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DUVERNOIS, Simon Schwbacher, ditHenri (1875-1937) : Morte la bête...(1921). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.XII.2018) [Ce texte n'ayant pas fait l'objetd'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-1) du numéro1 (juillet 1921) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . Morte la Bête... Nouvelle inédite PAR Henri Duvernois ~ * ~ I A six heures, Marcel Ourdinneau griffonna sa dernière signature. — Il y a encore... murmura l'employé qui se tenait devant lui. — Je m'en fiche ! Je n'ai pas l'intention de crever à la peine. Vousprenez deux heures pour déjeuner et vous êtes forcé, le soir, derattraper le temps perdu ! Idiotement perdu ! Mauvais système, mon ami! Un système de célibataire. Débrouillez-vous. Moi, ma femme m'attend.Je file. Et au trot ! Il repoussa les paperasses. Le petit bureau où arrivait l'odeur desdraperies et des cotonnades sentait le magasin de nouveautés et l'étudede notaire, un mélange de flanelle mouillée, d'encre moisie, de cigarefroid et de Chypre. La grande table était couverte de dossiers, defactures, de lettres et d'échantillons d'étoffes ; dans un cadred'argent, une tête blonde de jeune femme souriait, avec des yeuxtristes. Sur des casiers aux cartons verts défoncés s'alignaient desboites de bonbons destinées aux acheteuses importantes. Un jourpoussiéreux tombait des hautes fenêtres aux vitres sales, sans rideaux. — Bon Dieu ! déclara Ourdinneau, que c'est donc laid ici et mal tenu !Il faudra faire nettoyer cette écurie, vous entendez. Il n'attendit pas la réponse, prit ses gants, sa canne, son chapeau,traversa le magasin la tête découverte pour donner au personnell'exemple de la politesse due aux clientes et s'évada. Sur leboulevard, il respira profondément. C'était un homme grand, robuste,aux cheveux drus, d'un noir luisant. Rasé de très près, il portait unecourte moustache rognée à l'américaine. Par une coquetterie dequadragénaire et bien que ce commencement de novembre fût aigre, il sepassait de manteau, fier qu'il était de sa poitrine large et de sataille restée fine. Il s'habillait d'étoffes anglaises souples etmoelleuses, un peu voyantes, chaussait de larges bottines de cuirfauve, choisissait des cols bas qui laissent libre le cou. On eut ditun chasseur de sangliers égaré dans un commerce pour dames. Haut encouleurs, il avait des traits massifs assez réguliers, mais brutaux.Par crainte de la congestion et de L’obésité, il s'astreignait à rentrer à pied tous les jours. Ilmarchait avec une aisance d'homme vigoureux, cossu, bien équilibré, quine s'attarde ni à contempler les nuages du ciel, ni à examiner leshumbles visages des passants. On reconnaissait un chef, un riche. Lescamelots, les mendiants, qui sont psychologues, ne l'importunaientjamais. Comme il allait traverser le boulevard Malesherbes, il s'arrêta pourlaisser passer une voiture à bras que traînait un vieil ouvrier, aidépar un petit chien noir et par un épagneul efflanqué, attelés sous lavoiture. — Halte ! cria Ourdinneau. Le petit chien noir faiblissait, à moitié étranglé par les ficelles. — Délivrez donc cette malheureuse bête ! Le vieillard se pencha. — Ah ! mon Pouf ! V'là que ta misère te reprend à c't'heure ! Pauv'Pouf ! Quequ' t'as ? C'est le cœur à ce qu'il paraît... Délivré, le petit chien noir s'allongea sur le sol en tremblant. Sousla caresse de son maître, il tenta de se relever, de reprendre la tâcheinterrompue, n'y réussit pas et trembla plus fort. L'épagneul tournaitla tête pour ne point assister à l'agonie de son camarade ; mais laqueue basse, il soufflait de terreur... Et Marcel Ourdinneau reprit sa route, en proie à un malaise qui avaitl'amertume vague, le goût empoisonné d'un pressentiment. Il détestaitle malheur, la vieillesse, la maladie. Il avait hâte d'oublier ce qu'ilvenait de voir en mettant sur le front de sa Valentine un baiserd'accueil qui descendrait jusqu'à la bouche. A cette pensée, il jetason cigare, et choisit dans une bonbonnière un grain de cachou qu'ilsuça ; enfin il sauta dans une voiture et le trajet, bien que fortcourt, lui sembla interminable. — Madame est là ? — Non, monsieur. La femme de chambre ajouta : — M. Vincelon est arrivé. Il dîne ici. Madame m'a commandé de mettretrois couverts dans le boudoir. — Quelle idée ! Pourquoi pas dans la salle à manger ? — Madame a demandé du feu dans le boudoir... — Où est-elle allée ? — Chez la lingère et chez le dentiste. Une faible lumière s'exhalait de l’unique lampe allumée et qui étaitvoilée de gaze crème. Le fin parfum de Mme Ourdinneau fut moinsagréable que de coutume au mari parce que Vincelon l'avait respiréavant lui dans ce sanctuaire où nul étranger ne devait pénétrer. Unpeignoir bleu tendre étant resté sur une chaise, Ourdinneau roula lepeignoir en boule et le lança dans un coin en grommelant : — Te voilà, toi ! Vincelon sursauta, se leva et joignit les talons comme un soldat prisen faute. Quand on l'interpellait, ce jeune homme fade et timidebégayait lamentablement. — Oui... je... ta... ta femme a bien voulu me té-téléphoner. Il regrettait de ne pas s'être muni d'un livre, d'avoir été surpris entrain de rêvasser... — Je dî... dîne avec vous... — Je sais... — Je te dérange ! — Nullement !... Mais tu n'as donc pas une bonne amie, à ton âge ? — Si... — Quand la vois-tu ? — Le samedi soir. — A la bonne heure ! Pas d'imprévu au moins ! Et tu l’aimes ? — Qui ? — Le grand Turc ! Ta bonne amie, imbécile ! — Nous sommes ensemble depuis trois ans... — A raison d'une fois par semaine, cela ne fait pas six mois d'uneliaison ordinaire ! — C'est vrai... Je n'avais jamais pensé à calculer... Je l’aime ?... Jel'aime ? Elle me supporte et je la retrouve sans déplaisir, voilà... — Et cet exercice hebdomadaire te suffit ? — Je suis modeste... Et clairvoyant ! — Pas de succès auprès des femmes ? — Je peux danser trois fois dans une soirée avec une jeune fille, elledemandera tout de même, si elle me rencontre le lendemain : « Qui estdonc ce monsieur ? » Je suis « ce monsieur » pour tout le monde...Vincelon pour mes supérieurs. Il n'y a plus que ta femme et toi pourm'appeler Roger... C'est une douceur d'entendre encore son petit nom... — Ta maîtresse t'appelle Monsieur Vincelon ? — Non ; elle m'appelle Kiki. — Pauvre vieux ! — Ou « pauvre vieux » ; le plus souvent : « pauvre vieux », — Marie-toi, bon jeune homme ! — Qui voudrait de moi ? Et si tu savais ce que je peux m'embêter dansmon trou ! Ce que je suis content quand vous m'invitez ! Aussi,j'abuse... — Tu es chez toi. Seulement, il y a des jours où je n'ai pas envie deparier... Veux-tu un livre Je lirai mon journal... Non, mon vieux, ne t'assieds pas sur cefauteuil…, c'est le fauteuil de Valentine... Ne reste pas debout... Quelle tourte tu fais ! A huit heures, exaspéré, il froissa le journal. — Tu es inquiet ? demanda Vincelon. — Elle a une montre-bracelet qui s'arrête à chaque instant. Je lui aidit cent fois de prendre une autre montre... La femme de chambre frappa, montra son museau. — Madame n'est pas rentrée ? — Vous le voyez bien. Téléphonez au dentiste. Il avait peut-êtrebeaucoup de rendez-vous... — Ne te tourmente pas, conseilla Vincelon. Quelques minutes après, la femme de chambre revint. — Le dentiste a vu madame cet après-midi. — Et la lingère ? — Pas de réponse. Elle ferme à six heures. — Ah ! on sonne ! — C'est en dessous. Est-ce que je dois servir ? — Jamais de la vie. Nous attendrons Madame. La femme de chambre referma la porte. — Incompréhensible ! s'écria Ourdinneau. Valentine s'arrange toujourspour être à la maison quand je rentre... — Elle aura pris le métropolitain, proposa Vincelon. Une fois, je suisresté vingt minutes en panne dans un tunnel... — Il y a combien de temps ? — Une douzaine d'années... Ourdinneau haussa les épaules, ouvrit la fenêtre et se posta sur lebalcon. De là il serait le premier à voir sa femme arriver. Il étaitfurieux d'avoir à partager son inquiétude avec cet importun... — Tu vas t’enrhumer ! reprocha Vincelon. L'autre s'obstinait. Il tombait une pluie légère. La rue était sombre,hostile. Des voitures passaient au loin. Où pouvait être Valentine ?Cela tient si peu de place le corps d'une femme, fût-elle passionnémentaimée !... Il lui sembla que ce corps chéri était perdu dans la nuit,dans la pluie... — Pour moi, c'est une panne... Vincelon était venu se mettre à côté de lui. Il poursuivit, abandonnantl'hypothèse de la panne : — Ou, plutôt, Mme Pleige l'aura entraînée dans un thé-dansant. Elledanse, Mme Pleige. Valentine n'aura pas osé lui refuser... Si jetéléphonais à Lucien Pleige ? Il nous rassurerait probablement... La sonnette retentit. — C'est elle ! cria Vincelon. Ourdinneau se précipita, écarta la femme de chambre, recula devant unvisiteur entre deux âges, grave et de noir vêtu. — Monsieur ? — M. Marcel Ourdinneau ? — Je ne reçois pas... — Je suis le commissaire de police. — Ma femme ? Il est arrivé quelque chose à ma