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GOUGET,Louis(1877-1915) : LaCurée (1911). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.VIII.2005) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 211) del'éditiondonnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans lerecueil Dansle Cinglais : nouvelles et légendes normandesavec des illustrations de Charles Léandre. La Curée par Louis Gouget, ~*~ A P. HAREL. Certes, mon cher Harel, vous êtes un chasseursérieux, on ne peut le nier. Vous m’avezconté naguère vos hécatombes debécassines, et puis vous chantez la Forêt avectant d’âme et de compétence, que letitre de Nemrod authentique, vous est sûrement acquis.Néanmoins lorsque vous errez, guêtré decuir, fusil en main à l’orée du boisd’Ouche, pensez-vous seulement au gibier ?N’avez-vous nulle distraction - Vous me le diriez, que je nevous croirais pas. M’est avis que vous vous amusezà contempler les grands arbres dont les racines enserrent lesol comme des griffes ; le chant du vent dans les taillis vous monteparfois à la tête et vousn’êtes point insensible aux flèchesd’or que le soleil mourant laisse traîner sur lacime des hêtres… Je demeure convaincu que vouscherchez dans la forêt plus de vers que de grives et que vousglanez dans les buissons autant de rimes que de lièvres. Ence cas, vous êtes comme moi et au même titre vousmériteriez l’amicale boutade de mondéfunt ami, le père Lachaisnée. -« Vous un chasseux, mait’ Louis, jamais, vouspromenez vot’ quien, et vot’ fusil, v’latout. » Reproche mérité - car tandisque nous errions Lachaisnée et moi, sur les coteaux quidonnent à mon pays une si belle allure, jem’arrêtais à contempler les sitesépandus à mes pieds. Harcourt paraissait peint,sur le coteau d’en face, l’Orne doucement cheminaitdans son immuable cadre de peupliers, Bonne-Nouvelle s’ornaitd’un dais de sapins flottants. Je me perdais dans unerêverie quelque peu romantique : Tout à coup,j’entendais. - « A vous ! A vous ! tirez, maistirez donc ! » Éveillé en sursaut, jetirais à côté. Et Lachaisnéese lamentait. - « Ah Seigneur ! quel dommage ilétait bieau, il pesait au moins six livres ». PourLachaisnée il n’y avait site, nirêverie, il n’y avait qu’une chose aumonde, la chasse. Il habitait au-dessus d’un «roqui » pleins de lapins, auprès d’unbois plein de lièvres, et tout le jour, sesjarrêts d’acier grimpaient le roc, ou parcouraientla forêt à la poursuite du gibier. Toutcassé qu’il fût, il nerenonçait point ; le fusil tremblait dans ses mains,à peine pouvait-il le tenir, n’importe, lorsque lelapin déboulait, il raidissait ses muscles, visait tout demême et roulait son animal. A ce métier, ils’était usé, les rhumatismes luiarrachaient des jurons et le matin, comme on dit, il avait la poitrinegrasse. Il s’alita. Quelqu’un me ditqu’il était fort mal, je fus le voir :j’entrai dans sa chaumière, dont le toits’affaissait sous la neige. Sa femme me reçut, lavoix chevrotante, essuyant une larme du coin de son tablier. -« Ca ne va brin, - il est administréd’à matin ». Administré, après cela, il n’y a plusqu’à plier bagage. Je me rendis compte queLachesnaie était au plus bas : pourtant il ouvrit les yeuxet me reconnut. - « Vous vlà, dit-il, ah tantmieux, je n’vais pas mouri… sans vousrvèe » puis s’apercevant que je secouaismes souliers sur l’âtre de la cheminéeoù flambaient des branches de sapin. - « Comment !il y a d’la neige… Les braconniersn’vont pas laissi d’lièvresl’àmont… » Ce furent ces derniers mots - Ne trouvez-vous pas qu’unetelle réflexion est digne de clore la vie de celui quej’appelais le roi des chasseurs, encore que sa modestierefusât ce titre ?... Bien sûr, avait-ilaccoutumé de dire, j’suis un chasseux, si vousvoulez, mais le roy des chasseux, y en a pus, y en a euqu’un. - Et qui donc ? - « Monsieurd’Orgemont, un propriétaire de l’autrecoté d’Caen, dans la forêt de Grimbosq,mon ancien maître du reste. Ah cti là,c’était le roi, c’était plusqu’cha, c’était