L
E 23 juin 1885,
La Presse, de Montréal, a publié un long article deM. Faucher de Saint-Maurice, député au Parlement, sur Jean Vauquelain,de Dieppe, capitaine de vaisseau. Mon ami, M. Benjamin Sulte, s'estempressé de me l'envoyer, sachant bien qu'il me ferait le plus grandplaisir.
J'en aurais désiré la réimpression intégrale, mais le règlement denotre Société ne l'a pas permis. Par bonheur, il est avec lesrèglements, comme avec le ciel, des accommodements. Au lieu de publierce travail in-extenso, j'en donnerai tantôt des résumés, tantôt desextraits, étant bien entendu d'ailleurs que tout, sauf une ou deuxréflexions, vient de M. Faucher de Saint-Maurice.
Dans l'oeuvre de M. Faucher de Saint-Maurice, comme dans toute lalittérature franco-canadienne, on sent un souffle patriotique, unamour, un culte de la France qui m'émeut profondément.
Nous avons abandonné les Franco-Canadiens malgré leurs effortshéroïques pour rester Français. Ils ne demandent pas aujourd'hui à nousrevenir. Cependant ils conservent toujours, pieusement, jalousement,notre langue, notre littérature, nos moeurs, nos croyances ; la Franceest toujours leur patrie, la terre sainte que tous désirent fouler aumoins une fois en leur vie.
Prêtez l'oreille aux accords harmonieux de la lyre de Louis Fréchette,aux mâles accents de Benjamin Suite, aux captivants récits de Faucherde Saint-Maurice ; ouvrez Garneau, Chauveau, Joseph Tessé, tous, toussans exception, poètes, historiens, journalistes, orateurs, chantent etglorifient la France.
Pénétrez dans les profondeurs des couches sociales, sur toutes leslèvres vous entendrez vibrer le nom vénéré de la France.
« Et si quelqu'un veut savoir maintenant jusqu'à quel point nous sommesFrançais », s'écriait le regretté 0. Dunn, le 14 octobre 1870, « je luidirai : Allez dans les villes, allez dans les campagnes, adressez- vousau plus humble d'entre nous, et racontez-lui les péripéties de cettelutte gigantesque qui fixe l'attention du monde ; annoncez-lui que laFrance a été vaincue, puis mettez la main sur sa poitrine, et dites-moice qui peut faire battre son coeur aussi fort, si ce n'est l'amour de lapatrie.
» Oui, la France est encore notre patrie. Nous le sentons vivementaujourd'hui qu'elle traverse la plus terrible des épreuves. Vraimentnous ignorions peut-être nous-mêmes la force de notre affection pour laFrance, et nous ne savions pas que ses défaites pourraient nousattrister à ce point ; on dirait que chaque revers de ses armes nousatteint dans nos personnes ; ses douleurs sont nos douleurs, et Dieusait avec quelle impatience nous attendons le jour de son triomphe pourchanter l'hymne d'allégresse, jour qui, certainement, je le crois pourma part, luira bientôt, quelles que soient les apparences du moment »(1)
Ces sentiments, qui font autant d'honneur à la Nouvelle-France qu'à laFrance, ont dicté à M. Faucher de Saint-Maurice la biographie de JeanVauquelain.
Dans l'un de ses voyages en France, M. Faucher de Saint-Maurice a misla main sur un ouvrage contenant des renseignements sur l'officier quicommandait l’
Atalante, le 17 mai 1760, au terrible combat de la Pointe-aux-Trembles.Il commence aussitôt des recherches, et il a le bonheur de reconstituerla vie de l'un des plus brillants officiers de la marine de Louis XV.Laissons-lui la
parole :
« Fils d'un de ces armateurs dieppois, moitié corsaires, moitiémarchands et les meilleurs marins de l'époque, Jean Vauquelain naquit àDieppe en 1727. Dès l'âge de douze ans il était à bord du navire de sonpère et partait pour les Antilles, où, pendant six années, il fitd'heureuses croisières, se rompant, sous l'oeil paternel, aux rudestravaux de la mer, apprenant la manoeuvre, la théorie, la pratique, etformant sa volonté et son esprit à l'art difficile qui, désormais,avait pris sa vie. Son père se sentait revivre avec orgueil dans cemousse qui promettait, et une circonstance vint confirmer sesespérances. En 1745, le bâtiment qu'il montait fut attaqué par unefrégate anglaise. On était ce jour-là à la hauteur de la Martinique.L'anglais était supérieur au français, en hommes, en canons et envitesse ; mais le père Vauquelain était un vieux loup de mer, car lachronique du temps ajoute, en parlant de lui :
« Ce capitaine marchand savait se battre. Tout occupé qu'il fut dans cecombat, où il n'avait que trente-six hommes et douze canons à opposer àune frégate de vingt canons et de quatre-vingts hommes d'équipage, ilne perdit pas pour cela de vue la manière dont son fils se comportait.Et ce père fut plus sensible au sang-froid et à la bravoure de ce jeunehomme, âgé alors de dix-huit ans, qu'à la gloire d'avoir forcé sonennemi à se retirer. »
Cinq ans plus tard, le jeune Vauquelain pouvait commander aulong-cours. Il acheta un navire et fit la traite des épices avecl'Amérique. En 1756, la guerre étant déclarée, le ministère de lamarine demande le nom des officiers capables de commander sur lesvaisseaux du roi.
