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FÉRET,Charles-Théophile (1858-1928) : LesChauffeurs : nouvelle inédite(1924). Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (31.VIII.2015) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographeetgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx: 6671-42) du numéro 42 (Décembre 1924) des Œuvres Libres,recueil littérairemensuel publié par Arthème Fayard à Paris. LesChauffeurs Nouvelle inédite. PAR CH. TH. FÉRET ~*~Normand, d'une vieille race de marins et d'imprimeurscaennais, Charles-Théophile Féret, très connu dans les milieuxlittéraires, trop peu lu du gros public, est une des figures les plusintéressantes de la littérature contemporaine. Il écrivit ses premiersvers à quarante ans. N'a publié qu'un roman. Ses œuvres principales, la Normandie exaltée, le Verger des Muses et des Satyres bouquins,l'Arc d'Ulysse, sont des plaquettes de poésies à tirage infime qui,n'ayant guère dépassé le cercle des critiques, ne seront point oubliéesnéanmoins des anthologistes de l’avenir. Tout ce qu'écritCharles-Théophile Féret, s'inspire de la plus pure tradition gauloise.Sa verve étincelante, drue, s'apparente à celle de Villon et deRabelais. Nous sommes heureux d'offrir à nos lecteurs une nouvelle dupoète normand qui, à soixante-dix ans, nous écrit : « Je suis vieux,mais bien portant et allègre. Je ne me plains point du sort ; j'aicelui que je me suis fait : quelques amis sûrs, des loisirs, un ardentamour de mon art, de ma terre, de mes gens. Et je chante comme onchante à vingt ans. » I En 18.., à l'estuaire de la Seine, au Grand-Saint-Aubin-en-Roumois,jouxte la petite chapelle de Saint-Léonard, qui subsiste seuleaujourd'hui, maître Bourdel s'était aménagé, dans les bâtiments d'uneléproserie ruinée, un domaine plus rustique que seigneurial, où ilvivait sans domestique, avec sa femme et sa fille Denise. Sansdomestique, sans le grand valet des fermes normandes, car maîtreBourdel, encore que paysan et riche, ne faisait pas valoir. Il avaitavec des commissionnaires anglais un prospère négoce de bestiaux,aussitôt achetés, aussitôt conduits au port d'Honfleur. Au grandscandale de ses gens, tous terriens, il avait épousé une Harfleuraise,une fille de la mer, qui l'accompagnait aux foires et lui était d'ungrand secours dans ses marchés, ayant appris de son père, matelot, leparler des insulaires. Ailleurs l'Ouest frémissait encore des derniers soulèvements desChouans. Leurs bandes dispersées avaient grossi les associations de Chauffeurs qui commençaient alors à répandre l'usage des confessionsardentes. Mais cette presqu'îlette, découpée par le dernier caprice dufleuve, jouissait d'une quiète paix, et les figures sinistres n'yinquiétaient pas les chemins, comme dans le « Pé d'Auge », le « Bocage», Virois ou Le Maine. Certes, à la nuit close, on fermait solidement les portes et l'onn'accueillait mie [?] les pèlerins. Mais nulle sérieuse inquiétude nevenait au bonhomme, quand il partait pour la foire de Guibray oud'ailleurs, de laisser seule au logis Denise, sous la sauvegarde duchien, des murs, des douves, et des recommandations bien comprises. A quinze ans, la jeune fille en paraissait dix-huit. Elle était douéed'un rare esprit de décision qui donnait à ses jolis yeux bruns etveloutés une expression d'intelligence avisée, de bonne audace franche.Elle avait deux jeunes seins qui pointaient précocement sous soncaraco, des formes rondes, de sveltes mollets nerveux qui, aux soirs debal champêtre, agaçaient dans, le va-et-vient des jupes le sournoisdésir des gars. Mais encore que libre, (non pas libre, aisée d'allures)avec les jeunes hommes, Denise Bourdel était pleine de prud'homie. Etses gens le savaient bien qui, le soir où commence ce récit, s'enallaient pour une quinzaine d'heures, répétant leurs ordinairesrecommandations, mais pour la forme : qu'elle attendît sa cousine Rosequi lui viendrait servir de compagne de lit, et, celle-ci venue,qu'elle fermât bien la porte et n'ouvrît à personne, et qu'elle eûtl'oreille au chien. Médor tirait sur sa chaîne dans un impatient aboi vers son maître. Lajument rouge dérapa sous son fardeau double. Quelques secondes, lajeune fille regarda le groupe sonore fuir sur le chemin, le grandchapeau noir aux bords infléchis, et la coiffe du pays de Caux adoptéepar sa mère, la coiffe de la conquête, plus haute que le casque deMinerve, qui dansait au rythme du trot, sur le fond de pourpre ducouchant. C'était la mi-juillet aux courtes nuits bleues. Au-delà du marais et dufleuve, le soleil éclaboussait de roses incarnadines les blanchesdéchirures féodales des rocs où se démantèlent les tours deTancarville. L'enfant entr'ouvrit son fichu croisé à la fraîcheur ducrépuscule. Elle ferma au loquet la grande porte, dit naïvement : Bonsè (bonsoir) à ses bonnes poules qui caquetaient à voix basse dansle poulailler, d'une étrange voix confuse et grave de vieilles enconfidences. Le chien s'était endormi très vite anormalement. Lacousine bientôt frappait au heurtoir. Et, après un frugal souper delait sûr, les deux jeunes filles montaient à leurs chambres en causantde leurs innocents fleuretages. Elles formaient un vif contraste : Denise, brune, gaie, pleine de sève; Rose, blonde, chlorotique, renfermée, de geste lent. Celle-là sedécoiffait avec des rires ; l'autre, assise bas sur une chaise depaille, dénouait les lacets de ses souliers : son regard machinalerrait par la chambre, quand elle étouffa un cri. Sous le lit, là, unhomme allongé ! — Ah ! Sa camarade, toute à ses gazouillis d'oiselle, ne perçut, de ce ah !d'angoisse qu'un faible soupir auquel elle se méprit. — T'es donc encore souffrante annui (aujourd'hui), bonne Rose ? Pasde chance. T'auras jamais de mari, cousine, si t'es pas vaillante ensanté, Le mal, ça chasse les galants. Rose se méprit à son tour à cette attitude de son amie. Pourquoiétait-elle si calme ? Et cette allusion aux galants ? Au lieu d'y voirune suite naturelle à leur propos de tout à l'heure, sa cervelledéfiante et jalouse lui suggéra cette pensée : « Peut-être bien que tu n'en manques pas, toi, de galants, ma chère ?Et celui-ci, j'en jurerais, est sous ton lit par ta permission.Comptes-y que je vas servir de chaperon à ton amoureux ». Mais ce fut un simple aparté. Dédaignant