Aller au contenu principal
Corps
GONCOURT, Edmond et Jules de(1882-1896 ; 1830-1870) :  LaLorette(1853).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.I.2013)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une coll. particulièrede l'édition donnée à Paris en 1883 par G. Charpentier avec un dessinde Gavarni gravé par Jules de Goncourt.

La Lorette

par

Edmond et Jules de Goncourt
_____

Image Page de titre de la Lorette, édition 1883.


A NOTRE AMI GAVARNI

Un soir, à Auteuil, vous nous disiez : « Je hais la fille, parce quej'aime la femme. »
A vous, ce petit livre.

Vous trouverez dans ces quelques lignes du cru, du brutal même : il estdes plaies qu'on ne peut toucher qu'au fer chaud.

Edmond et Jules de Goncourt.
Juillet 1853.



LA LORETTE


Elle a un père à qui elle dit : «Adieu, papa ; tu viendras frotter chezmoi dimanche. » — Elle a une mère qui prend son café au laitquotidiennement sur un poêle en fonte.

Elle est née avec l'instinct de la truffe, de l'acajou, du remise.

Elle prend son nom dans un roman taché de graisse.

Elle a des cartes en porcelaine, une Léda en plâtre sur sa cheminée, uncorset à la paresseuse, assez d'orthographe pour en mettre surl'adresse d'une lettre, un appartement à double sortie. — Elle a uneamie laide.

Elle préfère la guinée à la couronne, le ducat au florin, le carolin àla rixdale, la pistole à la piastre, le double aigle au dollar, laroupie au fanon, le ryder à l'escalin, l’impériale au rouble, le sequinau yaremlec, le napoléon à l'écu, l'or à l'argent.

Elle ne paie pas son propriétaire ; elle ne paye pas sa couturière ;elle ne paye pas sa crémière ; elle ne paye pas son porteur d'eau. Ellepaye sa lingère. Son coiffeur se paye.

Elle a un entreteneur qui la paye, un monsieur qui la paye, un vieuxmonsieur qui la paye, des amis qui la payent, et beaucoup d'autre mondequi la paye encore.

Elle a un amant de cœur qui ne la paye pas, mais qui paye, chez leparfumeur, le vinaigre et les savons.

Elle a des épithètes à la portée de toutes les bourses. Elle écrit auxgarçons dans les prix de 100 fr. : «. Si vous saviez, Albert, commechaque jour, chaque heure, chaque minute, je remercie Dieu de vousavoir rencontré ! »

Elle vit le jour avec des gens qui ont une raie au milieu de la tête etl'esprit du journal du matin ; la nuit, avec des gens qui n'ont plus decheveux et qui ont l'esprit du journal du soir.

Elle a une portière avec qui elle prend l’absinthe, et à qui elle posedes sangsues quand elle est malade.

Elle fait, en se déshabillant, les cartes à ses châteaux en Espagne.

Elle croit au diable, à la justice de paix, au payement des rentes.

Elle a une femme de ménage à qui elle oublie parfois de devoir, pourqu'elle dise : « Ah ! Monsieur, c'est une bien honnête petite femme ! »

Elle s'entend avec la carte des restaurateurs pour aimer les petitspois quand il n'y en a pas encore, et le raisin quand il n'y en a plus.

Elle va au Palais-Royal, dans une baignoire, pour rougir à son aise, —dit-elle.

Elle n'aime pas à souper, parce que cela fatigue. Elle soupe, parce quecela est son état. Elle n'aime pas qu'on la caresse, parce que celachiffonne sa robe. Elle ne veut pas boire, parce que cela pourrait amener livraison avant payement.

Elle ne prend pas l'argent pour le lancer du côté où il roule. Elle lepose à plat sur le comptoir de la rue du Coq-Héron, côte à côte avecl'anse du panier.

Elle fait l'amour pour se faire rentière.

Elle a une petite médaille de la sainte Vierge en argent, un chapeleten ivoire et du buis du dimanche des Rameaux au-dessus de ce lit quibat monnaie.

Elle mange comme une vivandière. Elle est bête. Elle est impertinentecomme la bêtise.

Elle comprend les calembours et le lansquenet.

Celle-ci se lave les mains à souper dans du champagne à 8 francs labouteille, disant que c'est de la piquette.