femme ? — Puis-je vous entretenir en particulier, monsieur ? Ourdinneau le poussa dans son cabinet de travail. — Ma femme ? — Un malheur... — Morte ? — Faites appel à tout votre courage. Le mari tourna sur lui-même, heurta le mur qui rendit un son lugubre,se cacha le visage dans ses mains en rugissant : — Morte ! — Monsieur, j'ai une mission très pénible à remplir auprès de vous.Apprêtez-vous à la révélation la plus douloureuse... — Attendez... Il chercha sa respiration, l'obtint. — Parlez... — Vous connaissez M. et Mme Pleige ? — Oui. — Vous étiez avec eux dans des termes d'amitié ? — Oui. — Aucun... soupçon ? — Non... — Monsieur, encore une fois, faites appel à tout votre courage. MmePleige a été avertie par une lettre anonyme que son mari devait avoircet après-midi une entrevue avec... avec... — Avec ma femme ? — Avec Mme Ourdinneau, oui monsieur, dans une maison de l'avenue deChoisy... — C'est faux ! — Hélas !... A six heures Mme Pleige est arrivée. Elle a attendu, surle palier, en se dissimulant... Quand son mari est sorti, elle l'abousculé, écarté ; elle a bondi dans la chambre où se trouvait MmeOurdinneau ; elle a tiré un revolver de son réticule et... Ourdinneau, livide, transpirait à grosses gouttes, mais il s'efforçaitde se tenir droit, de faire face aux coups. Il entendit encore ; «Formalité pénible... Reconnaissance à la Morgue... Si vous êtes en étatde me suivre ? ... » De ses poings crispés sur sa poitrine, il fit legeste de comprimer l'horrible blessure qui saignait en lui et par quoisa vie s'échappait. La tête basse, il chancela comme s'il allaits'abattre... Et ce fut une sorte de joie sauvage, d'allégresse férocequi le redressa. Punie ! La femme adultère avait été punie ! Iln'allait pas s'apitoyer. Tout se paie. Par lui Valentine avait étécomblée de joies ; par son amant elle avait eu cette fin abjecte. Toutétait bien. Il dit : — Monsieur, ce que Mme Pleige a fait, je l'aurais fait à sa place. Le commissaire leva la main, comme pour imposer silence au-dessus d'unetombe. — Je suis prêt. Je vous suis, ajouta Ourdinneau. Dans l'escalier, la femme de chambre l'appela : — Monsieur ! Qu'y a-t-il ? Monsieur !... Il ne répondit pas. Alors la femme de chambre rejoignit Vincelon quiarpentait anxieusement le boudoir. — Vous savez quelque chose, Eugénie ? — Monsieur est parti avec le commissaire. — Un accident !... — Le commissaire ne venait pas annoncer une bonne nouvelle... — Madame est sans doute blessée ?... Une rencontre d’automobiles ? — Ouiche ! C'est plutôt ce que j'appellerai un drame de l'adultère... — Taisez-vous ! — Le dentiste n'avait pas vu madame aujourd'hui. J'ai menti... Dans madernière place, j'avais menti aussi en soutenant mordicus que mapatronne était allée chez le couturier... Ici non plus madame n'étaitpas heureuse... — Sans doute... — Ah ! vous le saviez aussi, Monsieur Vincelon... Elle vous avait faitses confidences... Ça lui est échappé deux ou trois fois pendant que jel'habillais : « Madame est belle ! » je lui disais. Elle soupirait : «Ma pauvre fille, je m'en moque bien ! » Quand elle était fin prête,avec une robe neuve et ses bijoux, elle se regardait dans la glace enfaisant une figure, monsieur, une figure... la figure d'une femme qui aenvie de se débarrasser de tout, de tout arracher, de tout déchirer etde s'en aller ! Je lui passais son manteau de fourrure et elle pliaitles genoux, comme si je l'avais écrasée et c'était pourtant de lazibeline, monsieur, légère comme une plume... Tenez, un jour, monsieurlui a apporté un diadème ; madame avait l'air d'une reine, d'une reinemariée à un roi qui la battrait... — Oh ! — Bien sûr, monsieur ne la battait pas. Il aurait peut-être mieux valu,dans un sens... On se fiche une torchée et on n'y pense plus. Monsieurn'est pas un méchant homme. Seulement il ne comprend pas... II...attendez donc que je trouve le mot... il persécute... Il persécutaitmadame. Je pensais quelquefois : « Ou elle se sauvera ou elle setuera... » Elle se réveillait triste, monsieur, que c'était affreux àvoir !... Une si jolie dame ! Je proposais mon menu. Ah ! monsieur !c'était comme si j'avais réveillé une somnambule : « Ça m'est tellementégal, Eugénie ! » Elle ne pouvait plus se voir dans la salle à manger,surtout quand il n'y avait que leurs deux couverts... ni dans leurchambre... Une fois que monsieur était en voyage elle a passé toute sanuit ici, sur le canapé où vous êtes... Oh ! vous pouvez rester... Sansmonsieur, elle avait l'air d'une écolière en vacances. Elle chantait !Il faut dire qu'elle aimait bien M. Vincelon. Et M. et Mme Pleigeaussi. Avec eux je l'ai entendue rire aux éclats, ce qui ne luiarrivait pas souvent... — Quand elle est sortie aujourd'hui ?... — Elle était de bonne humeur. Elle m'a dit : « Vous arrangerez un bonpetit dîner pour M. Vincelon. » Elle avait une belle robe, un beauchapeau... — Je suis sûr qu'on va la ramener blessée. Vous la soignerez bien,n'est-ce pas, Eugénie ? — Ah ! monsieur ! je donnerais tout ce que j'ai à la caissed'Epargne... Malheureusement... Monsieur ne va pas ? Si j'apportais àmonsieur une tasse de bouillon ? — Non, merci. Attendre ! Attendre ! Seul, Vincelon trouva dans le coin où le maril'avait jeté, le fin peignoir que Mme Ourdinneau, si frileuse, passait par-dessus sa robe... Il couvritde baisers le satin doux et fuyant sous la lèvre comme la main deValentine, cette main qu'un soir, parce que son amie était plusaccablée que de coutume, il avait eu la hardiesse de baiser deux foisde suite. Elle ne s'était pas fâchée. Le lendemain elle lui avait donnéune petite boîte qu'il portait toujours sur lui et dont le romantiquecouvercle représentait une dalle où était gravé ce mot : Amitié... Del'amitié à l'amour, quel abîme ! Jamais Vincelon n'avait pensé à lefranchir. Auprès d'elle il n'était plus ni chair ni cerveau, mais cœur.Il l'entourait d’une tendresse dont elle ne se rendait pas tout à faitcompte. Ainsi un soir, à la campagne, il lui avait posé un châle surles épaules et elle lui avait dit une heure après : « Ah ! Roger ! vousavez pensé à m'apporter un châle !... Je ne l'avais même pas senti ;mais je me trouvais bien ; j'avais chaud ; merci. » Une récompense,malgré tout, que cette phrase : « Je ne l'avais pas senti, mais je metrouvais bien... » — Monsieur... Vincelon déposa le peignoir. — Monsieur ! voilà monsieur qui revient... Il entendit la voix d'Ourdinneau : — M. Vincelon est toujours là ! Je l'avais oublié... Ourdinneau a son visage habituel. — Alors, Marcel ? — Oui, oui, tu veux savoir... Eugénie aussi veut savoir... Soit. Jevous préviens que ce n'est pas beau... — Valentine ? — Tuée à coups de revolver par Mme Pleige qui l'a surprise en flagrantdélit avec son mari. — Je ne comprends pas... — Valentine couchait avec Lucien Pleige, Mme Pleige l'a su et elle l'atuée. Est-ce clair ? — Tuée ? — Combien de fois faudra- t-il que je te le répète ? La femme de chambre sanglota : — C'est épouvantable... — Ah ! oui, coupa Ourdinneau... la femme de chambre... Vous étiezprobablement au courant, Vous ! — Oh ! non monsieur ! Par exemple ! — Que faites-vous, affalée sur cette chaise ? — J'ai du chagrin, monsieur. Je demande pardon à monsieur de m'êtreassise. — Je vous préviens que je n'accepterai dorénavant autour de moi nigeignards ni pleureuses. Servez le dîner. — Monsieur va dîner ! — Dans la salle à manger. Restes-tu avec moi, Roger ? — Je ne veux pas te laisser... — Allons, dépêchez-vous, Eugénie. J'entends que la vie reprenne, commesi de rien n'était. — Comme si de rien n’était ! s'écria Vincelon. Suis-je coupable ? interrogea Ourdinneau... Dois-je la regretter et larevoir autrement que dans le lit de cet homme ? Il faudrait être unhéros ou le dernier des crétins... Veux-tu que je le dise l'impressionque j’éprouve ? Celle d'un immense soulagement. Je laisse l'indulgenceà d'autres. J'ai la sensation que justice est faite et bien faite. Et il conclut : — Morte la bête, mort le venin ! II — Un cigare, Vincelon ? Non ?... Tu es épatant ! Tu ne fumes pas ; tun'as pas pu manger. On jurerait que c'est toi le mari ! Quellemauviette ! Je suis rudement content que mes parents aient fait de moiun homme... La pitié, oui !... Un sentiment pour anémiques ! Je teparais un monstre ? Tiens, aujourd'hui, en venant, j'ai vu mourir un petit chien quitraînait une voiture... J'ai failli pleurer, je ne le cache pas. Lasouffrance de cette bestiole m'était insupportable... Elle n'avait faitde mal à personne... Elle travaillait. Parce que cela compte aussi, letravail... Toutes ces oisives !... En faisant les oisives on a fait lescocus. » — Et... l’autre ? — Le sort de M. Lucien Pleige t’intéresse ? Rasure-toi. Il a foutu lecamp. Il a cherché à s'interposer, mais Thérèse... enfin Mme Pleige acrié, parait-il : « Ce n'est pas à toi que j'en ai, c'est à elle ! » Onne supprime pas ainsi un dadais que l’on a couvert de flanelle etabreuvé de tisanes pendant quinze ans. Car ils étaient mariés depuisquinze