d'interroger sa cousine, etbien rassurée maintenant, elle rajusta en hâte ses chaussures et ditseulement d'un ton piqué : — Oui, je me sens souffrante ce soir, et ça me ferait deuil de troublerta nuit, Laisse-mé rentrer chez mes gens. — Comment, tu veux me faire rhabiller ? Est-ce que je ne te soigneraipas aussi bien que chez toi ? J'ai de l'eau des quatre-voleurs, de latisane des quatre-fleurs... — Je veux rentrer. Passe seulement ta mante et mets mé à la porte, queton chien ne me màque (mange) point. Denise céda et ferma le grand porte sur un bonne nieut ! (bonne nuit)tout sec de sa cousine. Puis elle remonta quatre à quatre, et n'ayantfait qu'enfiler ses petons dans des savates et couvrir ses épaules dela mante de défunt sa grande, elle fut vite déshabillée. L'innocente fille, quelques secondes accouvée sans rien voir, fittinter d'un vase la faïence sonore. Une senteur flotta dans la chambre.Et vite, elle se coula dans le lit. Elle mouilla le bout de son doigtmajeur dans la valve d'un coquillage abrité de buis, se signa ets'endormit dans ses cheveux, un bras pendant hors de la couche, l'autrereplié sous sa tête, montrant le chaud mystère de son aisselle. L'homme, sous le lit haut juché à la mode d'autrefois, glissa sur sescoudes. La lune éclairait faiblement la chambre. Une tête ronde,grosse, brune, apparut. Puis des épaules trapues. Et il se dressa « èspieds ». Il essuya la poussière et des fils d'araignée sur ses yeux,et, sans s'occuper de la dormeuse, il se remit à genoux pour tirer unearme cachée sous le lit. Tranquillement il sortit de sa « poukette »une chandelle des douze-longues et battit le briquet. L'enfant dormaittoujours. Mais la sensation de la lumière fit ce que n'avait pu lebruit. Ses paupières battirent, et elle ouvrit des yeux effarés. Un homme !... Elle ne le vit que de dos qui déficelait un paquet sur lacommode. Nettement, malgré son épouvante, elle perçut un cliquetis demétal. Mais la peur figeait son sang, Elle ne put ni bouger, ni crier. Elle referma les yeux, étranglée,paralysée, morte. Lui, étalait une pince, un marteau, un ciseau àfroid, sans hâte, et juste à ce moment-là, il se mit à penser tout haut: — Faut voir si elle dort pour de bon. Sa chandelle au poing, il alla vers le lit et leva la lumière au-dessusdu visage clos. Un instant, il jouit du désordre des cheveux, de lagorge plus qu'enfantine. L'arôme grisant, qui monte des draps où mijote le sommeil des brunesneuves et nubiles, enfla sa narine. Il se pencha pour subodorer l'aigrelette aisselle, où le naissantécheveau de la puberté faisait une petite touffe fine comme de laplume. Mais la volupté est ennemie des affaires ! L homme se repritvite, et penchant exprès pour son expérience le suif enflammé, en fittomber deux larmes chaudes sur le bras nu de la dormeuse. Denise aussi s'était reprise. Elle eut le courage, quand la cuissonmoira d'un frisson sa peau moite, d'ignorer la brûlure légère et derythmer son souffle sous l'œil ennemi. — Bon répit ! fit l'homme. Tu dors ? Tant pis au réveil. C'est pas tonpère ni ton chien qui te viendront à l'aide. Mais pour sûreté, tandisque je vais ouvrir aux amis, je t'enferme. D'un pas assuré, il sortit de la chambre en fermant au dehors la porteà double tour. La prisonnière entendit décroître le bruit des pas et d'un bond fut surpieds. Il était temps que fût dénouée l'affreuse contrainte de sonimmobilité. Etre impassible sous la main de l'égorgeur ! Elle sentaitqu'elle n'aurait pu rester une seconde de plus sans hurler. Perdanttoute prudence, elle se rua contre la porte, mais on usait alors debonne grosse et loyale charpente. L'enfant nue meurtrit inutilement sespoings sur le chêne. Cette porte avait été celle d'une cave aux temps de la léproserie. Onl'utilisa pour la chambre de Denise. Les ferrures en étaientgrossières, mais solides comme à l'huis d'une geôle. Le père Bourdel naguère l'avait voulu remplacer. Car les mesuresexactes en largeur étaient insuffisantes d'un quart de pied pour lahauteur. Mais maîtresse Bourdel lui dit : — Laisse c'te porte : s'il y a du jour par en bas, ça fera une cattière (chatière). Le trou du chat est sacré en Normandie. Maître Bourdel laissa la porte. L'enfant prise au piège fut navrée par le cri de la chouette que sonouïe exercée lui révéla un signal. Déjà des pas montaient l'escalier. Instinctivement, sans réflexionpréalable, elle tira deux verrous qui en bas et en haut fermaient laporte au-dedans, détail ignoré et négligé par le bandit, et auquelelle-même n'avait pas tout d'abord pensé, sa main ayant eu plus de partà ce geste que sa volonté. La clef tourna dans la serrure et leChauffeur poussa la porte qui, à sa surprise, ne s'ouvrit point. — Ah ! la garce ! mugit-il. Enfermée ! Elle ne dormait donc point Et l'assaut commença. De prisonnière, elle devint assiégée. Les poingslourds sonnaient sur le chêne, et les ruades. Puis des silences, et lescoups de repleuvoir dans un tonnerre suivi de nouveaux répits. C'étaient des colloques à voix basse avec des soudains éclats, descolloques aussi terribles que le bruit de l'assaut, car en pouvaitsurgir l'idée infernale, l'horrible victoire subtile des assassins.Denise tournait dans sa chambre, affolée. Elle fit tomber du coude sur la commode l'attirail sonore des bandits. Ah ! s'ils avaient eu avec eux leurs bonnes pinces et leur croc ! etn'importe quel outil. Mais non, ils avaient tout laissé à cettepéronnelle. Maison de malheur qui tenait en échec l'effort de troishommes robustes. Et dire qu'on n'avait découvert qu'un louchet, qu'onn'avait mis la main sur aucun des bons outils des fermes. Ah !malédiction ! Ah ! chienne ! Elle les entendait s'insulter, se maudire,se narguer, se reprocher leur faute, et l'insulter aussi, elle,d'outrages précis à son sexe, qui faisaient monter des flammes à sesjoues vierges. Elle était baignée de sueur, comme d'une longue fuite éperdue. Et de nouveaux outrages la flagellaient de leurs sextuples lanières, labrûlaient sur tout le corps, broyaient ses yeux de honte sous ses mainscrispées. Elle se signait, elle invoquait Notre-Dame. Elle restait debout,l'héroïque pucelle, ferme dans sa défense immobile. Des espoirs qu'elle avait étaient si douloureusement détruits ! Lesassiégeants descendaient. Partaient-ils ? Fuyaient-ils le jour