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GOUGET,Louis(1877-1915) : LeNoël du Moblot (1911). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (01.IX.2005) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 211) del'éditiondonnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans lerecueil Dansle Cinglais : nouvelles et légendes normandesavec des illustrations de Charles Léandre. Le Noël du Moblot par Louis Gouget, ~*~ Si vous avez connu Duval, dit le Moblot, ce grandchat maigre, garde-chasse de son métier et qui faisait sibien le « pied » au matin des battues, si vousl’avez connu, et que vous ayiez un minimum delittérature, je suis sûr qu’il vousévoquait, comme à moi, la sympathique figure dedon Quichotte, l’ingénieux hidalgo de la Manche -Non qu’il eût combattu les moulins àvent, il était trop sensé pour cela, nonqu’il se fût amusé à creverdes outres, pour en répandre le vin, il avait trop grandrespect de la « purée septembrole ».Mais sa haute taille, sa figure osseuse, ses manières derodomont et sa vantardise en faisaient une assez fidèlecopie du maître de Sancho Pança - s’iltenait par sa prestance du XVIe siècle, il en tenait aussipour son appétit. Rarement vîtes-vous mangeur plussolide que Duval le Moblot. - Dès son jeune âge,alors qu’il était petit valet, il ne rassasiaitpoint. - Il ne connaissait pas son appétit. - «J’ai-ti bientôt assez mangi, moussieu ? »demandait-il à son patron. - Si celui-ci ne luieût pas répondu vite, Duval eûtdévoré toutes les galettes de sarrasin et je nesais s’il eût laissé en repos la tuileet le gril. Un jour, il avait dix-huit ans, il paria à laSaint-Clément, du Plessis-Grimoult, qu’ilmangerait un gigot tout entier et gagna son pari ; une autre fois, ildévora un dindon, etc. - Si je voulais vous raconter tousses exploits pantagruéliques, je n’en finirais -qu’il vous suffise de savoir qu’il naquit auxenvirons de Saint-Rémy-sur-Orne, pays oùl’estomac des gens est comme le sous-sol, bardé defer. - Man pouar’ Auguste, disait sa mèreeffrayée d’avoir à donner labecquée à un ogre semblable, commentqu’tu f’ras quand tu seras soldat ». Le fait est qu’une maigre gamelle devait sembler pitancelégère à un homme de la complexion denotre ami - Hélas, il ne l’eut même pastoujours la maigre gamelle, car il fit son temps de serviceà un moment où les moins affaméspérissaient d’inanition. Il atteignit ses vingt ans lors de la guerre et suivit les mobiles duCalvados à l’armée de Chanzy. -Certainement Duval n’était pas un capon et il fitson devoir tout comme un autre, mais, bon dieu, qu’ilsouffrit de la faim - « Ah mes bonnes gens,disait-il invariablement, quand après avoir fait le« pied », il s’attablait, audéjeuner de chasse et coupait à la miche un groschanteau de pain - ah mes bonnes gens, si j’avions eu cha ensoixante-dix - et alors sans désemparer il nous contait lesmisères de cette époque : - à Dreux,il avait mangé du cheval, à Marchenoir des pommesde terre gelées, à Nonancourt, il avaitdécouvert un bifteck, mais une panique imbécilele lui fit laisser sur le gril. A Sillé-le-Guillaume, ilétait tellement harassé qu’ils’était étendu en pleine neige etn’avait rien goûté pendant plus detrente heures, - à Fréteval, ils’était battu comme un lion ; à lasuite des fusiliers marins du commandant Collet qui paya cet exploit desa vie, il avait traversé le pont, repoussé lesPrussiens à la baïonnette etpénétré dans la ville -après un tel effort, il espérait bien diner cejour-là. « Ah ouiche, les Prussiensavaient mangé tout, ni pain, ni viande, ni poisson, ilsn’avaient rien laissé - ah les goulus ! Je dusencore, ce jour-là, danser devant le buffet. - «Je vois, mon pauvre Duval, que cet exercice vous étaitfamilier, lui disais-je pour le mettre en verve, et que si,grâce à Dieu, vous vous êtesrattrapé depuis, il ne vous reste aucun souvenir de joyeuseripaille, durant cette lamentable épopée del’armée de la Loire. - Ah non pour sûr -pourtant si, un jour, je peux dire que j’en ai pris tout mon« sâ », mais jusque-là et queça ne m’a pas coûté cher. - Vraiment ! contez-nous cela, Moblot, tranquillement, tout en cassantla croûte. N’oubliez