ans, eux... Horrible, d'ailleurs, ce don Juan ! Il a eu raisoncelui qui a déclaré que les femmes n'avaient ni goût ni dégoûts... Cenez immense ! les jambes en arc de cercle ! Cette poitrine creuse... Unfaible ! Valentine aussi était faible, les faibles s'unissent pour lemal... Lucien Pleige, séducteur ! Haut comme ma botte et les dentspourries ! Et raseur !... Il parlait musique, art, poésie, voyages...Il touchait du piano avec des fausses notes ! Il lavait des aquarellesà la façon des demoiselles ! Et il célébrait les nuits italiennes... tul'as entendu ! Valentine me reprochait de dormir quand il pérorait...Moi je ne demande pas mieux que d'entendre parler art, mais par unartiste et non par un ingénieur raté ! Quelle bêtise ! Ce qui mesuffoque, c'est la bêtise de tout ça, le côté romance à deux sous etbas feuilleton... le poète !... Il devait lui rimer des versstupides... j’étais vaincu d'avance... Je ne connais que mon métier, tupenses !... Et Valentine en avait honte de ce métier prosaïque, qui lanourrissait... Lainages en tous genres !... Elle grimaçait quand jeparlais de mes clientes ! Clientes ! Un mot boutiquier ! As-tu fini ?Sais-tu où je l'ai trouvée, elle, ce trésor de candeur, cet ange éthéré? — Marcel, je t'en prie... — Laisse. C'est bon la vérité. Ça retape ! Je l'ai trouvée dans la rue,mon vieux, dans la rue ! Ah ! je t'en bouche un coin ! C'était unsecret bien gardé. Du diable si jamais j'aurais pensé que je lejetterais aux quatre vents ! Une jeune fille si comme il faut... Elleétait, à cette époque, secrétaire d'une compagnie financière assezrelevée : le patron est bouclé depuis dix-huit mois. Quefabriquait-elle dans cette caverne ? Je n'ai pas cherché. J'étaisaveugle ! On lui servait le thé à cinq heures, sur son bureau. Commecela pouvait être sérieux ! Tu me vois offrant le thé à mes employées!... Je l'ai rencontrée rue Grange-Batelière. J'allais chez monimprimeur. Elle était pressée, elle courait, elle m'est tombée dans lesbras ! Excuses de part et d'autre. Conversation... J'avais unemaîtresse si effroyablement idiote !... Valentine m'a ébloui. J'aivoulu la revoir... Je n'en dormais pas. Je l'ai revue. Promenadessentimentales. Elle me parlait de feu son père, de sa respectable etdigne mère... Sa sainte mère ! Une vieille blonde... J'ai liquidé mamaîtresse... une bonne fille... Lucie ou Manouche ?... C'étaitManouche. Liquidée en cinq sec. J'étais pris... Valentine m'avaitempaumé... Sa pâleur de lys... ses paupières violettes... son air devictime... L'éternelle victime ! Quand je l'ai eu épousée elle acontinué de poser les martyres... Une vocation ! Où en étais-je ?... Ala sainte mère, si chatouilleuse sur les principes. Il fallait trouverle moyen de me présenter. Ce fut Valentine qui le trouva : « Mon pèreétait entrepreneur de bâtiments. Peut-être avez-vous dans vos relationsun entrepreneur qui aurait connu mon père ? Il nous inviterait chezlui... » Car bien entendu, j'avais proposé le mariage tout de suite.J'étais emballé. Terme exact : un cheval emballé, c'est un cheval qui aun coup de sang ; il se tue sur le premier obstacle. Comme entrepreneur j'avais le vieil Ennemond. Tu l'as vu à la maison ?Un maçon retraité. Il me renseigna : « Un sauteur, cet Hallecret ! Ilm'a emporté douze mille francs dans la tombe. Et alcoolique ! Il buvaitdu kummel glacé... Sa femme chantait des chansons espagnoles ensecouant la tête avec violence. A la fin de la chanson, ses cheveuxcoulaient jusqu'à terre. Elle avait des cheveux superbes... » Et voilàla vieille blonde campée ! Là-dessus, je place mon histoire et le pèreEnnemond s'attendrit. Il concevait l'espoir de rattraper ainsi sesdouze mille francs ; il m'encourageait : « Des bohèmes, sans doute,mais de bonnes gens, très hospitaliers... L'enfant n'est pasresponsable... c'était un bébé ravissant, je me souviens... » Le pèreEnnemond a eu son argent, car j'ai payé les dettes de l'alcoolique.Cinquante-trois mille francs : « Vous nous rendez l'honneur, m'adéclaré ma belle-mère, mais au fond vous auriez pu me donner lasomme... Tout ça c'est de l'histoire ancienne. C'était passé parprofits et pertes. Personne n'y pensait plus ! » Joli monde, hein ? Jereviens à mes fiançailles. Le père Ennemond donna une soirée où jerencontrai, comme par hasard, la mère et la fille. Depuis vingt ans cevieux grigou n'avait pas reçu un chat. Il fallut déblayer la bauge danslaquelle il vivait. Je me chargeai du buffet. On invita quatrefossiles. La mère Hallecret ne témoigna aucune surprise en recevant lalettre par laquelle l'ancien créancier de son époux la priait dechanter devant ses invités ces fameuses chansons espagnoles dont iln'avait pas, assurait-il, perdu le souvenir. Je te crois ! Inoubliable,la duègne ! Elle vint ; elle chanta et ses cheveux ruisselèrent. End'autres circonstances, j'aurais bien rigolé ! mais Valentine ne mequittait pas les yeux... des yeux qui me suppliaient. Et elle jugea àpropos de me glisser ensuite : « Si je me mariais, maman irait vivre àToulouse auprès de ma sœur aînée qui est établie là-bas ! » Tu saisis ?Je sentais que je m'enfonçais. J'eus un éclair de raison, le dernier.Je fis : « Valentine, si vous m'aimez, nous nous marierons quand vousvoudrez. Si vous ne m'aimez pas, je vous serai reconnaissant de me ledire tout de suite, avec franchise et vous me permettrez de vous doter.» Pas mal, hein ? Du roman russe. Elle m'affirma qu'elle m'aimait et jefus trop heureux de la croire... — Elle était sincère. — N'est-ce pas ? Tout arrive ! Alors, j'invitai la vieille folle,Ennemond et Valentine à dîner pour le surlendemain. On trouva monappartement confortable, le dîner exquis. Sous prétexte de montrer meslivres anciens à la mère, je l'attirai dans mon cabinet et je lui fisune demande en règle. Comédie fort bien jouée : « Réfléchissezencore... Elle est si jeune !... Mais si elle vous aime... ah ! si ellevous aime... Je suis une sentimentale avant tout... L'amour !... Monpauvre monsieur, vous êtes là, tout anxieux... Ma foi je vaisl'interroger tout de suite, ma chérie. Valentine ! » Valentine parut :« Est-ce vrai, ma perle ? Est-ce vrai ? » Et l'ingénue se réfugie dansle sein de sa noble mère : « Pourquoi m'as-tu tout caché ? Je ne suisdonc pas ta camarade ?... Elle vous aime, Marcel ! Prenez-la ! Elle està vous ! Mon seul trésor est à vous. » Façon ingénue de me rappeler queje ne devais compter sur aucune dot. La fiancée rougissante quitte lesein de la chanteuse espagnole au bénéfice de ma poitrine. On appellele père Ennemond qui verse des larmes de ravissement en calculant qu'ilvient de gagner douze mille francs passés jadis par profits et pertes !Que de larmes ! que de larmes ! Celles du père Ennemond ! Celles de la mère Hallecret ! Celles deValentine... Les miennes !... — Ne salis pas tes bons souvenirs... — Je crache sur mes bons souvenirs ! Oui, il est possible qu'à cemoment Valentine ait confondu sa joie de sortir de la misère avecl'amour. Quitter un taudis et s'établir dans un bel appartement,prendre une revanche éclatante sur des années d'humilité et de gêne,parbleu, cela vous a un certain ragoût !... Seulement, au bout de huitjours on considère le luxe comme une chose acquise. Et le mari, Princecharmant, quand il l'a apporté, redevient un abominable calicot. Il esttout naturel qu'il se dépouille. Ne lui donne-t-on pas quelque chose enéchange ? Il n'a rien à réclamer ; il est payé... Prostitutionbourgeoise, la pire de toutes, tu entends, la pire !... « Pour que tun'aies pas mal à la tête ce soir, quand je t'enlacerai, tiens, prendsce manteau de zibeline ! Pour que tu souries quand je te proposerai derenoncer à ce bal et d'aller nous coucher, daigne accepter ce diadèmeou ce collier ou ce bracelet !... » Je vivais dans un rêve étoilé...Reconnaissant de la moindre offrande... Sortir de mon bureau et latrouver, un peu distraite, un peu mélancolique, mais la trouver, puisermon bonheur sur sa bouche froide, sur sa bouche fermée qui devaits'entr'ouvrir et s'enfiévrer pour un autre ! Pas un soupçon, d'ailleurs; je n'avais pas un soupçon. Quand on n'a connu que des filles, ons'imagine qu'elles sont toutes les mêmes, les légitimes et celles duruisseau et que c'est ça l'amour, ce consentement ennuyé... — Il m'est pénible... — Il t'est pénible ! Pauvre chou ! Tu m'écouteras tout de même. C'estmon idée que tu emportes une image exacte de Mme Ourdinneau, néeHallecret. Autrement, tu serais le premier à aller clabauder partoutqu'elle était ma victime, qu'elle avait des excuses. Mentalité conformeà celle qu'exaltent les romans et les pièces de théâtre. Le plus drôle,c'est que j'eus de la peine à introduire le loup dans la bergerie. Ellene pouvait sentir ni Mme Pleige, ni Lucien Pleige. Je dus insister... — Elle se défendait... — Bien entendu ! On ne peut rien te cacher, psychologue ! Enfin elleconsentit à les recevoir. Ce fut une amitié foudroyante. On ne vit plus les Pleige sans lesOurdinneau ! On ne vit plus les Ourdineau sans les