« Vauquelain fut le premier désigné. A vingt-neuf ans, il avait lecommandement d'une frégate légère.
» Ses instructions portaient qu'il devait « aller à la découverte surles côtes anglaises, y examiner les mouvements de leurs escadres, lesroutes qu'elles prendraient, et apporter ou rapporter selon le cas lespaquets qu'on lui remettrait à des hauteurs indiquées ».
» Il n'y a qu'un marin pour pouvoir se rendre compte des difficultésd'une aussi pénible et délicate consigne. Par tous les temps il fauttenir la mer. Les coups de vent, les brouillards les plus intenses, lesouragans redoutés par les autres camarades sont alors les bienvenuspour le commandant qui taille en pareille besogne. Brumes et tempêtesn'aident-elles pas au hardi capitaine à se défiler de l'ennemi, àpasser à travers ses lignes sans être signalé et à mener à bonne finune mission d'où dépend le sort d'une escadre ou d'un pays ?
» Vauquelain avait le génie des déguisements qu'il faut prendre, desmanoeuvres et des coups d'audace qu'il faut faire en semblableoccurrence.
» A peine tenait-il la mer depuis quelque temps, qu'au retour d'une deses périlleuses croisières, il reçut — par commission — du ministre dela marine, le commandement de l'
Aréthuse, frégate de trente canons.Elle était attachée à l'escadre chargée de ravitailler et de défendreLouisbourg, menacé par les Anglais. »
C'était encore une commission, non un brevet. Il pouvait tenir la meren qualité de corsaire, mais il ne pouvait prétendre à aucun avancementdans la marine de l'Etat. Cela ne satisfaisait pas son ambition, maisqu'importe !
« Le 9 juin 1758, l'
Aréthuse jette l'ancre devant Louisbourg.Vauquelain s'est rappelé son hardi métier d'éclaireur. Sa frégate apassé sans encombre les lignes de l'amiral Boscawen, qui croise àl'entrée du port depuis le 2 juin. A peine arrivé, le capitaine prendpart à toutes les phases, à tous les succès, à tous les revers dusiège. Pendant des journées et des nuits entières ce ne sont que desrafales de fer et de mitraille, qui vont de la ville à la flotte et desassiégeants aux assiégés. Tout ce que peut le génie de la guerre et dela destruction est mis en oeuvre par les géants qui se trouvent auxprises. Quatre frégates, deux vaisseaux de ligne français sont coulés àl'entrée du port pour en défendre l’accès. Ainsi l'a voulu legouverneur, le chevalier de Drucourt.
» Et la pluie de fer de passer toujours, de passer sans cesse sur lesimplacables ennemis. Un projectile tombe dans la sainte-barbe del’
Entreprenant, vaisseau de 74. Il saute. Ses débris mettent le feuau
Célèbre et au
Capricieux dont les batteries chargées et sansartilleurs criblent de boulets et la ville et les Anglais
» Nuit et jour on se fusille, on se canonne de part et d'autre. Hier ausoir, une bombe a incendié le « grand corps des bâtiments du Roy » ;demain, ce sera un boulet rouge qui mettra le feu à l'église ; et àquelques jours de là les casernes de la Reine brûleront. Bastions,lunettes, redoutes, escarpes, avant-postes, chemins couverts,casemates, tout est écrasé, tordu, brisé, éventré par la mitraille.Elle ne cesse de crépiter, de tout enlever sur son passage et de tombersi dru, qu'à 123 ans de distance, visitant les ruines de Louisbourg,avec un officier de la
Galissonnière, le lieutenant de vaisseauRouyaud, nous retrouvions l'assiette et les alentours de cette villemorte couverts de débris et de projectiles.
» Pendant ces heures terribles, le moral des troupes ne se dément pasun seul instant. Tous montrent l'exemple. La femme du gouverneur, Mmede Drucourt, est au premier rang. Chaque jour, aux applaudissements deceux qui vont se faire tuer pour la France, elle monte, intrépide, surles remparts battus en brèche et tire trois coups de canon aux endroitsles plus exposés.