pas le proverbe «Brebis qui bêle perd sa goulée » - Je nel’oublie pas, messieurs, pas plus que jen’oublierai jamais les détails del’histoire que je vais vous raconter. « C’était la veille de Noël1870. - Notre bataillon était aux environs du Mans et macompagnie cantonnait dans un village, dont ni mes camarades, ni moi,n’avons jamais exactement le nom - nous étions dureste fort mal tombés - nous logions, si on peut appelercela loger, dans une malheureuse ferme, pauvre d’aspect,appartenant à un individu de mauvaise mine et de nomsignificatif : il s’appelait Rétif. Je vous jureque ce nom lui allait bien et que sa figure, chafouine et rose, auxlèvres pincées, n’était pastrompeuse - c’était l’avare le plus durque j’aie connu - Nos vêtements étaientusés, nous étions pieds-nus, nous grelottions,lamentables - cela ne lui faisait pas pitié - Il fallaittout lui arracher - « Dites, maîtreRétif, donnez-nous au moins quelques bourrées.» - « Je n’en ons point. » -Allez nous chercher un verre de cidre, on vous payera. » -« J’n’en ons point. » -« Laissez-nous prendre une botte de paille pour nous coucher.» - « J’en ons si peu. »Toujours la même chanson ; à tel point que pourpuiser de l’eau à son puits, nous fûmesobligés de le menacer de la corde. - C’est unehonte et pourtant ce « vieux quien » ne manquait derien. - Il avait notamment sous un tas de bourrées deuxtonnes d’excellent cidre. - Nous l’avons su depuis,d’une drôle de façon. - Un de noscamarades, un nommé Barbeau, se trouvait ivre tous lessoirs. Dans le dénuement complet où nousétions, cette pistache journalièreétait pour nous un problème : Barbeau avait beaudire, la langue pâteuse : « c’est lefroid » nous n’y croyions rien, - Il nous avouaplus tard avoir découvert la cachette de Rétif :il n’avait rien ébruité, maisà la nuit tombante, il introduisait un fêtu par labonde et se régalait en faisant semblant de dormir. - Cen’était pas bête et ma foi voler notrehôte c’était pain bénit. Nem’en veuillez pas, si je vous trace si longuement la figurede cet individu. Je ne me souviens jamais de lui sanscolère, et d’ailleurs, il est justequ’un pingre de cette espèce, qui refusait unverre de cidre à de malheureux soldats, soitflétri, par de bons Français, comme vous.» - « Nous le flétrissons de grand coeur,Moblot, mais hâte-toi, le soleil monte àl’horizon et comme chante Paul Harel : « Piqueux, la voie Nous met en joie Prends ton limier - Au bois, sois le premier. - - Achève ton histoire, si tu veux que nous ne fassions pasbuisson creux. - « Vous pouvez servir le café, messieurs. Letemps qu’il refroidisse et mon histoire seraterminée. Vous vous imaginez aisément les tristesréflexions qui nous venaient àl’esprit, tandis que le ventre creux, couverts de vraishaillons, et les pieds dans la neige, nous rôdions comme desombres dans la cour peu hospitalière de Rétif. « - Triste Noël, hein ! me disait Robillard, un paysque je n’avais pas quitté depuis le commencementde la campagne - ce n’est pas cette annéequ’on va chanter le « læta voce» à la messe de minuit. - Je crois bien que nousne coulinerons guère et qu’on n’entendrapas grand monde dire : « Taupes et mulots Si tu restes dans mon clos, J’te brûle la barbeet l’s’os. » Ce rappel des coutumes tant aimées de mon pays de Cinglaisme mit les larmes aux yeux et je dis tout penaud « Siseulement, on pouvait réveillonner. » - Réveillonner, mes gars, dit notre sergent qui avaittoujours le mot pour rire, bien qu’il souffrîtcomme nous et qu’il ait laissé à lamaison une toute jeune femme ! réveillonner et avec quoi,avec du pain et du sec, comme on dit chez nous. » - Ça dépeint, sergeint, dit derrièrenous, une voix dont l’accent n’avait rien deCalvadosien et que nous prîmes d’abord pour la voixde Rétif… cà dépeint - nousnous retournâmes et vîmes un paysan sarthois,costumé comme notre hôte, mais dont la figureavenante et futée contrastait singulièrement avecla sienne ! il tenait sa casquette à la main et,à son air, nous devinâmes qu’il avaitune communication intéressante à nous faire. « - Que voulez-vous, mon vieux, lui dit le sergent, vouspouvez parler devant les camarades, il