Celle-là, dans un déjeuner de bal masqué, s'écrie : « Quatre heures !Maman épluche des carottes ! »

La Lorette est cinquième pouvoir dans l'État de par cette catégorie deparents mûrs, bercés par le Directoire, et qui ont gardé les chansonsde leur père nourricier, paillards, verts et satyriaques, assez richespour mettre quelques louis à une bonne fortune mensuelle, assezbudgeteurs pour ne mettre l'article Femmes qu'à l'article Pertes au whist.

Il est des Lorettes réputées drôles. Celles-là cassent les verres audessert, les glaces au vin chaud, chantent du Béranger au garçon, oufont le grand écart.

Il en est de même de phtisiques qui vous menacent de mourir.

Toutes n'ont ni esprit, ni gorge, ni coeur, ni tempérament. Toutes ontmême dieu : le dieu Cent-Sous.

Oh ! venez voir, courtisanes des grands siècles, venez voir,magnifiques prêtresses de la Venus Etaera, qui marchiez dans le vicecomme sur un tapis de pourpre, triomphantes, ô contemptrices dulendemain , vous qui faisiez votre métier au soleil « par amour del'Amour », comme dit l'Antoine de Shakspeare, impératrices de luxure,qui « maudissez les coqs parce qu'ils annoncent l'aurore», venez voir ces Ménades rangées, et cesmodernes Aspasies ! Venez voir, venez voir, ce roman - Barême ! grandesdédaigneuses du viager, venez voir ces créatures, vos petites - filles, détailleuses de volupté, dépouilleuses d'enfants, gratteuses devieillesses, poétiques comme des tirelires ! Venez voir, vous quiviviez votre vie sans savoir où elle vous menait, ô vous qui jetiez lefond de votre coupe à l'avenir, et votre couronne fanée aux soucis quis'empressent, et votre tête à toutes les ivresses, et votre cœur à tousles vents, et vos lèvres à toutes les bouches , venez voir ce vice avare delui-même, et cette maigre carottière: la Lorette !


LE LORET

Il porte au cou une cravate de la couleur de la dernière robe de soiede la dame.

Il a trois vertus : il s'habille vite ; il ne laisse jamais son chapeaudans l'antichambre ; il s'assied sur un carton à chapeau sansl'enfoncer.

Il entend toujours sonner ; il a l'oreille au guet comme le domestiquequi fait débauche avec la cuisinière sur le divan du maître.

Il a des bottes qui ne crient pas. Il est petit, mignon : un amoureuxde poche. Il tient partout, sauf dans un pâté, comme Bébé.

Il a chez lui, sur une planche, un volume dépareillé de M. de Foudras, la Guerre des Dieux de Parny, l'Art de mettre sa cravate, quatrepaires de bottes vernies. Il a dans son secrétaire des factures deparfumerie.

Il n'apporte rien au pique-nique de l'amour : il vit de la desserte. Ilpaye sa pension bourgeoise avec des cachets d'amour.

Il se sert du coiffeur de la dame ; il a la blanchisseuse de la dame ;il a le bijoutier de la dame.

Il donne à la dame — des conseils sur le mobilier, des conseils sur latoilette, des conseils sur le dîner, — les places de spectacle qu'onlui donne, — et de son style, quand besoin est.

Il donne encore à la dame, au jour de l’Tan, une Eve en papier gaufré,qu'il achète passage Joufiroy.

il lui promet d'être riche, quand il est gris.

Il va chez le propriétaire,

Monte les lettres de chez le portier,

Porte les cartes,

Plaide en justice de paix,

Attend chez la marchande de modes,

Commande l'ordonnance chez le pharmacien,

Engage au mont-de-piété.

C'est un « au nom et comme fondé de pouvoir » de la prostituée sanstarif.

Il fait mépris du mépris du monde. Il a de Vespasien la philosophiesceptique sur l'origine des choses et de l'argent.

Il oublie de payer les cigares à la bonne. Il n'a pas de monnaie pourles petits bancs.

Il vit de ce qu'une femme doit dire de tel homme : « Il m'a eue ; » etde tel autre : « Je l'ai eu. »

Il avait l'an dernier un pantalon noir I et gris qui n'avait que deuxcarreaux I en tout, des boutons de manchettes en sequins. Il a unelorgnette en nacre qu'il prête à la dame quand elle va au spectacle.

Il se gante avec du 7 1/2.

Il a des chaussettes de soie et des bretelles brodées.

Il a la conversation d'un danseur de théâtre.