» Bon sang tient de race : et si notre mère-patrie a su envoyer àl'histoire Jeanne d'Arc, Jeanne Hachette et les femmes héroïques de laguerre de 1870, notre Nouvelle France lui a donné à son tour Mme de laTour, Mlle de Verchères et Mme de Drucourt.
» Et pendant que se déroule ce drame immortel, Vauquelain etl’
Aréthuse sont partout, sur la rade, dans le port, au large, faisantleur pénible devoir et donnant, eux aussi, rude besogne à l'Anglais.
» Lisez la chronique de ces jours de sang et de deuil. Dans sonlaconisme militaire, elle est plus éloquente, que n'importe quelpanégyrique.
« Les Anglais, dit-elle, assiégeaient Louisbourg par terre et labloquaient par mer. Vauquelain comprit qu'il incommoderait beaucoupl'ennemi, s'il s'embossait dans une baie le long de laquelle il fallaitqu'il passât, ainsi que les munitions dont il aurait besoin, pour fairele siège de Louisbourg. Le coup d'oeil de ce jeune capitaine étaitjuste, et le feu de sa frégate, embossée à un quart de lieue du rivage,tua beaucoup d'ennemis et retarda leurs opérations. De leur côté, lesAnglais formèrent une batterie contre la frégate de Vauquelain qui,pendant quinze jours qu'elle resta dans cette situation dangereuse, futrenouvelée trois fois d'équipage. Enfin, voyant sa frégate et ses agrèsécrasés des boulets et des obus qu'on n'avait cessé de lui tirer,Vauquelain prit le parti de venir se mettre à l'abri de la ville, pourse mettre en ordre ».
» Le temps pressait pour réparer les avaries de l’
Aréthuse. On y paratant bien que mal, tout en ne perdant pas son temps, car la chroniquecontinue :
« Nous tirions à mitraille et nous faisions le plus de bruit que nouspouvions. M. Vauquelain employait tous les moments qu'on l'empêchait departir d'une façon qui devait nous consoler de ce retardement forcé ».
» Mais le siège avançait et le gouverneur de Drucourt voyant sa villese démanteler, ses troupes décimées par le feu de l'ennemi et par lamaladie, se résolut de donner de ses nouvelles en France. Finemarcheuse, portant toute sa toile à merveille, et commandée par uncapitaine ayant fait ses preuves, l’
Aréthuse fut choisie pour forcerla croisière anglaise.
» Pour y parvenir, il fallait attendre le brouillard du Nord.
» Les brumes de Louisbourg ! Ah ! j'ai respiré leurs acres senteurs, etje les ai décrites dans mes notes de voyage.
» Rien de triste comme cette nuit en plein jour, qui ne permet pas aumatelot de distinguer sur le pont, à une longueur de main. Autour delui tout est nuageux, opaque La mer est là qui confond ses teintesgrisâtres avec le ciel brumeux. Sans le monotone clapotis de la vaguequi se brise sur le flanc du navire, l'homme à la roue croirait que soncapitaine a mis le cap sur le néant.
» C'est au milieu de ce chaos que Vauquelain devait s'orienter. Il lefit en maître des choses de la mer, passant avec précaution à traversles épaves des navires sombres en rade, évitant les bordéesd'artillerie tirées au hasard dans la buée épaisse, par amis etennemis, et perçant la flotte anglaise sans qu'elle s'en doutât. Dèsque le rideau de brume se fût déchiré brusquement, ainsi qu'il arrivepresque toujours dans les parages du Cap Breton, Boscawen vit avecstupeur l’
Aréthuse filant grand largue à l'horizon et portantfièrement à sa corne d'artimon le drapeau fleurdelysé.
»
Les Mémoires chronologiques pour servir à l’histoire de lanavigation française mentionnent ainsi ce qui arriva alors :
« L'amiral anglais, surpris de la hardiesse et de l'exécution de cedessein, dépêcha les meilleurs voiliers de sa flotte à la poursuite decette frégate ; mais par la fausse route qu'elle fit la nuit suivante,Vauquelain les mit en défaut et arriva à Bayonne. »
» Bien lui en prit, car sa bonne réputation de marin n'aurait pu lesoustraire au sort de ses compagnons d'escadre. Quelques jours après ledépart de l’
Aréthuse, les assiégés, la rage dans le coeur, mais sedéfendant toujours, virent détruire ce qui restait de la flottefrançaise en rade de Louisbourg. Le
Prudent et le
Bienfaisantfurent amarinés dans la nuit par six cents Anglais, Le
Prudent brûlajusqu'à sa ligne de flottaison, pendant que le
Bienfaisant,traîné àla remorque par l'ennemi, voyait « tomber ses mâts pendant le trajet,tant il était maltraité par le canon ».
