Aller au contenu principal
Corps
GOUGET,Louis(1877-1915) :  LesRougier (1911).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.VII.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 211) del'éditiondonnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans lerecueil  Dansle Cinglais : nouvelles et légendes normandesavec des illustrations de Charles Léandre.

Les Rougier
par
Louis Gouget,

~*~
                     
                                                                  *A. Ph. COUTANCE*.

Tout au bord du Cinglais, se cache une jolie bourgade. Massive comme unbeffroi, sa tour romane domine une large plaine, si plantureusequ’au temps d’août, les bléscoupés la jonchent à perte de vue de leursmilliers de gerbes, semblables à des morts innombrables, ausoir d’une bataille. De rares futaies mêlent leurstons verts aux ors des moissons et aux tons gris deschaumières. C’est un lieu calme, derafraîchissement, de lumière et de paix. Lesquelque deux cents habitants qui végètentlà, sont de moeurs douces, presque patriarcales ;on s’imagine que nulle passion ne saurait les troubler et queleur vie s’écoule tranquille comme les limpideseaux de l’Orne et de la Laize.

Et pourtant, c’est en cet endroit délicieux,d’où ne monte nulle clameur, hormis le chantmatinal des alouettes, que se passa, voici tantôt cinquanteans, la tragique et véridique histoire que je doismaintenant raconter.

Le père Rougier était un paysan de la vieilleroche, dur à la peine, âpre au gain. Ancien petitvalet, il s’était fait lui-même. Desplaisants diraient qu’il eût pu se faire un peumoins laid, cagneux et raboteux, mais à coup sûr,il n’eût pu se faire plus économe, plusrésistant à la besogne, et tout ensemble plusintègre. Lambeau par lambeau, il avait acquis une trentained’acres, ce qui, chez nous, est presque une fortune ; ilavait une vingtaine de bêtes à cornes ; quatrechevaux, Pilote, Rouan, Robert et Souris ; il avait aussi desécus ! - mais à moins que le cidre nel’eût surpris, il ne s’en vantaità personne. Il ne voyageait point, si ce n’estpour se rendre chaque vendredi au marché de Caen,où d’ailleurs il séjournaità peine ; mais ayant vendu chèrement sonblé et son panier de beurre, il revenait sansdésemparer au trot de sa jument noire. Il se fut biengardé d’imiter les gros fermiers de la plaine,enrichis par les colzas, qui faisaient à la Bourse decélèbres parties de dominos. Rougierétait l’exactitude,l’économie, et, il faut le dire, la justicemême : admirable type du paysan normand, véritableforce et gloire de notre contrée.

Il avait deux fils, Pierre et Jean, qu’il n’aimaitpas également, parce que ni leurs caractères, nileurs fortunes ne se ressemblaient.

Pierre était ce qu’on appelle chez nous, avec unenuance d’admiration, de crainte et de mépris un« Finarré ». Il sut tirer sonépingle du jeu, il séduisit une richefermière et l’épousa. Il devintopulent, dur et un peu sottement orgueilleux. Sa large figure au teintchaud, s’encadrait de favoris roux coupéstrès court ; grand, gros, larged’épaules, il tenait le « haut-bout dela table » ; les vendredis, à l’ImageSaint-Sauveur, réglait l’addition, tutoyait toutle monde, se croyait beaucoup, et se faisait appeler «Monsieur Pierre ».

Au reste, fainéant, il avait de la chanced’être riche.

Affligé d’une femme malade, accabléd’enfants, fermier d’une terre médiocre,Jean ne réussissait pas, payait mal ses termes,traînait sa vie comme un âne sa bricolle. Maisc’était un rude travailleur et un coeursimple. Il aimait son frère, qui ne le payait pas de retour.

Le père Rougier pensait à tout cela, souvent, enruminant au fond de sa carriole. Il se sentait sur sondéclin et qu’il lui faudrait bientôtrejoindre dans « le clos au curé » -c’est ainsi qu’il appelait le cimetière- sa pauvre défunte et ses vieux. Iln’était pas tranquille et songeait au partage deson bien, lorsqu’il ne serait plus ; gravepréoccupation que celle-là, dans notre pays. Ilrésolut de faire une sorte de testament ; il prit conseil,non d’un notaire, le notaire, trop « moussieu» l’intimidait, mais d’un hommed’affaires, demi-paysan, qu’on voyait dans toutesles expertises, ergotant en patois sur la tonte des haies, le curagedes fossés, les plantations de « devises», la réfection des couvertures, au reste bien enchair, haut en gueule, touchant de bons pots-de-vin et fermeà table comme est tout homme de bien.