Il dit comme Elleviou , aux femmes à côté desquelles il dîne : « Machère, vous avez la main presque aussi blanche que moi. »

Il dit d'une femme — non qu'elle a de beaux yeux, non qu'elle a lataille belle, non qu'elle a les dents blanches ; il dit : « C'est unefemme en velours. »

Il chantonne du Nadaud.

Il est habillé par un tailleur qui trouve moins cher de s'annoncer surson dos que dans les journaux. C'est une réclame qui marche.

Il se promène aux Champs-Elysées. Il sait les impures, lespropriétaires et les usufruitiers. Il se donne pour savoir lesvoitures, les chevaux et ce qu'ils traînent, les dog-cart et qui lesmène.

Il aime les gâteaux et le thé le soir. Il mange au gâteau entamé.

Odorant, pimpant, coquetant, papillonnant, brossé, lissé, ciré, musqué,coiffé, blaireauté ; Rubempré qui ne fait pas de feuilletons, et quin'a pas d'argent de poche ! Zamore blanc ! Don Guerluchon de Bréda ! Richelieu de louage !

Il ne voit pas plus les bouquets chez les bouquetières, que les boutsde cigare éteints sur la cheminée de la dame.

Il sait se garer du contre-temps, « cette ignorance du temps et del'occasion ».

Il ne confond jamais ses heures avec celles de M. Plutus, et, s'ilvient à le rencontrer dans l'escalier, il le salue.

Aux soupers du vieux monsieur, il veut bien faire le quatorzième.

Il n'est pas jaloux de ses jeunes amis riches.

Aujourd'hui surnuméraire, demain appointé.


LE VIEUX MONSIEUR

C'étaient deux hommes politiques. L'un avait été ambassadeur, l'autrele devenait. Ils étaient tous deux à causer confidentiellement,fauteuil contre fauteuil, toutes portes fermées. Un ami commun survintqui, voyant les deux diplomates ainsi causant, dit, — pensant qu'ilsdébattaient la question d'Orient ou les bases du Zollverein :

— Je vous dérange ?

— Non, mon cher, dit l'ambassadeur, vous pouvez rester ; nous sommes entrain de discuter si l'on doit porter ses décorations rue de Bréda. Moije dis oui, lui dit non ; qu'en dites-vous ?

Il paraît que l'ami dit comme l'ambassadeur, car le vieux monsieur chezla Lorette est toujours décoré.

Le vieux monsieur a l'âge où l'on marchande des Baudouin, où l'on serase à quatre heures du matin, le matin d'un rendez-vous, où l'onachète les Œuvres badines de Piron ; l'âge où l'on a les oreillesmoussues, où le valet de chambre sourit certains soirs en coiffant lemaître, où l'on est revenu du mariage, où les cravates blanches vontbien, où l'on saisit sa lorgnette quand Mme Octave se baisse, où lescheveux grisonnent, où l'on croit à la jalousie d'une maîtresse, où lesfemmes vous estiment, où les illusions recommencent, où l'on vous prendcomme conseil pour marier une fille, où la bourse s'attendrit, où lecœur tombe en enfance ; l'âge où Mercure vous mène, en se moquant, à laVénus à vendre.

Le vieux monsieur sait que le linge est la réhabilitation du vieillard,et arrive toujours de linge blanc vêtu des pieds au cou. — On en acependant vu de très sales.

Quand il va à un rendez-vous, il a la bouche en cœur, la démarchejuvénile, et donne sur sa route des poignées de main aux gens qui lesaluent.

Il s'informe de la santé de la bonne, qui lui fait les cornes comme uneservante de Molière, et donne un morceau de sucre au kings-charles,qui aboie après les vieux.

Quand il entre, — le vieux monsieur est défiant comme l'expérience ; —quand il entre, il inspecte les patères de l'antichambre, glisse l'œilsur la cheminée, sur les fauteuils, puis sous le lit ; mais si par hasard il venait à regarder plus haut, et àne pas voir Madame seule, il dirait comme ce mari : Jure-moi que tu nem'as pas trompé !

Il veut un bon feu quand il arrive, des attentions de petits platsquand il dîne, de la complaisance, du thé noir, et la tête haute, et lecôté droit du lit quand il a bien dîné. Il veut encore être aimé pourlui, et donnerait vingt mille francs à une femme pour être son amant decœur.

Il se fait plaisantin dans le tête-à-tête pour faire rire la Lorette,et remonte aux calembours de Carie Vernet.