l’Empereur deschasseux… - Fichtre ! - C’est comme je vous le dis.. et c’est dommagequ’après avoir chassé labête, il s’mint à chassil’homme… sans cha ! » Lachesnaie n’en disait pas plus long, mais j’enétais sûr, l’histoire de ced’Orgemont chasseur d’hommesn’était point banale. Vainement avais-je maintesfois demandé à mon ami de me la raconter : ils’y refusait, comme s’il n’eut pointaimé à commérer sur les morts. Pourtant il s’y résolut, un jour,qu’après une longue chasse infructueuse, nous nousétions assis tous les deux à lalisière du bois de Culey : c’étaitl’automne : les feuilles chantaient sous la pluie et le boisdéjà marqué de rouille semblait surnous pleurer du sang… Jean d’Orgemont était né en pleineforêt de Gr***.., aux environs de 1840. Son père,vieux gentillâtre chasseur qui l’avait eu de saservante ne l’avait point encombré de principesinutiles. Comment l’eût-il fait et oùles eût-il puisés ces principes ? Il ne lisaitpoint, ne frayait avec quiconque, bien qu’il fûtd’authentique race, et s’il voyait audébut, parfois, son curé,c’était pour lui faire goûter sesmeilleurs crûs et lui raconter des fadaises au dessert,fadaises que celui-ci prit d’ailleurs en mauvaise part - cepourquoi il ne revînt pas. Son fils lui étaitparfaitement indifférent : c’était unaccident dans sa vie, un grand gaillard, un peu gauche et de moins purerace à coup sûr que les chevaux de sonécurie et les chiens de sa meute, ces bâtardsnormands dont les gorges superbes faisaient trembler la forêt. Aussi notre héros poussa comme un sauvageon que nulle mainne redresse : il tenait du peuple et de l’aristocratie - sonpère ayant blason, sa mère étantd’office - mais fat, prodigue, rusé, obtus,tenace, il avait pris aux deux castes leurs vices, non leurs vertus. Siles circonstances l’eûssent voulu, ces vices sefussent peut-être mués en vertus.L’inflexible volonté de Jean d’Orgemonten eût fait un de ces hardis guerriers normands dont lesexploits ont ravi et ensanglanté l’univers. Aulieu de narrer cette tragique histoire, j’aurais une pageglorieuse de nos annales à écrire. Par malheur,pour chevaucher, il n’avait point l’univers, ilavait seulement la Forêt. La Forêt pour nous, mon cher Harel est une sourceféconde d’émotionspoétiques… La forêt à lavoix si profonde et si tendre, et … Dont le feuillage au printemps vients’étendre Doucement sur les nids que bercent lesrameaux. La forêt. D’où leschênes s’élancent Où les bouleauxd’ivoire en un geste hautain Redressent tout à coup leursfûts qui se balancent. nous enivre d’enthousiasme et nous fait éprouverce délicieux et terrible frisson qu’on ressent enface du mystère. Jamais ailleurs plus qu’en laforêt, il ne s’est élevé dela terre vers le Ciel : « concert plus doux que cettesymphonie de voix pieuses et pures, enthousiastes etfidèles, sortant toutes à la fois du sein desclairières et des vieilles futaies, du flanc des rochers, dubord des cascades et des torrents, pour chanter le bonheur ».Les oiseaux sous la feuillée, ressemblent aux chers enfants; ils saluent, les uns comme les autres, avec la confiante joie del’innocence, l’aube du jour, dont ils neprévoient, ni les orages ni le déclin. En un motla Forêt est pour nous religieuse, Dante y a placéle portique de sa *Divine Comédie* ; ses arceauxrecourbés sont le prototype des voutes descathédrales : l’Alleluia y monte aux printemps despousses rajeunies et des voix multiples des oiseauxréveillés : tandis que les brises automnaless’y lamentent en de lentes symphonies semblables aux psaumesdes morts… La Forêt enivrait ainsi Jean d’Orgemont, maisd’autre sorte. En sentait-il confusément lesbeautés ? En soupçonnait-il les troublantsmystères, je ne sais. Les barbares eux-mêmeseurent un religieux frisson à l’aspect du Latran.Mais si d’Orgemont avait du vague àl’âme, il en prenait aisément le dessus.Ce qu’il aimait dans la forêt,c’était la chasse. Tout enfant, il errait par lessentiers, taquinant les oiseaux avec son « élingue» : jetant