éclata de rire et, d’un coup de crosse, il frappa le pied nude la femme. Elle n’eut pas un signe de douleur.

Je voulus lui reprocher cette brutalité, mais il me coupa la parole.

- Savez-vous ce qu’elle a dit ?

- Non, je n’entends pas sa langue.

- Voici ses propres mots, et elle vous parlait de celui qui a ordonnéle crime : « C’est un Uzcoque. Quand il commande, la femme doit obéir.Tu lui obéiras aussi, toi, l’étrangère. L’Uzcoque a des secrets pourtordre les nerfs des femmes. Il te fera tuer. »

Je me mis à rire à mon tour.

- Elle est sorcière ? demandai-je.

- On le prétend, mais ils sont si arriérés dans ce pays !

La femme parla à nouveau.

Le soldat traduisit :

- Tue l’Uzcoque ou il te fera tuer.

Je questionnai :

- Qu’est-ce que c’est, l’Uzcoque ?

Il dit simplement :

- Je n’en sais rien.

Je le remerciai et sortis. Une gêne légère me serrait la poitrine.Assister à cette garde d’une meurtrière, qui serait sans doute penduedans huit jours, me donnait, sur la tristesse profonde des affaireshumaines, une sorte de nouvelle certitude effaçant le reste de messentiments. Ma neurasthénie, chassée avec peine, reparaissait plusforte. « Venir à Fiume après un spectacle comme celui d’hier, donttoutes les fibres gardaient le souvenir admiratif, et salir tout celadans une « cour » croate où une malheureuse vaticinait sottement aprèsavoir tué ! Zut ! Je ne séjournerais pas plus longtemps en cette ville.On trouve donc l’ignominie humaine partout… partout ? » Et je medirigeai vers l’hôtel d’Europe en allongeant le pas.

Cependant, en route, une vieille connaissance de mon mal me propensa àabandonner cette idée de départ immédiat. Partir demain, oui,normalement et donner des ordres ce soir même, mais ne pas user decette précipitation que sent mon esprit déséquilibré. C’est ainsi que,redécidée à me promener, je fis un détour et passai par la vieilleville. Évidemment, le spectacle curieux de cette pouillerieitalo-orientale était plus propre à calmer mes nerfs que la méditationrepliée dans une chambre aux persiennes closes. Mieux valait, pour maquiétude, errer par ici que philosopher. Je me décidai à le reconnaîtreet flânai longtemps.

La partie ancienne de Fiume est d’un pittoresque magnifique. Les ruesont eu jadis un ruisseau médian, obstrué depuis longtemps par lesdétritus. Elles étalent à droite et à gauche le plus invraisemblableamas de bicoques infirmes qu’il soit possible d’imaginer. Étroites, àdemi fermées souvent par une sorte d’arc cintré, peut-être datées decinq siècles, prolongées en voûtes puantes ou en passages lépreux,agrémentées d’étonnants fleurissements de plantes grimpantes et delingeries percées et polychromes, ces demeures seraient, pour lepeintre ou le graveur spécialisés dans la pouillerie, – c’est, engravure, une spécialité estimée, – le plus splendide des décors. Lesfaçades sont bombées, rentrées, gibbeuses et squelettiques. Pas un murn’en est vertical. La brique, le marbre, la pierre tombale encoregravée et le bois brut, le galandage comme la terre sèche, la paillehachée dans la glaise, le pisé, tout a été utilisé pour bâtir etmaintenir debout ces bouges immondes. Il y a des grillages de ferdatant peut-être des croisades. On voit des tourelles même dont la visintérieure seule soutient le toit, et des escaliers au grand air dontpas une pierre n’est en équilibre. Sur les seuils, un peuple italien,noble, sale, digne et heureux, se prélasse en une douce et bénévoleinertie.

Les enfants qu’on rencontre ont la beauté patricienne des descendantsde consuls romains. Leurs yeux sérieux et caresseurs se posent sur vousavec une amoureuse attention. Ils mendient, certes, mais avec moinsd’obstination industrielle qu’en Sicile. Et ça et là, assis sur untonnelet défoncé, sur une borne qui semble avoir été sculptée, surn’importe quoi, un homme à culotte claire, courte comme un caleçon debain, vous regarde en fumant sa pipe. Il a l’air de vous dire : «Pourquoi ne me demandes-tu pas pardon de venir chez moi ? » Aux anglesdes rues, comme dans les plus grandes voies parisiennes, un mastroquet(osteria) offre, par sa porte cochère, l’attirant spectacle dequelques tables où l’on peut vider des buires de vin dalmate à boiredans des verres de grès.

J’errai dans ce dédale amusant et malpropre. L’odeur en était parfoisdéshonorante, et puis, subitement, une porte s’encadrait de deuxrosiers en espalier qui embaumaient une ruelle nauséeuse semée dedébris putrides : épluchures de fruits et de poissons pourrissantensemble. Parfois, une sorte de jardin s’apercevant par un huis ogival: c’était alors le bref spectacle d’une treille aux pampres vert clairet aux raisins dorés. Toute ignominie et toute grâce se pouvaientdécouvrir. Des adolescentes, dont on voyait, par une robe trouée, lapeau crasseuse et tendue, marchaient, sur ce pavage hasardeux auquelnulle main humaine ne paraissait avoir touché depuis des siècles, avecla dignité royale et harmonieuse de filles à vingt-quatre quartiers.Elles étaient plus belles ainsi, que nombre de fillettes éduquéesauxquelles un professeur de maintien s’est efforcé d’apprendre unedémarche « noble »…

J’errai longtemps, satisfaite et paisible, mais la fatigue vint.J’allais alors rentrer à l’hôtel, lorsque… J’étais à l’angle d’une ruesans nom. Autant qu’il m’apparut, une branche de laurier, passée dansun disque de bois et suspendue au tournant même, devait désignerincompréhensiblement pour moi cette voie estimable. Me référant ausoleil et ayant par deux fois revu la Fiumara, je commençai de mediriger vers le port, où je retrouverais ma demeure provisoire.Soudain, sortant d’une maison encore plus verruqueuse que toutes, jevis apparaître,…  ̶  et marchant si vite qu’elle me tombadans les bras, – mon inconnue de la veille : la femme blonde etcitrique, à la bouche agile, éloquente et autoritaire.

Sa stupeur fut plus grande que la mienne. Je m’attends en effettoujours à tout. Mais elle devint blême, puis rouge. Je lui offris lamain.

- En quelle langue faut-il vous parler ?

- Anglais ou italien.

- Pas français ?

- Si, mais je parle moins bien.

- Me reconnaissez-vous ?

Elle posa ses larges prunelles sur les miennes.

- Comment vous oublier ?

- Je me présente : Alice…

- A quoi bon ?

Elle eut un rire nerveux.

- Croyez-vous qu’il faille connaître le nom pour connaître l’âme ?

- Venez !

Elle recula :

- Non, je vous prie !

Je la saisis par le bras. Elle tentait de se dégager. C’est malapprécier ma ténacité. Je l’entraînai de force.

Elle dit, la voix atténuée et cristalline.

- Je ne vous aurais pas crue telle. Vous êtes comme un homme.

- Vraiment pas !

- Oh ! un homme tout de même. On ne peut pas vous résister. Moi quicroyais vous dominer.

Je serrai son bras sous le mien.