» Le 25 juillet 1758, onze jours après le départ de l’
Aréthuse, lerideau tombait sur le premier acte du drame sanglant de la Cession dela Nouvelle-France. Louisbourg capitulait, mais au milieu de tous cesdésastres et de ces humiliations, Vauquelain avait réussi à sauver safrégate et l'honneur de son pavillon.
» Causant un jour avec des officiers de la marine française, après lareddition de la ville, l'amiral Boscawen disait :
« — Messieurs, je ne sais pas quel est l'habile commandant del’
Aréthuse qui m’a échappé. Je gagerais que c'est un routiermarchand, car il fait bien son métier. Si l'un de mes capitaines defrégate en eût fait autant, mon premier soin, en arrivant enAngleterre, serait de solliciter pour lui un brevet de capitaine devaisseau ».
Vauquelain méritait un haut grade dans la marine royale, mais il étaitroturier et sortait de la marine marchande. C'était une double tacheoriginelle. Un simple cadet, sot et nul autant qu'on peut l'être, secroyait de beaucoup son supérieur. Il tenait à déshonneur d'avoir poursupérieur ou même pour égal un homme qui n'avait pas la prétention dedescendre des Allemands Chlodowig ou Charlemagne.
Suivant la justice distributive de ce bon vieux temps, que de naïfsbourgeois regrettent, le héros de Louisbourg ne fût pas breveté maiscommissionné de nouveau et reçut l'ordre de se rendre promptement àQuébec pour prévenir le gouverneur de se préparer à la résistance.
« Arrivé à destination Vauquelain reçut du marquis de Montcalm ce quilui restait de la flotille française devant Québec, c'est-à-dire, àpart des deux frégates qu'il amenait de France, le contrôle des bateauxet des brûlots.
» Avec ses camarades de combats, Vauquelain assiste à toutes lespéripéties du deuxième acte du grand drame dont les premières scènes sesont passées à Louisbourg. Avec eux, il a la douleur de voir vingtvaisseaux de ligne, vingt frégates, une multitude de transports,presque toute la flotte anglaise venir jeter l'ancre entre Montmorencyet Québec. La nuit, du pont de son navire, il voit les lueurs desvillages embrasés de l'Ange-Gardien, de Saint-Joachim, duChâteau-Richer, de Saint-Nicholas, de Sainte-Croix, de l'Ile d'Orléans.C'est Wolfe qui se venge, d'une manière peu enviable pour sa réputationmilitaire, du patriotisme de nos habitants en brûlant, sur un parcoursde 23 lieues, 1400 maisons. Vauquelain prend part au siège de Québec,assiste à une partie de son bombardement, à la douleur de voir lavieille métropole incendiée par les feux ennemis, et voit tomber cettecathédrale,
alma mater de l'Amérique du Nord, qui portait sifièrement, accroché à sa voûte, le drapeau amiral de Phipps, enlevé àla nage par Lemoine de Sainte-Hélène (2), en un jour de siège et decombat.
» Pendant la bataille des Plaines d'Abraham c'est Vauquelain qui, à latête d'une partie de ses marins, manoeuvre les grosses pièces de siègeet engage les batteries anglaises de la pointe Lévy.
» Quand sonna l'heure déchirante de la capitulation, l'histoire de lamarine française dit que Vauquelain « ne voulant pas que ses frégates yfussent comprises, prit le parti d'assembler son monde et de sortir deQuébec pour aller les rejoindre. Il fut assez heureux pour s'y rendre,en passant dans un endroit qui n'était pas gardé par les ennemis ».
» Ce fut alors qu'il se choisit un lieu sûr d'hivernage, restant à bordde l’
Atalante, vivant avec ses hommes comme il pouvait, maintenantquand même ses communications avec le chevalier de Lévis, etsurveillant, par de fréquentes patrouilles sur le fleuve, ce qui sepassait à Québec. C'est ainsi que le journal du capitaine John Knoxmentionne constamment les alarmes qu'il donne à la garnison anglaise,entr'autres celle du 23 octobre 1759, celle du 24 octobre, celle du 23novembre et celle du 24 novembre. Le 28 novembre, par une nuit sombre,il va mettre le feu à un navire échoué, il en tourne les canons du côté des Anglais qui, tout étonnés, reçoivent ces bouletsmystérieux, sans se douter que c'est une manière de Vauquelain de leurrappeler l'incendie du
Bienfaisant de Louisbourg. Dans la nuit du 4au 5 mai 1760 — par un froid de loup — il fait passer un sloop sous lesbatteries anglaises qui ne le découvrent que lorsqu'il est hors deportée. Pendant cette même nuit, il travaille à transporter des canonsdu camp du chevalier de Lévis à la tranchée ouverte devant Québec. Le 9mai, le sloop de Vauquelain revient de son voyage à la découverte de laflotte attendue. Il repasse bravement, et en plein jour, sous lesbatteries anglaises et vient se rapporter à son commandant.