n’y a pas de bleusici, allez-y. Le paysan toujours méfiant, nous tira quelque peuà l’écart en nous prenant par nosvareuses et regardant autour de lui, par précaution, voicice qu’il nous dit : - Ainsi, sergent, vous n’avez pas de quoiréveillonner cette nuit. - Rien n’est hélas plus vrai, répartitle sergent. - Eh bien si vous êtes un homme courageux et qu’unevingtaine de vos camarades veuillent vous suivre, vous pouvezêtre certain de trouver une table garnie. - Et où cela ? - A quelques kilomètres d’ici. - Pour moi, intervins-je - s’il faut seulement faire quelqueskilomètres pour réveillonner, bienqu’il neige comme du chien, j’y vais avec votrepermission, sergent, - Il ne s’agit pas seulement de faire quelqueskilomètres, poursuivit le paysan, en secouant latête ! m’est avis qu’il faudra ventié ben !se battre : car si la table est servie, elle ne l’est pointà votre intention, mes gars, et si vous voulez vous yasseoir il faudra gagner vos sièges, à la pointedes baïonnettes ». - Il expliqua que le matin unevingtaine de houzards de la Mort, sabre au clair, avaient envahi saferme - qu’à force de menaces, ils avaient euraison de lui - qu’ils l’avaient contraintà préparer pour le soir un plantureuxréveillon ! toutefois, comme à leurtête se trouvait un sous-officier bienélevé, on lui avait donné quelqueargent en dédommagement et on l’avaitinvité à la table commune - pour sabler comme ildisaient le « Jambagne ». - « Mais,plutôt que de trinquer avec ces houzards j’aimeraismieux crever de soif et comme le coeur me saignaità la pensée que mes poulets serviraientà nourrir ces gueux, j’ai résolu deleur jouer une bonne farce et prenant mon gourdin, j’ai faitune lieue, ai demandé où cantonnaient les soldatsfrançais et suis venu droit à vous. - Vous êtes un bon type, dit le sergent trèsému, votre invitation me plaît, et ma foi, je nedis pas non. - Et moi je dis oui, avec votre permission, sergent,m’écriai-je car la langue m’affriolaitet plutôt que de laisser à d’autres lespoulets rôtis dont le fumet montait en imaginationà mes narines, j’aurais bravé lebrasier de l’Enfé. Ma décision entraîna le sergent qui promit aupaysan de répondre à son appel. - « Je me trouverai donc vers huit heures àquelques pas d’ici dit le brave homme, réunissezvingt de vos mobiles et je vous conduirai. » Je vous jure que les vingt hommes ne furent pas long àtrouver, car si ventre affamé n’a pasd’oreilles, il doit avoir jambes agiles et bras courageux. -Je serais pendu pour vous dire les noms des vingt convives. - Tout ceque je sais, c’est qu’avec Robillard, moi etBarbeau, il y avait un parisien égaré parmi nouset qui à la demande du sergent avait répondu« Ça colle » et aussi le pèreCachelou que vous connaissez tous, Cachelou, dit teurte-gambe, dit leblaireau, qui dès ce temps là, roulaitdéjà en marchant. Nous partîmes à l’heure dite, le paysanservant de guide, et teurte-gambe fermant en boîtaillant lacolonne. Pour étouffer le cliquetis des fourreaux debaïonnettes nous les tenions de la main gauche - quant aubruit de nos pas on eût étéempêché de les entendre, attendu que depuis lamoitié de la campagne, nous étions pieds nus. Nous marchions environ depuis une demi-heure, quand notre guide dit :« Regardez, c’est là ! » -Nous vimes en effet, à quelque distance, desfenêtres éclairées et nousentendîmes une bordée de rires. - «Diable, ne pus-je m’empêcher de dire un peu haut,s’ils rient et parlent si fort, ils n’en sont pointau potage et nous n’aurons mais que les restes. - Silence, dit le sergent légèrementfâché, pas de bruit et effaçons-nous lelong du mur. - Oui, le long du mur, dit le guide fort bas, car au milieu de la couril y a une mare de purin grossie par les pluies. - Ils sont bienlà, continua-t-il, car leurs chevaux emplissent monécurie et ils les ont sellés toutprès, pour repartir au plus tôt. - Ce serait chouette, laissa échapper le parisien, de couperles sangles ou les guides de leurs canassons, ce qu’ils enferaient une té-terreles alboches. - Oui dit le sergent, c’est une bonne idée, maisattention au garde d’écurie. Par bonheur le garde d’écurie dormait, saoul decette ivresse