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DUPIN, Mme Aurore (1804-1876) : Albane(1839). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (05.XII.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (coll.part.) de Paris-Londres: Keepsake français publié à Paris par la librairieDelloye en 1839. Albane par Mme A. Dupin ~*~Il écrivit àEnguerrand : « Vivre loin d’elle, c’est un effort au-dessus de mon courage. Depuishuit jours je l’essaie inutilement. Chaque matin je mesure avecépouvante la distance qui doit me séparer du soir ; et quand le soirvient, je m’étonne qu’il ne puisse rien pour moi. Il y a dans mon seinje ne sais quoi de funeste, un mal qui le ronge. Mes vêtementss’embrasent sur mon corps ; quelquefois ils deviennent pesants commeces chapes doublées de plomb qui faisaient courber les damnés de Dante.Un matin, je souffrais tant que mon regard a imploré Dieu. Tout à coupj’ai frémi de me voir exaucer. Que ferais-je d’une vie où elle neserait pas ? Tu souris, toi qui es fort. Quand il me vient dans lapensée que je pourrais guérir, j’éprouve l’horreur que tu sentirais àla vue de la terre nue, froide, immobile et sans reflets. Je necesserai pas d’aimer ; mon dernier adieu à la vie sera un cri d’amour ;mon âme emportera son ardeur au-delà du monde périssable. Sais-tuEnguerrand, ce qu’il y a de magie dans la vue d’une femme aimée ? Loind’elle je délire de tendresse, de jalousie, de désirs coupables et dedésespoir ; près d’elle je ne sens que repos, doux enchantements. Jepasserais ma vie à la contempler, à écouter sa voix, à chercher mondestin dans ses yeux pensifs et doux, à espérer éternellement lesparoles d’amour qui ne viennent jamais. Sa vue apaise mes sens ;quelque chose d’ineffable et de divin se répand dans mon coeur fatiguéde la lutte. Ce qu’elle dit me semble toujours combler mes voeux ; c’estla réflexion qui me rappelle que j’attendais autre chose. ………………………………………………………………………………………………………………………. « Aujourd’hui j’ai erré dans le bois, sur la montagne, partout où jel’avais vue, belle de ses affections libres, confiante en cettedestinée qui l’a si amèrement trompée. Je ressaisissais le passé danstoutes ses délices ; et quand je me disais que cette joie ne peut plusrevenir, je me sentais abîmé d’horreur et pressé de maudire. Il y avaitensuite des moments où je me trompais moi-même sur les chosesaccomplies. Ce pays n’était-il pas le pays où je l’avais connue, adorée? Elle y vivait encore. Je n’aurais qu’à le vouloir pour retrouver sonsourire tendre et sérieux ; je ne sais encore quelle adorableexpression de pudeur, de souffrance élevée et modeste quand elle secroit l’objet d’une assiduité trop ardente ; et dans certains momentstant de simplicité, de bon vouloir, de gaîté confiante ! Pourquoi doncce feu qui me dévore et m’étouffe ? pourquoi mon âme est-elle sombrecomme à son dernier jour ? Albane est là. Je puis la rencontrer dansles champs, la saluer, lui sourire, passer vingt fois sous sesfenêtres, lui parler… C’est bien le bonheur d’autrefois… Mais elle estmariée !... Qu’importe ? son mari ne vit pas auprès d’elle. Je n’ai pasà me révolter des témoignages de tendresse qu’il donnerait à sa femme.Son amour ne peut pas être le rival du mien. Elle a même le droit demépriser cet homme. Et moi qui n’ai abusé de rien, moi qui n’ai rienépuisé, je me sens jeune et fort comme aux premiers jours. Ce mot sienivrant, qui donne soudain à la vie de l’homme tant de valeur et debeauté, l’aveu d’une femme adorée et sincèrement éprise, ce mot quipourrait frapper de mort si le désir n’y avait pas lentement préparé lecoeur, elle ne me l’a jamais dit. Mourrai-je sans l’entendre ? Qu’unefois, une seule fois elle murmure : Je t’aime… Qu’une fois