- En effet, je suis agressive. C’est que, moi, je vis seule et je saisme défendre, donc attaquer.

La pente naturelle de cette phrase devait mener à parler du compagnonqui, la veille, complétait ma belle inconnue. L’essai fut infructueux.Elle sembla ne pas entendre, mais je ne suis pas une femme à battre enretraite après un échec.

Je dis froidement :

- Où êtes-vous descendue ?

Elle répondit :

- Chez moi.

- Où donc ?

- Vous m’en avez vue sortir.

Le contraste entre l’élégance de ma compagne du moment, sa recherchevestimentaire, le modernisme parfait de son allure et l’abominableaspect, vétuste, pouilleux autant que malpropre, de la maison d’où ellesortait m’emplit d’une gaieté charmante.

Voulant enfin savoir ce qu’était devenu l’homme inconnu, je décidai :

- Vous dînez avec moi ?

A mon grand étonnement, elle répondit, quoique timidement :

- Oui ! je le puis !

Je pensai :

- Si je n’arrive pas à te confesser, toi !

Le soleil se couchait, nous descendions maintenant vers le port par desvoies élégantes, que coupaient, à intervalles presque réguliers, despetites places rectangulaires plantées d’arbres denses.

Je questionnai :

- Il me faut savoir votre petit nom.

Elle répondit :

- Lysa.

Satisfaite, je me tus.

Nous étions via della Cisella, lorsqu’une idée me vint.

- Vous vivez toute l’année à Fiume ?

- Non ! mais j’y ai vécu longtemps.

- Vous connaissez les mœurs, les coutumes, l’esprit de cette population?

- Oui, je crois.

- Dites-moi donc ce qu’est un Uzcoque ?

Si j’avais voulu créer une émotion tragique chez ma compagne, ou si,dans la vie, j’ai jamais songé le faire, jamais résultat aussi completet immédiat n’a été obtenu. Lysa sauta sous mon étreinte, comme si onl’électrocutait. Je la maintins ferme, à la façon dont on garde en mainun cheval qui marque la révolte. Elle tourna ensuite vers moi un masquecrayeux et vidé de sang qui m’émut de pitié. Son bras tremblait, ettout son corps.

J’avais, en demandant ce qu’est un Uzcoque, déchaîné une terriblefoudre. Cela dépassait singulièrement mes intentions. Je le dis à Lysa :

- Je n’ai vraiment pas voulu vous émouvoir à ce point. Excusez-moi ettenez ma question pour nulle.

Elle grelottait, mais, après ce fléchissement, je la sentis sereprendre. Les muscles soutinrent à nouveau cette forme qui semblaitavoir frôlé la syncope. Il était temps ; chargée de tenir droit etferme un corps robuste et bien en chair, j’aurais dû renoncer à monoffice de tuteur… Enfin, elle parut remise. La bouche rouge que je necessais d’admirer articula :

- Ne posez jamais une pareille question.

Je dis en riant :

- Bon ! Elle n’a pas à mes yeux un intérêt immense. Je puis m’éviter dela formuler. Mais, enfin on ne doit pas être si mystérieux !D’ailleurs, j’interrogerai un savant.

Elle voulut quitter mon bras.

- Laissez-moi, je vous prie !

- Certes non !

Je ne suis pas de ces femmes qui obéissent et, pour la maintenirdocile, je passai la main derrière son dos.

Elle chuchota, vaincue.

- Vous êtes un homme, un homme !

- Mais non ! voyons !

- En tous cas, écoutez-moi, Alice, écoutez ! Ne demandez à personne icice qu’est un Uzcoque. A personne ! personne !

Je dis en riant :

- C’est sérieux ?

- Promettez !

- Je n’aime pas beaucoup prendre d’engagements sous cette forme, mais,ma chère amie, laissons donc les Uzcoques en paix !

Elle eut un magnifique sourire.

- Oui, oui !

Nous arrivions à l’hôtel.
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Nous dînâmes paisiblement, tandis que les Tziganes nous offraient lesvalses les plus tournoyantes de leurs violons. Dans la salle durestaurant, on voyait des étrangers de toutes races ; un Japonais, deuxRusses, des Anglais, des Yankees aux faces d’agents secrets, desAllemands prodigieusement semblables à leurs caricatures : lunettesconsidérables, têtes rondes et rases, allures désinvoltes et petitsyeux clignotants auxquels rien n’échappait. Deux Français semontraient, dans un coin isolé, des documents écrits sur des pelures.Une demi-douzaine de Tunisiens, ou Maltais, ou Syriens, ou Saloniciens,gras, épais, mucilagineux, faisaient clan avec des mines méfiantes etchafouines. A côté d’eux, quatre gentlemen aux gestes rares, aux facesmuettes, aux yeux durs semblaient de placides Scandinaves. Moi, qui lesécoutais parler, je sus qu'ils étaient grecs, et même du Pirée. Pas unItalien apparent, sinon des gens de Fiume. Mais ceux d’en face devaienttenir leurs réunions ailleurs. Il y avait aussi des femmes, bienentendu. Mais avec leurs tignasses teintes, leurs fards, cette habiletéà copier les gestes féminins des journaux de mode, il était impossiblede préciser les races, sauf pour deux Juives à peau mate, aux lèvresarquées, aux pommettes sous-tendant nettement le méplat des joues.Cette salle bariolée constituait en somme un curieux spectacled’internationalisation.

Je voulus, en dînant, mener ma compagne à quelques confidences utiles.Les vins sont fait[s] exprès. Je ne réussis pourtant pas comme j’eussedésiré. Les seules choses qui me furent révélées, et encore dus-jedouter…, concernaient l’origine de Lysa. Elle m’affirma être née àVenise, d’un Américain de Philadelphie et d’une Écossaise. Élevée àVérone, elle n’était venue à Fiume qu’à environ quatorze ans. Làs’arrêtèrent les renseignements. J’étais assez fâchée de devoir m’entenir à ces minimes détails. Mais les grands policiers prétendent qu’iln’y a pas de renseignements sans valeur. Tout mène à la vérité ou, plussimplement, à ce qu’on désire connaître. Je classai donc l’acquis dansun recoin de ma mémoire et parlai d’autre chose.

Lorsque nous eûmes fini de dîner, dans cette atmosphère de tabagie, leséjour était devenu intenable. Nous allâmes donc errer un peu, brasdessus, bras dessous, au long du port illuminé.

Signaux rouges, signaux bleus, phares agités, lampes à arc, bateauxtraînant sur la mer des lumières aux reflets mouvants, trains enmarche, tramways au bruit de foudre lointaine, cafés flamboyants yfaisaient un hourvari sonore et lumineux, d’ailleurs classique en tousports du monde. Au-dessus de nous, le ciel gris-fumée jetait, comme unfilet, le réseau de ses millions d’étoiles. En face, la mer clapotait,semée d’étincelles, et, là-dessus, passait une odeur adriatique, faitedu relent des citrons mûris, de l’huile frite, des fruits pourrissantset des chlorophylles infatigablement dévouées, autour de nous, àreformer l’oxygène atmosphérique. De temps en temps, comme par unevague, tout était submergé d’un puissant arome de vase où fluaitsecrètement l’odeur des putridités marines.

Lysa me disait :

- Pourquoi m’accordes-tu tant de valeur et d’importance ? Je ne suisrien devant toi !