des pierres aux écureuils, suivantLachesnaie sur les talons : si par hasard, quelque lapin passaità portée, armé du fusil du garde, ille descendait à chaque coup. - « Il ne rataitjamais, insistait mon vieil ami. Il y veyait clai, allez, et puis quandle lapin gigotait, il riait comme un fou. Diable seit mort ! jecrès que la vue du sang lui faisait plaisi. » Ce n’étaient là que jeux innocents,où le futur « empereur des chasseux » sefaisait la main ; mais il rêvait de chasses plus grandioses.Quand au lointain, il entendait, un jour de battue, la sonnerie descors, il se disait : « Et moi aussi je chasserai leschevreuils et les sangliers. Et moi aussi j’aurai une meute.» Ce désir fut comblé lorsque lepère d’Orgemont mourut… Lorsque le père d’Orgemont mourut, personne ne lepleura, hormis ses chiens. Encore leurs abois plaintifs eurent-ils unedurée brève : sitôt terminéela cérémonie funèbre, où ils’était ennuyé à mourir,Jean vint au chenil ; les chiens assoupis dressèrentl’oreille. Il les appela par leurs noms, il leur passa sapuissante main sur l’échine ; à cetterude caresse, comme s’ils eussent senti que le jeunemaître dépasserait l’ancien, ilsgueulèrent. - « Et ils avaient du flair, croyez-moi, cesquiens-là, ajoutait Lachenaie qui aimait les jeux de mots :ils avaient reconnu leur homme et leur attente ne fut pastrompée ». Car jamais de la vie, onn’avait vu d’aussi belles chasses que celles queJean d’Orgemont donna dans son coin de Grimbosq… Il fallait le voir, à l’heure du rapport, arriverà cheval au «Rond Point des Biches », lecor de chasse en sautoir, les yeux ardents, la moustache humide degivre. Sa svelte et élégante silhouetteémergeait de la brume : il était trèsgentilhomme ainsi : la voix cassante, le geste impérieux, ildonnait ses ordres aux piqueux que les chiens accouplésentraînaient dans leur impatience… Souriant, il se tournait vers ses compagnons. « Nous pouvonsattaquer, messieurs ? ». Tous étaient de son avis; n’était-il point leur maître,connaissant la forêt en ses replis, et possédantune incomparable meute. Ceux qui me lisent ont peut-être encore connu comme moi seschiens : ils avaient tous des noms sonores et éclatantscomme des fanfares : c’étaient Néron,Annibal, Tintamare, Ronflot, Tombeur, etc. Mais nous les avons connuspar l’âge estropiés, usés,finis ; à peu près comme les bourgeois de lamonarchie de juillet ont connu les grognards de la grandeépopée : il eût fallu les voir dansleur splendeur, entendre leurs voix dans les clairières,suivre leurs galops furieux pour apprécier dignement cesmagnifiques bêtes. Leurs abois étaient des sons decloches ; derrière le fauve, ils filaient commel’ouragan, - gueule ouverte, langue pendante, crocsacérés ; ils aimaient mieux, plutôt quede lâcher la proie, cela s’est vu àmaintes reprises, peiner à bout de souffle. Oui,c’étaient des chiens magnifiques que lesbâtards de M. d’Orgemont. Pourtant dans cetteillustre meute, une petite chienne, un briquet femelle et quel’on nommait « Rapante » excellait surles autres : « et celle-là, disait Lachesnaie, onne la tutoyait pas, on l’appelait vous. » Elleétait incomparable. Fauve avec de trèslégères taches blanches aux pattes et au museau,elle avait une exquise grâce et de beaux yeux intelligents,presque humains : jamais on ne vit plus fin limier ; cela trottinait lelong du bois, prudemment, à pas menus, comme une fillecoquette qui craint de tacher sa robe, secouait de temps en temps sespattes très fines, sentait par intervalles les feuilles. Sile gibier avait passé là, elles’arrêtait, regardait d’Orgemont, lesyeux dans les yeux : « Attention, messieurs, Rapante trouve !» Cinq minutes après, la têtelevée, et les bâtardsdécouplés, se bousculant, se mordant, hurlant,suivaient la petite chienne dont la voix rare et frêlefaisait contraste avec leurs basses continues et profondes. Aurai-je l’outrecuidance de vous décrire, mon cherHarel, les diverses scènes de l’action magnifiquequi se déroulait