quipointait aux carreaux ? Non. Ils remontaient par l'étroit escalier laloge du chien dont ils frappaient, han ! comme d'un bélier, han ! han !han ! la paroi loyale. Ils frappaient chaque coup sur son cœur. Mais laporte tenait bon, la place sur l'étroit palier manquait aux Chauffeurspour réunir leurs efforts. Les gonds étaient à peine ébranlés. Vers quatre heures, une voix dit : — Te rendras-tu ? — Non. — Te rends-tu? Tu auras la vie sauve ! — Non — Eh bien, si tu veux qu'on parte, rends-nous nos outils. — Hein ? ceux qui peuvent mettre bas la porte ? — Non, on va te laisser. Mais rends au moins mon sabre et nouspartirons... Tu ne réponds pas ? Eh bien, nous reviendrons en forcevous égorger tous, les tiens et toi, un jour que tu ne nous attendrasplus. Passe-moi donc mon sabre par la chatière. T'as pas peur qu'onébranle ta porte avec une lame de sabre ? Ah ! tu ne réponds pas,coquine? Eh bien ! on va recogner. On l'aura ta porte maudite ! Elles'ébranle... — Si vous jurez de partir, je vais vous le rendre. Baissez-vous etcoulez votre main. Ça y est-il ? — Oui. L'homme de nuit dont elle avait vu le dos, et qui s'était penché surson sommeil feint, coula sa main sous la porte. Alors Denise, qui avait assuré le sabre dans sa dextre, rejeta le corpsen arrière et, de toute sa force rénovée, abattit la lame sur lepoignet qui fut tranché net. Le sang gicla jusqu'à ses mollets. L'homme aboya de douleur comme unchien dont une roue a coupé la patte, et Denise Bourdel, épuisée parcette nuit tragique, tomba évanouie sur le plancher, dans le sang de savictoire. Nue parmi les étoiles pâlissantes, dégageant des longs voiles de crêpeet des noires écharpes ses sveltes cuisses, la Nuit de juillet secouesur son dos creux et sur ses fesses ivoirines le deuil de ses cheveuxviolâtres. Déjà ses orteils plongent dans la mer, tandis qu'ascensionne aux crêtesmauves des collines le vol glorieux du matin. La lumière effare lecrime, affermit le faible, et les hommes recommencent à remplir leurssentiers d'une vie forte. II Cinq fois les vicissitudes des étés et des hivers ont rajeuni lemanteau des vergers. Et Denise est entrée dans une nouvelle saisonhumaine. Elle a vingt ans, et ce lustre l'a encore embellie. Choucas ducauchemar, le sinistre souvenir s'est envolé en croassant des hautspeupliers de Saint-Léonard. Sous l'opaque frondaison des ormes, lesoiselets de juin font piailler leurs petites cornemuses. Le buccinlaborieux des abeilles rôde et ronfle. Maître Bourdel marie sa fille, et la noce sort de l'église deSaint-Aubin, s'épand parmi les tombes fleuries du vieux cimetière, oùles poussières accumulées des ancêtres ont enflé le sol presque jusqu'àla crête des murs, à trois pieds au-dessus du chemin. Le calvados d'Eudes, l'aubergiste de Saint-Aubin, a rougi les trognes.Les hommes sont tous en redingotes et en boisseaux. Maîtresse Bourdel,en soie puce, arbore la gloire paysanne du haut bonnet cauchois, telque Rolleville en a incurvé et doré la corne triomphale ; sur sesépaules la molle écharpe rouge, du même rouge ardent que l'émail surl'écu de Normandie, est bordée d'effilés jaunes. Et la croix d'or, à laJeannette, scintille à son col. Elle aussi la mariée, est fidèle à la coiffure des aïeules. Sa taillesvelte se hausse dans ses tulles blancs comme un jeune pommier fleurisous la nuptiale parure de mai. L'ébène luisant des cheveux fait unpiquant contraste avec la neige du voile. Les formes de la jeune fillese sont accusées en plus provocantes saillies : les cuisses hautesmoulant la jupe d'un dessin hardi, et le corsage copieux. Mais lafierté chaste du visage semble se complaire à n'inspirer la volupté quepour désespérer le désir. C'est déjà un fruit, mais toujours une fleur,fruit d'une saveur encore un peu verte, dont pourtant on ne souhaitepoint attendre l'amollissante maturité. La lèvre supérieure charnues'estompe du précoce duvet des brunes chaudes. Denise n'a pas dans lesyeux l'exquis orgueil conquérant des filles mariées selon le vœu de lachair, ni la tristesse non plus des amours contrariées, mais la gravitédes jeunes épouses qui ont obéi et resteront fidèles. — Allons, bruman, clama le père Bourdel, crochez la bru. Nous voussuivons. Le couple prit la tête. Le violoneux de Saint-Aubin des rubans aucapet, sa boîte sonore au menton, se mit à crisser de l'archet. Lesinvités entonnèrent, ceux de la tête, la vieille chanson du pays : Adieu, Quillebœuf, le haut et le bas, De te quitter, je ne puis guère, Adieu, Quillebœuf, le haut et le bas, De te quitter, je ne puis pas... tandis que la queue du cortège distord répondait par un refrain denoces : Vot'e fille, braves gens. A'n'vos appartient pus. Allez-vos-en, Dites à evouer à la bru. Les mariés ne chantaient pas. L'homme avait l'épaisse encolure destrapus quadragénaires. En cheminant par la plaine, entre les avoines etles blés, il rappelait à sa jeune épouse tous les déboires de sonpourchas amoureux. C'était un mercelot comme on dit ès foires. Il courait de bourg enville. Mais il en avait assez à la fin de changer tous les soirs delit. Et, comme ça, il avait songé à se fixer depuis quelque temps. Maisquand il la demanda à son père, oh ! Bourdel le reçut comme un chiendans un jeu de quilles. Bon : il ne se laissa pas démâter. Il lerencontrait une quinzaine après à Honfleur, près de la Lieutenance. — Je ne suis qu'un porte-balle, comme vous l'avez dit, maître Bourdel.Mais j'ai quelques sous. Si je m'établissais? Tenez à Quillebœuf, parexemple? C'est à un petit quart de chez vous. Ça serait-il votredernier mot ? — Faut voir, j'y ai pas songé, lui dit sèchement le père. Et malgrétout, la semaine ensuivant, le coureux de marchés prenait à loyer surle quai, entre le Ruquai et le Cohue, la maison où la Nigrisse venaitde mourir. Et il y faisait venir de la mercerie, de la rouennerie, dela bonneterie, vère de la soierie, plein la boutique. Et il revenait àl'assaut du père, un jour que celui-ci passait sur le quai, etregardait un peintre qui écrivait sur l'enseigne : « Maison Tricq. » — Bonjour, maître Bourdel ! — Ah ! c'est vous, maître Tricq, votre balle a mué en bouticle, jecrois. Vous êtes têtu, da ! Mais voyez-vous, ma fille est encore bienjeune. Vous, quel âge avez-vous ? — Je vas sur quarante. Mais vous savez bien que jamais les femmes nesont