Le fermier lui exposa qu’il désirait, comme ondit, « faire ses affaires ». Son fils, Pierre,riche par ailleurs, n’avait pas besoin de grand-chose. Quantà Jean, il misérait : en lui donnant un« brin et plus », le père Rougierespérait rétablir la justice. L’expertne s’y opposa pas, au contraire. «J’allons arrangi c’t’affaire dit-il, et,en effet, il fit prendre une plume au testateur, qui, suantà grosses gouttes, ahennant plus qu’àla charrue, trace de sa forte patte les mots sacramentels : «Je soussigné Rougier Ulysse, sain de corps etd’esprit, donne et lègue… »Suivait une longue phrase, un peu confuse, mais dans laquelle lebonhomme avantageait nettement son second fils, lui donnant notamment,la delle Dudouyt, le clos Rageot, ses deux meilleures terres, le champCornu, plus deux mille francs en argent, plus trois chevaux sur quatre,etc.,  etc….

Le tout fait et signé de ma main, le 12 juin1862,… en présence de Me Lenoir, expert, homme deloi. »

La rédaction de ce testament, pourtant fort simple, duraplus de trois heures. Quand il eut apposé son «signé » le père Rougierdéclara : « Mes affaires sont faites, àcette heure, il ne me reste plus qu’à mourir.» Et il fit comme il avait dit, dans le courant de juillet,au temps des foins, avec la plus parfaite tranquillitéd’esprit, car il n’était pas autrementcontristé, d’aller se reposer àl’ombre d’une croix dans la vieille terre normandequ’il avait tant aimée.

Lorsque Lenoir annonça à Pierre Rougier que lepère, avant de mourir, avait « fait ses affaires», il n’y fit pas d’abord attention. Maislorsqu’il lut la teneur du testament, il entra dans uneviolente colère : on ne put tirer de lui que ces mots :« Le père m’a fait tort. Lepère m’a fait tort, çà ne sepassera pas « comme cha. »

En effet, chez nous, ça ne se passe jamais « commecha ». Jean se vit menacé d’unprocès. Il tenta la transaction, mais il se heurtaà un mur d’airain. « Non, non, je ne teconnais pas. Va-t-en d’cheux mé ; lepère et té vous m’avez fait tort, noplaidera, les tribunaux n’sont pas faits pour les «quiens ».

L’on plaida en effet, et ce fut un procèsmémorable. La bourgade et les environs s’yintéressaient. Chose remarquable, tous, ou presque tous,avaient pris le parti de Pierre. « C’est vrai, il araison, le père lui a fait tort. »C’était le cri à peu prèsunanime, tant, même en notre terre de sapience, lachimère de l’égalitésuccessorale est tenace. Jean commença à recevoirdes lettres anonymes, des menaces, mais il tint bon. Pierre cependantétait devenu puissant. Ses libéralitésl’avaient conduit au conseil municipal ; servile envers lepouvoir, il obtint la place de maire et n’en eut que plus demorgue. Il espéra que rien ne lui résisterait,pas même la justice. Il portait chez ses conseils lesmeilleurs poulets de sa basse-cour ; il en gardait en mue pourl’huissier-audiencier auquel, tout en trinquant, il avaitrecommandé son affaire. Aussi, procéda-t-on aveczèle. On vit rarement autant d’incidents,d’enquêtes et de contre-enquêtes, de ditset de contredits, d’expertises en écriture et decontre-expertises. On revint trois fois ou quatre fois devant lesmêmes juges. « L’affaire n’estpeut-être pas très bonne », dit avecprobité, l’avocat de Pierre. - « Pasbonne mon affaire, quand le père m’a fait tort,quand Jean a plus que mé - rugit le client avec un regardmauvais. - Et moi je vous dis que je gagnerai mon procès,que je ferai saisir et vendre mon frère, que je lemangerai… il se pendra s’il veut, cen’est pas mé qui couperai la corde. » Endisant ces mots atroces, Pierre était si furieuxqu’il en bégayait de rage. Devant cetteobstination de normand chicanier, l’avocat eut une moue detristesse et convint qu’il ferait son devoirjusqu’au bout. L’affaire Rougier Ce Rougier vintdonc en appel. Les deux frères ennemis étaient dechaque côté de la barre, comme deux lutteurs enchamp-clos, ou comme seront Caïn et Abel au dernier jugement.Jean, que toute cette affaire avait ruiné, qui avaitété obligé d’emprunter pourpayer le centième denier, paraissait fort triste, ilbaissait la tête et ne faisait pas le « monceaugros ». Pierre, au rebours, la tête droite,l’oeil impérieux, cambréderrière ses conseils, emplissait sa « blaude». Durant la plaidoirie de son avocat, il clignait despaupières, ouvrait la bouche, dodelinait de latête comme un « gva au piquet », quandrevenaient les noms illustres de Troplong et de Demolombe que lemaître citait tour à tour. Il haussa lesépaules, eut des sourires de dédain, des gestesde protestation, des grimaces de mépris, quandl’adversaire répondit. La Cour, que cetteéternelle affaire assommait depuis des années,rendit son arrêt sur le siège : Jeanécoutait l’air absent ! Pierre écoutaitanxieux. Le président mit son pince-nez etcommença la lecture des attendus, mais comme il parlait viteet un peu bas, Pierre ne comprit pas un mot. Il fallut que sonavoué, se penchant vers lui, lui dit àl’oreille : « Nous avons perdu ». Alorsil se dressa, d’un bond s’avançafrémissant vers son frère. Le pied defrêne levé, son avoué et son avocatl’encadrant, lui tenaient les bras : « Ah voleur ! cria-t-il, tu me paieras cha, tu me paieras cha, je te feraitant de misères, que tu te pendras, vrai, tu te pendras», et ne pouvant atteindre son frère, il donnaviolemment du bâton sur la tablette de la barre, et lui fitcette encoche où les jeunes stagiaires, dans la fougue del’improvisation, déchirent encore leurs manches.