alors dans la forêt ?. A quoi bon ! Nul mieux que vous n’a décrit lesdiverses péripéties de cette tragédieparfaite qu’est une chasse à courre :l’angoisse, la pitié, la terreur,l’admiration, s’y mêlent : labête haletante, poursuivie ou dérobéefrissonne tour à tour de crainte et d’orgueil. Lameute tantôt clabaude perdant la piste, tantôt,pareille aux Erynnies se hâte avec fureur vers le fataldénouement. Tout ainsi que le choeur antique expliquaitl’action, les cors marquent les coups, notent chaquescène, instruisent de la marche de l’intrigue. Il n’est point jusqu’à laForêt elle-même, vivant décor, qui neparticipe à l’action, par lecrépitement de ses feuilles, le frémissement deses échos qui répètent àl’infini, les airs des chasseurs, les abois deschiens, et les galops et les fanfares… Aucune phase du drame n’échappait àd’Orgemont : son pur sang rapide le portait sur tous lespoints à la fois : il ralliait les chiens, les animait de sagrande voix : « après-là, mes beaux,après… Écoute, écoute :Taïaut ». On le croyait au « carrefour au Renard » quedéjà, il était au «rendez-vous de chasse ». Le temps de l’entrevoir,un éclair, il se trouvait au bord del’étang, où harassée laproie se jetait, et après les chiens qui nageaientà ses côtés lui faisaientcortège. C’était alors ledénouement, dénouement d’unebeauté tragique auquel ne manquaient ni le sang ni leslarmes. D’ordinaire, c’étaitd’Orgemont lui-même qui servait la bête :il y trouvait une volupté étrange ; content devoir le sang rougir son couteau de vénerie, riantd’un rire sardonique, aux larmes que laissaient, de leursyeux presqu’éteints, glisser les mourantes biches.Comme lui, Rapante était làfrétillante. Chose étrange pour un briquet, quid’ordinaire n’a pas les audaces du fox, elleeût au besoin coiffé la bête tandis queles bâtards se contentaient de grogner autour,l’oeil fixe et les crocs menaçants. Lorsque tombait le soir, c’était lecurée, et « le carnage s’achevait auxlueurs des flambeaux ». - C’était à ce moment qu’ilfallait voir d’Orgemont, tête nue, une botte sur laproie, pareil au vainqueur qui pose le pied sur les créneauxconquis. Superbe et atroce, radieux et cruel, il respirait le triompheet le sang : sa main rougie plongeant aux entrailles de labête, en jetait les viscères à la meutequi grouillait en rond. Rapante l’admirait fixement, avec desyeux, où un poète eût trouvéquelque chose d’extatique et lui, ivre de ce spectacle, iljetait aux échos comme un cri de guerre. «Hallali, mes beaux, Hallali !!! » A cet endroit de son récit Lachesnaies’arrêta, je ne le pressai point ;j’avais besoin comme lui de me recueillir et de faire revivrementalement la figure de son héros, àl’instant de son apothéose. - « Lachasse poursuivit Lachesnaie, c’est bien joli, mais celacoûte cher, cela ruine. » Il le savait mieux quepersonne, lui le malheureux garde, que ses randonnées dansles bois n’avaient pas enrichi et qui se voyait, audéclin de la vie, traqué par sescréanciers comme un lièvre lamentable que desbassets chassent à vue. M. d’Orgemont « dépensait gros» ayant accoutumé de traiter avec faste, sescompagnons de chasse. Il n’assistait pointd’ordinaire au déjeuner du matin ; celal’énervait de voir ses amis s’attarderà table alors qu’il eût fait si bon sousla ramée ; il lui est même arrivé dedire un jour à bout de patience au gros monsieur de laTaille qui ne venait là que pour manger et se servaitd’énormes tranches de pâté :« Parbleu, monsieur, vous tenez de votre père pourmanger vite, et de votre mère pour manger longtemps». A quoi la Taille ne répondit rien pour lasimple raison qu’il avait la bouche pleine… MaisJean se rattrapait au repas du soir ; il aimait avoir bon souper, bongite, et aussi, disons-le rapidement, le reste. Grand sableur dechampagne, il faisait raison aux plus fiers buveurs et une nuitd’orgie ne l’effrayait point. Il est certainrefrain que nos pères ont chanté : « larime en est faible et l’air en est vieux, mais il dit bien