Quand le vieux monsieur rencontre un jeune homme chez la Lorette, etque la Lorette les laisse seuls ensemble, le vieux monsieur croise unejambe, puis l'autre, regarde l'heure, et demande au jeune homme s'il aentendu le dernier sermon du père Lacordaire, ou lui raconte seschasses au Raincy.

Quand le jeune homme est sorti, le vieux monsieur prêche pour sonsaint, énumère à la Lorette les charmes de la foi gardée , lesrécompenses terrestres de la fidélité, et lui fait un cours de moralepour la prémunir contre ce qui est beau et ce qui est jeune.

Il est jaloux des gens qui ont des cheveux, jaloux des gens qui ontleurs dents, jaloux des gens qui n'ont pas de ventre, jaloux des gensqui portent des moustaches, jaloux des gens qui n'en ont pas encore,jaloux des gens qu'il rencontre, jaloux des gens qu'il ne rencontrepas, et boude les romans qui donnent toujours vingt-cinq ans à l'amoureux.

Il se cache du monde, du soleil, des lumières. Il est amoureux de nuitet de mystère. Il lui faut l'hiver, l'ombre d'une baignoire. Il passeles premières soirées du printemps à chercher sur la carte des environsde Paris un village utopique, loin d'une route départementale,communale,
vicinale.

Il apporte à la Lorette de l'or tout neuf. Il fait porter à la Lorette,de chez Chevet, le premier régime de bananes ; de chez Roques, leflacon en cristal de roche qu'elle a marchandé hier. Il a donné à lamère de la Lorette la porte d'une de ses maisons. Il fournit la Lorettede cigares. Il paye, le soir, les vases de Saxe qu'un monsieur depassage a donnés à la Lorette, et qu'elle dit avoir achetés le matin.Il a eu, pour la Lorette, des billets le jour où M. de Musset a étéreçu de l'Académie. Il a désintéressé le patron que le frère de laLorette avait volé. Il a fait venir à la Lorette un chien d'Angleterreet des coussins de cygne de la province d'Oran. Il a promis à laLorette de la faire débuter à Chantereine. Il a été voir, pour cefaire, un journaliste qu'il n'a pas vu depuis le collège. Il achète àla Lorette des fruits chez Malliez toutes les fois qu'il revient de lacampagne. Il porte une ceinture hypogastrique, met des bottes qui luifont mal, ceint des gilets de flanelle rose.

Le vieux monsieur se sait toujours attendu les mains pleines. Fleurs oubonbons, ou babioles, peu importe, pourvu qu'il n'ait pas les mainsvides ; si bien qu'il lui arrive quelquefois d'apporter le Constitutionnel, pour apporter quelque chose.

Il fait tout cela ; il est tout cela. Et que fait à la Lorette ?

« La petite Lacour, — dit Champfort, — traitait ainsi le duc de LaVallière. Elle lui ôtait son cordon bleu, le mettait à terre, et luidisait :

— Mets-toi à genoux là-dessus, vieille ducaille ! »

Ainsi il se met à genoux sur sa vieillesse, le misérable vieillard !Rivé au pieu, ce mot terrible dont l'argot a baptisé le lit des salesamours, il a fait de ses cheveux blancs le hochet de la Lorette ; etpuis, vient un jour où la femelle, rentée par lui, lui crache, brutaleet cynique, ses dégoûts à la face : « Eh bien, vas en trouver uneautre, pour aimer un homme qui sent le rance ! »

Et quelquefois, il a laissé, seule, auprès du feu, une belle jeunefille, sa fille, qui se demande, le cœur gros, pourquoi son père sorttous les soirs après dîner, — et si c'est qu'il ne l'aime plus ?


LES MESSIEURS DE PASSAGE

Les Messieurs de passage sont le casuel de la Lorette.

Les Messieurs de passage se trouvent à point, quand la Lorette a besoind'une robe de trois cents francs, d'une dentelle de quatre louis, — oude vingt francs !

MONSIEUR MILORD.

Monsieur Milord est passé sur le continent, pour étudier les dessins deGavarni sur les originaux. Monsieur Milord prend du même coup unemaîtresse et un cornac. La Lorette doit être, et le fou de sonspleen, et le cicérone de ses études dans le Guide du voyageur. Ils'en rapporte à elle pour choisir le restaurant ; et c'est elle qu'ilcharge de lui expliquer, au musée de Cluny, certaine serrurerie dechasteté.