» Le 11 mai, pendant la nuit, ajoute le journal de Knox, tout Québecest réveillé et mis sur pied. « La garnison court aux armes et y restejusqu'au matin ». C'est encore Vauquelain qui pousse une reconnaissanceet qui vient d'éviter un coup de canon du
Leostoff frégate anglaise,en rade.
» Après la victoire française de Sainte-Foye, Vauquelain vint avec la
Pomone et l’
Atalante prendre position à l'Anse du Foulon. A toutinstant l'une de ces frégates opère des reconnaissances de nuit.
» Pas un des nôtres n'ignore les heures d'angoisses qui s'écoulèrententre le 28 avril et le 7 juin 1760. Lévis canonnait sans cesse.Murray, qui le lui rendait bien. Les Français poussaient le siège avecvigueur, et chaque jour les deux armées s'attendaient à voir une flottede secours tourner la Pointe-Lévy et donner le Canada à l'Angleterre oule sauver encore une fois à la France.
» Le 7 juin, les sentinelles signalent un navire. Quelle couleurva-t-il arborer ? Les assiégés sont sur les remparts : les assiégeantscouvrent toutes les collines d'où ils peuvent voir le signe del'abandon ou de la délivrance
» Un rouleau monte lentement à la drisse de la corne d'artimon dunavire. Un vigoureux coup, donné par le maître timonnier, fait déferlerle pavillon. Un hourrah éclatant est poussé par les soldats de Murray :c'est leur drapeau, c'est l'emblème du
home et du lion britannique.Lévis n'est pas découragé. Fier, impassible, il attend encore et répondà ce défi par ses canons. Mais d'autres frégates anglaises arrivent àla file : il faut se rendre à la réalité : la France nous a oubliés.Lévis fait lever le siège et dépêche à Vauquelain l'ordre de remonterle fleuve. Il faisait mauvais, dit le journal du siège, et le fleuveayant été extraordinairement agité toute la nuit, l'estafette ne putrejoindre le capitaine de l’
Atalante.
» Deux navires ennemis, ainsi que je l'ai dit plus haut, venaientd'arriver.
» Au point du jour un vaisseau de ligne et deux frégates anglaisesappareillèrent et se trouvèrent dans un clin d'oeil sur nos frégates.Elles prirent chasse. La
Pomone s'échoue à Sillery. Vauquelainsignale alors aux petits bâtiments de s'échouer à l'entrée de larivière du cap Rouge, et lui-même appuyé par la brise va en faireautant à la Pointe-aux-Trembles.
» Là pendant deux heures, par le plus beau temps du monde, lorsque lesfeuilles s'ouvraient au printemps et que le soleil verdoyait lacampagne, Vauquelain supporte le feu des deux frégates anglaises, leurrendant coups pour coups. Mais ses munitions s'épuisent. L’
Atalanteest désemparée ; les boulets trouent ses oeuvres-vives, les débris desmâts jonchent le pont et il ne lui reste plus que son mât d'artimon.Vauquelain y grimpe, cloue son pavillon au tronçon du mât qui reste,fait mettre dans les chaloupes les hommes qui sont encore en état de sebattre, leur ordonne d'aller rejoindre le général de Lévis, puis, lui,morne, le coeur gros, le visage noir de poudre, il vient se coucher aumilieu de ses blessés, au pied du drapeau. Il pleure. Tous sesofficiers sont tués, son équipage est décimé : il ne lui reste plus uneseule gargousse dans la sainte barbe, et l'Anglais tire toujours surl’
Atalante.
» Ne dirait-on pas que c'est cet épisode sublime de notre histoire qui,trois quarts de siècle plus tard, inspirait à Alfred de Vigny cesstrophes vibrantes et mâles de la
Sérieuse.
» Ecoutez-les, et dites-moi si je me suis trompé :
Ces boulets enchaînés fauchaient des mâts énormes,
Faisaient voler le sang, la poudre et le goudron,
S'enfonçaient dans les bois, comme au coeur des grands ormes,
Le coin du bûcheron.
Un brouillard de fumée où la flamme étincelle
L'entourait ; mais le corps brûlé, noir, écharpé.
Elle tournait, roulait et se tordait sous elle
Comme un serpent coupé.
Le soleil s’éclipsa dans l'air plein de bitume.
Ce jour entier passa dans le feu, dans le bruit ;
Et lorsque la nuit vint, sous cette ardente brume,
On ne vit pas la nuit.