Pleige. Valentine meparut transformée : « C'est si gentil, nous quatre ! »m'expliquait-elle. Un matin, à souper, ma femme proposa le tutoiementgénéral ! Allons-y ! Je me montrai le plus enthousiaste : « A ta santé,Lucien ! — A ta santé, Marce l ! — A ta santé, Valentine ! — A tasanté, Thérèse ! » Nous étions saouls de Champagne et d'amitié !...Thérèse... enfin Mme Pleige était plus tiède. Elle suivait, mais sans entrain... Elle avaitquelquefois, pour regarder son mari et Valentine un regard sombre. Maisbaste, tu l'as rencontrée ici ? On ne saurait attacher de l'importanceà cette petite femme, sèche et noire, avec ses bras en pattes desauterelle et son chignon natté à la mode de 1885... Tonnerre de Dieu,je la félicite cette femme-là ! S'il n'en tient qu'à moi, elle seraacquittée, je t'en réponds. Je raconterai mon histoire aux jurés. Jedéshabillerai Valentine ! Je la fustigerai publiquement. Je prépareraima déposition, je te le promets... Ces femmes qui entendent ramassertout le plaisir du monde... — Marcel, tu es ulcéré ; je le comprends... — Et tu m'excuses. Merci. Je suis un grand coupable. Non, non, tu asraison : un grand coupable. Quand on est aussi niais... Maisqu'avais-je donc dans les yeux ? Et dans la tête ? Maintenant je mesouviens... En Suisse, un soir, je voulais embrasser ma femme au borddu lac de Lucerne... il y avait « nuit vénitienne », des gondolesilluminées, un ciel merveilleux. Elle m'objecta : « C'est trop beau ici! Marcel, je t'en supplie, tiens-toi tranquille... » C'était trop beau! Je rétorquai : « Justement ! » Et elle se secoua, comme si je laramenais à la réalité : « Ah ! oui ! » Et je ne me suis pas méfié !Comme s’il n’y avait rien de plus beau sur la terre que le baiser dedeux êtres qui s’aiment ! En somme, on serait toujours fixé si l'onprenait la peine de regarder et d'entendre... J'aurais dû la renvoyer àses chères études, à sa compagnie financière, au logement de la rueSalneuve où elle partageait la couche de sa sainte mère ! Le plus drôlec'est que je ne l'ai jamais trompée... En quatre ans !... Jamais. Ilvient pourtant, au magasin, de jolies clientes qui ne demandent pasmieux !... Depuis Valentine toutes les femmes me paraissaient aussilaides que les hommes... Je me souviens d'une rousse qui m'a dit : « Ah! tenez, Ourdinneau, vous êtes trop bête ! » Elle devait savoir... Desgens savaient, certainement... Non ? Pourquoi non ? L'avenue de Choisyn'est pas au bout du monde... Tordant !... Attends... je me rappelle...Valentine m'avait raconté qu'elle achetait des réticules avenue deChoisy... L’alibi !... Oh ! il n'était pas reluisant leur nid... Unepièce, paraît-il... au cinquième... une chambre meublée. Digne décor decette idylle !... Elle achetait des réticules brodés pour toutes sesconnaissances... Elle devait même me rapporter un petit porte-billetsavec mes initiales... Salope ! — Pense où elle est... où elle est en ce moment, bégaya Vincelon à latorture. — Les gros mots t’offusquent ! Pardon. Je rectifie... Je l'ai vue, toutà l'heure, cette femme vertueuse... Je l'ai vue là où elle méritait definir... à la Morgue... Je te peine encore ?... Quelle brute je fais !Il y a un nom plus comme il faut : quelque chose comme dépôtmortuaire... J'ai donc vu cette femme vertueuse au dépôt mortuaire...C'est un spectacle que je te recommande... Eh bien ! pas une fibre n'atressailli en moi... J'ai fait l'admiration des gens qui étaient là...Toi, tu ne m'admires pas... Que veux-tu ? Quand on trahit, on s'exposeà recevoir autre chose que des fleurs... Evidemment si elle avait su !Le mot des criminels ! Si elle avait su ! Je la trouve très bien, pourune catin, cette fin administrative, cette exposition avec fiche, dansle plus hideux des endroits... — Monsieur !... — Quoi ? « Monsieur !» Tu deviens fou ? — Je vous méprise... — Tu étais son amant ! — J'étais son ami. — Depuis quatre ans et le mien depuis vingt ans !... Tu couchais avecelle, avoue-le... Un de plus, un de moins !... — J'étais son ami... Je ne suis qu'un pauvre homme... Vos insultes merévoltent. Vous êtes vengé, atrocement vengé, par une autre... Cela nevous suffit pas ? Vous ne pensez pas qu'il serait digne de se taire,après cet assassinat ? — Et s'il ne me plaît pas de me taire ! Navet !... Je sais haïr parceque j'ai su aimer... Toi tu n'aurais pas la force... Un pauvre homme,oui ! Débarrasse-moi le plancher. Il y a assez longtemps que tum'embêtes... Ouste ! ouste ! Ami de la charogne ! Confident de laputain !... Vincelon, empoigné au collet, esquissa une faible défense et tombaévanoui. Ourdinneau tonna. — Ramassez-le, ordonna-t-il à la femme de chambre, et fichez-le dehors! III L'activité d'Ourdlnneau eut à s'exercer pendant plusieurs mois. Il yeut le procès en cour d'assises où sa déposition arracha l'acquittementde Mme Pleige. Après le verdict, il salua l'acquittée, très bas. Lesfemmes trouvèrent qu'il manquait de cœur. Les hommes l'approuvèrent.Après, il vendit sa maison de commerce. Une firme qui est compromisepar un scandale pareil doit disparaître. Il réalisa sa fortune. Entretemps, il eut une surprise : la mère de Valentine, Mme Hallecret, « lavieille blonde », renonça à la succession éventuelle de sa fille etrepoussa le secours qu'il lui offrait uniquement pour qu’il ne fût pasdit que celle qui avait été sa belle-mère, mourait de faim. Une lettrede la sœur de Valentine, datée de Toulouse, le mit au courant : « Mamère, écrivait-elle, entend expier la faute de son enfant. Bien quenous ne soyons pas riches, nous pouvons assumer son entretien, pour lepeu qui lui reste à vivre ! Elle ne se nourrit que de deux tasses delait par jour et elle ne quitte plus son lit. Valentine était safierté. Ma mère eût accepté avec résignation la mort de sa fille. Lapensée de sa faute la conduit au tombeau. Elle vous plaint du fond deson cœur. Je vous remercie, en son nom, de tout ce que vous avez faitpour Valentine. Nous espérons que le temps amènera, non l'oubli, maisl'apaisement... » Etc.. Cette vieille toquée, tout de même ! Ourdinneaul'eût imaginée plus intéressée. Il déchira la lettre. Il avait déchiréou brûlé tous les souvenirs de Valentine. Puis il avait fermé sonappartement et s'était réfugié dans le brouhaha du plus bruyant, duplus grouillant, du plus dansant des palaces. On dormait là comme onpouvait, aux sons des rag-times et des shimmys. Cela convenaitparfaitement à son état d'âme. Cuver sa rage et son chagrin dans le sotbruit d'un bal perpétuel... Le rag-time et le shimmy avaient l'air dele blaguer, de faire la nique à sa solitude désespérée : « Entre doncdans la danse, abruti ! » Il y entrerait, le plus tôt possible. Letemps de faire peau neuve. Il modifia son visage en laissant pousser sabarbe. Et il se fit inscrire sous ses deux prénoms : « Marcel Alban. »Pendant quelques semaines, le nom d'Ourdinneau serait encore célèbre.On aime beaucoup les tragédies bourgeoises ; on en savoure les détailsdans le journal, le matin, en buvant un café au lait bien chaud et enpensant que, heureusement, les cocuages à dénouements tragiquesconstituent une exception... Il fit marquer son linge des deuxinitiales : M. A. Ses cartes de visite portaient : Marcel Alban, HôtelImpérial, rue de la Paix. Il régla méthodiquement son existencenouvelle et s'assigna la plus rigoureuse hygiène pour vivre longtemps,le plus longtemps possible, pour avoir cette supériorité qui lui étaitdue sur Valentine fauchée à vingt-sept ans. Lui vivait. Et il seportait à ravir. Et c'était une revanche quotidienne... Il rencontra,rue de Rivoli, Vincelon qui traînait ses grègues le long des boutiques.Ourdinneau passa, sans ciller. L'autre crut à une ressemblance. Danscette solitude absolue, le mari trompé ne lisait plus un journal,n'ouvrait plus un livre. Il n'assistait jamais à une pièce. Toute lalittérature lui semblait se rapporter à son cas. Et il appliquait savolonté à oublier, Valentine n'avait pas été sa femme. Une femme c'estMme Pleige, attachée à son devoir et devenant criminelle par passionconjugale. Valentine avait été une maîtresse, une de ces maîtresses quipassent dans un orage, rien de plus. Alors il décida de la remplacer. Il avait l’air de porter son deuil.C'était trop bête ! Le plaisir ne lui était pas interdit. Sa décisionprise, il endossa un smoking et s'en fut dîner dans un cabaret galant.Une jeune personne, assez plaisante, lui sourit. Mais elle dit augarçon : « Auguste, vous ne pourriez pas m'indiquer un remède ? C'esteffrayant ce que je souffre des pieds ! » Et il n'insista point. Ilalla ensuite dans un music-hall et essaya de fixer son choix. En vain.Celle-là, qui offrait une poitrine nue, éblouissante, montrait aussi unmufle bestial. Cette autre avait des mains de gendarme. Il reculaitdevant les formalités préliminaires, l'idiote conversation à soutenir.Quand l'orchestre joua la retraite, il s'en fut au hasard et s'arrêta àMontmartre devant l'enseigne électrique d'un dancing. A peine entré ilvoulut s'en aller, mais le flot des