au moinsl’existence se révèle à moi, riche, grande, complète, sans cesinquiétudes qui font toujours chercher au-delà des biens connus. « Mon Dieu ! pourquoi donc est-elle mariée ? Cet homme se placera-t-iléternellement entre le bonheur et moi ? S’il n’existait pas, si aumoins l’oubli pouvait nous arriver, si nous pouvions effacer de notremémoire ces années si affreuses où elle a subi la volonté de ce maître,nous nous prendrions la main, nous traverserions la vie, le frontserein et beau ; nous entrerions dans la mort comme dans le sommeil. ……………………………………………………………………………………………………………………… « Sais-tu qu’il y a dans le temps des heures fatalement dévouées àl’amour ? Alors toute sagesse murmure et cède au mal intérieur quiconsumait la vie. Tout ce qui avait fait soupirer l’âme, tout ce quilui avait arraché le grand cri de détresse et de colère, ce fantôme desfélicités inconnues, si longtemps poursuivi en vain, prend en cesinstants la forme d’une femme. Hier, vers le soir, quand le soleil secouchait derrière nos montagnes, j’ai vu Albane qui s’avançait aveclenteur, la tête inclinée, tout son être doucement recueilli dans lepassé peut-être. Je me suis furtivement abrité dans un champ de fèves,derrière une haie plantée d’aubépine, de sureau et de rosiers sauvages,et qu’un grand chêne ombrage en cet endroit ; ce petit coin m’étaitbien connu. Souvent, quand la chaleur faisait haleter mon chien etbrûlait l’herbe, nous nous étions assis sous le chêne du côté du cheminqui fait là un enfoncement tout frais, tout vert et tout fleuri. Jen’étais pas forcé de me cacher alors ; un coeur libre battait dans sapoitrine et dans la mienne ; maintenant c’est un coeur d’esclave. Elleest venue, comme je m’y attendais, prendre sa place sous l’arbre ; etje la voyais à travers la haie. Son air était si doux, si malheureux,que mon coeur s’est rempli de larmes. Deux oiseaux se sont approchéscomme pour la distraire ; ils volaient le long du buisson et à terre.Ils y recueillaient successivement la laine que les brebis avaientlaissée aux épines, des brins de paille, de la mousse fine, le duvet duchardon ; et ils portaient tout cela au nid balancé sur les fèves. Detemps en temps le plus tendre y entrait, comme pour s’assurer que lacouche était assez moelleuse, et sa petite tête se levait charmante, ettous deux se parlaient avec une amoureuse vivacité. Albane soupira ;son visage ému se cacha dans ses mains croisées l’une sur l’autre. Ellene regarda plus les fauvettes, moi je les regardai encore. « Ces créatures heureuses, cette végétation fraîche et jeune quirépandait dans l’air ses parfums subtils ; cette sève printanière quetout mon être aspirait, qui donnait l’éveil à tous mes sens ; lessplendeurs de cette heure, la présence de cette femme, mes douleurssolitaires, tout devint pour moi comme l’appel du bonheur..... Albanetourna de mon côté son chaste et mélancolique visage. Toutes lesardeurs coupables s’épuisèrent soudain en moi. Je redevins timide,respectueux, jaloux de sa vertu, satisfait de ma retenue, désireux plusque jamais de ne pas l’offenser. Elle quitta ce lieu, moi je restailongtemps à la même place, puis j’allai me mettre à genoux sur l’herbequ’elle avait pressée. ………………………………………………………………………………………………………………………. « Mon Dieu ! donnez-moi plus de force ! Cette après-dînée j’ai couruvers sa maison, je me suis établi dans les branches d’un marronnier ;et de là plongeant mon regard avide jusqu’au fond de la chambred’Albane, j’ai suivi tous ses mouvements. Le besoin de respirer lui afait ouvrir sa fenêtre. Elle était là debout, ses grands yeux brunslevés au ciel, son visage plein de mélancolie, de douceur et d’amour ;elle suivait les nuages blancs qui fuyaient à l’horizon. Son