Nous étions enfermés comme dans un orage :
Des deux flottes au loin le canon s'y mêlait ;
On tirait en aveugle à travers le nuage.
Toute la mer brûlait.
Mais quand le jour se fit, chacun connut son oeuvre ;
Tous les vaisseaux flottaient démâtés, et si las
Qu'ils n'avaient plus de force assez pour la manoeuvre
Mais ma frégate, hélas !
Elle ne voulait plus obéir à son maître.
Mutilée, impuissante, elle allait au hazard,
Sans gouvernail, sans mâts ; on n'eût pu reconnaître
La merveille de l'art !
Engloutie à demi, son large pont à peine
S'affaissant par degrés, se montrait sur les flots ;
Et là ne restaient plus, avec moi capitaine
Que douze matelots.
Je les fit mettre en mer, à bord d'une chaloupe,
Hors de notre eau tournante et de son tourbillon ;
Et je reviens tout seul me coucher sur la poupe
Au pied du pavillon.
J'aperçus des Anglais les figures livides
Faisant pour s'approcher un inutile effort,
Sur leurs vaisseaux flottant comme des tonneaux vides.
Vaincus par notre mort.
La Sérieuse alors semblait à l'agonie,
L’eau dans ses cavités bouillonnait sourdement ;
Elle, comme voyant sa carrière finie,
Gémit profondément.
Je me sentis pleurer, et ce fut un prodige,
Un mouvement honteux ; mais bientôt l’étouffant ;
« — Nous nous sommes conduits comme il fallait, lui dis-je,
Adieu donc, mon enfant. »
Elle plongea d'abord sa poupe et puis sa proue.
Mon pavillon noyé se montrait en dessous :
Puis elle s'enfonça, tournant comme une roue
Et la mer vint sur nous.
» La mer, cette tombe glorieuse et silencieuse du marin, ne vint passur Vauquelain. Le drapeau fleurdelisé continuait toujours à flotter àl'artimon brisé de l’
Atalante et le
Leostoff et la
Diane tiraienttoujours. Enfin, les Anglais se décident à aborder ce mystérieuxvaisseau qui brûle par l'avant. Pas un mouvement ne se fait à bord dunavire français : on n'entend que les crépitements de la flamme quifait lentement son oeuvre. Les Anglais grimpent à l'abordage. Ilsaperçoivent Vauquelain en grande tenue et sans épée ; il l'avait jetéedans le Saint-Laurent pour éviter de la rendre. Le commandant del’
Atalante était assis au milieu de ses blessés, au pied du pavillon.
» — Pourquoi n'amenez-vous pas votre drapeau, lui demande l'officieranglais ?
» — Si j'avais eu plus de poudre, je causerais encore avec vous,Monsieur, lui répondit fièrement Vauquelain. Quant à mon drapeau, sivous voulez le prendre, vous n'avez qu'à monter le déclouer. Mon devoirde français est non pas de l'amener, mais de faire amener ceux desennemis de mon pays.
» L'officier qui venait d'amariner l’
Atalante fit alors embarquerVauquelain dans sa baleinière, envoya mettre à terre les blessés, etmonta lui-même déclouer le drapeau de France.
» La frégate française n'avait que 16 canons ; le vaisseau anglais enportait 40, et le combat qu'il eut à soutenir avec l’
Atalante fut sirude qu'il sombra le lendemain. Outre le
Leostoff, capitaine Deane,Vauquelain ce jour-là avait eu mailles à découdre avec le
Vanguard,commodore Swanton, et la
Diane, capitaine Schomberg.
» Le commodore Swanton reçut Vauquelain à Québec, en héros.
» Je suis tellement émerveillé de votre défense, lui disait ce braveofficier supérieur, que je vous prie de me demander, sans contrainte,ce qui peut vous être le plus agréable
» Ce que je priserais par-dessus tout, commodore, c'est ma liberté etla permission de rentrer en France ».
Et les documents anglais de l'époque ajoutent :
« L'amiral considérait si grandement cet officier, qu'il donna l'ordred'armer de suite un navire pour le mener en Europe, avec ordre aucapitaine d'obéir à Vauquelain et de le débarquer dans le port françaisqui lui plairait. Il lui laissait de plus le choix à faire parmi lesFrançais qu'il désirait voir rapatrier avec lui, sur ce vaisseau ».
M. Faucher de Saint-Maurice continue :
« Quelle différence entre cette conduite d'un ennemi loyal et laréception que lui fit, en France, son chef, le ministre de la marine !
» La duchesse de Mortemart ayant suivi Vauquelain depuis sa naissanceet connaissant sa valeur, avait recommandé tout particulièrement sonprotégé à M. Berryer, secrétaire de la Marine.