Je répondais :

- Tu es belle. Tu ressembles aussi à un gouffre d’où monteraient desappels et des cris désespérés. A tous risques on veut aller voir plusprès.

- Tu parles comme si c’était vrai ?

- C’est vrai !

- On me l’a dit. Ces êtres venus de France sont extraordinaires. Rienne leur échappe, que souvent l’utile. Ils recréent le monde avec rien.Ils imaginent l’universalité des choses en vous baisant un doigt.

- N’est-ce pas toute la vie, cela ? Qu’est l’homme sur terre ? Rien dutout. Il n’a pour soi que son incomparable et illimité pouvoirimaginatif. Alors, il étreint tout, rien qu’en pensant à un atome.Mais, Lysa, dis-moi, sur le vapeur qui nous mena, toi et moi, deTrieste ici, ne me parlais-tu pas ?

- Si !

- Comment ?

- Le sais-je ? Un instinct venu du fond de ma race me dictait quelquechose, et une volonté cachée le mimait. Je n’ai eu qu’à te voir pourcomprendre que tu saurais tout lire de ce que mon corps traduirait despensées flottantes en moi.

- Pourquoi as-tu eu le geste de me dire « c’est fini » ?

- Tu m’exaspérais. Tes yeux me versaient un poison chaud qui coagulaittout mon sang. Enfin, puisque tu veux le savoir, si tu m’avais regardéeplus longtemps…

- Hé bien ?

- Je n’ose te le dire…

- Vraiment ?

- Oui ! Si tu m’avais regardée encore, je t’aurais peut-être frappée,insultée, tuée. Tu me mettais en fureur !

Je me mis à rire :

- Nous rentrons, Lysa. Tu t’irrites bien capricieusement.

- Je rentre chez moi, Alice !

- Non, viens converser un peu dans ma chambre. Elle est là, sur lafaçade de l’hôtel ; c’est la cinquième fenêtre du second. Le paysageest merveilleux. Il a plus de recul que de plain-pied, donc plus decharme dans l’obscure perspective. Viens ! Dans une heure nous boironsune tasse de thé, et tu rentreras. Quoique, vraiment, dans ton quartiercoupe-gorge, j’imagine qu’on doit être mal en sûreté, et surtout pours’y rendre à ces heures. N’oublie pas qu’on a assassiné, la nuitdernière.

Je sentis Lysa trembler à mon bras.

- Assassiné !...

- Oui !

Elle ne dit rien, mais son bras nu, sous mon aisselle, brûlait.

- Alice, tu n’as pas peur ?

- Je n’ai jamais peur !

- Tu es étonnante !

- Non ! mais de quoi veux-tu que je m’effraye ?

- De moi !

Par la fenêtre ouverte venait une odeur marine mélangée au remugle desoranges suries. On entendait le léger tumulte d’un infime ressac. Fiumedormait. Il était deux heures du matin. Dans les tasses, le théexhalait sa chaleur en volutes incurvées par le vent insensible.

- Hé, dis-moi pourquoi j’aurais peur de toi ?

Lysa pencha en arrière sa tête chevelue d’or vert :

- Je suis méchante.

- Moi aussi !

- Je le suis bien plus.

- Qu’en sais-tu ?

- J’ai fait mourir.

J’ouvris de grands yeux dans la clarté fine, puis je questionnaiironiquement :

- Ce n’est pas toi, j’imagine, qui as tué le mari de la Croate vueavant de te rencontrer ?

Elle poussa un gémissement. Tout son courage ironique venait de fuir.Je sentais son cœur battre follement en posant la main sur son corps.

Elle parla.

- C’est lui… lui…

- Lui ! Qui ?

- Dal, l’Uzcoque.

Je la devinai complice du crime, et ce me fut une douche glacée.

Je murmurai, cherchant en vain son regard :

- Lysa, le jour va se lever. Vous allez pouvoir rentrer.

Elle fit oui de la tête. Je la surveillai avec soin. Ses mains vinrentà moi.

- Alice !

Elle m’inquiétait. L’ongle de son index me semblait aussi crochu àl’excès. Je retins le poignet qui m’effleurait l’épaule.

- Lysa, tu es bien nerveuse !

Ma main gagna prestement le doigt. Il se terminait, eût-on dit, par unefine lame. La corne de l’ongle, très long, avait été peut-être affilée.Quelle folie ! Doucement, j’écartai pourtant le bras résistant.

- Lysa, regarde-moi.

Ses pupilles hésitaient. Je fus autoritaire :

- Lysa, je ne suis pas une fille de ce pays. On ne me trompe ni ne mesurprend. Tu dois deviner qu’en ma patrie je fus élevée à tout craindreet sans cesse me méfier.

Un frisson la parcourut.

- Alice ! Tu as beau songer à tout et rester sur le qui-vive comme unchat sauvage, tu trouveras ton maître.

Je souris. Un temps passa. Aux premières lueurs de l’aube, sa chevelureardait comme une flamme. Je songeais à ses paroles, étranges etmenaçantes. Qu’était l’Uzcoque, mystérieux et terrible ? Et quel lienla retenait à ce secret ?

Elle dit, comme timidement :

- Je vais rentrer.

- Oui, Lysa !

Elle soupira, je ne sais à quel propos, puis se dirigea vers la porteen me surveillant avec cautèle. Enfin, elle sortit.
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Il était onze heures, lorsque, lessivée et redressée par la douche etle massage, je sortis de l’hôtel. Je m’étais informée de l’homme leplus érudit que comptât Fiume. Entre dix professeurs, savants, amateurset conservateurs d’archives, j’avais choisi le curé de Saint-Fit ou Guy: l’abbé Hischela, dont le nom, qui ne pouvait être ni italien, nihongrois, ni croate, avait à mes yeux quelque saveur dalmate primitive.Je ne me trompai d’ailleurs pas. L’abbé Hischela m’accueillit commel’enfant prodigue revenant au bercail. Il ignorait la raison de mavisite, mais savait déjà mon existence, et que j’étais Française,solitaire, non moins que vagabonde.

Je lui dis :

- Monsieur l’abbé, c’est à l’érudit que je viens m’adresser ici.

Il parlait également français :

- Mademoiselle, l’érudit ne fait qu’un avec le prêtre. Mais tous deuxensemble se mettent à votre disposition.

- Voilà ! J’ai besoin d’un renseignement dont je ne saurais dire lecaractère. Il doit être ethnique, historique ou judiciaire, oupeut-être traditionnel.

L’abbé m’avait reçue dans un parloir nu et sévère. Il s’inclina.

- En ce cas, venez, je vous prie, dans ma bibliothèque. Nous auronssous la main tous les documents dont il faudra user.

« J’aime énormément les prêtres savants. Leur cordialité est parfaite,leur sourire constant, leur bon vouloir sans limites. Le savant laïqueréalise, surtout en France, un type de vieux grincheux détestable. Leplus souvent, il est jaloux des confrères, envieux des honneurs, dévotdes puissants et acariâtre au possible avec le public qu’il méprise.Les prêtres cultivent un sentiment précieux : ils savent que leurscience est un simple divertissement dans une existence vouée à de pluspressants soucis. Ils n’apportent donc ni morgue ni hauteur à converseravec vous. Ils ont le bon accueil indispensable à l’homme de religion.Leur savoir ne cherche pas à vous étonner, mais à vous servir. Enfinils font la science accueillante.