Jamais Pierre Rougier ne menaçait en vain. Il savaitpréparer lentement sa vengeance ets’épuiser jusqu’à ce que lablessure faite à son orgueil fut fermée. Ici lablessure était si profonde que la vengeance serait sansmerci.

C’est à quoi Jean, tout défait,pensait, en suivant la route de Lorguichon pour rentrer chez lui. Sonprocès gagné ne lui causait nulle joie. Tandisque, péniblement, trottinait sa maigre bête, ilvoyait devant lui se dresser les embûches comme des ombresfantastiques, il présageait son douloureux martyre. Iln’attendait de pitié de personne. La populationentière suivait Pierre dans sa haine, comme une meute rallieà la voix claironnante du limier. Jean ne se trompait pas !Dès le lendemain son calvaire commença. Personnene le saluait plus, ni lui, ni les siens. Sa femme entrait-elle chez leboulanger, on faisait mine de ne pas la voir, on ne luirépondait pas ! de même chezl’épicier, de même chez le boucher, demême partout. Quand vint la moisson, nul dans lacontrée ne voulut aider Jean ; il dut, faute de trouver dumonde, laisser perdre les deux tiers de son blé. Un matin,entrant dans le clos Rageot, il vit que toutes les bêtessaignaient sous le ventre ; livide, il approcha et reconnut que toutesles vaches avaient un « trayon » coupé.Dans le champ Cornu, deux grands boeufs gisaient àterre, la langue pendante, le ventre ballonné, raides ; onavait empoisonné l’herbe. A quelques jours delà, tandis qu’il visitait sapépinière, il remarqua, les yeux pleins delarmes, qu’une main criminelle avait, àl’aide d’un fauchard, scié lestêtes des pommiers. Alors il s’assit tristement, latête dans ses mains, il sanglota ; il sentait la ruine luimettre sur le dos sa chape de plomb.