plus heureuses qu'avec de plus vieux hommes. Et puis, c'est pasvieux, quarante ? Vous qui en avez cinquante, n'êtes-vous pas des bons ? — Flatteux, va ! On en reparlera. Mais vrai, j'y ai pas assez réfléchi: Au revoir ! Et cependant, les objections une à une vaincues, Tricq avait épouséDenise. Ici la bru, prenant la parole, dit à son mari : — Et puis, il y avait votre accident qui le retenait un brin. — Oui, répliqua Tricq, avec un frémissement rapidement dominé. Vousparlez de mon pauvre bras, n'est-ce pas ? qui a été si abîmé pendantles grandes guerres. Mais si asteurs les jeunesses rabrouaient tousles éclopés, avec qui se marieraient-elles ? Il n'y a plus que des stropiats. Napoléon n'a-t-il pas fauché la nation ? Tout un chacunboitille ou manchotte dans la gloire. Ça m'empêche-t-il de travailler ?On pourrait même se défendre d'une attaque, oui-da ! En même temps les yeux du soldat mercelot se durcissaient d'uneexpression de rudesse plus agressive que défensive, certes ! Et commesi ce sujet ne lui offrait aucune répugnance, il y revint. — Seulement, je crains le froid. Quand l'air y touche, la balle remue.Mais je me remettrai de ça. On me l'a promis à Paris. — A Paris ! s'exclama la jeune fille rêveuse soudain. Vous avez été àParis, Jean ? Est-ce que vous me ferez voyager quelquefois ? Parexemple, pour connaître vos gens ? Tenez, si papa a fait tantd'oppositions à notre mariage, c'est beaucoup aussi pour cela que vousêtes un horsain. — Bah ! Denise, vous les connaîtrez mes gens, vous les connaîtrez. Espérez un brin. Mais vous, est-ce que cela vous empêche de m'aimer,parce que je suis un horsain ? — Dans notre famille, Jean, une femme a toujours aimé son mari. C'estde race, et la nôtre ne produit pas de mauvaises femmes. Je serai unebrave compagne comme ma mère fut. Pour que je ne vous aime pas, ilfaudrait que vous me fissiez bien du mal, dit-elle en adoucissant saphrase d'un sourire, comme pour railler elle-même son absurde hypothèseet provoquer une protestation d'amour. Elle s'appuya avec un abandon câlin au bras du bruman. Mais le visagede l'homme, sans raison apparente, restait songeur et fermé. Avec quelles secrètes délices les pupilles de sa langue savouraientdéjà le fruit exquis et remâché de la revanche ! Tricq, l'assaulteur dela nuit tragique, le bandit à la main coupée, comme il triomphait sousson masque d'honnête négociant en rouennerie ! Horsain, donc suspect,mais engraissé de brigandages, quadragénaire, mais mâle robuste etdurci ; estropié, mais habile à donner le change, n'avouant pas sa mainde bois articulé sous un double gant, mais expliquant l'ankylosecomplète d'une main de chair par une balle autrichienne et un gelrusse, il avait gagné la partie avec ces trois mauvaises cartes : âge,origine, et césure. Tout de suite ami du maire, il se montrait volontiers aumônier auxgueux du bourg et des routes. Sa frime d'ancien soldat, abondant enrécit des grandes luttes, avait toute la considération du brigadier degendarmerie, confrère, sinon frère d'armes. L'accumulation rapide desmarchandises suppéditées par des compères avait emporté les dernièresdéfiances de l'esprit normand, qui ne sait point bouder le crédit etles ressources. Adoncques, il avait eu Denise. Avec un frisson voluptueux de fierté intérieure, Tricq repassait ceschoses, la noce finie, tandis qu'il ramenait, de Saint-Léonard àQuillebœuf, sa neuve épouse au logis, sous une nuit de soie bleue,embaumée, magnifiante. D'immenses nappes de lumière électriqueruisselaient de la lune et sur le sol se découpaient nettement, enfusains japonais, les ombres mouvantes des feuilles, les fines nervuresdes branches. La volonté du horsain, nettement formulée, avait écourté, après lesrincettes et les glorias, les plaisanteries rituelles qui prolongentindéfiniment les noces roumoisanes. Sur une jument du beau-père, ilsallaient d'un trot rapide, Denise enlaçant son mari pour se tenir plussolidement en croupe. Après la chaleur du jour, ces longues attablées,les fumées du cidre bouché, l'haleine du soir délicieusement éventaitle front de la jeune femme, mais sans calmer l'émoi de la vierge àl'approche des initiations. Le cœur lui gonflait en sanglots comprimésquand elle évoquait les pleurs silencieux de l'adieu maternel. Dans lasolitude bleuâtre et frémissante, dans la fuite de la bête, elle sesentait d'une faiblesse de proie emportée. Il fallait qu'il lui fûttout désormais, cet homme un peu âgé pour elle, un peu rude, qu'elleconnaissait à peine. Eh bien il lui serait tout. Elle saurait l'adouciret se l'attacher. Il l'aimerait. Il l'aimait sans doute déjà pourl'avoir si fort voulue. Et au milieu de cette vague et imprécisesensation qu'elle avait d'être enlevée comme dans un rapt, persistaitla conscience d'être une proie opime. Car elle se savait désirable. Machinalement — (besoin de protection implorée ? don d'elleconsenti ?) — elle pressait plus fort son maître contre le doublebouclier de sa blanche poitrine. L'assassin des bois, celui qui l'avait assaillie pour la mort etqu'elle avait puni par le sabre, si elle avait su que tel était à cetteheure son maître ! Et non par une des surprises dont il étaitcoutumier, mais de par la loi, ordinaire ennemie, cette fois complice!... L'homme éperonnait la jument, ajoutant la volupté de la vitesse àl'exaltation de ses sens, à l'ivresse de son cerveau. Seul, il savait !Seul, il avait écrit le Destin, tel Dieu. Mais l'heure n'était pasencore venue d'y faire lire sa victime. Il gardait le masque. Elleétait sienne, celle dont il avait flairé le sommeil. Il avait bien ledroit, sans trahir la cause si patiemment servie, sans déranger sarevanche immuable, de posséder avec plénitude cette jeune vierge dontle corps se scellait au sien ! Le vent, parfois, dérangeait sous lebonnet de sa femme des boucles odorantes qui flagellaient les tempes dumarié, allumant ses fièvres. Bientôt, la Route-Neuve inclina ses talus abrupts, tout dorés le jourdes touffes de pommereules. Du fleuve plus rapproché monta un grandsouffle frais avec l'immense bruissement doux des vagues. Les sabots dela jument grise firent sonner les échos de la place de la Marine, puisdu quai. Encore quelques foulées. C'est là. * * * Un mois plus tard, sous couleur de céder aux prières de Denise,désireuse de connaître