air menavrait, il fallut toute ma volonté pour retenir un cri ; la sensationétait si violente qu’elle déchirait ma poitrine. Ma tête se remplissaitde bruit, de visions et de douleurs affreuses. Involontairement jefermai les yeux ; quand je les rouvris Albane avait quitté la fenêtre ;je la cherchai dans sa chambre, elle n’y était plus. Il me sembla queje devenais fou. Ce qui se passa en moi, je ne saurais le dire ; maisje m’élançai de mon arbre dans cette chambre vide ; je la parcourusavec ivresse, touchant et respirant toute chose qui s’offrait à moi. Jeme remis ensuite à marcher vivement ; je disais le nom d’Albane, je luienvoyais des baisers, je pleurais, je criais. Tout à coup elle setrouva devant moi pâle, comme une apparition. Moi qui ne me possédaisplus, je tombai sanglotant devant elle. - Je mourais loin de vous, laissez-moi vivre ici ! » Elle ne merépondit pas, mais des larmes mouillèrent ses yeux, et sa têtes’inclina sur sa poitrine. Nous restâmes un long moment en silence. «Vous pleurez, lui dis-je enfin, dites-moi donc un mot qui me soulage !Soyez bonne comme autrefois ! Voyez, c’est ici que nous avons vécu denotre vie de jeunesse et d’enthousiasme. Vous m’écoutiez alors avec uneaffectueuse indulgence. Je vous voyais sourire à mes rêves superbes.Quelquefois aussi vous me grondiez. Dites-moi donc, Albane, que cesjours reviendront. » Elle secoua la tête, et ce fut d’une voix ferme et triste qu’elle dit :« C’est jours ne peuvent pas revenir, vous le savez bien. - Je vous vois, je vous entends… Qu’y a-t-il donc de changé autour denous ? - Tout, » répondit-elle. Ses yeux se levèrent sur moi : « Avons-nousles mêmes espérances ? » Je la saisis par la main, et l’entraînant vers le fenêtre : « Voilà notre ciel !... Albane, le soleil était si beau aujourd’hui !J’ai vu les buissons couverts d’oiseaux, et quand j’ai traversé lebois, les violettes et les fraises embaumaient l’air, le rossignolavait ses plus doux chants. Les fêtes du coeur peuvent renaître. - Enfant, dit-elle avec une gracieuse amertume, enfant qui oublies sivite ! n’avons-nous pas vécu ailleurs ? - Non, je n’oublie pas ; mais quand je sens la jeunesse puissante enmon sein, je ne puis croire au malheur absolu. Que s’est-il donc passédans votre vie et dans la mienne qui nous défende les joies pures ? Unhomme est venu, je le sais ; mais cet homme est parti, il s’estlui-même fait justice. - Assez, dit la jeune femme ; chacun de nous doit marcher seul dans saroute difficile. Ne cherchons pas à nous le dissimuler. - Albane, cet isolement affecte votre âme. - Pourtant je l’accepte. - Eh bien ! moi, lui dis-je en prenant ses mains et en les serrant avecardeur, moi, j’ai essayé de vivre où vous n’étiez pas, l’effort a briséma volonté. Souffrez-moi quelquefois ici ; vous y recevez bien desindifférents, auriez-vous le coeur de me chasser ? Je serai plein derespect ; jamais un mot hardi n’offensera votre modestie. Madame, ne merefusez pas !... Seriez-vous coupable d’être bonne pour moi comme vousl’êtes pour tous ? - Vous me faites bien mal ; » ce fut d’abord tout ce qu’elle put medire. Plus tard elle ajouta : « Plaçons-nous donc à la hauteur de notremisère. Je vous ai connu de l’énergie ; n’en avez-vous plus ? - Et vous, Albane, ne sentez-vous plus rien pour l’ami de vos fraîchesannées ? - Hélas ! dit-elle avec un sourire de douleur tranquille, y a-t-il unseul être dans ces montagnes avec lequel j’aie un rapport de goût et desentiment ? Est-ce, je vous le demande, un de ces pauvres mineurs, unde ces rudes et sauvages paysans qui peuvent satisfaire mes besoinsd’intelligence ? A peine s’ils comprennent cette nature où ils sontnés. Ils suent aux splendeurs du soleil. Ils tremblent