arrivants l'en empêcha. Un maîtred'hôtel l'installa devant une petite table et lui imposa une bouteillede Champagne. C'était un hurlement de gaieté. Le trombone nègre,gonflant ses joues violettes, avait coiffé d'un chapeau melon lepavillon de son instrument. Le joueur de banjo avançait, accroupi,parmi les danseurs, en poussant des cris hystériques. Les clientséchangeaient des balles de celluloïd et agitaient des crécelles.Indifférent en apparence, mais poignardé de désirs, Ourdinneauregardait les tendres danseuses qui appuyaient leur joue contre cellede leur cavalier. Personne ne faisait attention à lui. Il était seul,avec l'autorisation, moyennant une bouteille de Champagne, de regarderles autres s'amuser et se caresser. Il fut jaloux de ces heureuxéphèbes et chercha dans sa mémoire l'adresse de quelques braves fillesqu'il avait connues jadis. Il n'arriva pas à mettre un nom sur uneadresse. Elles avaient si peu compté ! Il les confondait... Et il sesentit ému plus que de raison parce qu'il avait bu presque toute labouteille. Il applaudit une charmante petite danseuse, vêtue et coifféeparadoxalement et qui tournait seule, mais pour un instant, car unjeune homme la recueillit palpitante et l'emporta. Ourdinneau mit lenez dans son verre et finit par se trouver ridicule, avec sa barbenoire, son smoking, sa désolation de veuf. Il sortit. Son ivressen'était plus qu'une insupportable anxiété. Ne finirait-il pas parsuivre une de ces larves nocturnes qui le frôlaient ? Il gagna sonhôtel et vit dans le couloir une voyageuse qui appelait le garçonabsent. Il enlaça la voyageuse et l'entraîna dans sa propre chambrequ'il referma. — Vous êtes ma prisonnière ! La dame riait beaucoup. Elle retira sa mantille et Ourdinneau, bienqu'il eût le regard brouillé, s'aperçut qu'elle avait des moustaches etde terribles sourcils. C'était une dame étrangère. Elle se présenta :Mme Hounflick ou Zoumwhiste. Elle trouvait la farce amusante ! Ellerevenait elle-même, probablement, du music-hall ou du dancing etl'aventure lui paraissait naturelle. « Paris ! Ah ! Paris ! »répétait-elle, extasiée. Elle contemplait Ourdinneau avec l'aviditéd'un gastronome pour un mets qu'il s'apprête à dévorer. Et elle riaittoujours, d'un rire étrange, intraduisible, le rire du nègre gratteurde banjo... — Cet hôtel !... Toujours musique et musique et musique et encoremusique !... Comment dormir soupira-t-elle. Et j'ai perdu ma clef... Ourdinneau, instantanément dégrisé, ramena Mme Hounflick dansl'antichambre et héla le garçon de nuit. — Ouvrez la porte de madame, dit-il. Et il pensa en se couchant : « Je suis comique ! Il s'attache à moi unbon comique. » A point nommé, il reçut, le lendemain, une carte discrète par laquelleune madame Sollefouque, rue de Moscou, l'informait qu'elle recevaittous les jours de cinq, à sept, dans son hôtel particulier. Ce genred'établissements convient aux hommes qui ont subi de fortes déceptions; ils en vantent les charmes. Ourdinneau se jugea très sot de ne pasavoir pensé plus tôt à cet excellent dérivatif. Et il y courut. Unepetite bonne l'introduisit dans un salon de manucure. Mme Sollefouquecompléta cette impression en disant tout d'abord, du ton le plus jovial: « Et maintenant, à nous deux ! » Elle recevait beaucoup de petitesfemmes mariées, très gentilles... Ourdinneau eut un haut-le-corps. MmeSollefouque s'y méprit : « Il n'y a rien à craindre. Vous pensez qu'àl'heure où elles viennent, les maris sont à leurs affaires !... ou auxcourses ! » Il décida brusquement : « Je reviendrai un de ces jours. » Mme Sollefouque approuva. Il ne fallait pas contrarier les clients.Certains avaient de ces bizarreries, les timides surtout qui se sauventparfois, avant l'opération. « Je compte sur vous, déclara-t-elle.D'ailleurs, il vaut mieux me prévenir. Je sais que vous venez : jem'arrange... Je vous trouverai une jolie petite chatte qui sera bienheureuse d'être présentée à un si bel homme, et distingué ! Une petitechatte mariée... Au revoir, cher bon ami ; à bientôt... » En sortant, il heurta une jeune femme qui se préparait à sonner. Ellelui sourit, vaguement. — Vous n'aimeriez pas mieux vous promener avec moi ? lui glissa-t-il. — C'est que je suis attendue. — Par moi ! — Vous ne le direz pas à madame, au moins ? — Pour qui me prenez-vous ? — Je ne demande pas mieux que de me promener. Il fait si doux... Aubois de Boulogne, n'est-ce pas, monsieur ? Elle disait : « bois de Boulogne » au lieu de : « bois » tout court.Une provinciale. D'ailleurs, elle était habillée comme une correctebourgeoise. Et elle s'exprimait comme une bonne. Une bourgeoise quis'occupe du commerce de son mari, qui tient la caisse. De petitsbrillants aux oreilles et, au cou, une chaînette d'or... Brune, vive,des prunelles de braise, des lèvres rouges, un rien d'accentméridional. « Je ne demande pas mieux », « me promeuner. » — Seulement, je dois rentrer vers sept heures, — Oh ! pas d'histoires avec moi ! signifia rudement Ourdinneau, tandisqu'une automobile les menait par le Bois. — Je ne mens jamais... Je sais que la plupart des dames qui viennentchez Mme Sollefouque prétendent qu'elles sont mariées... Moi, je suislibre. C'est même pour rester libre que je fréquente le salon de MmeSollefouque... J'ai un ami... un tout petit ami... inutile d'enparler... On ne peut pas vivre toute seule, sans causer de choses etautres... Elle prononçait « otres ». Ourdinneau regretta son invitation. Maiscomme si elle le devinait, elle posa sa main sur celle de soncompagnon, gentiment et cette innocente caresse le vainquit. Ilsdînèrent à l'hôtel Impérial, dans la chambre d'Ourdinneau. Dépouilléede son chapeau, de sa jaquette, avec son casque de cheveux châtainsébouriffés, ses yeux rieurs, elle lui plut. — On se présente, dans le monde ! Moi je suis Simone Pélatz. Et vous ? — Marcel. — C'est tout ? Si vous m'aviez rencontrée deux minutes plus tôt, quandje n'avais pas encore le doigt sur la sonnette de Mme Sollefouque, vousme diriez votre nom de famille. — Très volontiers : Marcel Alban. Elle sentait tout de même qu'il n'avait pas beaucoup de considérationpour elle. Et cela la fit pleurer. Elle s'excusa : « Qu'est-ce que j'aiaujourd'hui ! qu'est-ce que j'ai donc ! Vous allez me prendre pour unepécore... Et au fond, Monsieur Alban, si vous saviez ce qui se passe enmoi, vous seriez flatté, au contraire. » Il l'interrompit : — Vous devez en connaître de bonnes histoires, de chez Mme Sollefouque? — J'entre, je sors... ni vu ni connu... — Enfin, ça ne doit pas toujours être l'idéal ?... Pourquoi insistait-il ? Quel manque de tact ! Dans un hôtel convenable,classé, célèbre, où elle aurait tant voulu jouer à la femme du monde ! — Non, ce n'est pas l'idéal... L'idéal était pour elle ce monsieur imposant. Elle avait toujourssouhaité un amant dans le genre d'Ourdinneau, grave, élégant,solennel... Elle ne le dit point, mais il remarqua qu'elle était émue.Elle se répétait : « Tout de même, s'il m'avait rencontrée quelquesminutes avant !... seulement, voilà, il n'aurait pas osé me parler.Ceux qui viennent chez Mme Sollefouque, ce sont ceux qui ne sont pas sifarauds qu'ils en ont l’air, » Quand il voulut, au dessert, l'attirer,elle e supplia : « Ce serait si gracieux de votre part que nousdevenions, d'abord, des amis. » Lui, l'ami d'une femme ! Il se mit àrire. Et elle eut un vrai chagrin, comme si son père ou son frère aînélui reprochaient son triste métier. — Ah ! bien sûr, s'écria-t-elle, vous n'avez pas confiance... Si vousaviez confiance en moi... Je ne tiendrais pas beaucoup de place. Je nesuis pas celle que vous croyez... La mère Sollefouque ?... A Paris,j'ai peur de tout... Je ne suis pas de Paris. J'étais établie à Tours ;vous pouvez prendre des renseignements ; j'avais une mercerie qui apériclité... J'ai une sœur à Paris, une grande modiste : Marie Pélatz,Mary... Je suis fâchée avec elle. J'étais mariée, et mon mari medéfendait de la voir parce qu'elle avait un amant et parce qu'ellen'avait pas encore réussi. Moi, j'étais bien forcée d'obéir à mon mari.Quand j'ai été veuve, ma sœur m'a fait dire de me débrouiller, qu'ilaurait fallu être moins sévère dans le temps. J'ai liquidé et j'aidébarqué ici où j'ai rencontré Mme Sollefouque... Je vous raconte tout. — J'ai entendu parler de votre sœur, dit Ourdinneau. — Marie est plus intelligente que moi, avoua Simone. Moi, je ne suisqu'une petite ménagère... si seule, monsieur ! — Je suis seul aussi... — Faites excuse : je vous prenais pour quelqu'un de marié. — Chez qui vous fournissiez-vous quand vous aviez votre maison ? — Chez Langoulevent et Cie, chez Frédéric Frétu et au Comptoir desfils. Vous êtes de la partie ? — Non... Un peu... jadis... je me suis occupé de fournitures de modes. Ils parlèrent commerce. Au début de leur entretien, il l'avait prisesur ses genoux. Maintenant, ils causaient, très sages, unis par unesympathie tiède, fiers d'avoir trouvé un sujet de conversation : — Ce qu'il y a de chic, chez Nigouroux