L’abbé Hischela était extrêmement âgé, mais délicieux. Je sentis qu’ilvoyait en sa science un moyen peut-être de conquérir les âmes les plusrebelles, et aujourd’hui celle d’une Française vêtue de trop près, tropparfumée et vraisemblablement impure. Nous fûmes en sa librairie. Elleétait haut située, carrée, peuplée de volumes aux reliures vétustes. Lalumière y abondait par deux fenêtres ouvertes. Une incertaine odeurd’encens y régnait.

- Vous avez là un bien beau christ, monsieur l’abbé.

J’admirais un ivoire ancien, travaillé à la mode byzantine et fixé àune croix de cuivre rouge.

Il dit :

- Trouvaille faite par un pêcheur, devant Abbazia, mademoiselle. Cechrist était au fond de la baie, coulé avec une cargaison de gypse. Ila dû y rester douze cents ans. Voyez en quel état est la croix ! Pasune oxydation. C’est étonnant, presque miraculeux. Sa fierté decollecteur s’éveillait. Il alla chercher dans un tiroir une petiteplaquette de marbre et me la tendit. Il y avait là-dessus une phraselatine écrite cursivement au stylet ; je déchiffrai :

Moi, Terentiades Licinius, qui m’honorai des faveurs de troisempereurs, je crains que la tempête qui règne au moment où j’écris nelivre ma destinée aux Parques. Mais devant la mort je ne renierai pasl’Olympe ni les dieux, malgré l’équipage chrétien de ce navire qui m’yconvie et me menace, croyant ma piété seule cause de l’orage.

Je dis :

- Monsieur l’abbé, voici un curieux témoignage. Serait-ce un martyrpaïen ?

Il ne répondit pas. Je devinais son estime pour ce Térentiadès, – unnom gréco-africain, – nommé aussi Licinius. La gens Licinia étaitillustre au Sénat. Qu’était ce mystérieux et courageux inconnu quiconsentait à mourir plutôt que renoncer à son Olympe ?

Enfin le prêtre me dit :

- Si vous voulez, mademoiselle, m’exposer le sujet de votre visite. Jemets ma science, – modeste certes, – à vos genoux.

- Voici, monsieur l’abbé. Que sont les Uzcoques ?

Il eut un fin sourire et prit sur une table des lunettes qu’il posa surson nez avec soin.

- Mademoiselle, il n’y a plus d’Uzcoques.

- Voici qui simplifie mon enquête. Mais il en fut, jadis.

- Malheureusement, certes !

Cet adverbe me plut. J’allais savoir quelque chose.

- Hé bien ! Voulez-vous me renseigner sur ces personnages. C’estl’objet de ma démarche.

Le prêtre parut heureux.

- Je vais vous satisfaire. Mais dites-moi, s’il vous plaît le faire,d’où vous est venue cette curiosité.

Je répondis sincèrement :

- J’ai su qu’il y avait eu un crime avant-hier à Fiume. J’aiquestionné, on m’a dit : « C’est un Uzcoque ».

- On ne vous a pas dit cela aussi simplement. Il y a vingt personnes àFiume pour savoir ce que furent les Uzcoques, et aucune d’elles n’estdans la justice.

- C’est la femme, auteur du crime, que j’ai vue entre deux soldats etqui disait : c’est l’Uzcoque.

- Ah ! vous avez vu cette malheureuse ! Dieu ait pitié de son âme !

Et il se signa.

- Hé bien, mademoiselle, il n’y a plus d’Uzcoques, et la femmerépondait à une hallucination intérieure. Uzcoque voulait sans doutedire pour elle un démon, Voilà mon avis.

« Les derniers membres de cette race curieuse ont été tués durant laconstruction du canal de Suez. Ils étaient soixante. Une partie de lapopulation dalmate travailla à Suez, et les derniers Uzcoques, quoiquefainéants, étaient si affamés et haïs par le peuple de cette côtequ’ils y partirent aussi, sur un bateau de Segna, leur terroir. Arrivésà Suez, ils fomentèrent une révolte, comme toujours ils firent etpartout. On en exécuta trente, et trente furent condamnés à travaillersur la côte d’Asie, dans d’incroyables conditions de misère et desurveillance armée. On pensait qu’un mois suffirait pour les fairedisparaître. Ils vécurent quatorze mois sous le soleil et les fusilsdes fellahs. Ils moururent enfin en une semaine. On a dit que, lassésde leur obstination à vivre, on les avait empoisonnés.

J’avais écouté patiemment l’abbé Hischela. Je dis alors :

- Ils étaient donc si terribles ?

- Bien plus que je ne puis dire. Quand tous les hommes furent morts àSuez et qu’on le sut ici, peu d’années après, les Dalmates vinrent àSegna terminer le destin des femmes et des enfants. Ils mirent le feupartout et supplicièrent atrocement tout ce qui vivait. Une femme,merveilleusement jolie, dit-on, fut scarifiée des pieds à la tête et pelée avec des rasoirs, comme un fruit. Quelle abomination ! Il restasix enfants : j’en ai élevé deux…

- Quel drame ! Fallait-il qu’ils eussent créé une inexpiable haine !

- N’en doutez pas. Les Dalmates sont chrétiens, mais leur haine fut laplus forte.

- Au moins, les enfants que vous avez éduqués ont dû apporter à vivredes vertus moins haïssables que leurs aïeux.

Le curé secoua la tête avec mélancolie.

- Non, mademoiselle. Il y eut six enfants saufs du massacre. Quatrefurent tués à Fiume, quelques années plus tard. Leur conduite étaithorrible. Les deux que j’ai tenté de rendre semblables à tous honnêteschrétiens complotèrent de m’assassiner. Ils ne réussirent pas à caused’une vieille servante qui défendit ma porte et qu’ils massacrèrent.L’un, enfin, fut lynché en se sauvant, l’autre, dangereusement blessé,s’en alla mourir, en véritable Uzcoque, dans la forêt qui court ausud-est de Fiume. Voilà pourquoi il n’y a plus d’Uzcoques.

- Me voici donc documentée sur la fin de cette race étrange, mais je nesais rien d’elle. Aurez-vous pour agréable de me dire ce qu’étaient ceshommes si haïs ?

- Excusez-moi, mademoiselle, d’avoir attelé le char à rebours. Voicides renseignements.

Il se leva et recruta sur les rayons de sa librairie une demi-douzainede volumes très vieux.

- En réalité, l’érudition livresque n’a fourni sur ces hommes redoutésaucun travail important et judicieux. Mais il en a été parlé souventdans tout ce qui se publiait à Venise depuis 1500. J’ai, en personne,longuement étudié ces Uzcoques, et vous allez partager mon savoir.

« C’est vers l’an mille que ces hommes apparaissent dans l’histoire.L’origine du nom est inconnue, mais, à travers les siècles, tous ceuxqu’on arrêtait parvenaient à fuir, et, en croate, skok veut direévadé. Ce furent sans doute de hardis bandits, de race peut-êtregrecque, d’ailleurs dépourvus de religion, et qui s’installèrent,environ au VIe ou VIIe siècle, à Segna, tout près d’ici.