cequ’il veut dire : « Vive la chasse Ellesurpasse Tous lesplaisirs Quicharment nos loisirs Et lajeunesse Reditsans cesse Que leretour Doitêtre pour l’amour. » Au regard d’Orgemont, le refrain étaitvrai… jusqu’au bout. A ce métier, lesécus ne pleuvaient point dans son escarcelle. Lesfournisseurs le harcelaient : « Prenez hypothèquesur mes terres, disait-il ». Mot superbe de dédainqu’a parodié naguère je ne sais quelgentilhomme de Vendée. L’on prit hypothèque et d’Orgemont setrouva ruiné. Il vendit d’abord quelques terreséparses, puis des fermes entières, puis laforêt elle-même et le château et lameute. Il ne conserva que la seule Rapante quis’était collée pantelante àses talons et ne voulut jamais se séparer de lui. ………………………………….. Certaines âmes grandissent et s’épurentdans l’adversité et la douleur qui les «recuients, comme dit Montaigne, dans leur fournaise ».D’autres au contraire s’abattent ets’irritent. Les instincts prennent le dessus et comme desfauves brisent les frêles liens qui les rattachaientà la civilisation : sous le gentilhomme en apparenceraffiné soudain surgit le barbare. D’Orgemont n’avait nulle culture : sauf unléger vernis d’élégance, quitenait moins que le fard au visage et disparut brin par brin comme lesfeuilles en automne tombent une à une de l’arbredont il ne reste que la maigre dépouille. Ce futpitié de voir ce rested’élégant, hier droit encore,rôder dorénavant têtebaissée, barbe inculte, le regard triste, dans unéternel complet de velours, lavé par les pluies.Il habitait en lisière de forêt une cabane dont letoit de chaume recouvert de mousse et de lichen s’affaissaitau point de se confondre avec la verdure des herbages… Il yvivait tête à tête avec Rapante : lachienne avait, semblait-il, modelé son âme, surl’âme triste et farouche de son maître :ses yeux cherchaient toujours les siens, et ils y puisaient lamélancolie, l’ennui et parfois unecolère atroce et brève. Quelles sombres rêveries, ils faisaient tous les deux, durantles longs soirs d’hiver, au coin du feu de genêt,empestant l’unique pièce de lachaumière, tandis que la forêt toute proche,couverte de brume, pleurait de lentes larmes. Lui, une pipe jaunieà la bouche, la casquette sur les yeux, regardait lesflammes dévorer les copeaux et les réduire encendres ; image de ses propres joies qui avaient flambé sivite, et Rapante roulée en boule à ses pieds, lemuseau entre ses pattes de devant, les yeux mi-clos, faisait lemême interminable rêve… Il ne sortait de ce marasme, qu’à certains jours,lorsque les paysans des environs l’invitaient àquelque rapaille. Lui, le tueur de sangliers, il avait dans lacontrée, la réputationd’être, à beaucoup près, lemeilleur saigneur de porcs que l’on connût. On lepriait donc, dès que le jour fixé pour une tellebesogne était venu. C’est une façon dejour solennel que celui-là, dans le Cinglais, oùla « Fête à Cochon » digned’être chantée par Rabelais, secélèbre encore par endroits. D’Orgemont partait dès le petit matin muni de soncouteau de vénerie qui ne le quittait jamais. Ilsifflait un air joyeux et Rapante contente de le voir gai,relevait la tête, trottait allègre, au long destaillis, comme aux beaux jours de chasses anciennes. C’était pour notre héros unevolupté affreuse que de plonger sa main dans le sang du porcégorgé et c’était une joiepour lui que de s’asseoir à la table oùl’on servait presque palpitant encore, le foie et la grillade. Il se trouvait assis à la place d’honneur, et lespaysans lui gardaient une manière de respect, sa verved’autrefois, verve un peu grossière et qui nereculait pas devant le mot brutal et s’achevait dans un rireénorme. L’appétit lui revenait et ilbuvait à larges rasades, la têteéchauffée, il racontait ses chasses et sesamours, taquinait les robustes servantes et se levait de table un peuivre, car lui le buveur délicat et solide de jadis, ilcherchait maintenant une volupté mauvaise dans la saouleriebanale et lourde. A part ces repues