et Lebac, c'est le tulle perléen grande largeur. — Il ne tient pas ! — Il s'étire facilement, mais il est joli. — Vous avez du goût. Pourquoi n'avez-vous pas réussi ? Le manqued'ordre ? — J'ai beaucoup d'ordre, seulement mon employée m'a quittée pours'établir et elle m'a chipé la clientèle. Quand on a affaire aux femmes! Les clientes vous quittent sans savoir pourquoi... Elle reprit son chapeau, chercha son parapluie. — Vous partez ? Je vous ai offusquée ? Pourquoi êtes-vous si méchante ?Expliquez-vous ? A quoi bon ? Il ne la croirait pas. On ne croit pas une femme que l'ona vue prête à entrer chez la mère Sollefouque. — Vous pleurez ? A évoquer son passé, la petite bourgeoise se réveillait tout à coup dela léthargie dans laquelle, massivement, elle avait vécu. « Il vautmieux me laisser partir. » Il la retint et parla d'argent, «d'indemnité ». Cette fois, elle rougit comme s'il 'avait souffletée.Bizarre ! On ne rougit tout de même pas au commandement... — Si, murmura-t-elle, ma sœur voulait se réconcilier avec moi, elle medonnerait une bonne place chez elle... — En attendant, je vous propose d'aller du côté de Toulon, voir lesmimosas ? — Les mimosas ? Sur les arbres ? — Oui. Et la mer... Elle joignit les mains, extasiée : — Oh ! Marcel. Ourdinneau comprit alors ce que lui avait dit Vincelon. C'est unedouceur d'entendre encore son petit nom. C'est la caresse qui manque leplus aux déshérités… Simone ajouta : — Ma foi, tant pis ! Ce que je vais m'en douter à vous aimer ! IV Elle l'aimait à sa façon, qui était humble. Elle le pria de luiaccorder quarante-huit heures de fiançailles, le temps indispensablepour faire les malles. Il avait décidé de l'emmener dans une petitestation de la Côte des Maures où il avait vécu une semaine avecValentine. Ainsi, sa vengeance serait parachevée. Simone se récriaitdevant tant de dépenses. Elle connaissait faubourg Montmartre un petitrestaurant où l'on s'en tirait pour six francs par tête. Une robe trèssimple lui suffirait. Pour le reste elle était pourvue : « Ce n'est pasparce que j'allais chez Mme Solleîonque que je suis une femme vénale ».Un grand besoin d'estime lui était venu. Elle lui était reconnaissantede la respecter, étant donné l'endroit où ils s'étaient connus. Là-bas,loin de Paris, elle serait à lui de toute son âme. Elle était heureusequ'il la désirât ardemment. Le second soir en le quittant elle lui jeta: « Mon pauvre chéri ! » Ourdinneau tressaillit. Valentine l'avaitplaint de la sorte : « Pauvre chéri ! » un soir de leurs fiançaillesqu'il ne parvenait pas à s'arracher d'elle. Et Valentine aussi avaitappuyé sur ses lèvres la paume de sa main... Les mêmes gestes. Lesmêmes mots. Pourtant, son amertume se dissipait. Il avait peut-êtrerencontré la compagne qu'il lui fallait, une compagne-servante. Ledésir crée un être nouveau. Il ne se reconnaissait plus. Ces deux jourschastes furent délicieux. Elle soupira : « Le malheur, c'est qu'ilfaudra revenir ! » Il lui fit, pour le retour, les plus bellespromesses. Ils s'entendraient fort bien. « Quand vous irez à votretravail, proposa-t-elle, je m'occuperai du ménage. J'aime ça. Toutepetite, je jouais à nettoyer... Mes joujoux c'étaient un petit plumeau,une peau à reluire, une brosse... » Quand elle sut qu'il était rentierelle sauta de joie : Alors vous pourrez rester tout le temps avec moi !J'ai trop de chance, ce n'est pas naturel. » Ils firent le voyage enlacés, sans que personne se scandalisât car elleavait l'air d'une jeune mariée modeste, pudique, mais que la passionenivre. Et ils tombèrent dans un éblouissement, devant une merlumineuse sous un ciel de flamme. — Quelle mer c'est-il ? interrogea naïvement Simone. Et renseignée elle demanda encore : — Et quel ciel ? Comme il riait, elle remarqua : — Ce n'est pas possible que ce soit le ciel de partout ! L'hôtelier les accueillait. Ourdinneau demanda la grande chambre avecterrasse. — Monsieur est déjà venu... Il me semble, en effet, dit l'hôtelier. — Il y a longtemps... — Et les mimosas ? s'écria Simone. — A cette époque il n'y en a plus guère, regretta l'hôtelier. — Dépêchons-nous ! intima Ourdinneau. J'ai envie de me reposer. Il n'était pas fatigué. II avait hâte de se retrouver dans ce cadre oùil avait aimé Valentine. La même impatience le prenait, cette frénésiequi effrayait sa femme. Elle n'effraierait pas Simone. Dès qu'ilsfurent seuls il l'étreignit. Et il lut dans les yeux de cette fillel'inquiétude soumise qu'il lisait dans les yeux de Valentine. — Nos bagages vont venir, chuchota-t-elle. Allons sur la terrasse, monamour... Nous regarderons la mer. Il s'en moquait pas mal, de la mer. Il n'était pas venu pour cela. Ilétait venu pour tuer le léger, le douloureux fantôme qui le hantaittoujours. — J'ai faim de toi. — Tout à l'heure ! C'est si beau ce ciel et cette mer ! Il la lâcha avec un juron. Valentine avait dit : « C'est si beau ! » àLucerne... Il ferma les volets. — Oh ! soupira-t-elle, que vont croire les gens de l'hôtel ? Admirable ! Encore les expressions de Valentine. — Si je te déplais, il y a toujours moyen de s'arranger, déclara-t-ilsèchement. — Si tu me déplais ! Mais je t'adore !... Ne te fâche pas... Jet'adore, je te le jure. Tiens, je te le jure sur la tête de ma sœur quej'aime bien, quoiqu'elle se soit mal conduite avec moi... Ecoute : jeme sens dépaysée et un peu triste à force de bonheur... Une femme c'estsi bizarre... Prends-moi contre toi... Ce n'est pas ma faute... Quandje suis heureuse, je pense que ça ne sera pas éternel... Rassure-moi,mon chéri... Il la pressait contre lui à la briser. Elle poussa un cri. Et elle fut,entre ses mains, inerte comme un oiseau qui, après s'être débattu,ramasse ses forces pour s'enfuir au cas où l'on desserrerait l'étreintequi l'emprisonne. Il lui baisa sauvagement la bouche. Elle renversa latête et regarda par les interstices des volets le bleu liquide, le bleude flamme dont il était jaloux. V Il guettait son réveil. Elle dormait dans ses cheveux étalés, avec dessoupirs inconscients. Depuis longtemps, il s'était levé. Il venait defumer une cigarette sur la terrasse, à l'endroit où il avait vu avecValentine l'aube se lever, cinq ans auparavant. Il ne pensait plus qu'àcette femme qui dormait là. Il avait besoin d'elle, de ses baisers, deson odeur. Ce n'est pas difficile : une disparaît, l'autre la remplace,n'importe laquelle. Seulement, il s'efforça de ne plus évoquerValentine. Apaisé, il n'arrivait plus à la haïr assez. Il ouvrit lesvolets. — Ah ! dit Simone. Quel dommage ! Un ciel gris. Une mer jaune. — Il ne fait donc pas beau tous les jours ? se plaignit-elle, — Tu m'aimes ? — Oui. — Pour qu'il fasse beau tous les jours, je connais un système trèssimple et infaillible... Il ferma la fenêtre et se glissa dans le lit. Simone demanda : — Nous resterons une semaine ici ? — Toute la vie si tu veux. Tu n'es pas bien ? — Si ! — Nous sommes libres... — Libres..., — Tu m'aimes ? — Oui, — Tu as l'air de regretter quelque chose ? — Moi ! Grands dieux ! qu'est-ce que je regretterais ? Il l'eût tenue pour folle si elle lui avait révélé qu'elle regrettaitces deux jours chastes, ces deux jours de fiançailles à Paris où ils'était montré si tendre. Il commandait et elle obéissait, comme chezla mère Sollefouque... Il faisait très chaud. Quand il faisait trèschaud à Paris, elle se réjouissait d'être seule, le soir. — Nous ferons des excursions, mon chéri ? — Plus tard. Nous avons le temps. Tu ne veux pas me laisser te savourer? Vers trois heures une voiture les promena au bord de la mer. Il luitenait le bras. Elle plaisanta : — Tu vas me casser ! Tu ne connais pas ta force ! A peu de choses près ce que disait Valentine. C'était bien ainsi : lemême décor ; les mêmes mots ; la même femme, en somme. Mais Valentinele détestait et celle-là l'aimait. Elle l'aimait, il en était sûr. Ellene s'occupait plus de lui, comme avant ; mais l'amour est égoïste...Elie contemplait le paysage ; cela se doit. Il est des heures,s'expliquait-il, où la passion ressemble un peu à la rancune. Ellemanifesta le désir de dîner dans le jardin. Une vieille dame mangeait àcôté d'eux. « Sois raisonnable, mon chéri », supplia Simone. Et ellefut, à cause de la vieille dame, extrêmement réservée : « Nous auronsle temps tout à l'heure... » C'était la fin d'un jour gris-perle quimourait de douceur... — Tu ne dis plus rien, reprocha Ourdinneau. — Que veux-tu que je te dise ? Tu sais tout de moi. Je ne sais rien detoi. — Il n'y a rien à savoir de moi. Je suis né hier à neuf heures dumatin, chambre 2, hôtel de la Plage... — Tu détournes... Va, je ne te demande rien !... Je n'ai pas le droit. — Le droit ? — Ne te fâche pas... — As-tu quelque chose à me reprocher ? Elle n'avait rien à lui reprocher, mais elle ne parlait plus de sareconnaissance. Elle venait de s'acquitter. Ainsi, Valentine, aulendemain de ses noces, le considérait comme un débiteur payé. — Tu es le maître, se hâta-t-elle d'ajouter. Ne fais pas attention auxbêtises qui