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GAUTHIER-VILLARS,Henry (1859-1931) : La mort du père(1899).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (19.IV.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899.

Lamort du père
par
Henry Gauthier-Villars

~ * ~

UNE dépêche pour vous, maît’e Cornut.

- Pour mé ! eune dépêche ! vous êtes ben sûr que c’est pour mé, pèreFortin ? ronchonna le paysan avec inquiétude, sans tendre la main versle papier bleu.

Au bruit des voix, à l’appel rageur du chien déchevelé qui, les yeuxluisants, tirait sur sa chaîne, la fermière - une blonde Normanderebondie - était sortie de l’étable, les bras tout dégouttants de lait,les mollets nus éclaboussés de purin sous son jupon court.

- Y a eu un malheû, expliqua-t-elle.

- C’ qu’y a de sûr, c’est qu’ c’est pour vous, répéta la facteur, figéau milieu de la grande cour herbue, les jambes écartées, la main gauchedans sa boîte entr’ouverte, la droite, tenant la dépêche qu’il relisaittout haut : - « M’ sieu Cornut, aux Grouas, commune de Maisons-Maugis.» - Y a pas d’erreur.

- C’est ben pour mé, y a pas à dire, fit le fermier qui ne prenaittoujours pas le papier.

Plus hardie, sa femme essuya lentement ses mains à son jupon, parderrière, et saisit le télégramme.

- Quand tu resteras là, tout piqué, à regarder ça, fit-elle hésitante,sans ouvrir elle-même.

Cornut trouva un moyen pour ne pas se décider tout de suite.

- Vous allez tout de même prendre un coup de cidre, proposa-t-il.

- Maît’e Cornut, vous êtes ben honnête, mais, en vérité du bon Dieu,c’est pas de refus. On hanne un brin à grimper vot’ raidillon.

Les deux hommes entrèrent dans la maison d’habitation de la ferme,suivis de la fermière, qui posa le papier bleu sur le buffet et, sanshâte, rinça trois verres.

- Ah ! ben, fit le facteur en s’adressant au fermier qui louchait ducôté de la dépêche, vous n’êtes guère curieux tout de même.

- Bah ! répondit la jeune femme, y a jamais rien de bon dans cesaffaires-là.

On trinqua.

- Du fier cidre, observa le père Fortin en faisant clapper sa langue.

Cornut, préoccupé, ne répondit pas.

- Ouvre-moi ça, tai, la maîtresse, dit-il.

La fermière s’approcha du buffet.

- Faut ben en fini, t’as raison.

Et elle fit, du doigt, sauter la petite bande de papier. Puis elle lut,tout haut, avec des hésitations à déchiffrer :

« Père mort, enterrement demain. »

Les deux époux se regardèrent.

- Quoi qu’ c’est qu’y a pris au père ? demanda le fermier d’une voixcalme.

- Quiens ! l’ pauv’e père Cornut, s’exclama le facteur avec unapitoiement de bonne compagnie, est-ce qu’il était malade ?

- Il se portait comme vous et moi, répondit le fermier.

- C’est l’âge, dites ! observa tranquillement la fermière.

Le père Fortin parti, la paysanne retourna a ses vaches, suivie de sonmari.

- Ça s’ra pas ben commode que j’y allions tous les deux, fit cedernier, au bout d’un instant.

- Faut pourtant ben… Qui c’est qui dit qu’y a pas eu des mic-mac à samô ? La Zélie est ben finaude et l’bonhomme n’haïssait point s’ fairebairauder.

(Le père Cornut « restait » a dix lieues de là, sur le versant de laButte-Saint-Georges, dont les hautes futaies barraient l’horizon. Peusoucieux de vivre chez ses enfants, il avait préféré faire logis communavec la Zélie, sa nièce, dont les allures cajoleuses lui plaisaient, etavec son frère, un joyeux buveur qu’on appelait Cornut la Goutte pourle distinguer de son aîné. Les deux frères, veufs depuis longtemps,exploitaient de concert deux fermes contiguës, et la Zélie leur faisaitla soupe en attendant un épouseux qui tardait à venir.)

- Quel donc mic-mac que tu veux qu’y aie ? grogna le fermier.

La fermière répondit posément, en faisant jaillir, avec des mouvementsalternatifs et rythmiques, le lait dans son seau.

- Tu l’sais bien. J’ai rien à t’apprendre.

Depuis longtemps, elle représentait à son mari que la Zélie, leurcousine, tâchait d’embobiner le père Cornut afin d’hériter, un beaujour, les deux fermes des deux frères, qui, se jouxtant, eussent faitun lot magnifique d’un seul tenant. Elle ajoutait volontiers que,connaissant bien la Zélie, elle la savait fille à tout oser, à nereculer devant aucune… amabilité, pour en arriver à ses fins.

Un long silence pesa dans l’étable. Le fermier songeait, accoté aurâtelier d’où les bêtes arrachaient le foin qu’elles mâchonnaient avecun bruit doux.

- T’as raison, fit-il brusquement, j’partirons demain. Tu viendras àquanté moi.