» Celui-ci lui répondit comme un sot et un maroufle qui sent l'escalierde service.
» — Madame, lui écrivait-il, je sais que Monsieur Vauquelain a servi leRoy avec un zèle et un courage extraordinaires. C'est un héros mais cen'est pas un noble, et j'ai une foule de fils de famille qui attendentaprès des promotions. Il appartenait autrefois à la marine marchande ;je lui conseille d'y retourner (3).
» C'était ce même Berryer qui recevait un jour de Bougainville cettebourrade.
» Bougainville le suppliait de faire un dernier et suprême effort poursauver le Canada.
» — Et, Monsieur, lui dit le ministre impatienté, quand le feu est à lamaison, on ne s'occupe pas des écuries.
» — On ne dira pas du moins que vous parlez comme un cheval, lui ditcarrément Bougainville.
» Malgré les avis du ministre, Vauquelain obtenait, en 1763, un brevetde lieutenant de vaisseau. Le mémoire auquel j'emprunte ces datesajoute :
« Une grande partie de la marine royale ne le vit pas sans peine élevéà ce grade, qui le mettait en rang de parvenir dans les premierspostes.
M. de Praslin, ministre de la marine, ayant besoin d'un officiercapable de s'acquitter d'une mission importante dans les grandes Indes,donna par commission le » commandement d'un vaisseau de soixante canonsà Vauquelain. Ce choix excita encore la jalousie de la marine royale,qui opposa plusieurs obstacles à son départ. Vauquelain en triompha etsortit de Rochefort pour se rendre aux grandes Indes. Pendant latraversée, cet officier de fortune essuya les plus grands désagrémentsde la part des officiers de vaisseaux qu'il commandait. Enfin, ilarriva heureusement à Pondichéry, remplit avec distinction sa missionet revint en France l'année suivante.
» M. le duc de Praslin n'était plus alors ministre de la marine, etcelui qui lui avait succédé, faute de connaître Vauquelain , ne put segarer des rapports de la calomnie.
» Dès que ce brave marin eût mis pied à terre, on lui enjoignit derester aux arrêts dans son appartement.
Surpris de cette punition, à proportion de l'applaudissement qu'ilcomptait recevoir pour s'être acquitté de sa commission avec succès, ileut recours dans sa triste position à la duchesse de Mortemart, dignehéritière des vertus comme des terres des gouverneurs de Dieppe.
Les sollicitations de la duchesse dessillèrent les yeux du ministre.Après trois à quatre mois de détention, Vauquelain reçut l'ordre quilui rendait sa liberté.
Le premier usage qu'il crut devoir en faire, fut d'aller à Versaillesrendre compte de sa traversée des Indes. Mais avant de partir, lareconnaissance lui fit un devoir de saluer et de remercier plusieursofficiers de marine qui n'avaient pas rougi de le visiter dans sadisgrâce. Il sortit à cet effet, sur le soir, et fut trouvé mort lelendemain, percé de coups, sans qu'on ait connu les auteurs».
Qu'il nous soit permis d'ajouter qu'on n'a jamais eu l'idée de fairedes recherches sérieuses. En bonne conscience, sa majesté Louis XVpouvait-elle faire pendre, pour un simple roturier, « homme de rien »,des « soutiens du trône », de prétendus descendants des Croisés ?
« Ainsi périt à 37 ans un homme qui aurait pu faire l'honneur den'importe quelle marine. Il eut à lutter contre les préjugés de caste,et opposa toujours son dédain, sa force de caractère, ses états deservice, son patriotisme sans borne, aux calomnies et aux humiliationsqui le suivirent pendant sa trop courte carrière.
» Au physique Vauquelain était fort bel homme, son oeil reflétait ladouceur et la fermeté. Il avait une figure et une tenue fort agréables,et joignait un courage indomptable à une grande modestie. Sesconnaissances nautiques étaient craintes, admirées par ses ennemis,reconnues et admises par toute la marine française.
» Voilà en quelques lignes le portrait de cet homme qui faitdire à notre grand historien Garneau :
« Mon vieil aïeul, courbé par l'âge, assis sur la galerie de sa longuemaison blanche, perchée au sommet de la butte qui domine la vieilleéglise de Saint-Augustin, » nous montrait de sa main tremblante lethéâtre du combat naval de l’
Atalante avec plusieurs vaisseauxanglais, combat dont il aurait été témoin dans son enfance. »
« Ce nom obscur de Vauquelain ne serait-il pas le point de départ de lavolonté et des grandes pensées que Garneau a consacrées toute sa vie àl'histoire de son pays » ?