son beau-père (que le grand âge, disait Tricq,retenait perclus à Rouen), l'ex-mercelot emmenait sa jeune femme envoyage. Ils se rendraient de pied à Aizier et s'y embarqueraient pourRouen, grâce à une « occasion d'eau ». Ils se mirent en routede bon matin et, Trouville-la-Haulle dépassé, s'engagèrent dans laforêt que l'ultime méandre du fleuve ceinture. C'est la forêt deBrotonne, qui pousse ses derniers taillis le long des anfractuositésdes falaises, jusqu'en face de Saint-Léonard. Quand ils eurent dépassél'if gigantesque du Vieux Port, l'âme ardente de Denise fut saisied'une admiration religieuse pour les hautes futaies druidiques et lessombres hêtrées. — Oui, dit l'homme, il y a de belles curiosités dans ces bois : leChêne-Cuve, l'arbre de la Houssaye. Veux-tu quitter le chemin et couperau plus bref ? Ça nous fera gagner du temps, et tu verras la statuemiraculeuse. — Celle de Saint-Maur ? De grand cœur. Maman y vint en pèlerinage. Maisj'ai hâte d'arriver. Je suis lasse déjà. Ils entrèrent sous le couvert, et la marche devint tout de suitedifficile. Les ronces égratignaient les jupes de leurs pattes griffues.Sur les souches mortes, ils trébuchaient. Les branches basses cédaientpour se détendre et leur donner, de leurs petites paumes vertes, debrusques gifles. Ils firent détaler une harde de cerfs. Enfin, ilsarrivèrent à une éclaircie, un rond de fées, où Denise, épuisée, fit :ouf ! et s'assit. — Bah ! fit l'homme, autant vaut ici que dix toises plus loin. Aussibien, je reconnais les approches du Chêne-Cuve. Je ne suis plus loin demon rendez-vous avec « la Brocante » et « le Rouge ». — De quel rendez-vous voulez-vous parler ? Je ne vois pas ici destatue, Jean. — Il s'agit bien de statue, ricana bruyamment le fourbesque. A quelledistance te crois-tu ici de la route d'Aizier? — Vous me glacez le sang ! Pourquoi me dites-vous ça ? — Réponds, fit la voix impérieuse. Crois-tu qu'il passe ici un chrétientous les dix ans ? As-tu là ais et verroux pour te garder de moi ? — Jean, ces yeux ! cette voix ! Qu'avez-vous ? Vous perdez le sens ? — Mais pas la mémoire. Et toi, te souviens-tu ? Qu'as-tu fait de la main coupée ? Je jure par le ventre qui m'a mis basque si tu ne la recolles ici sur l'heure, avec les artères vivantes etles doigts agiles, tu meurs ! Et le manchot, de ses dents furieuses déchirant la peau du gant,brandissait le moignon sur la tête de la jeune femme effondrée, lesyeux dilatés par l'horreur. — Lui, lui ! C'est lui ! — Oui, c'est moi. — Grâce, râla-t-elle. — Et à moi, m'as-tu fait grâce ? — Mais je ne vous connaissais pas. Mais je n'étais pas votre femme.Mais tu me voulais la mort. Grâce je n'ai fait alors que me, défendre. — Et moi, je me venge. — Ah ! pitié ! pitié ! au nom de ce corps que je t'ai donné vierge etque tu m'as dit tant aimer. — Ton corps ? je le maudis. Maudite ta beauté qui m'eût voulu fairetraître à mon serment. Tiens, hier encore, sous les falaises, mesassociés me reprochaient rudement cette lune de miel où je me suisacagnardé peur tes beaux yeux. « Le Rouge », que tu vas voir tout àl'heure, me criait dans la barbe avec mépris : « — Tu nous goures, tu nous achètes ; voilà un mois que ça dure.Voyez-vous ce loup qui a couvert une agnelle ! Est-ce qu'il veutattendre qu'elle ait vêlé un louveteau ? Et, pendant ce temps-là, legrand trimard chaume. » — Quittez vos amis, Jean ! Et je vous pardonnerai. N'avons-nous pas uneboutique pour vivre ? Mon père nous donnera ce qu'il faut. Quittez cesbrigands. — Ces brigands ? Quelle façon déplorable pour désigner d'honnêtesnégociants de grande route. Mais ils ne me quitteraient pas, eux !Assez longtemps ils ont entretenu ma fainéantise et ma vengeance.Crois-tu qu'elle n'ait rien coûté à tous, la boutique ? Madame s'estimeune grosse mercière, et veut faire souche de bonnetiers. Par malheur,belle dame, depuis notre départ à l'aube tiroirs et comptoirs doiventêtre déjà vidés par les bons compagnons, et la camelote en sûreté etfranchise. Ah !il y a longtemps, scélérate, que ton sang eût dû couler.Et je n'ai encore versé que celui de tes prémices. As-tu songé à toutce que j'ai souffert pour toi ? et que tu me vouais fatalement auxgendarmes royaux et aux pourvoyeurs du gibet, avec ce signalement dupoignet tronqué ? Eh bien ! tu vas connaître le Manchot, comme onm'appelle. Déshabille-toi. — Oh pitié ! grâce ! Le brigand sortit de sa poche un paquet de cordelettes et un couteau. — Te déshabilleras-tu, ou je te saigne ? Hypnotisée, la malheureuse se dépouille, et gémit plus faiblement,tandis que tombent draps et toiles. — Pitié ! Pardon ! Epargnez-moi. Je me tairai. Je jure que si vousm'épargnez, je ne vous vendrai point. Et malgré mon horreur, jeresterai votre servante fidèle. J'aurai la bouche scellée. (Elleécrasait ses lèvres de son poing tremblant, pour mieux symboliser lapromesse du silence.) Mais déjà la folie l'égare. Elle crie : — Lui ! Lui ! C'était donc lui ! Et ses bras nus semblent repousser un fantôme surgi. — Tu vois bien que je te fais horreur. Allons vite ! Epargnée ? ah ! ah! ah ! mais tu me livrerais ce soir. Pas de pitié. Ceux qui m'ontemporté, le bras sanglant, il y a cinq ans, connaîtront le Manchot.Enfin, tu me réhabilites devant les frères et amis. Maintenant Denise est nue. D'un poing rude, il a fait sauter la chemisede l'épaule. Il lie et tord les bras longs et délicats. Les nœudsbleuissent et tuméfient les fines chevilles, les jarrets où la chairsafranée se plisse. Une dernière corde l'immobilise, et creuse undouble sillon dans le mol embonpoint des seins. Le fourbesque noue etserre sans miséricorde, contre le tronc verdi d'un hêtre, la dryadegémissante. Puis embrassant d'un coup d'œil l'affreux tableau, ilricane : — Attends-moi surtout ! Deux minutes au plus. Je vais chercher lestémoins qui t'ont vu gagner la première manche. Mais à moi la belle.Surtout, ne t'en vas pas quand j'invite des amis. Ne me joue plus detour incivil. Et il s'éloigna en raillant. La malheureuse attendit la mort en bramant comme une biche blessée. Ens'enfonçant dans les fourrés pour y choisir le lieu du supplice, Tricqn'avait pas vu que, s'il s'éloignait de la route d'Aizier, il serapprochait de celle de Sainte-Croix. Un coquetier s'en allant aumarché de Bourneville-en-Roumois avec sa carriole, perçut