En mettant le pied sur la terre de France, Monsieur Milord a boutonnéson habit comme un bourgeois se préparant à traverser la rueVide-Gousset. Monsieur Milord est aujourd'hui un homme comme un autre, discutant les vins, refaisant les additions,vérifiant la carte chez la Lorette comme chez Verdier, marchandant sesplaisirs et redemandant sa monnaie. Il n'exige plus qu'on lui enveloppe ses sous dans du papier. Le premier mot defrançais qu'il sait prononcer est : «Trop cher. » Il vit sur saréputation, se prétend toujours mis au pillage, et rabat, sur ce qu'ildonne aujourd'hui à la Lorette, tout ce que son père a donné, en 1810,aux sirènes du Palais-Royal.

« Monsieur Milord! vous qui faisiez mettre les demoisillons auxfenêtres, et les aubergistes, le bonnet de coton à la main, sur le pasde toutes les auberges de France ! Monsieur Milord ! vous dont les poches semblaient trouées quand passait une belle fille !Monsieur Milord ! vous qui payiez, payiez, payiez ! Monsieur Milord !vous la providence des saisons mortes et des temps de chômage !Monsieur Milord ! revenez-nous ! Revenez-nous, Monsieur Milord ! » —Ainsi elles prient ; et de la rue La Bruyère à la rue Coquenard, ellesappellent vainement.

L'idéal de Monsieur Milord est une femme qui ait le nez relevé, quijoue du piano, et qui mange du pâté à la rhubarbe.

MONSIEUR DE LA MARINE MARCHANDE.

Monsieur de la Marine marchande est un joyeux diable qui revient brûlé,hâlé, tanné, de quelque part comme du Sénégal ou de Batavia. Il n'a vu,pendant dix-huit mois, comme Don César, que femmes noires, rouges,jaunes, vertes ; que mamelles extravagantes de négresses rejetéespar-dessus l'épaule aux négrillons ; que jeunes héritières de Tahiti,déjeunant de leurs poux au soleil. Pendant dix-huit mois, ses proposd'amour ont été concis comme l'échange d'un collier de verroteriescontre une pudeur sous pagne ; et pourvu que la Lorette ait une peau àpeu près unie, une anatomie à peu près européenne, une toilette à peuprès parisienne, et quelque chose dans la figure comme deux yeux, unnez, et une bouche à peu près en ordre, le Monsieur de la Marinemarchande est avec elle rond comme une pièce de cent sous, et donnantcomme un corsaire, disant que tous les saints demandent à être jurés,et s'inquiétant du livre : Ce qu'il y a dans le cœur des femmes.

L'idéal du Monsieur de la Marine marchande est une femme qui chante dude Sade en couplets, qui boive le bain de pied du petit verre, quiretienne le nom de son bâtiment, et qui lève la jambe comme Brididi.

MONSIEUR LE PRINCE RUSSE.

Monsieur le Prince russe est un étranger qui parle le français commes'il était Parisien, et qui s'arrête devant chez Aubert comme s'iln'était pas Russe ; venant engueuser son cœur six mois de l'année à Paris ; un yacht à Marseille ; des serfs en Russie,habillé en homme par Pierre le Grand, en gentilhomme par Humann ; unmillion de rente, et de l'esprit comme s'il nel'avait pas ; encore du dix-huitième siècle pour les manières :achetant, en grand seigneur, l'amour tout fait ; laissant mettre, àl'Hôtel des Princes, son nom sur la liste des étrangers de distinction que fait demander la Lorette.

L'idéal de Monsieur le Prince russe est une femme qui sente lepatchouly, ait étudié Jules Romain dans l'Arétin, et se laisse battre.


MONSIEUR DE L'AMBASSADE DES CACHEMIRES.

Une chose est pour la Lorette ce qu'est une montre pour l'enfant detreize ans, la possession d'une actrice pour l'enfant de dix-sept,l'Académie pour le jeune homme de soixante ; une chose à fond rouge, ounoir, ou vert, chargée de différentes couleurs : une chose faite avecla laine des chèvres de l’Ourna-Dessa ; — cette chose est un cachemirede l'Inde.

La Lorette est née avec la conviction qu'un homme qui a sur la tête unecalotte rouge et un gland bleu, les moustaches fines et noires, le nezarqué, les yeux comme les acteurs que la Lorette a vus à l’Odéon dansle Chariot d'enfant, a toujours dans sa poche le châle désiré. Du fez, elle conclut à la parenté de la vallée de Kachmir.