franches, d’Orgemont ne faisait rien quesonger et songer tristement. Toutefois, il fallait vivre et comme iln’avait point de métier, qu’au reste, ileût cru s’avilir en travaillant comme un manant,d’Orgemont n’avait pas d’autre ressourceque la chasse. Il chassa donc, en chasseur loyal d’abord, quine se sert que du fusil et quitte la plaine au coucher du soleil. Lespaysans le laissaient passer sur leurs terres un peu pardéférence, un peu par crainte, un peu par calcul; car de temps à autre, il leur « baillait unlièvre ». Mais le jour vint, où lemalheureux d’Orgemont fut si pauvre qu’il ne putpayer son « permis », alors il descenditd’un degré : lui le gentilhomme scrupuleux, iltendit des collets, il braconna. Il mena cette vie de charme etd’angoisse du braconnier, qui se traîne le long desbois, rampe dans les fossés, se muche derrièreles gros hêtres ; vite de criminel tremblant sans cessed’être surpris, vie de soldat, aussi, qui toujourslutte et garde le qui-vive. Il opérait surtout dans laforêt : « Ma forêt », comme ildisait, oubliant qu’elle n’étaithélas ! plus la sienne. Elle avait été achetée par un certainM. Senert, un Turcaret enchanté de chausser leséperons du féodal qui lui allaientd’ailleurs fort mal. Le financier avait ruiné lehobereau : phénomène qui segénéralise sans quel’esthétique y gagne, heureux encore lorsque levainqueur ne porte point un nom tudesque et ne répand pointce « factor judaïcus », sirépugnant aux narines françaises. Avec Sénert, les grandes chasses avaient cessé :podagre, il ne pouvait monter à cheval : il tiraitquelquefois par hasard, un lapin et un perdreau,c’était tout : mais jaloux du gibier, de cettejalousie particulière aux impuissants, il avaitvoué une haine mortelle aux braconniers. Ildétestait particulièrement d’Orgemont,dont il avait longtemps envié, la belle tenue àla chasse, l’allure superbe, la distinction aristocratique.D’Orgemont avait été ce qu’ileût voulu être lui-même, il ne le luipardonnait point. Pourtant il n’osait comme on dit « le faire prendre». D’Orgemont ne badinait point etd’Orgemont avait dit : « Si l’on me faitun procès, je tue un garde ». La menaceétait claire et tout le monde tremblait au château; aucun n’eût pris sur soi de dresserprocès-verbal au braconnier. Il chassait doncimpunément, plus hardi de jour en jour, colletant les lapinssous les fenêtres du propriétaire. A la fin Senerts’exaspéra ; l’énervementrendit ce lâche, héroïque. « Jeme souviendrai toujours, disait Lachesnaie, du jour où lenouveau maître, nous convoqua dans la grand’salle.Nous étions là, trois gardes demeurésau château après la vente, Leroy, Cachelou et moi; la casquette à la main, anxieux, nous pressentions quelquechose de grave. « Mes amis, dit Senert, cette canailled’Orgemont, (il l’appelait toujours cette canailled’Orgemont) braconne depuis trop longtemps dans laforêt ; il faut que cela cesse. Je sais qu’il doitcette nuit même relever des collets qu’il aposés dans le Costil des bruyères àquelque distance du ruisseau de la Noé. Lequel de vous veuts’y trouver ? le prendre sur le fait et lui dresserprocès-verbal ? Lequel ? » Aucun de nous nerépondit - non par crainte, bien sûr ; car vous meconnaissez et vous savez que depuis qu’unebaïonnette prussienne m’a fendu le bras àWissembourg, j’ignore la peur. Mais le respect nous tenait etil nous répugnait de surprendre notre ancienmaître comme un vil criminel. Sénert attenditquelques instants puis nous voyant silencieux : «C’est bon, dit-il, je sais ce qu’il me resteà faire ». et tandis que la nuits’avançait, il prit un révolver ets’achemina par la forêt… Il faisait un temps superbe, un de ces beaux clairs de lune qui fontdans leurs rayons sauter les lapins, à travers labruyère, errer dans les sentes les lièvresmélancoliques et sortir de leurs trous les renards et lesbraconniers. Lui aussi, d’Orgemont avait ététenté par cette nuit romantique, il avait pris son couteaude chasse et prudemment, il arpentait la forêt, Rapante