le bramementlugubre. Il saute à terre et, guidé par les gémissements, il découvrele corps nu, annelé de courroies. La malheureuse, qui prend ce sauveurpour un des séides de son bourreau, redouble de plaintes et desupplications, qui font deviner plutôt qu'entendre au paysan l'énigmedu drame. Il la rassure, tranche les liens en trois coups d'eustache,emporte la jeune femme demi-morte jusqu'en sa querrête. Il fouette sabête à tour de bras, il arrange son fardeau sur de la paille, tout aufond, sous la bâche. Il accumule devant elle le fouillis caquetant descages à poulets. A peine a-t-il ressaisi les guides que trois hommes, saillis ducouvert, l'interpellent tous les trois. — Eh ! coquetier ! — Eh ! l'homme ! — Halte ! As-tu vu une femme par ici ? — Ah ! mes amis, réplique le bonhomme auquel le danger donne l'espritd'à propos, que si, j'ai vu eune femme. Que si ! Et même qu'on s'ypouvait pas tromper. Car elle était nue comme un ver. A courrait aveucun homme qui l'a hissée sur un bourril. — Par où ? — Parle ! — De quel côté ? — Par ilieu, man pore homme. J’en sieus cô tout mort de peue,d'avouer ouï ses gémissements. Oh ! je sais pas queu drame, quec'était, mais la femme criait à la mort. Déjà la Brocante, le Manchot et le Rouge ne l'entendaient plus. LeCoquetier avait dit « Par illeu » en montrant la route derrière lui.Ils y bondissent, les dents grinçantes, dogues affamés ; chacune deleurs foulées les éloignait de leur proie. Le coquetier en senscontraire, enlevait son cheval dans un galop de folie, lui rendait lesguides, le lardait de coups, là où le cuir plus mince est plussensible. C'était un brave homme plutôt qu'un brave. La sueurd'angoisse mouillait sa chemise et collait ses grègues à ses fesses. Ilclamait au bidet : — Hue, hop, pour not'vie ! File ou crève ! Hue ! Là-bas c'estSainte-Croix-sur-Aizier ; là-bas c'est la vie sauve pour la femme etpour moué. Derrière, c'est la mort pour loyer de mon sauvetage. J'sisun héros, sauvons-nous ! Hop, hue, galope plus vite que la mort. Ah,ces têtes horribles de gars ! S'ils m'rattrapent, j'sieus fini. Quej'atteigne les ormes du tournant, et j'sieus sauvé. Ah ! Notre-Dame !j'vois l'auberge du père Thouroude. Hue ! la bonne bête. Ho là ! Hop !J'ai le feu aux gambes et pourtant j'sieus trempé. J'sommes t'y sauvés ? Au village on donna des soins à la malheureuse. La mère Thouroude luidescendit une gonne (robe) et des bas, et une chemise. Mais non ! mieux valait la réchauffer dans un lit. Le maire, les conseillers, les Frères de la Charité, le gardechampêtre, tout le pays s'assemble en rumeur. Les hommes s'arment.Chaque femme dit au sien à l'oreille : — T'expose point, té ! Les gendarmes prévenus battent avec les plus vaillants toute la forêt. Mais ni annuit, ni demain, ni jamais, comme disait après la battue lecoquetier un peu saoul des demoiselles et des demis versés à sonhéroïsme fugace, on n'a mis ni ne mettra la patte sur la moindreapparence de brigands, voire sur une trace, foulée, marque ou crotte,empreinte ou ombre vague des Chauffeurs. Evanouis Le marchand d'œufs se fit payer pendant des semaines moult gouttes dansles marchés en contant son cas. Et peu à peu ses trousses oublièrentleur frousse. Mais, Denise, elle, n'oubliera pas. Car dans ses flancs mûrit le fruit de l'hymen abominable ; l'œuvre demort tentée a fait de la vie, et le bandit un innocent. Une fille naîtqui connaîtra les baisers de sa mère plus que ses sourires. Uneinguérissable mélancolie affine, creuse et voile le visage de la jeunefemme. Sa chair renonce à vingt ans aux nuits heureuses. Elle a reprisson existence monotone, près de son père, qui désormais ne voyage plus.Plus jamais la ferme ne reste seule ou confiée aux femmes. La présenced'un valet augmente la force de la défense éventuelle. Longtemps on aredouté un retour offensif mais la petite Denisette marche sur ses huitans. Le Manchot a dû désespérer de jamais vider sa querelle. III Le gars Eudes, un jeune géant roux, un pur Scandinave, de la taille desancêtres, encore dans l'avril de l'âge, fit son entrée dans lagrand'salle, suivi d'un inconnu. Ce dernier pouvait avoir cinquante ans; il avait deux petites touffes de favoris en coton blanc, était vêtucomme un maquignon riche. — Bonjour, maître Bourdel et la compagnie. — Bonjour, Eudes. Qu'est-ce qu'il y a pour ton service, mon gars ? — Y a, dit Eudes, fils de l'aubergiste de Saint-Aubin, que c'est demainla Saint-Léonard, que j'avons pus de place pour la moitié d'unebérouette. Monsieur que v'là a entendu la même antienne dans toutes lesauberges à la ronde. I m'a demandé de li montrer le chemin de chezvous, pa'ce qu'on y avait dit quo vos avez de la place pou'li et sesbêtes, et pis que vos êtes serviable au monde. J'y ai montré la route.Et v'là. Ça se peut-i ? — Moyennant salaire, comme de juste, précisa l'étranger. Mais au mot d'argent, Bourdel fit la moue, et les broussailles de sessourcils au-dessus de son nez camus se massèrent en petits plis.L'homme corrigea, voyant qu'il avait été trop brutal. — Soit dit sans offense, monsieur. Je pense bien que vous êtesindifférent à un gain de ce genre. Mais, voyez-vous, j'ai six ânes etdes ânes de prix. Ils ont fait, avec une charge lourde, une étapelongue. Je ne veux pas qu'ils couchent à la belle étoile, eux et mamarchandise, qui craint l'humidité ! J'en ai pour deux cents pistoles.C'est du sucre... — Du sucre ? interrompit Denise. Et c'est pour vendre demain ? — Sans doute, madame. Il est très bon, et je me permettrai de vous enoffrir pour vos gelées de groseille. — Oh ! je vous en prendrais trop de livres, répondit-elle en riant. — Et où est votre attelage ? demanda maître Bourdel radouci. — A la porte. Voulez-vous le voir ? On alla jusqu'au seuil. On admira les ânes robustes, une clochette aucol, avec, chacun, deux énormes paniers en équilibre sur l'échine. Lemarchand les parcourut lui aussi d'un coup d'œil comme pour faire unchoix. Il en élut un noiraud aux pattes roussâtres. Il défit lecouvercle soigneusement ficelé d'un des paniers. De gros caillouxluisaient avec leurs cassures de marbre blanc. On goûta. Denise et lamaîtresse Bourdel opinèrent : — C'est de la belle marchandise. Les longues oreilles de bure saluaient le groupe de leurs nutationsapprobatrices. — Eh bien ! c'est dit, conclut