« Segna est un nid extraordinaire. Par mer, les écueils et lesbas-fonds sont si nombreux et mêlés que l’on ne peut approcher qu’enbateau plat. Par terre, des montagnes jadis inextricablement boisées, –aujourd’hui la forêt est presque disparue, – rendaient impossiblel’approche de Segna. En leur antre, disposé pour les sièges, lesUzcoques combinaient de savants coups de main sur toutes les villesd’alentour et les exécutaient avec une prodigieuse hardiesse. Unmanuscrit du XIe siècle parle de ces brigands, et les croisés furentcent fois attaqués par eux. Enhardis, ils étendirent peu à peu le champde leurs exploits et de leurs crimes. Au XIVe siècle, ils étaientconnus comme les plus farouches corsaires de la Méditerranée. Ilsparvenaient à rentrer dans la bouche de la Segna et à les sortir desbateaux de gros tirant d’eau. C’était leur port d’attache. On n’ajamais pu renouveler cet exploit nautique. Ils occupèrent aussi Clissa,en Dalmatie, mais ne purent s’y maintenir. A Segna, qui étaitthéoriquement propriété des comtes Franzipani, Vénitiens, ilsconstituèrent enfin une façon de petite république. Dès lors, leursviolences connues empliraient des annales. Ils guerroient partout,tuent toujours, n’achètent ni ne vendent et ne s’occupent qu’à voler.La mer est leur propriété. Dès le XIIe  siècle, tout Uzcoque saisiest pendu. Les Franzipani tentent en vain et trop tard de reprendreSegna, fief que leur avait offert le Sénat de Venise. Les Uzcoquesrestent maîtres de leur antre. On vient à bout de brûler leur flotte.Ils en conquièrent une nouvelle. On les capture, on en expose sur laplace Saint-Marc dans des cages de fer, on les décapite, on les empale,on les pend, on les brûle sans en avoir raison. Cinq cents ans, Segnaest le point de mire de toutes les marines de guerre méditerranéennes.Le nid uzcoque n’est jamais détruit. Enfin, au XVIIe siècle, unterrible massacre abolit quasi la race. Ceux qui vivent sont emmenés aubagne de Carlstadt. Un siècle plus tard, les petits-fils, nés on nesait où ni comment, reparaissent à Segna. Ils assassinent les pauvresCroates que l’on avait installés en leurs demeures et retrouvent lecourage et la force de tenir encore tête à tous. Mais peu à peu cetterace s’étiola et ne produisit plus d’enfants. Les mariages consanguinsy étant la règle, la nocivité de ces farouches bandits s’atténua donc.On cessa de les poursuivre légalement, car le meurtre d’un Uzcoqueresta longtemps le plus beau fait d’armes d’un Dalmate. Incorruptibles,infatigables et toujours semblables, – quoique devenus presqueimpuissants, – à leurs aïeux révérés, les derniers restaient, malgrétout, un danger pour ce pays. Je vous ai dit comment on avait faitmourir les derniers hommes à Suez et massacré les femmes à Segna. Ledestin des Uzcoques était accompli.

Je murmurai :

- Mais leurs mœurs ?

- Ah ! voici quelques faits. Thomas Vipsius, qui sauva un Uzcoqueblessé, vécut un mois entier chez eux. Son livre, paru chez Jenson en1509, dit, entre autres choses, qu’ils n’ont aucune religion, maisadorent la mort. Ils se font enterrer les jambes liées au col, avec unvoile noir troué aux yeux et à la bouche. Les jeunes filles portaientle bonnet rouge, les femmes le bonnet noir. Leur cruauté était extrême,et…

- Et ?...

- Ils étaient anthropophages.

- Oh ! on dit ça de tous les peuples haïs, mais l’accusation est engénéral purement polémique.

- Hélas, mademoiselle, il n’est que trop vrai ! Ils mangeaient le cœuret le foie de ceux qu’ils tuaient. Les quatre derniers enfants quivivaient à Fiume ont été assassinés parce qu’ils avaient tué un deleurs petits camarades et s’étaient partagé son cœur, qu’ils dévorèrentcru.

J’eus une grimace de dégoût.

- Mademoiselle, ils étaient terribles. Tout le pire de ce quel’humanité a conçu leur fut familier. Leurs débauches… Mais je ne saissi je dois vous dire ?

- Allez, monsieur l’abbé. La science est la science, je veux toutsavoir !

- Leurs débauches étaient épouvantables et d’une horreur indicible.Leur science du mal atteignit un niveau presque extraordinaire. Songezque, des deux Uzcoques que j’ai élevés, l’un, à treize ans, avait déjàdétourné de leurs devoirs douze jeunes filles et, – je rougis de ledire, – sept femmes mariées. Des Croates toutefois… mais enfin…

« Ils furent ce que l’humanité a créé de plus démoniaque. Avec cela, unétonnant pouvoir hypnotique était en eux. Ils regardaient les personnesde volonté faible, et celles-ci s’endormaient aussitôt ou devenaientleur proie. Ils ont fait accomplir des crimes par ce moyen, lorsqu’ilsn’étaient plus en nombre suffisant pour guerroyer. Tenez, je ne veuxpas vous lire ce texte, mademoiselle, ni le commenter, mais jetez unregard sur les horreurs qu’ils inventèrent pour mêler le crime à ladébauche.

Le prêtre me tendit un livre en latin. Je lus la phrase indiquée. Elledépassait en ignominieuse saleté tout ce que conçurent le marquis deSade et ses imitateurs. Je rendis le livre avec une grimace.

- Voulez-vous, mademoiselle, que je vous copie les textes importants,dates et noms ?

- Merci, monsieur l’abbé. Je me trouve assez instruite. Je vous suisinfiniment obligée de votre courtoisie, je vous loue de votre scienceet j’emporterai du clergé de Fiume un souvenir excellent.

Le prêtre sourit, très heureux. Il dit encore :

- Ah ! deux détails curieux. Les femmes Uzcoques se taillaient etaffilaient l’ongle très long de l’index et savaient couper la viandeavec, mais on cite des femmes qui, d’un coup d’ongle, ouvrirentl’artère carotide de leurs ennemis.

Un frisson me passa sur l’échine.

- Il y a encore ce détail : ils aimaient passionnément les femmesétrangères à leur pays, les attiraient, les fascinaient et parfois lesépousaient. Mais toujours, au bout d’un court délai, ils les faisaientmourir. Ils les empalaient la tête en bas, par la bouche.

- Assez d’horreurs, monsieur l’abbé. Voulez-vous que nous ne parlionsplus de ces monstres ?

Je me levai. Le prêtre m’accompagna. Dehors, un soleil aveuglantm’attendait. Le ciel craquait comme une feuille sèche. Les odeursd’huile et de tomate, mélangées à un remugle de melon pourri, mesuivaient de rue en rue. Je vis enfin la mer. Elle était plate etécailleuse. Un air lourd tourbillonnait autour des barques de pêcheurs.J’appelai un homme en chemise rouge et pantalon noir, très art nouveaumunichois sans le savoir…

- Tu as un bateau ?

- Oui, admirabilissime signora.

- Connais-tu Segna.

- Je connais, bellissime signora ?

- Combien de temps pour y aller en bateau.

- Trois heures, éminentissime signora !

- Veux-tu m’y mener et m’en ramener cet après-midi ?

- Oui, signora fascinantissime.

- Bon ! Dans une heure, attends-moi. Où est ta barque ?

- Vous viendrez la prendre là-bas, près du petit môle blanc,générosissime signora.