Monsieur de l'Ambassade n'a encore donné que : Les flacons d'essence derose de Constantinople ;

Des confitures de roses ;

Des bracelets en pastilles du sérail.

N'importe ! il demeure, aux yeux de la Lorette, le symbole vivant ducachemire.

L'idéal du Persan est l'idéal du Turc. — L'idéal du Turc est, à cequ'il parait, la Vénus hottentote — blanche.

MONSIEUR TOUT-LE-MONDE.

Monsieur Tout-Ie-Monde est de toutes les nuances de cheveux, de toutesles nationalités, de toutes les tailles, de toutes les religions, detous les âges, de toutes les fortunes, de toutes les positionssociales. — Ce qui lui donne à venir chez la Lorette, c'est uneapoplexie avunculaire, un pot-de-vin, un coup de lansquenet, le gaind'un procès, la vente d'un mauvais livre, une gratification, une haussesur les suifs, une faillite spirituelle, les cent représentations d'unepièce morale, un chef-d'œuvre, une infamie ! C'est le choléra s'il estmédecin, l'héritage de sa femme s'il est marié, l'argent descuisinières s'il a écrit une Cuisinière bourgeoise, l'argent de toutle monde s'il est voleur ! — Il a tous les habits, tous les tons, tousles goûts, toutes les opinions. Il écrit à la Lorette en prose, — àmoins qu'il ne lui écrive en vers.

Les amours de Monsieur Tout-le-Monde avec la Lorette n'ont eu qu'ungrand résultat : l'extension du daguerréotype.

Monsieur Tout-le-Monde se défend. Il ne s'indigne pas. La vénalité del'amour, il la reconnaît en principe ; la cherté de l'amour, il essayed'y parer. S'il ne payait pas, il se croirait adoré. S'il paye peu, ilse croit aimé. Un rabais l’illusionne.

Monsieur Tout-le-Monde n'est pas du bois dont on fait les aveugles. Ila le catalogue de toutes les fourberies de femmes, de toutesabsolument, — excepté de la fourberie à laquelle la Lorette le prendrace soir.

Monsieur Tout-le-Monde se défie, quand il a la Lorette au bras, desétalages de marchands de nouveautés l'été, dos étalages de marchands defourrures l'hiver, des étalages de marchandes de modes en toutessaisons. Il se demande qui a fait les rues avec des boutiques, et lesannées avec des jour de l’an. Il se demande qui a donné tant de noms debaptême à la Lorette, que sa fête est comme une Revue, qu'elle reparaîttous les mois.

Ses amis de quarante ans lui ont dit qu'il y avait eu des femmes quitravaillaient dans des mansardes, qui lisaient Esquiros, quis'achetaient leurs robes, qui mouraient de la poitrine ; que ces femmess'appelaient Grisettes : Monsieur Tout-le-Monde ne croit pas àl'existence de ces femmes. — Fourier lui a dit qu'il lui donnerait,dans son système de bonheur à la mécanique, des bacchantes gratuites :— Monsieur Tout-Ie-Monde a haussé les épaules.

Monsieur Tout-le-Monde estime naturel que l'amour soit une cotisationpersonnelle. Seulement il se donne toujours des raisons pour être taxémoins cher que son prédécesseur, ou que ses collègues. S'il est marié,Monsieur Tout-le-Monde se dit qu'il a une femme et des enfants, etqu'il ne faut pas que ses goûts empiètent sur son ménage ; s'il estgarçon, Monsieur Tout-le-Monde se dit qu'il a l'âge de don Juan, etqu'il est un homme aimable.

Malgré tout, c'est Monsieur Tout-le-Monde qui, par toutes ses mains,donne la pâtée à la femme estomac ; c'est Monsieur Tout-le-Monde qui afait la curiosité autour de l'espèce ; c'est Monsieur Tout-le-Monde quia fait regarder les salons dans la rue ; c'est de MonsieurTout-le-Monde que les femmes du monde ont pris le bras pour aller àMabille voir danser la Limande amoureuse ; c'est de MonsieurTout-le-Monde que la littérature contemporaine a pris le mot d'ordrepour faire obtenir à la Lorette crédit sur l'opinion publique.