Bourdel. Et pour les conditions, ce seraà votre plaisance. Sur ce, Eudes prit congé, en serrant les mains à la ronde,avec, à la dérobée, une tendre œillade à la jolie Denise, dont il eûtvolontiers abrégé le veuvage. Le grand valet s'offrit à donner un coup de main au marchand pourdécharger, mais l'homme s'y opposa catégoriquement. « Je ne permettraipas... C'est trop de bonté... C'est de la marchandise délicate... » etautres balivernes à rembourrer les dents creuses. De fait, les bourris furent bientôt déchargés, à belle vigueur de bras,et le marchand déclara qu'il s'allait coucher tout de suite. Malgré leshabitudes de bien vivre que son teint rosé, sa tenue, son linge, sesbreloques pouvaient faire supposer, il sembla prêt à s'allonger sansfaçons sur une botte de feurre (foin) dans la querretrie même. MaisBourdel ne l'entendait pas ainsi. Ses instances et courtoisies d'hôtefurent si vives que l'ânier dut accepter au moins de casser une croûteavant de souhaiter la bonne nuit. Il se plaça à table en face de lafenêtre. La petite Denisette, en entendant parler de sucre, avait dressél'oreille, ou si mieux aimez, léché sa languette. C'était alors unefriandise plus rare qu'aujourd'hui. Les bourgeoises les plus cossues deRoumois ne sucraient guère leur café ou leur compote qu'avec de lacassonnade. L'enfantine gourmandise était en grand émoi à s'imaginercette bonne chose, par monceaux si près ! Elle restait hésitante, comme une poule sur une patte, au bord de laquerreterie, sans que l'ânier la pût voir. Car elle était beaucoup pluspetite que l'appui de la croisée ; lui était assis, et le rayon de sasurveillance oculaire passait par-dessus la tête de l'enfant. Enfinelle entra sur la pointe du pied et, avisant un panier au hasard, sedressa sur ses orteils pour atteindre le couvercle qu'elle tenta envain de soulever. Alors une voix basse, partie des profondeurs del'osier, chuchota : — c'est-i toi ? C'est-i l'heure ? La menotte retomba comme si elle avait touché du feu. En deux ou troisbonds de biche, l'esprit un peu bouleversé, obéissant à la logiqueimpulsion des enfants que trouble un fait anormal, elle advola vers samère. Celle-ci était toujours dans la grande salle et, par heureux casfortuit, assez loin de l'hôte, avec lequel Bourdel dégustait un pot demaître cidre, levant son verre, non sans un peu d'orgueil normand, versle reste du jour pour mieux faire briller les claires topazes. L'ânier ne prêta aucune attention à la rentrée de la fillette qui sejeta éperdument au giron maternel. A cette ardente accolade, Denise sentit le trouble de l'enfant. Elle lapénétra toute de ses prunelles interrogatrices. — Maman, murmura Denisette à son oreille, le sucre qui parle ! Oh ! le frisson de mort qui secoua la jeune femme ! Oh ! son pauvrecœur crispé ! Et le vacarme des cloches dans ses tempes. Sans qu'elleen sût le plan, l'existence d'un horrible complot lui fut révélée. Sentant tout le péril d'un mot imprudent, elle ouvrit son caraco, yenfouit la chère tête blonde comme pour le sommeil accoutumé, pressantcontre ses seins tièdes la petite bouchette, et assurant ainsi sonsilence par une obstruction matérielle. En même temps elle sortit,disant à la tablée en forme d'excuse : — Le bonhomme au sable qui passe ! Dehors l'enfant répéta sa phrase naïve et terrifiante. — Oui, mère, le sucre qui parle ! J'ai voulu soulever le couvercle, etune voix m'a dit comme ça : C'est-i-toi ? C'est-i l'heure ? » Allant au plus pressé, Denise cacha sa fille dans un tilbury à cul sousun pommier, lui recommanda, sans trop l'effrayer, de ne pas bouger quoiqu'il advint, et de l'espérer un petit moment. Elle prit dans lavoiture une ou deux longes et partit, après un baiser passionné sur lapetite bouche un peu tremblante, un peu blêmie, qui lui disait : « Oui,mérette, oui ! » avec des sanglots retenus. La jeune femme rentra dans la salle. D'un geste naturel, elle prit unenappe où l'on roule aux temps chauds le « pain brillé » pour l'empêcherde durcir. Elle en couvrit ses cordes. L'homme buvait une dernièrerasade et guettait toujours la querretrie. Denise, sous couleur d'aller porter sa nappe au dressoir, passaderrière lui. Bourdel regardait vaguement sa fille aller et venir. La jeune femme,dressée dans le dos du bandit, fixa son père à son tour, le magnétisaavec des yeux exaltés qui clamaient l'angoisse du péril, mit sur sabouche un doigt suppliant pour implorer le silence et, sans faiblir,ayant balancé la corde, la jeta brusquement autour du col ennemi etavec rage la lui tordit sur la nuque. Deux secondes et la tête inertefrappait le bois de la table. Les spectateurs s'étaient levés stupéfaits, les mains tendues, presqueprêtes, ma foi, à défendre l'inconnu. Le marchand étouffait, pris augarrot, les yeux saillis des orbites. La vaillante femme le tenait toujours à sa merci, elle expliqua enquelques paroles saccadées la voix du panier, sans doute les assassinstapis, la nouvelle machination de mort. — Liez-le, je le maintiens. Le grand valet eut tôt fait de ficeler cou, bras et jambes, d'unpoignet violent. L'inconnu sous le bâillon ne râla plus ; son visagedevint noir, et on le laissa là, inerte. — A la querretrie maintenant ! Vite, à la querretrie ! Et fermez-en laporte ! ordonna Denise. Bourdel s'y rue et tourne la clef. Il était temps. Déjà on perçoitau-dedans une rumeur. Les bandits ont-ils eu l'éveil ? Quelque cri échappé tout à l'heure ?En attendant, Denise, en vrai capitaine, coërce les force, distribueles rôles. Maîtresse Bourdel va délivrer sa petite-fille du tilbury etcourt quant et elle à Saint-Aubin ramener du secours, prévenir lesgendarmes. Des bourrées sont accumulées dans la cour. Maître Bourdel etson valet les roulent des bras, des pieds et du buste contre la portede la grange. Puis on décroche de la cheminée un vieux fusil à pierre. Les coups des Chauffeurs commencent à pleuvoir contre les battants quine pourront pas longtemps résister. — Père ! crie Denise d'une voix stridente, la querreterie est isoléedes bâtiments, boutons-y le feu. Us sont dans le foin et dans le bois,ils vont griller comme des bringelles. — Oui ! brûlons donc la ferme avec, s'il le faut, rugit Bourdel. Et sans plus de menaces, il rapporte de la cuisine un tison pétillantet le jette en pleines brindilles. Mais ça n'irait