- Entendu ! Combien ce sera ?
……………………………………………………………………………………………………………………

Prix entendu, j’allai déjeuner. Une heure après, j’étais dans le bateaude mon gaillard, et nous descendions vers le sud avec en poupe un ventactif. J’avais pris un petit revolver. Mes ordres étaient donnés àl’hôtel. Je partais le lendemain matin à l’aube, et par la voie ferrée.Ma journée serait consacrée à une visite au repaire des Uzcoques, et jequitterais Fiume, abandonnant à leur destin le mystérieux inconnu, –l’Uzcoque, disait Lysa, – et cette Lysa, avec son ongle affûté pourcouper les carotides. En tout cas, je ne regretterais pas d’être venueen ce pays, car j’emportais de romanesques souvenirs.

Nous fûmes en mer un temps infini. Buccari apparut d’abord, dontl’aspect, de la mer, est celui d’un décor de théâtre pouropéra-comique. Rien n’a l’air d’y être naturel. Cette amusanteimpression ne peut appartenir qu’à des gens familiarisés avec lesthéâtres parisiens, mais elle est complète lorsqu’on entrevoit deshabitants de Buccari assis paisiblement au bord de l’eau, et d’autresqui s’en vont sur le quai, sans hâte aucune, comme font les figurantsde théâtre. Après Buccari, ce fut une rive rébarbative, rocheuse etescarpée, puis nous arrivâmes à Porto-Re. Il était déjà trois heures unquart. Je questionnai mon pêcheur, qui était accompagné d’un enfant detreize ou quatorze ans, joli comme un ange de Murillo, maisprodigieusement boiteux.

- Combien de temps d’ici Segna ?

- Une heure !

Je tâchai d’apprécier les distances. Je voyais très bien Buccari etj’entrevoyais Fiume, au nord. Au sud, je ne distinguais rien. Doncparvenir à Segna réclamait plus de trois heures encore. Je le fisremarquer à l’homme.

Il vint m’expliquer, en faisant de grands gestes, que vers Fiumel’atmosphère était beaucoup plus claire que vers la Dalmatie,qu’ensuite il y avait des courbes dans ce rivage du sud, enfin queSegna, n’étant plus rien, pour ainsi dire, c’est tout juste si je m’enapercevrais quand nous serions dessus.

La loquèle de ces Italiens de la côte adriatique est particulièrementfatigante. Je renonçai à discuter ; d’ailleurs, j’étais embarquée. Iln’y avait qu’à suivre l’aventure jusqu’au bout.

Il était cinq heures et demie lorsque nous fûmes à Segna. Mon guide,évidemment, ne me trompait point. Il fallait, pour voir l’ex-illustreville, être déjà dans ces passes difficiles, parmi les récifs les moinstentateurs. Je vis, de la mer, venir à moi une espèce de forteressebizarre, en demi-lune, avec des redans naturels et des tours deflanquement constituées par des collines abruptes.

On se rend bien compte sur place de l’étonnante situation stratégiquede Segna. Le bloc avance dans la mer, mais à droite et à gauche deuxmôles naturels l’étreignent d’assez loin. Attaquer cela de face ou decôté apparaît également ingrat. Dans le fond, la montagne grimpealertement en pentes sauvages, déjà peu pratiquables. Lorsque tout celaétait noyé dans une végétation forestière dense et vieille, s’étendantsur plusieurs lieues, il était interdit de prendre Segna.

Mon pêcheur me débarqua sur une plage de sable fin, hémicirculaire,mais grande comme deux draps. Comme je lui demandais s’il était venusouvent, il m’assura avoir appris à piloter son petit bateau parmi lesécueils même de Segna, étant né dans un village voisin, tout au sud. jecompris que je me verrais obligée de passer la nuit dans ledit village,après y avoir dîné, le tout chez un parent de mon guide, qui avaitcombiné tout en ce but. Je dus en prendre mon parti. Même en repartanttout de suite, jamais je ne serais à Fiume ce soir. Tout au plus àBuccari. Il fallait d’ailleurs m’attendre, en ce cas, à ce que l’homme,malcontent, mît un mauvais vouloir solide à revenir. Je m’étais laisséeberner bêtement, mais enfin, hormis le retard à partir que cette visiteentraînait, le malheur était petit.

Je dis au pêcheur :

- Attendez-moi ici, n’est-ce pas. Je vais me promener un peu dans lesruines.

Il me fit, je ne sais pourquoi, une façon de coup d’œil complice et mevoilà partie.

De ruines, il n’y en a point. Un village se cache en retrait, modesteet prudent, désireux, croirait-on, de ne pas se faire remarquer. Iln’occupe d’ailleurs point les lieux stratégiques de cette étrangeforteresse. Je grimpai donc, par un sentier roide comme une échelle, aulong d’une sorte de tour schisteuse. Bientôt je fus au sommet.

La mer luisait puissamment. Devant moi foison nait la verte etforestière île de Cherso. Au sud, le rivage était inabordable, semé dehavres aux parois à pic et de puissants récifs en dos d’âne.Évidemment, même aujourd’hui, on ne saurait atteindre Segna de ce côté.Moins encore au temps où la surabondance sylvestre occupait tous leslieux où racine d’arbre peut s’agripper.

Du lieu où j’étais, je cherchai un chemin pour faire le tour de Segna,par les collines. Croyant avoir trouvé, je partis.

J’avais fait deux cents mètres sur un sentier primitif où d’étrangesherbes grises foisonnaient, lorsque je fus arrêtée par une brisure. Ama gauche, la paroi offrait une sorte de sentier large de deux mains.Je ne suis pas sensible au vertige ni à aucun mal de peur. Je meglissai sur ce rebord et le suivis en toute tranquillité.

Cela donnait sur un magnifique précipice d’au moins quatre-vingtsmètres. Arrivée de l’autre côté, je n’avais plus de sentier, mais unepente verticale avec quelques blocs faciles à saisir et successifs enhauteur. Je gravis cela promptement et, cette fois, je compris être surun terrain jadis humanisé.

Des pierres plates étaient entassées en deux monceaux réguliers, puisune sorte de cube gravé de lignes incertaines me conseilla l’arrêt.J’avais chaud.

Cinq minutes après, je repartais, mais, subitement, je crus entendreau-dessous de moi un murmure de voix, puis de cailloux heurtés.J’avançai en silence, mais tout se tut aussitôt.

Le lieu où j’étais, en plein soleil, formant arête au sud dominait lescollines et les voies d’accès vers Segna. Ne craignant rien, jecontinuai à marcher sans bruit aucun. Le chemin s’inclina, me força,vingt mètres plus loin, à une gymnastique dangereuse et me jeta enfin,ahurie, dans une sorte de galerie en retrait qui faisait à rebours lechemin parcouru.

Je m’y engageai. Les voix entendues devaient venir de là. Quelquestouristes anglais ou américains, sans doute ! J’avançai gaillardement.Qui saura pourtant comment un mystérieux instinct nous avertit parfoisde ce qu’il faut faire ? Brusquement, sans y avoir songé, je marchaisur la pointe du pied.

Une galerie s’amorçait à gauche, basse et sombre. Je m’y jetai, dansune sorte de peur brutale, presque sans réflexion.

Au même instant surgissaient, éclairés par une sorte de fenêtrenaturelle sise à droite, au-dessus de ma galerie, deux êtres qui mefirent une tragique impression : Lysa et son mystérieux ami, que,depuis la veille, je nommais l’Uzcoque.