me passent par la tête. Il réclama du vin et la força à boire. Il commençait à se sentirvaincu, à deviner chez cette pauvre femme une ennemie. — Tu ne t'amuses pas beaucoup avec moi, hein ? Elle répondit étourdiment : — Mais si, monsieur ! Elle avait répondu comme si elle était encore chez la mère Sollefouque,en face d'un de ces hommes qui lui demandaient de s'amuser, par-dessusle marché. Elle rectifia : — Pardon, Marcel... — Où te croyais-tu donc ? — Moi, tu sais, une coupe me grise…. — La vieille dame est partie... — Ah ! Je ne m'en étais pas aperçue... — Tu tiens beaucoup au dessert ? Il doit être mauvais.... Remontonschez nous. — Marcel, si tu étais gentil... — Nous nous promènerions encore ? — Un peu. II insinua : — Il y a aussi un cinématographe, dans la ville. Elle battit des mains, — Allons-y, Marcel ! Il hurla : — Monte avec moi dans la chambre, tout de suite, tu entends, tout desuite. Elle plia les épaules. — Comme tu me parles durement ! — Tu ne tiens pas à être seule avec moi… — Tu t’imagines des choses... On croirait que tu cherches à avoirde la peine. Moi, tu sais, je suis originale... J'ai mes idées... Ilfaut me prendre telle que je suis... Je retarde ce qui me fait le plusplaisir... Ainsi, tiens, une supposition : tu m'enverrais une bellelettre d'amour, je la regarderais longtemps, longtemps, avant dedécacheter l'enveloppe... VI Ils rentrèrent à Paris, Il l'installa dans un appartement meublé, ruede Berri, un appartement pour riches de passage. Il souffrit là-dedanspendant huit jours. Leur liaison s'aigrissait. Il ne quittait pasSimone. Il n'avait rien à faire. Il la suivait chez les fournisseurs.Il lui imposait sa présence perpétuelle. Son refrain était : « Marchedroit, ou je te renvoie dans ta crotte. » Et ce fut ainsi qu'un soir,lasse du rôle qu'elle jouait, elle prit une voix qu'il ne luisoupçonnait pas, une voix aigre et vulgaire, la voix de la boutiquièrequi cesse d'être polie avec un client. — Ma crotte ! glapit-elle : c'est vite dit... — Tu as une autre expression pour la maison de la mère Sollefouque ? Elle éclata : — Et si j'aime mieux la crotte que l'ennui ? Déjà elle se rattrapait : — Non, non, mon chéri ; j'ai lancé ça dans la discussion, mais je ne lepense pas, je te le jure sur tout ce que j'ai de plus sacré. Ilfaudrait être idiote... Tu es si bon avec moi ! Il demanda : — La vérité. — Je te la dis, la vérité !... Je t'adore, mon chéri… — La vérité, la vraie vérité, et je te donne cinq mille francs, et tues libre. Cinq mille francs. Elle avait pris l'habitude d'être considérée par lui comme une femme dumonde... Cette offre l'insulta. Aussi bien, elle n'en pouvait plus. — Zut à la fin ! Je te la donne pour rien, tu entends ! Pour rien...Attends un peu... Je vais te dire ce que tu es : une brute, une salebrute.... Ce n'est pas assez de te crier que j'ai soupé de ta fiole :tu me dégoûtes ! Quand tu me touches, j'ai envie de crier... Oui, ouitu m'as payée... tu as même ajouté de la considération... Et je devinece qui va sortir de ta bouche, ton éternelle question : Qu'as-tu à mereprocher ? » J'ai tout à te reprocher ! Tiens, je préférais lesclients de là-bas ! Oui, les clients... C'était plus franc avec eux aumoins. Et ils me foutaient la paix quand c'était fini. Tu ne sais doncpas qu'une femme, que n'importe quelle femme, c'est autre chose qu'uninstrument... Sale brute ! Tiens, je parierais que tu as été marié etcocu. Quoi ? je parle !... Tu ne me fais pas peur avec tes yeuxfixes... Ce que j'ai à te reprocher ? Tout ! Ah ! tu ne soupçonnes pas,tu entends, tu ne soupçonnes pas ce que c'est : une femme, une femmequi commence à aimer ... On a ses pudeurs, parfaitement ! Je suis ceque je suis, ça ne te regarde pas. J'ai le droit d'avoir mes pudeurs...Surtout parce que je m'étais mise à t'aimer... Autrement, ça m'auraitété bien égal. Tu as toutes les qualités, pas ? Seulement, il y aquelque chose qu'on ne t'a peut-être jamais dit, c'est que tu faisl'amour comme une brute. On aurait envie de crier, de te gifler, de temordre et de te tromper surtout, ah ! oui de te tromper avec quelqu'unde gentil et de délicat... Mais voilà : tu ne nous quittes pas d'unesemelle. Et puis ce n'est pas mon genre. Je préfère m'en aller... Ons'imagine qu'on a affaire à un homme de cœur ! Ouiche ! Ça a marchépendant deux jours, avant... J'ai cru que j'entrais dans le Paradis !Mais si c'est ça l'amour, j'aime mieux, je ne sais pas moi... me mettrefemme de ménage, tiens... et coucher seule quand le travail est fini...Monsieur ne saisit pas ? On a fourni à monsieur des mensonges pour sagalette... Je t'ai aimé, oui, et puis je t'ai pris en horreur... Tu mepromettrais un million que je ne resterais pas une minute de plus. Jesuis franche. Et je vais retrouver mon ami, si tu veux savoir. C'est unpauvre type ; j'ai beau lui raconter des blagues, il sait ce que jefais et il en souffre ; il n'est pas beau ; il n'est pas jeune ; il n'apas de conversation ; mais du moins, lui, je ne l'ai pas en horreur...Qu'est-ce que tu cherches ? T'es peut-être un type à me supprimer ? Ausecours ! — Je cherche tes cinq mille francs. Elle haletait. Elle murmura en passant sa main sur son front : — Je ne sais pas ce que j'ai eu... Comme qui dirait une crise defolie... — Prends... Elle conclut : — Je te remercie... mais au moins je voudrais être sûre de ne past'avoir trop froissé... Une femme a ses nerfs... Ce n'est pas parcequ'on n'a pas pu s'entendre, nous deux, qu'il faut se séparer fâchés ?Et je te remercie bien pour les cinq mille francs. Veux-tu me donner unconseil ? J'ai envie de les placer chez ma sœur. J'aurais un prétextepour la revoir... Encore une fois, je te demande pardon. Qu'est-cequ'il m'a pris ? J'ai beaucoup exagéré... — Allez-vous-en. — Les nerfs, tu comprends… — Oui. — On dit des choses qu'on regrette. — Oui. Allez-vous-en. — Et, ensuite, on ne peut plus les rattraper..., — Adieu. — Au revoir, peut-être ? — Peut-être. — Dites-moi encore que vous ne m'en voulez pas et je m'en iraicontente. — Je ne vous en veux pas. — C'est ce soleil de là-bas qui m'avait révolutionnée. J'étaisredevenue une jeune fille... Et, vous savez, une jeune fille, lapremière nuit de noces !... Enfin... — Oui... Adieu ! Adieu !... VII — Roger ! — Monsieur ! — Allons ! Tu refuses de me serrer la main ? — Non ! — J'étais très malheureux... — Sans doute. — J'ai été injuste envers toi. Regarde-moi maintenant... — Tu n'es plus malheureux ? — Regarde-moi... Ourdinneau était allé chercher Vincelon à la sortie de son ministère.Il l'avait reconnu, lamentable et dégingandé parmi les autres, etl'avait abordé. — Nous serons restés brouillés pendant six mois. C'est suffisant,ajouta Ourdinneau. Que fais-tu ce soir ? — Rien. Tu avais quitté Paris ? — J'ai voyagé un peu. Ah ! mon pauvre ami, que les voyages sontinutiles à ceux qui n'ont pas le bonheur dans leurs bagages ! LeMidi... Deux mois en Hollande... Deux mois en Angleterre... J'ai vouludéménager, m'installer dans un appartement nouveau et puis, je suistout bonnement rentré chez moi. Tu trouveras tout en place, comme tul'as laissé le soir... le soir... A quoi bon changer ? Quand ils furent arrivés, Vincelon, très pâle, porta la main à soncœur. Rien n'était changé en effet. Mais aussi, plus rien de Valentinene subsistait là. C'était le logis abandonné du célibataire. Ilsentrèrent dans le cabinet de travail, puis dans la salle à manger oùils dînèrent du bout des dents. Une nouvelle femme de chambre proposa : — Je sers le café dans le petit salon ? Le petit salon, c'était le boudoir de Valentine. Mais la femme dechambre alluma le lustre et Vincelon ne reconnut plus la pièce ainsiéclairée. Quand cette fille fut partie, Ourdinneau éteignit le lustreet alluma la lampe. — Et maintenant, proposa-t-il, parlons d'elle, je t'en prie, Roger.Vois, je suis sans colère... Six mois pendant lesquels j'ai tantréfléchi... Il faut que je sache... Voyons, Roger, tu es un tendre, unsentimental, toi... Tu sais discerner les choses qui m'échappent...Est-ce qu’elle était... vraiment... très malheureuse ? Je ne te demanderien. Si elle s'est confiée à toi, tu ne vas pas me révéler, biensûr... Ce serait indigne. Ne me réponds pas, si tu juges que tu ne doispas me répondre... — Je n'ai reçu d'elle aucune confidence. Bien des fois, la voyantmélancolique, je l'ai interrogée. Elle disait : « Je ne suis pasintéressante, mon ami. » Elle se plaignait de ses nerfs... — Que croyais-tu, toi ? — Elle m'entretenait du temps où elle était pauvre, oui, surtout de cetemps-là... et de vos fiançailles. Je devinais bien comme un secret quiétait trop lourd pour elle... Ce que je croyais ? Je croyais qu'elles'en irait un jour comme elle était venue, en laissant ses bijoux, sonluxe, et pour des raisons obscures... Elle était meurtrie... Même quandil y avait un feu d'enfer ici, elle grelottait. Une fois, je me suisenhardi à lui dire : « Auriez-vous à vous plaindre de Marcel ? Je suistellement sûr qu'il vous est fidèle ! » Je la vois encore. Je l'entends: « J'ai à me plaindre de moi-même. » A ce moment-là elle neconnaissait pas... l'autre... enfin... Pleige. Elle se reprochait de nepas retrouver sa gaieté : « J'étais très gaie quand j'étais jeunefille... Est-ce absurde ! » — Oui, elle était comme traquée... — J’ai pensé qu'il y avait entre vous un malentendu physique. — Ah ! Et qu'est-ce qui t'a donné à penser ?... — Rien, une impression.... Et puis... Mais pourquoi remuer tout cela ?Tu souffres, Marcel. Voyons, s'il y avait eu entre vous un malentenduphysique, elle aurait pris l'amour en exécration. — Et elle ne m'aurait pas trompé ? — Sans doute. Elle t'aimait. Elle a été entrainée... — Elle aimait peut-être celui que j'étais, avant... Il y a le fiancé etil y a le mari... Sans doute, il aurait fallu être loyale, me quitter,s'en aller. Mais elle savait fort bien qu'en partant elle me tuait...Tu vois, je lui cherche des excuses... Oui, elle savait que je nel'aurais pas supportée vivante éloignée de moi... J'avais besoind'elle... C'est magnifique... C'est abject aussi... besoin d'elle !...Et maintenant il me semble, vois-tu, que je la persécutais... La véritése fait jour, lentement. On reçoit une blessure mortelle et touts'échappe par cette blessure, tout ce qui était la raison d'être... Etpuis la blessure se referme, mais elle se referme sur quelque chose denouveau, sur quelque chose qui était entré sournoisement par la plaieouverte... La pitié... Je n'en peux plus... Cela m'étouffe... J'aipitié, pitié d'elle. Et la trahison ne compte plus... On finit parcomprendre tous les actes, bons ou mauvais, des morts qu'on a beaucoupaimés... Elle a voulu chercher de la tendresse dans l'amour... Et voilàla raison... Une femme ne vit que pour l'amour. C'est stupide, maiselles sont ce que nous les avons faites... Les meilleures et les pirescherchent de la tendresse dans l'amour... En dehors de quelquesfolles... Et elles ne savent pas trouver la tendresse qui ne s'exprimeguère, la tendresse qui émane des actes... Il leur faut des mots, tousles mensonges gracieux dont les adroits entourent le désir... Moi...j'étais un pauvre homme... un pauvre homme en face d'une pauvre femme!... Il est connu que les pauvres se martyrisent entre eux. Avec unautre elle aurait peut-être été heureuse... Je pensais que Pleigel'avait conduite là... où je l'ai vue pour la dernière fois. Non,non... c'est moi, moi seul... A la Morgue on m'a confronté avec mavictime... Et je n'ai pas eu un remords, non. Au contraire ! Une espècede joie ! Une sensation de supériorité ! Imbécile ! Elle a été à Pleigepour me revenir semblable aux autres, aux autres femmes — une menteuserésignée. Il était adroit, lui ; il lui enseignait l'art d'accommoderun bonheur avec les recettes qui conviennent si bien à la plupart desêtres... C'est ainsi.... Une faible qui trouvait un peu de force dansla ruse... Et moi, je prenais la tyrannie pour la force... Si elleavait eu une œuvre à accomplir, un enfant à soigner !... Les hommes quiont été trahis par l'amour se réfugient dans le travail... Et c'estpour ça, vois-tu, Roger, qu'elle te parlait avec regret du temps de sapauvreté, de sa chaste pauvreté... Une femme est créée pour un homme.Quand elle ne rencontre pas cet homme, tout autre la salit. Je n'étaispas celui qui lui était destiné... Pleige non plus... Maic'est par mafaute qu'elle lui a cédé, par ma faute... C'est à toi qui l'as aiméeque je voulais dire cela, Roger... Il se tut. Vincelon lui avait pris la main qu’il pressait, sans un mot.Il le regardait. Marcel avait maigri, enlaidi, mais sur son visage,jadis dur et satisfait, ravagé maintenant, une lumière s'était posée. VIII — Cette dame n'a pas voulu me dire son nom. — Qu'elle entre ! « Simone a mangé ses cinq mille francs et vient solliciter quelquesbillets », pensa Ourdinneau. Mais il bondit et resta sur place,pétrifié. Mme Pleige apparaissait. Elle était très bien habillée. Aufait elle n'avait aucune raison de prendre le deuil de Valentine. Elleportait une robe à la mode, de soie noire rehaussée de velours corail,un joli chapeau noir couvert d'aigrettes, des gants blancs, uneombrelle à boule de jade, des bas fins, de charmants souliers àbarrettes rouges. Elle était fardée avec soin. Et même elle souriaitvaguement. Ourdinneau ne se la représentait que voilée de crêpe etaccablée. — Nous ne sommes pas ennemis, je suppose ? commença-t-elle. Et c'est ensolliciteuse que je viens à vous. Il la regardait... Il regardait sa main surtout, cette main droitegantée de blanc... — Que voulez-vous. Madame ? — Vous avez été admirable en cour d'assises. Vous êtes un homme. Pardiscrétion, je ne vous ai même pas remercié. Je supposais qu'il ne vousserait pas agréable de me voir... Cette entrevue me coûte, croyez-lebien ! Mais j'ai affaire à un être viril, qui pense droit et qui agiten conséquence. Il y a eu une victime. La paix soit sur elle. Elle aexpié. Comprenez-moi, Marcel. Je suppose que vous avez contre mon mariun ressentiment mortel. A votre place... Mais je ne suis qu'une femme.C'est si difficile de vous exposer... Vous restez là... Vous ne m'aidezpas... Après... après le drame... Lucien... mon mari s'est enfui... Ilvit à l'étranger... dans un pays que je suis seule à connaître... Oui,nous correspondons assez régulièrement... Oh ! je ne l'excuse pas. Il aeu des torts immenses... Mais je vous assure, Marcel, que Lucien n'estpas normal !... Non... sa grand'mère est morte folle... Il n'est pasabsolument responsable... Je le sais : j'ai vécu à côté de lui pendantquinze ans... C'est un malheureux enfant, un demi-fou... Moi, sans lui,je suis un corps sans âme... Nous nous sommes réconciliés parlettres... Bref, il voudrait revenir... Cet exil nous ruine... Mais iln'ose pas... Il est faible... tranchons le mot... il est lâche, quoi...il est un peu lâche... Il n'ose pas revenir, à cause de vous... Il apeur de vous... Il pense que le hasard peut vous remettre face à faceet qu'alors... Je viens donc connaître vos intentions. Vousm'excuserez, Marcel. Songez que pendant quinze ans... — Vivez avec ce Monsieur où vous voudrez ! — C'est bien sûr? — Voulez-vous un certificat ? — J'ai confiance en vous. Et je vous admire de plus en plus. Il esttrès beau que nous ayons pardonné tous les deux... — En somme, n'est-ce pas, tout est bien qui finit bien !... — Ne parlons pas... — Mais si, parlons-en, au contraire... — Je vous demande pardon, mais il faut... — Vous êtes pressée de télégraphier, à Lucien : « Affaire arrangée.Reviens ! » Vous avez le temps ! Moi, je ne peux pas télégraphier àValentine : « Tout est arrangé. Reviens ». — Nous n'avons plus rien à nous dire, que des choses qui nous feraientmal. — Je ne vis plus, moi, que pour les choses qui me font mal. Ne partezpas. Il reste un point obscur. Quand vous êtes entrée, elle a crié : «Je vous demande pardon ». — Pas à moi ! Elle a crié : « Marcel, je te demande pardon... » — Ah ! — Si elle avait crié : « Thérèse, je te demande pardon », je n'auraispeut-être pas tiré... J'étais venue avec l'intention... Mais entrel'intention et l'acte... Allons, assez d'hypocrisie... Vous avez répétécent fois qu'à ma place vous en auriez fait autant... Et vous avez étébien content d'être vengé par moi, sans rien risquer. Vous êtes là àm'interroger comme si vous repreniez l'instruction. Vous ne les avezpas vus, vous, dans cette chambre !... — Vous avez trouvé des lettres d'elle ? — Oui. — Qu'en avez-vous fait ? — Je les ai détruites. — Qu'écrivait-elle dans ces lettres ? — J'ai oublié... — Elle se débattait contre votre mari, j'en suis sûr… — Ah ! vous voyez bien que vous lui en voulez toujours, à Lucien ! Vousm'avez menti tout à l'heure... Eh bien ! je le défendrai, vous entendez? C'est elle qui l'a entraîné. Il était très heureux avec moi. Il n'endemandait pas davantage. — Tandis que Valentine ?... — En voilà assez. Je n'ajouterai plus un mot. Monsieur, il est tard ;pour la dernière fois je vous somme de me laisser passer ! N'essayezpas de mettre tout sur le dos de Lucien, maintenant. Ça ne prendraitpas. Ourdinneau ne bougea point. Très calme, il avai l'air de rêver... Ilvoyait le corps de Valentine, là-bas... l'atroce mutilation de la faceet cette main, cette pauvre main qu'elle avait levée sans doute pourimplorer grâce, pour se protéger. Son regard s'attacha à la mainvivante, la main gantée de blanc qui se crispait sur la boule del'ombrelle... — Quand on est le mari d'une... Mme Pleige n'acheva point. Ourdinneau l'empoignait à la gorge, secouaitune sorte de mannequin à la mode, avec un chapeau ridicule quibasculait, des mèches éparses sur un visage si fardé que les affres del'étranglement n'en modifièrent point la couleur rose. Il voulutdesserrer son étreinte, mais une rage justicière le transportait et,les yeux dans les yeux dilatés de l'autre, les ongles enfoncés dans lachair, il répétait : — Morte la bête... Morte la bête qui a tué... HENRY DUVERNOIS. retour tabledes auteurs et des anonymes |