L'idéal que rêve Monsieur Tout-le-Monde, c'est quand il pose la mainsur la poitrine de la créature, de sentir battre quelque chose sous samain.

Il n'a encore rien senti battre sous sa main.


LA BONNE


La bonne de la Lorette doit savoir mettre le pot-au-feu, vernir unepaire de bottes, faire du café, apporter une lettre comme à l'Odéon,assaisonner une salade.

La bonne de la Lorette a, sur le bout des cheveux, un bonnet en tulleavec des rubans qui s'envolent, au cou un col amazone, au dos une robede mérinos marron, au ventre un tablier à cordons lâches, aux pieds devieilles pantoufles de la Lorette, bordées d'une petite ruche rosepassé.

La bonne est comme le peuple d'Israël : elle a des yeux pour ne pointvoir, et des oreilles pour ne point entendre.

La bonne aime le petit salé, la musique militaire, les fonds debouteille, les mouchoirs oubliés, les lilas de Romainville, le balmasqué du Mont-Blanc, les pièces féeriques, le sommeil du matin, lagibelotte hors barrière.

La bonne tue le ver, au lever, en prenant le cassis avec l'écaillèredu coin.

La bonne est sensible aux compliments du domestique du vieux monsieur,à la belle tenue de la garde républicaine , à la veste en velours de M.Francis, — le garçon coiffeur.

La bonne aime au dehors. Madame lui a dit, en entrant : « Avant tout,mademoiselle, il faut des mœurs chez moi. »

La bonne divise les amants de Madame en deux classes : les bottesvernies, les bottes cirées ; et a toutes sortes d'insolences au servicedes gens crottés.

La bonne sait les visites qui ferment la porte à tout le monde.

La bonne reconnaît au coup de sonnette : un créancier, M. Guerluchon,la Fortune. Elle n'ouvre pas au créancier, salue d'un petit air de têteM. Guerluchon, fait une grande révérence aux chemises boutonnées d'undiamant.

Quand Madame a dit comme l'abbé Dubois : « Je n'y suis pas, quand mêmeviendrait Dieu le Père », la bonne ne laisserait pas entrer, quand mêmece serait le diable. Elle dirait : « Madame n'y est pas », à l'homme qui remonterait chercher ses gants.

La bonne entend merveilleusement le passe-passe des amours. Elle a legénie du corridor et de la double issue. Elle est l'huissier desgalanteries. Elle est le régisseur des allées et des venues. Elleindique d'un geste, d'un coup d'œil, les entrées, les sorties et lesfausses sorties. Elle semble avoir été élevée dans une comédie deBeaumarchais. Elle fait se côtoyer les visites, sans se cogner. Elleimprovise des oubliettes : elle jette l'un dans un placard, elle enlèveen moins de rien la canne de l'autre. Elle a trois mille et une façonsde faire attendre le vieux monsieur cinq minutes : « Comment vamonsieur ? Madame était inquiète ce matin ; elle voulait m'envoyer chez monsieur... » Une porte intérieure se ferme ; elletousse et elle crie, du ton le plus joyeux, de l'antichambre : «Madame, c'est monsieur! » — Elle sauverait dix honnêtes femmes.

Quand Madame compte, la bonne dit, comme la caricature : « Un petitpain d'un sou, deux sous. » La bonne vole ; mais Madame ne paye pas, etla bonne serait volée si elle ne volait pas Madame.

Quand Madame écrit une lettre, et que la bonne sait écrire, Madamesonne la bonne pour s'éclairer sur les noms propres.

Quand Madame a le dos tourné, la bonne prend des bougies à Madame, pourlire la nuit, dans sa chambre à tabatière, soit l’Amour conjugal,soit Pauline.

La bonne n'a jamais vu de rosières.

La bonne va chercher des livres au cabinet de lecture, et dit : « Lepère de Madame est mort hier au soir. Il lui faudrait quelque chose degai ; vous comprenez ?... Du Paul de Kock, ça lui irait. »

La bonne va le vendredi avec Madame acheter des fleurs au marché de laMadeleine.

Quand Madame n'a pas de monde le soir, la bonne s'assied sur le pied dulit, et dit : « Madame, faites-moi donc les cartes. »

Quand même Madame s'est couchée seule, la bonne frappe avant d'entrerle matin.

Quand Madame va passer la journée à la Mare d'Auteuil, avec M.Guerluclion, elle emmène la bonne pour porter son panier à ouvrage.