Le couple ne m’avait pas vue ; il s’arrêta.

Elle dit, sans inquiétude, mais avec un ton de voix bizarre :

- Tu n’as pas entendu quelque chose ?

Il ricana, de sa bouche tordue que je voyais bien. Ce lieu n’était nichambre ni demeure, mais sans doute une cavité naturelle, jadis élargiepar des hommes, qui, en sus, y avaient creusé des galeries d’accès. Aumilieu se dressait un bloc rocheux sur lequel l’homme et la femmes’assirent, exactement devant moi. Je me couchai alors sur la terre,dans ma galerie, pistolet au poing.

Il dit :

- Tu es une Uzcoque, maintenant. Je t’ai consacrée, n’est-ce pas ?

Elle répondit d’une voix éclatante :

- Oui !

- Hé bien, Lysa, il te faut cinq crimes. Tu en as accompli deux : unhomme et une femme.

- Oui !

- Souviens-toi qu’une Uzcoque ne doit compter comme crimes sacrés queles êtres dont elle a percé le cœur.

- Je l’ai fait.

- Maintenant il nous faut le sang de la Française.

- Oui !

- Nous la tuerons ensemble. Mais pourquoi hier n’as-tu pas cherché à lavoir ?

- Je ne l’ai pas rencontrée !

Mon cœur battit à ce mensonge. Lysa me restait donc plus liée qu’àl’Uzcoque.

- Tu dois, comme une Uzcoque, réussir tout ce que tu entreprends.

La femme se tut.

- Il me reste cinq crimes encore à signer, moi. J’espérais en accomplirtrois cette nuit. Je n’ai pu en réaliser qu’un.

Il la prit par les épaules et la regarda dans les yeux.

- Répète mes ordres !

- Je m’approcherai de la Française. Elle ne te verra pas. Tul’attacheras, et je lui couperai la tête.

- Bien. Cherchons-la maintenant. Elle est ici.

- Ici ?

La voix trembla, comme devant une chose connue mais qu’on espéraitsecrète ; cela m’étonna puissamment.

- Oui ! Je l’ai vue venir en bateau, tandis que tu priais la mort, toutà l’heure. Elle est grimpée par le pic ; j’ai deviné qu’elle tourneraitsur place. Elle ne peut pas être venue dans ces galeries, c’est tropdangereux, mais, comme elle doit suivre le petit sentier qui descend,nous allons la trouver en bas, juste à notre désir, puisque cela necomporte aucune issue.

Elle dit, les bras ouverts :

- Tu es sûr ?

Lui l’étreignit fortement, puis fit un geste que je ne pus deviner.Elle poussa un cri de douleur.

- Viens. Elle est maintenant dans le cul-de-sac, j’en suis assuré.

Elle murmura :

- Si elle est armée ?

- Hé, folle, ignores-tu qu’elle aura confiance en toi. Ses yeux, sur levapeur, étaient, à t’admirer, plus chauds que le soleil.

- Mais, toi ?

- Moi ! Hé bien ? Elle me regardait aussi avec complaisance. Les femmesde cet aspect-là sont amoureuses de tous et de tout.

Elle changea de ton pour dire avec gravité :

- Mais si elle soupçonnait quelque chose ?

- Quoi ?

- Je ne sais, que nous sommes ensemble ? Ou encore que…

- Mais quoi ?

- Uzcoque !

Il eut un ricanement bref comme certains abois de pithéciens, puissaisit Lysa par la gorge.

- Si elle sait, on le lui a dit, et toi seule…

Je m’attendais à voir la jeune femme plier et avouer. Le drame pendantme semblait donc magnifique. D’ailleurs, je ne prévoyais aucun immédiatdanger personnel, étant armée et la main prête. Cependant, Lysapoussait un rire roucoulant dont vibra l’air autour de moi.

Elle s’exclamait :

- Fou ! Comme il est facile de te duper. Tu sais pourtant bien quellejoie je goûte à faire mourir de la façon que tu m’as apprise !

L’Uzcoque lâcha la femme et recula. Je ne voyais pas nettement sa face,mais je le sentais, barbare aux hérédités de violence pure, secoué parune colère sourde qu’il reprenait en hésitant. Avait-il honte de sedominer si mal, ou crainte d’être berné soit en donnant libre cours àsa fureur, soit en se maîtrisant, comme un civilisé. Je le devinaispris dans ce dilemme étrange : il devait également craindre de passerpour une brute et de laisser perdre l’héritage de sa race, oùl’instinct le plus féroce fut toujours roi. Quant à moi, je necomprenais pas cette cruelle comédie jouée devant mes yeux et qu’on eûtdit faite pour un spectateur invisible. Lysa, cette fois, n’était pointla nerveuse idole que j’avais rencontrée la veille.

Où était la véritable, celle que sa sincérité naturelle pouvait offrircomme un document loyal, sans abréviations et sans ratures ?

Enfin, l’homme affirma ce que je pensais moi-même :

- Lysa, tu deviens insaisissable.

Elle eut un rire perlé, trop aigu, trop vif, comme s’il eût voulu êtreentendu très loin.

- C’est mon rôle, tu le sais bien. Je suis désormais faite, cœur etcorps, pour rester insaisissable, sauf à toi.

Il gronda, poussé par une inquiétude sourde :

- Je ne sais comment tu es ailleurs, mais je te trouve étrange,aujourd’hui. Je pressens dans tous tes mots un sens double, unemoquerie, un défi.

Elle se mit debout sur la pierre plate au bout de laquelle tous deuxétaient jusque-là assis. Comme elle était tournée vers moi, dans saposture je voyais ses jambes gainées de blanc. Mais elle s’étirait,ainsi, souple comme une chatte.

L’Uzcoque s’était relevé ; sa voix sonna, voix de commandement, sècheet dure, avec des inflexions rauques, pourtant, comme de quelqu’un enqui luttent la volonté et le doute.

- Je t’égorgerai, Lysa, sache-le. Ceux de ma race ne pardonnent nid’être persiflés ni même d’avoir douté d’autrui.

Je ne voyais plus que le dos de l’homme, mais j’entendis :

- Il n’y a d’humanité que là où il y a secret. Tu n’as pas en moi unefemme de Croatie, plus semblable à ses génisses qu’à un être pensant,douteux et complexe. Tu as une femme qui t’obéit, qui t’aime et quipourtant t’échappe en quelque recoin de sa pensée. Toi-même, n’es-tupas souvent bien obscur ? Ainsi, pourquoi ne vas-tu pas seul au-devantde la Française ?

Il repartit :

- Homme, j’ai ce droit ; je porte en moi tout un passé qui m’écrase. Jevoudrais être digne de ma race.

- Peux-tu vraiment l’espérer ? Les civilisations d’aujourd’huin’abandonnent plus à la faiblesse individuelle le soin des vengeances.Si quelqu’un te hait avec justice et si tu lui as fait tort, il y auradix mille gendarmes pour te saisir.

Ils me parurent également remplis d’une bien vaine éloquence. Etpourquoi aucun des deux personnages n’avait-il l’air de vouloir partirle premier au-devant de moi ? On eût dit qu’ils pensaient à autre choseen parlant. Attentive, je suivais ce duel de mots avec une cuisanteanxiété.

