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HOUSSAYE,Arsène (1815-1896) : MademoiselleFleur-de-Lys (1885).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (07.VII.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Cinquièmejournée, publié à Paris par E. Dentuen1885.
 
Mademoiselle Fleur-de-Lys
par
Arsène Houssaye

~*~

I

MADEMOISELLE Édith Jaillet, surnommée Fleur-de-Lys, dans les soupers oùelle crie « Vive Henry V ! » est une insatiable au premier chef.

Depuis cinq ans qu’elle pratique, haut la main, la vie parisienne surle turf, au bord du lac, dans les avant-scènes, on ne saurait dire ledésastre qu’elle a fait autour d’elle.

Mademoiselle Lasseny ne dépense que cent mille francs par an pour sescarrosses et ses chevaux, une bagatelle, puisqu’il est convenu quel’écurie coûte quatre fois la cuisine dans une maison bien entendue.Mademoiselle Fleur-de-Lys jette deux cent mille francs par an auxcarrossiers et aux maquignons.

Qui est-ce qui paye ?

Ces messieurs. Si ce n’est pas l’un c’est l’autre ; quelquefois tousles deux. Que dis-je ? Tous les quatre.

Prenez garde de tomber sous sa dent aiguë et blanche. Le joli carnagedans toutes les fortunes quand Édith a faim !

On a parlé de son hôtel de la rue de Prony, un chef d’oeuvrelilliputien, surnommé la huitième merveille du demi-monde. Il y a làtoute une orgie de tapisseries des Gobelins, de faïences florentines,de chinoiseries relevées de japonisme, de tableaux et d’aquarelles demaîtres modernes.

Autant de drapeaux pris sur l’ennemi, selon l’expression de lademoiselle. Un beau jour, cependant elle a quitté tout cela. Ce châteaudes fées ne devait l’abriter que deux ou trois saisons.

Pourquoi ? C’est que le plaisir des yeux, c’est que les vanités lesplus suraiguës, c’est que le plaisir du Tout-Paris côté desdemi-mondaines et des courtisanes donne l’ivresse pendant quelquetemps, mais ne fait pas le bonheur.

On s’habitue à tout, aux tromperies quotidiennes, aux trahisonsféminines, aux soupers les plus pimentés, aux voluptés les plusimprévues ; mais, il reste à toutes ces belles impénitentes emportéespar le démon de la chair, je ne sais quelle soif cachée qui les brûle àleur insu.

C’est qu’elles ont des amours, et pas d’amour. C’est qu’elles viventdans les régions dévorantes du scepticisme, où tout n’est rien parcequ’on ne croit à rien. Ce qu’elles ont sous la main n’est qu’un rêve ;elles sont beau être frappées du vertige de l’argent, l’argent ne lesréjouit plus. C’est comme un joueur heureux qui a déjà gagné et quigagne encore : il croit qu’il gagnera toujours.

Mademoiselle Fleur-de-Lys n’était donc pas contente au milieu de toutson luxe et de tous ses amants. C’est en vain qu’on lui apportait desbouquets et des diamants ; c’est en vain qu’on lui parlait d’amour surtoute la gamme, depuis les tendresses exaltées jusqu’aux brutalités lesplus violentes, elle ne sentait plus rien, et elle disait vingt foispar jour à ses petites amies :

- On ne saura jamais comme je m’embête.

Sur quel fumier avait donc poussé cette fleur de lys ?

Édith ne le savait pas bien elle-même. Recueillie par une marchande àla toilette, elle avait très peu passé par l’école. A peine âgée de dixans elle courait déjà la pratique. C’est-à-dire qu’elle portait desrobes d’emprunt, louées au jour le jour, à ces filles de troisièmeordre dans la galanterie, qui n’ont jamais de quoi s’acheter unefeuille de vigne pour les grands jours ; car dans ce monde-là commedans tous les mondes, il y a cent misères à l’ombre d’un triomphe.

Quand on regarde de près les filles perdues on se demande pourquoi lesunes vont à pied et les autres vont en carrosse. C’est toujours le jeude l’amour et du hasard.