Quand Madame va au spectacle, elle emmène la bonne, et M. Guerluchonpour expliquer le spectacle à la bonne.

Quand Madame l'envoie aux recouvrements, la bonne sait d'avance cequ'il y a dans les lettres qu'elle porte ; ceci : « J'espérais hierrecevoir quelque argent que j'attendais. Malheureusement... » — ou ceci: « Ma modiste doit venir aujourd'hui toucher le montant... »

Quand Madame est à Mabille, la bonne va à la Boule noire, et noue sonbonnet blanc autour de sa bouteille de bière, pour la reconnaître aprèsla contredanse.

La bonne fait le lit de Madame sans rougir, et, en se baissant, sapetite croix à la Jeannette sautille sur les draps fripés.

La bonne a l'ambition d'être Madame. Depuis huit jours, elle essaye àla glace les chapeaux de Madame, quand Madame est sortie. Elle ne ditplus généranium. Elle fait la cuisine avec de vieux gants blancs.

La bonne dit : « Madame », gros comme le bras, jusqu'au jour où ellecrie : « Tu vas me ficher mon compte ! »

La bonne de la Lorette est deux choses : confidente quand Madame estchez elle ; bouchon de paille quand Madame sort.


PAPA ET MAMAN

Il y eut une fois une mère de deux jolies filles qui suivaient lescours du Conservatoire. La mère alla trouver le directeur : — « Oui !faut vous croire, monsieur le directeur, l'aînée ça travaille plus...Mais qu'est-ce que c'est qu'une enfant qui n'aime pas à sortir, qui nes'habille pas ?... A la messe tous les jours ; et le dimanche, alors, pourquoi que c'est faire?... Elle travaille, oui ; même qu’à la maison elle ne démarre pas deses cahiers... Mais c'est-y là une jeunesse, d'être
toujours le nez dessus ? avec ça qu'elle n'entre pas pour un morceau desucre dans la dépense du ménage... C'est pas comme ma Sophie, monsieur! une vraie fille celle-là !... Chatteries par-ci, du chocolat par-là,et de la bougie qu'elle m'apporte, est-ce que je sais ?... Faut la voiren toilette !... Et pas fière ! Elle descend de coupé à c'te fin de mevoir. ..Et des connaissances qui lui auront des débuts, comme je suis sa mère !... Au lieu que sa sœur,avec tout son gosier, elle me retombera toujours sur le dos, moi quej'ai fait tant de sacrifices pour son éducation ! »

C'est là la maman.

Il y eut une fois un père, élevé à l'école des pères de Jenny l'Ouvrière, — un père brutal.

La mère était blanchisseuse ; la fille aînée aidait sa mère ; le pèrene faisait rien ; la fille cadette reportait le linge en ville.

Or, un jour qu'elle était en courses, elle alla chez un monsieur dontle domestique était sorti.

La petite était mieux ingénue qu'une enfant. Elle se serra, ne sachantce que c'était, et continua, en se rejetant sur une hanche, à porterson panier lourd.

La sœur devint confidente ; — la petite se serrait toujours ; — puis lamère.

Un jour que le père rentra, il vit qu'on avait pleuré à la maison. Ildemanda ce qu'il y avait. On lui répondit qu'il n'y avait rien ; et dela manière dont on lui répondit qu'il n'y avait rien, il se douta dequelque chose.

Il se mit au lit, et fit semblant de dormir. Au milieu de la nuit, safemme se leva sur son séant, retenant ses sanglots, et tâchant de gémirtout bas. Il dit à sa femme : « Qu'as-tu de pleurer la nuit ! » — et si brusquement, et si impérieusement, que la pauvrefemme lui dit: « Notre fille !... »

Le père se leva ; il monta à la chambre où les deux sœurs couchaientdans le même lit. Les filles s'éveillèrent au bruit. Le père se jetasur l'aînée, et se mit à la battre rudement, pensant que c'était elle.Pendant qu'on la battait, l'aînée ne dit rien, acceptant les coups poursa sœur.

Quand la cadette vit cela, et que sa sœur était battue pour elle, ellese sauva vers la porte, disant: « Papa ! c'est moi ! c'est moi ! » — et criant.

Le père courut après elle, le bras levé.

Le monsieur était riche ; mais il fut généreux. Il entretint la petite.— Tous les deux jours, le père brutal met un chapeau et vient empruntervingt francs à sa fille.

C'est là le papa.

26 janvier 1853