Elle dit :

- Tu ne cours plus après la Française, que tu m’as dit être engagéedans le boyau, au retour de la falaise ? Que penses-tu ? Aurais-turenoncé à la faire mourir ?

Il se leva, la voix tremblante :

- Oui ! entre les moments où mes impulsions profondes ordonnent detuer, j’hésite souvent.

- Tu voudrais la garder ? Pars seul la protéger !

Elle s’exprimait avec ironie. Lui répartit :

- Si je savais qu’elle pût m’aimer ?

- Et moi, qu’en fais-tu ?

J’entendais une voix ricaneuse, inattendue et ahurissante, en ce débatoù il ne s’agissait que de crimes.

- Je te couperai la tête, dit-il.

Un autre rire sonna, lascif et amusé. La femme, d’une détente desreins, sautait à terre et dressait devant moi une silhouette debacchante ivre.

- Tu me couperais la tête ! Ah ! Ah ! Mais tu ne parleras donc que demort, cher Uzcoque ?

Elle marchait, ce disant, autour de la pierre sur laquelle lui restaitmaintenant assis. Je la vis passer devant l’homme. Elle semblait uneprovocante danseuse, une Salomé requérant qu’on lui vînt porter un chefhaï coupé entre le sinciput et la pomme d’Adam et dont le sangdégoutterait. Sa gaieté sautait comme le sang sourd d’une plaie lorsquela vie par elle a fui.

Et comme elle passait derrière l’Uzcoque sans méfiance, je la vis sebaisser, prompte et souple, en un geste illisible. Elle releva sa jupe,un pied posé haut sur la roche, derrière le torse de l’homme, dont jevoyais le profil magnifique, méditatif et inquiet.

Alors, son bras jeta son geste violent vers le ciel.

Au bout, quelque chose de blanc, fin et étroit prolongeait la main enangle droit.

Et cela s’abattit sur l’Uzcoque, à la naissance du cou, là où lesvertèbres s’épanouissent, dont l’une sera le cerveau.

Je me levai, d’un mouvement réflexe. Ma tête heurta la voûte basse, et,dans le même moment, je vis le bras de Lysa se relever et s’abattreencore.

Tout son torse, jeté en avant, appuyait sur la détente musculaire,pesait sur le couteau implanté dans la vie même, dans tout ce quicommande à l’être. L’Uzcoque poussa un râle sourd et abominable, pareilà un cri de cheval abattu par un fauve qui, déjà, commence à le dévorer.

L’homme maintenant était sacrifié. Une force suprême le jeta pourtantdebout. Une arme indistincte était dans sa main. Il fit un pas versLysa, qui s’était reculée, et, farouche, lui tendait les mains encoupe, comme une libation. Enfin il s’abattit dans un ahan désespéré.

Alors, avec la voix neuve et puérile d’un enfant heureux quis’abandonne à sa joie, Lysa cria :

- Alice ! Alice ! Viens !

Je reculai de deux pas, au summum de la stupeur, ahurie et encolérée,mais Lysa s’élançait vers ma galerie et m’appelait :

- Alice !

Commandant au tumulte qui régnait en ma sensibilité, je fis quelquespas en avant et sortis de l’ombre.

Lysa me sauta au cou comme une fillette qui souhaite quelqueanniversaire. Puis elle me montra celui qu’elle venait d’assassiner.

L’Uzcoque était là. Un flot énorme de sang auréolait sa belle têteblême. Ses membres détendus gardaient une grâce forte et une robustesseélégante qui me frappèrent encore. J’avais la main à la crosse de monrevolver. J’éloignai Lysa d’un geste sec.

- Me direz-vous ce que signifie cette comédie meurtrière ?

Elle, sans un regard au cadavre, riait en disant mon nom.

J’avais un mal infini à reprendre pied parmi les choses. Tout celaétait si extravagant, et ce sang…

Je demandai :

- Tu m’avais vue ?

Elle rit.

- Bien sûr ! Lui aussi. Et toute notre conversation tendait à ledissimuler, lui à moi, car il croyait à mon ignorance, moi à lui, etj’y réussis. Chacun voulait éloigner l’autre.

- Mais, s’il savait ma présence ici, pourquoi n’a-t-il pas voulu metuer tout de suite ?

Lysa me regarda, de bas en haut, avec un masque sarcastique, où jereconnus le sourire voltairien de l’Uzcoque aboli. Elle murmura :

- Tu es quand même plus naïve que moi. Il t’aurait, seule à seul,offert de rester avec lui, en me tuant, ou de disparaître. Peut-êtreaurais-tu accepté. De nous trois, il y en avait, en tout état de cause,un de trop…

J’éclatai de rire malgré moi.

- Tu peux t’éviter de croire que j’eusse signé un pareil marché.

- Qui sait ?

Elle reprit :

- Il m’avait appris à aimer le crime, cela me forçait aussi à ne plusdésirer qu’un crime, celui dont il mourrait. Il a joué avec une forcequi le dépassait…

Je la regardai. Un orgueil soulevait ses belles lèvres. Elle continua :

- Je t’ai menti Alice. Je suis Vénitienne et porte deux noms quitoujours firent trembler les Uzcoques, celui de Faliéri et celui deDandolo. Moi aussi, j’obéis à ma race…

Elle s’érigeait, hautaine, orgueilleuse, dogale.

Au loin, la mer ruisselait de clartés…

Sa lumière, entrant par un orifice de la bizarre galerie où nousconversions, illuminait le coutelas qui avait servi à tuer. Il étaitlong, svelte, à pointe déclive. Deux gouttes de sang, seules,stagnaient sur le taillant.

Un rayon vint alors caresser la main de Lysa, baguée et étroite, oùscintillait une émeraude en olive.

Ensuite, comme elle baissait la tête pour me laisser méditer sescurieuses paroles, la dogaresse offrit sa chevelure ardente, d’or vertet de pourpre lactée, au pinceau lumineux venu du soleil tournoyant devermeil et de cuivre rouge.

Elle dit enfin :

- Alice, l’auto nous attend, derrière Segna, pour revenir à Fiume. Jeconduis.

Je dis :

- Allons !

Sa face ardente et ses yeux fixes soulevaient en moi une tornadehaineuse. Je me détournai pour ne pas m’y abandonner.
……………………………………………………………………………………………………………………

- Qu’est-elle devenue ?

- Le lendemain soir, en la quittant, à Fiume, tandis qu’elle allaitchanger un peu ses parures vestimentaires, je fis porter au trot mesmalles au vapeur partant pour Lara. Parvenue à Lara, je repartis illico pour Messine, et bientôt je pus croire que la fille des doges,Uzcoque adoptive et redoutable amie en surcroît, ne me retrouveraitplus jamais. De fait…

- Pourtant, il me semble qu’ayant tué, pour te sauver, son adorableamant, elle devenait rassurante.

- Trop, mon cher ami ! Son ongle affûte et coupant comme un rasoir,durant notre retour en auto, passa trop souvent sur mon cou, àl’emplacement où la carotide, mal protégée, s’expose aux accidents… Etpuis, je ne suis certainement pas capable d’immobiliser les sentimentsd’une femme aussi changeante et médiévale. Aussi crois-je avoirsainement agi en la rendant à elle-même.

- Qu’a-t-elle dû dire, ainsi délaissée ?

- Me ne frego !

- Ce qui veut dire ?

- Je m’en fiche…


RENÉE DUNAN.