En 1775, Marie-Antoinette, alors dans toute sa gloire, assistait à lapremière communion de Meudon ; une jeune fille lui présente un bouquetde fleurs blanches et lui récite un compliment. La reine, charmée, luidemande ce qu'elle peut faire pour elle.
« J'ose demander à votre Majesté », répond Elisabeth Vauquelain, «qu'elle fasse rendre justice à la mémoire de mon grand-père ».
La reine l'embrasse, lui promet de s'occuper de son affaire et tientparole. Quelques jours après, la fausseté des accusations portéescontre Jean Vauquelain fut reconnue.
« Le roi Louis XVI se fit présenter son fils et, lui annonçant cerésultat, lui dit qu'il se souviendrait des services de son père.Vauquelain lui remit un exemplaire de son « mémoire sur la géographiede l'Afrique ». Quelques mois après, le roi lui confia une mission trèsdifficile au Maroc, et il s'en acquitta de la manière la plussatisfaisante. En 1777, la France ayant résolu d'ouvrir des relationssuivies avec l'Extrême-Orient, le roi le nomma son consul en Chine. M.Vauquelin obtint un exequatur de l'empereur Kian-Loung, qui régnaitalors. Ce fait depuis ne s'est jamais reproduit. M. Vauquelain a rendude très grands services et a laissé de très beaux souvenirs en Chine,dans ce mystérieux et riche pays où notre mère-patrie promène en cemoment, haut et fier, le drapeau tricolore.
« Voilà en peu de mots, dit encore M. Faucher de Saint-Maurice, ce quej'ai pu recueillir sur la vie de ce grand oublié de notre histoire.Pour vous bien faire comprendre cette existence qui fut presque toutentière consacrée au service de notre pays, j'ai dû recourir auxmémoires, aux archives, aux lettres du siècle dernier. En réunissantces restes épars, j'ose espérer avoir réussi à faire revivre cetteénergique figure de Vauquelain, qui, devant son génie de marin, voyaits'incliner sans réplique Anglais comme Français ».
Nous ne pouvons mieux terminer qu'en reproduisant les dernières phrasesde notre auteur.
« Le Nil garde encore l'écho des joyeux chants de rame de nosvoyageurs, et, de nos jours, ne comptons nous pas parmi les nôtres despilotins, des pilotes, des capitaines au long cours qui sont considéréscomme comptant parmi les premiers marins du monde ? Les amirauxCommerell, McClintock, Galibert, Thomasset, Haligon, de Freycinet, levice-amiral Peyron, ministre de la marine de France, se sont plû à lerépéter maintes fois à ceux qui recevaient en rade de Québecl'hospitalité de leur bord.
» Personne de nous ne s'étonnait de l'unanimité de ces officiersgénéraux à ce propos, car tous nous nous rappelions que les ancêtres denos matelots, de nos pilotes et de nos capitaines au long coursservaient autrefois sous des commandants dont le type se personnifietout entier dans le mâle caractère de Vauquelain, le héros deLouisbourg et de la Pointe-aux-Trembles.
» La mer est ingrate, me direz-vous ? La fin prématurée du capitaine del’
Atalante en est une preuve. A quoi bon encourager pareille carrière?
» Eh ! je connais les marins et je les sais par coeur. Si Vauquelain eûtvécu, il aurait répondu ce que disait en pareil cas un vice-amiral deFrance :
» — Je suis loin de me plaindre de la Providence. Si j'avais àrecommencer une nouvelle existence, je ne choisirais pas une autreprofession que celle de la mer. J'ai toujours aimé la marine pourelle-même, et je ne puis revoir la mer sans la saluer avec une sorte derespect. C'est à la mer que j'ai dû mes premières émotions, c'est ellequi m'a fait homme, qui m'a nourri, qui console encore mes vieux jourspar les souvenirs qu'elle m'a laissés et qu'elle m'a permis de laisserà ma patrie ».
NOTES :
(1)
Pourquoi nous sommes Français, discours prononcé à Saint-Césaire,sur la Yamaska, le 14 octobre 1870 ; réimpression de
La Presse, deMontréal, du 23 juin 1885.
(2) Fils de Pierre et de Judith Duchesne, baptisé en 1623, à Dieppe,paroisse Saint-Jacques ; inhumé à Québec le 4 décembre 1690 (AbbéCyprien Tanguay,
Dictionnaire généalogique des familles canadiennes ;t.I, Québec, 1871, p. 379, col. 2. — G. G.
(3) M. Faucher de Saint-Maurice le qualifie durement, mais avec toutejustice. Il mourut, dit Duclos, après avoir fait beaucoup mieux lesaffaires de la Pompadour que celles de l'Etat. Cet homme, qui prenaitsi fort à coeur les intérêts des nobles, était tout simplement fils d'unbourgeois. G. G.