Il porta plainte et le parquet ouvrit une enquête, mais,grâce à la mauvaise volonté du maire,grâce à des négligences, la poursuiten’aboutit point. Alors Jean eut recours aux sorciers. Ilattela la carriole et fut chercher à May-sur-Orne un vieuxbéquillard dont la réputation étaitétablie à plus de dix lieues à laronde. Il jetait des sorts et les conjurait, en payant,s’entend. Jean lui conta sa triste histoire. Le boiteux laconnaissait et répugnait à s’enmêler, vu la puissance de Pierre Rougier, monsieur le maire.Pourtant, il se mit à genoux, la têtetournée vers la muraille, se signa de la main gauche,marmotta, je ne sais quoi, se recueillit longuement, puis sentant venirle dieu, il déclara à Jean, dans une sorte dedélire sacré, qu’il lui fallaitbrûler vif un veau dans son four. Il en jetterait les cendresau vent ; par où le hasard porterait la plus grosse part decendre, par là serait la maison du coupable. Le fermierhaussa tout d’abord les épaules, traite le vieuxde fou et sortit en faisant claquer la porte. Mais un beau jour, rendustupide par ses malheurs, il essaya du remède. Ce fut unehorrible incantation ; le pauvre veau, introduit de force dans laflamme, se débattait comme un diable, beuglait affreusementen roulant des yeux lamentables. On accourut, on s’indigna,on convint de faire, le soir même, un charivari au« bruleux de viaux ». Dès que vint lachute du jour, hommes, femmes et enfants, firent le cercle autour de laferme ; les uns frappaient sur des timbales et des casseroles,d’autres sonnaient de la trompe, certains mêmetirèrent des coups de feu. Cachéderrière un rideau, dans la chambre de sa femme qui semourait de langueur, Jean regardait cette foule ivre decolère, qui lui jetait des injures ; au milieu, ilaperçut son frère, épanoui, et quisavourait sa vengeance. Alors le malheureux ouvrit lafenêtre, sa face pâle surgit de l’ombre.« Pierre, cria-t-il, écoute-mé, es-tupas vengi maintenant - t’as tué ma pauvre femme -mes éfants seront par les chemins -, Es-tu content ? Tiensje te demande pardon ; mais laisse-mé, je t’enprie, laisse-mé. » - Ah te voilà,bruleux d’viaux, tu voudrais que je te pardonne. Jamais. Tum’as fait tort et le père itou. Je te ruinerai ;je te mangerai, tu te pendras, si tu veux, et ce n’est pasmoi qui couperai la corde. »

La foule approuva de ses clameurs. Alors le fermier perdit latête ; il décrocha un vieux fusil et fit le gested’épauler à travers lafenêtre. Tout juste les gendarmes arrivaient,attirés par le « tapage nocturne ». Leurfaire croire à une agression de Jean fut l’affaired’un instant. Ayant écrit leurprocès-verbal sous la dictée du maire, ilsemmenèrent son lamentable frère.Décrirai-je son désespoir quand il se vitconfondu avec les voleurs et les assassins ; il étaitaffolé et songeait au déshonneur qui enrejaillerait sur les siens ; sa femme en mourrait et ses petits, tropjeunes pour gagner leur vie, seraient jetésà-mont les chemins comme les enfants de vagabonds et des« Chineux ». Alors, pour la premièrefois, cet homme si doux sentit monter en lui la haine ; lesidées rouges de meurtre et d’incendie leharcelaient ; en vain, il les repoussait, elles revenaientobstinées semblables aux odieux de nuit qui hantent sanscesse les mêmes trous.

L’affaire instruite, on n’y découvritpoint de tentative de meurtre, et Jean futrelâché. Mais durant le mois passé sousles verrous, sa femme était morte, et, sanspitié, ses créanciers l’avaient saisi.Dès qu’il revint au village sa « vendue» était affichée partout…

Ceux qui ont lu les belles oeuvres de Louis Beuve ont quelqueidée de ce qu’est la torture du fermier quel’on vend au coin de sa porte. Jean, sinistre, regardait sevider, brin à brin, sa maison.  Cramoisi et fort engueule, l’huissier, monté sur une table branlante,un bâton de « coudre » à lamain, criait - « A combien un gril à galette ? Acombien le tourne-broche ? A combien une superbe soupière ?A vingt sous pour commencer. Suivons… » Sur chaqueobjet la foule faisait des réflexions,s’esclaffait, s’amusait follement. Ce furent deslazzis sans fin, lorsque le lit de la pauvre défunte futacheté par de jeunes accordés qui voulaientmonter leur ménage. Ce fut pire encore lorsque le mobiliermort vendu, on passa au mobilier vif. - « A combien un bonveau, nourri au lait doux. » - « Ah ! ah ! iln’est pas brûlé, c’tilà ! » La foule partit d’un fou rire,cependant que des larmes de honte et de colèrebrûlaient les yeux de Jean.

Tandis que la nuit tombait, et que la lune froide et glabre se levaitlentement dans le ciel de novembre, il partit à ladérobée, vêtu comme un pauvre, lacasquette sur les yeux, traînant par la main ses pauvrespetits enfants tout dépenaillés.