pour leursrécoltes quand le ciel a de majestueuses tempêtes. Où nous voyons lapoésie ils cherchent la simple utilité. Croyez-vous qu’il y ait unelangue qui nous soit commune ? Vous êtes le seul qui puissiezm’entendre, me répondre, me donner quelque valeur, je le sais, etpourtant je me prive volontairement du bien que me ferait votre vue.Tenez, mon père se dispose ce soir pour une fête très enviée. Soncostume du moyen-âge l’a préoccupé tous ces jours ; peut-êtrel’essaie-t-il en ce moment. Il peut s’amuser, lui ! - Eh ! que devez-vous donc à l’homme qui vous a abandonnée ? - M’a-t-il dégagée de ma promesse ? Parce qu’il s’est parjuré, dois-jeme parjurer aussi ? - Madame, m’écriai-je accablé, vous avez de froides raisons pour tout.Je suis bien malheureux de ne pas trouver une parole qui vous touche.Albane, ne me défendez pas votre vue. Si vous l’exigez, je serai mueten votre présence ; mais que je puisse venir de loin en loin. Vous nevoulez pas que je sorte en réprouvé de cette vie ! - Est-ce une menace que vous me faites ? me demanda-t-elle sévèrement. - Non, c’est le cri d’un coeur désolé. Vous ne savez pas tout ce quej’ai senti d’horreur par votre privation. Albane, moi si fier, moi quine souffrirais pas un regard offensant, je m’exposais, pour vousapercevoir, à tous les genres d’humiliation. J’errais dans l’ombrecomme un voleur autour de votre fastueux hôtel. Chaque voiture quiressemblait à la vôtre m’appelait sous ses roues. J’aurais endossé lalivrée, je me serais fait le dernier des valets de votre maison pourvous voir sans obstacle une minute, une seule minute tous les jours. Oh! pour vous je n’ai pas d’orgueil. » Tout à coup Lia, la soeur de lait d’Albane, accourut, et, me prenantbrusquement par la main : « Le père de madame vient ! – Je ne changeai pas d’attitude. – Mais ilvous tuera s’il vous trouve auprès de madame. - Je suis las de la vie, et las de moi plus encore. » Alors Albane sortit de sa froide réserve. « Vivez ! proféra-t-elle éperdue ; vivez ! je vous l’ordonne ! j’aibesoin que vous viviez ! » Lia ouvrit une porte qu’elle ferma sur moi. Elle suivit ensuite Albanedans le salon où M. d’Alverte vint en baron féodal. « Un homme est entré par votre fenêtre, dit-il à sa fille. Est-ilencore dans votre chambre ? – C’était bien le père qui se montrait. - Il y était tout à l’heure, il n’y est plus. » M. d’Alverte surprit un sourire moqueur sur les traits de cette Lia sifine et si jolie qu’on ne pourrait la croire de ces montagnes. Elleregardait les souliers à rosettes, le manteau court et flottant, lelarge chapeau. Il eut pour elle de rudes paroles. S’adressant denouveau à sa fille : « Je ne veux pas savoir si vous avez des torts ; ce que je vousdemande, c’est de faire un effort sur vous-même pour paraître à cettesoirée sans préoccupation et sans tristesse apparente. Une femme estimpénétrable quand elle le veut. Ne m’opposez pas vos répugnances pourle monde : votre réputation dépend de la conduite que vous tiendrezcette nuit. Si vous méprisez le monde et son opinion, il se fera plusméprisant que vous, il saura vous avilir aux yeux de tous, et vousinspirer, mais trop tard, l’effroi de ses jugements. » M. d’Alverteéleva la voix : « Quant à celui qui n’a pas craint de vous sacrifier àun misérable entraînement, qu’il répare de tout son pouvoir le malqu’il a su vous faire ; qu’il ait assez de générosité pour ne vousrevoir jamais. C’est ainsi qu’il saura vous aimer s’il est homme decoeur. » J’entendis ces paroles, j’entendis aussi les gémissements d’Albane. Mesinstincts vertueux s’éveillèrent comme aux jours des enthousiasmessévères ; je me promis de la fuir. L’être que tu appelais ton amimérite encore ce nom, Enguerrand. » Mme A. DUPIN. |