pas assez vite. Ilarrose le bois avec sa provision d'huile. L'incendie fait aussitôt rage. — Maintenant, mes gars, il ne vous reste plus qu'un chemin pour sortir: la lucarne, là-haut. N'y a pas d'échelle dans la grange, mais desgars d'osier, comme vous, ça doit être souple à la grimpade. Seulementon ne peut passer qu'un à la fois. A qui l'honneur ? Bourdel désignait l'étroite fenêtre par où l'on entasse le foin dansles combles. Le valet en visait l'ouverture, un doigt posé sur ladétente. Cependant une fumée épaisse mentait des bourrées pétillantes, déjàléchées partout de longues langues de feu. C'était au centre un véritable brasier. La chaleur grandissait. La nuitétait tout à fait tombée. La lutte des grandes ombres, mangées par desclartés et les dévorant à leur tour, dansait dans la cour sinistrement.Les ânes poussaient des hi ! han ! lugubres. Les appels de ces âmesobscures remuaient la pitié. A leur tour, les prisonniers vomissaient d'horribles imprécations, oucriaient. — Grâce ! J'étouffe ! Je meurs ! La vie ! Dans un élan d'apitoiement, Denise leur cria, mais sans en êtreentendue : — Combien êtes-vous ? — Ils sont onze, va, observa Bourdel. Six ânes, douze paniers un desucre, onze de viande. Ils sont trop, y a pas de pardon. — Qu'ils crèvent, conclut le valet. Alors, à la lueur des flambées, une forme noire se dessina à lalucarne. Quelque Chauffeur plus souple ou plus désespéré. Et presqueaussitôt, la forme sauta dans la cour... Mais l'homme n'était pas àterre que déjà le valet l'avait assommé avec la crosse de son fusil,économe de sa poudre. — Et de deux ! Maintenant le feu allait gagner le toit. Les prisonniers hurlaient àmort. Les bêtes claironnaient des clameurs de détresse presque humaine,quand une troupe d'hommes fit enfin irruption dans la cour. C'étaient les Saint-Aubinais ramenés par la mère de Denise. Eudes entête, ayant une revanche à prendre d'avoir introduit l'ennemi dans laplace, brandissait une fourche. Ses yeux clairs étincelaient, sesmoustaches de Wiking faisaient sur ses lèvres serrées deux virgulesbarbares. Son visage était trouble, terrible et beau comme Thor ; uneseconde, la pudique Denise s'oublia à l'admirer dans la rouge gloiredont le drapait la flamme. Tréfouel, le bûcheron, avec sa hache, le tonnelier Hamelin avec sonmaillet, le maçon Ygouf qui pointait une pique de uhlan 1815, reliquedes guerres, le maitre-queux du médecin, Levreux, serrant le manched'un grand coutelas, Lebigre, gesticulant avec un tromblon, dix autresderrière complétaient la collection bouffonne et picaresque de cetarsenal paysan. Bien vite fourches et pelles eurent déblayé l'entrée dela grange des bûches en flammes et des braises. La porte consumées'abattit au premier heurt. Mais pour qu'Eudes pût passer, il fallut vider vingt seilles et luiarroser un chemin. La terre fumait sous ses pas. A tout instant, onredoutait la chute du toit. — Sortez donc, les gars ! Allons, les Chauffeurs écauffés,montrez-nous vos trognes cuites. Mais il ne sortit qu'un âne, la queue et les oreilles brûlées, quidécouvrait hideusement ses gencives dans un horrible rictus. La pauvrebête fi t deux pas, buta, oscilla, tomba, se mit à ruer. Levreux, àl'espagnole, comme d'un coup de machète, le libéra de la vie. Mais deChauffeurs, nul. Morts de peur ? Roussis ? Eudes se risqua sous les yeux de Denise. Il enjamba des panses d'ânesgonflées, des mares de sucre fondu. Il dut, des pointes de sa fourche,forcer dans leurs coins les bandits asphyxiés, flageolants, aveugles.Même, trois furent ramenés qui ne donnaient plus signe de vie. Et de cinq ! six ! sept ! huit ! neuf ! Bourdel les comptait à voix haute, inspectant avidement ces visagesinconnus. Denise aussi se penchait, toute son âme dans ses yeux. Enétait-il, Lui ? On le tira, onzième et dernier, de dessous une barrique vide etdéfoncée, où il avait trouvé un abri. Mais dans la cour, d'un bondformidable, il se dégagea et saillit hors du cercle des paysans. — Le Manchot ! Le Manchot ! clama Bourdel. Denise s'affaissa, briséepar l'angoisse. Sa fille et sa mère la couvraient de baisers et delarmes. Mais Eudes n'entendait pas que lui échappât sa proie. Visiblement plusleste, il eut vite rattrapé le fugitif et de sa fourche l'abattit. — Denise, dit avec un peu d'emphase Eudes, dévoilant ainsi devant tous,dans l'heure tragique, sa tendresse cachée, je vous venge ! La bête nejettera plus de venin. Tricq, les reins crevés par les dents de la fourche, gisait à terredans une mare rouge. — A boire, à boire ! gémit-il. Denise alla remplir un verre à la seille du puits. Les paysanss'étaient rapprochés et regardaient l'homme secoué de longs spasmes. — I va pas durer longtemps asteurs, opina Ygouf. Et c'était le sentiment général que la blessure était mortelle. Bourdelmontrait le poing au manchot. — J'aurais pourtant bien voulu t'aller voir couper le cou à Evreux,scélérat ! — Le cou de son gendre ! I n'y pense pas, murmurait Lebigre. Vaut bienmieux que ça finisse comme ça. C'est pas un cadeau pour sa genée (sarace) qu'un panier de son !... Cependant Denise revenait du puits. Au moment de tendre le verre auChauffeur, elle hésita. Son geste eut une répugnance, et perdantelle-même dans le tumulte de son âme la mesure des mots à dire et àtaire — Tiens, fit-elle, à Denisette, donne à boire à ton... Une détonation lui coupa le mot. C'était Tricq, dressé sur son coude,et qui, tirant de sous sa veste un pistolet insoupçonné, avait visé safemme, mais perdait, en la ratant, sa suprême revanche. Son bras épuisépar l'effort n'était pas retombé à terre que la terrible fourches'abattait sur lui. Avec une férocité de Northman violant un havre de Neustriens, le géantroux traversa l'assassin des quatre dents de fer. Il le tint au bout des crocs comme une fourchette crève un hareng et,l'approchant du feu aux cris d'horreur des femmes, il le fittranquillement griller. — Cuis, vieux capon ! (A ceux qui disent de nous, gars de l'Ouest, qu'à une race de proie asuccédé une race de ruse, nous prouvons parfois qu'en nos veines rougesbouillonne toujours le sang des grands loups danois.) Un hurlement fou déchira la nuit. Le corps se convulsa comme unefeuille de papier qui brûle, avec une odeur de poils roussis. Et le tardif galop des gendarmes sonna sur la route. Ch. Th. FÉRET. |