… Depuis longtemps déjà on nel’avait point revu. Sa maison, que personne ne voulaitacheter, comme si la malédiction eûtpassé sur elle, tombait en ruines, le toit de chaumeà demi-effondré. On savait vaguementqu’il s’était fait bûcheron etvivait dans la forêt de Cinglais. Quant aux petits,malpropres et haillonneux, ils « trachaient leur vie». On racontait qu’un jour Pierre, qui revenaitd’acheter une coupe de bois, s’étaittrouvé dans un étroit sentier, face àface avec son frère, la hache àl’épaule. Il avait eu les « sangstournés », s’était prudemmentécarté, tandis que l’autre lefrôlait farouche, le regard atroce. Mais au fondc’était là peut-être unelégende,

Or, un matin des Rameaux, la procession sortait del’église. En tête venait la Croixornée d’une branche de buis ; au centre leschantres, se dandinant dans leurs surplis blanchis de frais, jetaient,aux échos, en les estropiant un peu, les admirables syllabeslatines :

           « Crux fidelis, inter omnes
           Arbor, una nobilis ! »

Le prêtre, jeune encore, ployant sous sa chape violette,marchait encadré des hommes et des femmes qui portaientd’énormes branches de buis. On allait adorer lacroix du cimetière, puis, après,déposer quelques rameaux sur les tombes ; admirable coutume,douce manifestation du culte des Morts, sublime affirmation del’immortalité des âmes qui nes’éteignent pas plus dans le noir de la fosse quele buis ne meurt aux souffles de l’hiver. Or, tandis que laprocession franchissait les grilles, on vit s’approcher,furtif, courbé, la barbe et les cheveux longs,presqu’en loques, un homme qui tenait à la mainune petite croix de buis. C’était Jean, vieilli dedix ans. On le reconnut, on s’écarta de lui, commed’un maudit. Sans respect pour la sainteté dulieu, la foule murmura ; n’eûtété le geste apaisant du prêtre, oneût fait à l’homme un mauvais parti.Mais lui, sans se troubler, alla droit à la tombe de safemme, y planta la petite croix, s’agenouilla un instant etdisparut.

Il revient le soir, tandis que le soleil, se couchantderrière la forêt, semblait couvrir de vagues defeu la cime incertaine des futaies. Il revint hanté, par unecrainte horrible. Il franchit à nouveau, les jambesbrisées, la grille du cimetière qu’ilescalada comme un voleur, puis hagard, il s’approcha de latombe. Arrachée, déchirée,piétinée, la croix de buis gisait en morceaux -« Ah je m’en doutais ! ah les infâmes ! -Vous ne respectez seulement pas la mort, canailles ! » Larage lui mangeait le coeur, les idées vengeressesqui l’avaient jadis obsédé revenaientimpérieuses : « Oh ! oh ! les canailles». Qui avait fait cela ? Personne et tous. Iln’avait là au-dessous que des ennemis. «Je ne tracherai pas ; je me paierai sur tous. » Il voyaità ses pieds le cimetière dominant le village, lestoits de chaume se reliant les uns aux autres, comme des gueux qui sesoutiennent. Une allumette eût tout embrasé. Alorslui, le proscrit, il menaça dans le soir. Son bras maigre etnerveux s’étendait terrifiant vers ceux quidemeuraient là. « Ah ! vos m’avezpoussé à bout ; vos avez voulu me faire pendre -Eh bien, oui, j’en ai assez ; m’entendous,j’en ai assez - j’vas mouri, oui ; mais avantj’vas vos grilli, oui, vos grilli, tous comme des cochons !»

Et c’était quelque chose d’atroce et degrand que ce vagabond, courbé de douleur et de rage, lesyeux fous, la barbe secouée de fureur, jetant samalédiction à toute une population impitoyable.

Brusquement, il descendit, fit sauter d’un coupd’épaule la porte vermoulue de sa masuredélabrée où seuls hantaient leshiboux. Elle était au bout du village, et le feu y prenant,roulerait de maison en maison, jusqu’à ce que toutfût consumé. Bien que la colèrel’enivrât, Jean gardait une sorted’horrible sang-froid. Il avisa sur la cheminéequelques allumettes, puis par terre des baguettes de colza quitraînaient là, éparses. Une vieillecorde s’y trouvait aussi oubliée par larapacité des créanciers. Très calme ilalluma le feu, applaudit à la flamme des baguettes de colzaqui commençait à monter, puis fixa la cordeà l’aide d’un clou et se penditau-dessus du brasier. Pourrie, la corde céda et lemalheureux tomba dans les flammes. Lorsque la foule accourutà ses cris, il avait le délire etd’horribles paroles lui sortaient des lèvres :« Ah ! tant mieux, le village brûle ; ilsgrilleront tous, tous comme des cochons. »

Cependant qu’il agonisait, le curé se pencha surlui. Il essaya de le rappeler à la douceur : «Récitez le Pater, Pardonnez-nous nos offenses, comme nouspardonnons. » Mais Jean, sans voix, le visage impassible,semblait sans pensée, rigide. Il expira ; on ne sut jamaiss’il avait pardonné.