allemande, lourde et sinistre comme la mort. Le parisien,Robillard et moi nous entrâmes dansl’écurie et coupâmes les sangles et lesguides de cinq chevaux. Mais, au sixième, le garded’écurie qui rêvait sans doute, eut ungrognement qui d’un bond nous jeta à la porte. - Allons, dit le sergent, assez de babeluses et droit au festin. Une seconde après, nous étions tous en groupe,retenant notre souffle, fusil en main et baïonnette au canonà la porte de la salle où les houzards riaientà gorge déployée - choquaient leursverres. - « Prosit ». - D’un coup decrosse la porte sauta et nous envahîmes le local. -« Bonsoir, messieurs, dit le sergent. - C’est paschic de réveillonner sans nous, dit le parisien. «Je ne sais ce que marmottèrent les houzards : - «Mac-Sehanc, petetin, petetin, petetac ! » - car je ne saispas l’allemand. - En tout cas, ilsn’étaient pas fiers et se voyaient perdus, attenduque pour javailler mieux, ils avaient ôté leursarmes. - « Que personne ne bouge, dit le sergent, vousêtes tous prisonniers. » - Si vous croyez cela, vous avez compté sans votrehôte, répondit en excellent français,un grand houzard à jolie moustache blonde, que je pris pourle maréchal des logis de la troupe, - et en moins de tempsqu’il en faut pour le dire, il fit sauter les carreaux ets’enfuit par la fenêtre suivi de tous les autres. - « Arrêtez-le, dit le sergent. » - Maisimpossible : car en rôdant je ne sais comment, Cachelou, ditteurte-gambe, dit le blaireau, avait avec le bout de sabaïonnette renversé la lampe et nous n’yvoyions goutte. - Nous attendîmes donc, anxieux, dans lesténèbres risquant de nous embrocher les uns lesautres que les houzards revinssent. Mais ils ne revinrent pas. - A lafin le sergent allait nous inviter à nous mettreà table ; quand nous entendimes au dehors un clapotementindicible et des appels désespérés -à la lueur de la lampe, victime de Cachelou et enfinrallumée par le paysan, nous distinguâmes cinqindividus, cinq houzards qui pataugeaient à qui mieux mieuxdans la mare. Voici ce qui s’étaitpassé - vous vous souvenez que nous avions coupéles sangles de cinq chevaux - Dès que leurs cavaliers leseussent montés d’un bond, sans toucher auxétriers, les chevaux, livrés àeux-mêmes gagnèrent l’abreuvoir. - Maisà peine baissèrent-ils le cou que les houzardspiquèrent une tête dans l’eau, au risquede se noyer ; empêchés qu’ilsétaient par leurs selles, leurs colbacks, leurs sabre-taches. Parmi eux se trouvait le maréchal des logis. - «Parbleu, lui dit notre sergent, cette fois vous êtes notreprisonnier. - J’aurais mauvaise grâce àne pas le reconnaître, répondit l’autrequi décidément savait vivre. » - Cela nous fait cinq prisonniers. - Hélas, cela en fait six en comptant notre garded’écurie - il est saoul comme une grive, maisc’est un Polonais, ce n’est pas drôle. - Tandis que sous bonne garde, nos houzardslégèrement grognons se séchaient dansla cuisine, nous attaquâmes les poulets un peu cuits, maisà la guerre comme à la guerre. Le sergent eut une idée : « Si nous invitions lemaréchal des logis. Pourquoi pas ? - « Monsieur,lui dit-il, vous plairait-il de trinquer avec nous : vous avezpayé le festin, il est équitable que vous enayiez votre part. - « Comment donc, fit le houzard, on nerefuse jamais de boire avec des braves, et ma foi vous êtesdes braves - », Tout se passa donc le mieux au monde et le champagne nous donnant unedouce gaieté, Cachelou, qui avait une superbe basse-tailleentonna le « Minuit Chrétien ». - Sa voix grondait si fort qu’elle eûtsûrement cassé les vitres : mais ellesl’étaient déjà de lafaçon que j’ai dite. Eh bien, messieurs, conclut le moblot, croyez-moi si vous voulez, ceréveillon me regaillardit pour toute la campagne. -C’est au souvenir de ce joyeux festin que je me battisvaillamment à Touvois où je fus blesséet où tomba glorieusement le capitaine le Pipre. -Aujourd’hui encore, tenez, rien que d’y penser,cela me donne des jambes - allons, messieurs, nous allons faire unebonne chasse : partons, il est temps, les chienss’impatientent. - Allons ! paix là, Ravissante, paix là, Rouflot,paix là, Amiral - on y va, mes loulous ! Août1911. |