*
*   *

Sur la route, le lendemain matin, dans le vent de la carriole quigonflait en arrière, comme un ballon, la blouse neuve à broderiesblanches de maître Cornut, la fermière dit tout d’un coup :

- La terre est un brin fraide !

- Oui, répondit sans hésiter son mari, dont les préoccupations étaientles mêmes ; oui, mais la grande pièce de la Butte, à elle toute seule,vaut les Grouas.

Ils comparèrent les avantages des deux biens, celui dont cette mortinopinée allait les rendre propriétaires, et celui qu’ils exploitaientprésentement.

La femme reprit :

- Les Grouas seraient pas difficiles à louer.

- Parguié ! une petite ferme de huit cents francs ! Ça trouve toujoursprenant !

Dans le matin, sur la route dont la rosée abattait la poussière, lelong des petits chemins cloisonnés de hautes futaies où s’éveillaientles pinsons, l’« antenais » trottait ferme, sa tête fine enveloppée debuée, le souffle ardent. Un simple claquement de langue l’effarait. Ilbondissait avec des hennissements, heureux de changer pour cette coursematinale la rude attelée du labour quotidien.

- Nous y v’là !... fit tout à coup le fermier. Quiens ! y a qué-qu’unlà-bas sur la route, à drait de la barrière… On dirait…

Il mit la main en visière au-dessus de ses yeux pour se garer du soleilqui l’empêchait de voir.

Puis, tout pâle il regarda sa femme devenue, elle aussi, blême.

Le poulain trottait toujours, sa longue crinière au vent, cabriolant,criard, d’allure inégale, heureux de sentir le but presque atteint,l’écurie proche.

- C’est li, fit le fermier d’une voix étranglée, et pourtant c’est paspossible que ça sèye li !

La fermière, comme frappée d’épouvante, avait fait un signe de croix.

Sur la route, la silhouette aperçue se dessinait plus nettement.

En quelques bonds du poulain, il n’y eut plus d’hésitation possible,c’était bien le père Cornut qui venait à leur rencontre, gaillard etleste, l’oeil vif, la jambe encore cambrée.

Son fils avait repris ses sens. Il l’apostropha avec une sourdeirritation :

- Te v’là, tai ! Qué qu’ça veut dire ? V’là que j’allons à tonenterrement, et c’est tai qui viens au d’vant de nous !

- Vous v’nez à mon enterrement ? s’écria le bonhomme.

- Ben sûr que j’y v’nons.

- J’ suis pourtant point mô !

- J’eul vois ben.

Le vieux paysan eut un ricanement.

- On dirait, p’tit gas, qu’ça t’cause d’l’humeû !

- Ben sûr, c’est pas eune farce à faire de déranger comme ça l’mondepour ren.

Ils étaient, de compagnie, entrés dans la cour de la ferme, le vieuxencore ébauhi de la réception, le fils tout maugréant, la femme muette,les lèvres pincées, l’oeil mauvais, la peau jaunie de colère.

La Zélie, pourtant, accourait à leur rencontre tout en larmes. Ellecria avec de grands gestes :

- Mon pauv’ père ! mon pauv’e père ! Ah ! qué grand malheû ! Qui qu’c’est qu’aurait dit ça !

- Mais, chuchota le fils Cornut dans l’oreille du vieux, mon oncle estdonc défunt ?

- Parguié, tu le sais ben, répondit son père, pisque la Zélie t’aenvoyé eune dépêche.

- Ah ! c’est donc li ! J’avais cru qu’c’était tai !

Puis il reprit, grognon :

- Si j’avions su, pour sûr que j’serions pas venus à deux. Ça nousdérange ben. Le temps est point sûr et y a de l’avoine à rentrer quipresse.

Cette considération rendit le père Cornut sérieux ; il leva la tête etregarda le ciel longuement.

La Zélie, toujours geignarde, était rentrée avec la Cornut dans lachambre mortuaire, où deux matrones nasillaient les De profundisd’usage.

Sur le pas de la porte, le vieux paysan interrogeait le temps ; de grosnuages couraient.

- C’est tout de même ben contrariant, dit maître Cornut. Si chaitd’l’iau, not’ avoine est perdue.

L’ancien considérait toujours le ciel.

- De l’iau ! fit-il enfin, y en a pas dans l’ temps.

- Et c’ qui vient là loin, dit le fils, la main tendue vers une nuéenoire qui courait sur eux, c’est-y pas d’ liau, c’ qui vient là loin ?

- Bah ! eune pissé d’cat !

On pouvait en croire le bonhomme ; ses prédictions météorologiques,dans tout le pays, faisaient foi. Rassuré, le neveu du défunt entra àson tour dans la chambre mortuaire ; en passant devant la cuisine, oùs’agitaient les servantes occupées à la confection des catons, ilrenifla, avec un sourire gourmand, le parfum des pommes entourées depâte, et ce qui lui restait de mauvaise humeur s’évanouit.                       

Henry GAUTHIER-VILLARS.