surles talons. La chienne, d’une finesse extrême,frémissait au moindre bruit. Les bruits du resteétaient rares ; car dans le calme des bois, vêtusde nocturne lumière, c’est à peine siles feuilles tressaillaient. Gagnant le chemin des biches,d’Orgemont arriva au costil des bruyères. Ilaffectionnait cet endroit où ses collets prenaient de tout,même des chevrettes qui dévalaient haletantes etassoiffées vers le ruisseau de la Noé. Leruisseau était à trente pas de là ; onne le voyait point, mais dans le grand silence, un légermurmure indiquait sa présence toute prochaine. Au mitan ducostil, d’Orgemont s’arrêta, regarda detous côtés puis se mit à genoux pourrelever ses collets ; son couteau de vénerie,frappé des rayons de la lune flambait dans sa main. Aquelques mètres de lui, Rapante se tenait, degarde… Tout à coup, elle frémit, dressa les oreilles etse retournant vers son maître donna deux coups de voix sidiscrets, que l’on eût dit deux soupirs et qued’Orgemont seul put les entendre. Il regarda…devant lui, les branches bougeaient, s’abaissaient et seredressaient tour à tour, baignées par la lunemolle. Puis une ombre, furtive, s’avançait,cachée derrière les arbres énormes : - « Ah ! ah ! c’est vous Sénert !murmura d’Orgemont à mi-voix. - L’ombre tressaillit. Sénert avait eu undouloureux saisissement, - puis honteux de sa peur : « Ehbien oui, c’est moi, cette fois je te prends sur le fait ettu n’y couperas point. - Qui t’a permis de me tutoyer voleur ? » fitd’Orgemont dont la voix devenait terrible. Sénert recula d’un pas, car le buste du braconniers’était dressé et son couteau de chasseluisait dans la nuit, - toutefois il répondit dumême ton. - « C’est bien à toi, dem’appeler voleur, braconnier que tu es. N’approchepas ou je… » et ce disant il assurait son revolverdans sa main, et ivre de colère il le braqua sur sonennemi… D’Orgemont bondit, asséna sur le poing deSénert un tel coup que le révolvertomba… et que lui-même faillit êtrerenversé. - « Voyons, voyons, que fais-tu d’Orgemont, tu espris, n’aggrave point ton cas, mes gardes sont là,arrête, arrête. » Le braconnier n’écoutait plus, le couteau dechasse levé, il avançait les yeux pleins de feu,les narines palpitantes, nerfs tendus il fonçait droit,comme aux anciennes battues, sur la bête : «Va-t-en, tonnerre, ou je te tue. » Sénert reculaitpas à pas, dévalant le costil desbruyères, au bas duquel coule le ruisseau de laNoé ; il allait à reculons, trébuchantà chaque instant, criant, désespérant: « Au secours, on me tue ! d’Orgemont me tue !». Ses mains tremblantes essayèrent de se prendreaux branches ; mais sitôt que ses mains se posaient, lecouteau d’Orgemont les lardait de coups, les tailladait, enfaisait gicler le sang ; le lendemain les feuilles, les jeunes tailles,les brins d’herbe, tout dégouttait de sang. - Au secours, d’Orgemont me tue ! cela monta dans la nuit unedernière fois, ultime cri de mort. Sur la berge de laNoé, Sénert reculant toujours venait de faire unfaux pas ; il était tombé à larenverse, la tête baignant dans les eaux. Alorsd’Orgemont se courba, ivre de sang, hors de lui,excité par les abois de Rapante qui jappait de joie, ilplongea jusqu’à la garde, son couteau devénerie dans la gorge de son ennemi et le saigna commeautrefois il saignait les fauves… - « Alors, ajoutait Lachesnaie, ce que nous vîmesen arrivant sur le lieu du meurtre aux derniers appels de notremaître, fut horrible. Rapante lapait le ruisseauoù coulaient des flots de sang noir. Dans unaccès de délire, d’Orgemont avaitouvert la poitrine de son ennemi, il lui arracha le coeur, le jettaà sa chienne qui trépignait de joie…et plein de sang, sous la lune sanglante, il cria comme jadisà l’heure de la curée : «Hallali, mes beaux, Hallali. » Telle est la sombre histoire que nous conta Lachesnaie, un soird’automne, tandis que les bois déjàtachés de rouille et mantelés d’unebrume pluvieuse semblaient sur nous pleurer du sang. Bretteville-sur-Laize,1911. |