Naturellementla petite Édith ne fut pas élevée pour devenir rosière oupour disputer le prix de vertu à l’Académie française. Aussi vers saquinzième année, un jour qu’elle portait une fort belle robe à une deces demoiselles, elle trouva plus simple de s’habiller elle-même decette robe pour courir l’aventure à son tour. Elle n’était pas mal dutout, figure originale presque jolie, chevelure blonde en broussailles,oeil provocant, nez finement sculpté avec des narines expressives,bouche bien fendue, lèvres légèrement disjointes par un sourireperpétuel qui montrait les plus belles dents du monde, menton accusépar la volonté de mal faire. Tout le corps était d’un modelé abondant :épaules fuyantes, bras ronds, seins orgueilleux.

Les peintres à la mode vous parleraient mieux que moi de tout le reste,car elle ne se faisait pas prier pour jouer la scène de Phryné devantl’Aréopage. Elle avait coutume de dire en montrant ses pieds cambrés etses mains blanches aux ongles en griffes :

- Je vous montre ce que j’ai de moins bien.

Il y avait pourtant un point noir : c’étaient deux oreilles abominablesqui semblaient ciselées par un manoeuvre quand tout le reste était letravail d’un maître ouvrier. Aussi avec quel art Édith cachait sesoreilles !

Pourtant elle n’avait pas le courage de ne pas y mettre des perles. Parexemple, jamais de diamants, de peur de les éclairer. Du reste elle nelaissait passer que le bout de l’oreille sous ses cheveux toujours enrévolte, mais elle avait beau faire, les coups de vent, les curiositésindiscrètes, les malices de ses amies dévoilaient ces oreilles devenueslégendaires.

Ce rapide coup de crayon vous montre Fleur-de-Lys à la veille d’uneaventure sentimentale qui fit quelque bruit dans le demi-monde.


II

Mademoiselle Fleur-de-Lys lisait des romans. Elle donnait un pleur àOctave Feuillet, un éclat de rire à Alexandre Dumas. Elle ne lisait pasBalzac, elle l’étudiait ; elle s’était barbouillé l’esprit de larecherche de l’Absolu.

- Moi aussi, dit-elle un jour, je recherche l’absolu.

On rit beaucoup, autour d’elle, ce qui lui fit dire à son amant entitre :

- Je ne suis pas si bête que tu en as l’air. Rassurez-vous, monsieur lecomte, ce n’est pas chez vous, que j’irai à la recherche de l’absolu.

Sur quoi elle lui jeta au nez une bouffée de cigarette.

- Vois-tu, ma belle amie, murmura le comte d’un air hautain, l’absoluc’est le merle blanc.

- Oui, et on ne l’attrape pas plus dans tes terres que dans les terresdu voisin.

- Oh ! je te connais bien, Fleur-de-Lys : pour toi l’absolu c’est tousles jours un caprice inédit : aujourd’hui un cheval, demain une robe,après-demain une trahison.

- Tu commences à me comprendre. Vois-tu, je t’aime bien, mais jem’ennuie ; ce n’est pas ta faute, c’est la faute de tes amis, de mesamies, du cercle où nous vivons. J’ai horreur de faire toujours la mêmechose. Tout est prévu et étiqueté dans ma vie comme si j’étais couchéedans un rayon du Printemps. Je me crois devant Jaluzot.

- Pauvre fille, que veux-tu que je fasse ?

La belle réfléchit un peu.

- Je veux que tu t’en ailles. Je dînerai seule. Je coucherai seule. Lanuit porte conseil. Je te dirai demain matin ce que j’ai résolu.

Le comte n’était pas un gêneur ; il ne se donnait pas le ridicule derester quand on l’envoyait promener ; il prit son chapeau, embrassaÉdith et lui dit :

- A demain ou à après-demain.

On ne pouvait pas sortir plus galamment.

- Un peu plus je l’aimerais, dit Édith quand il fut dans l’escalier.

Mais elle ne rappela pas le comte, d’autant moins qu’il lui était venuune idée. Oh ! mon Dieu, c’est une idée qu’elle n’avait pas trouvé dansla recherche de l’Absolu.

Au fond, ce qu’elle cherchait depuis longtemps c’était l’amourprimitif, l’amour adorable, l’amour pour l’amour, quelque chose commeune nouvelle édition de Daphnis et Chloé, mais sans pour cela retournerau milieu des champs.

Où trouver un Daphnis beau, robuste, ingénu, un coeur qui n’a pas encoreaimé, des yeux profonds s’illuminant pour la première fois, toutes lespoésies de ce rêve rayonnant qui est le mariage avant la lettre ?

Elle était allée plus d’une fois en folle compagnie à la Closerie desLilas, où elle avait valsé vaille que vaille avec son amant : elleavait remarqué parmi les étudiants tapageurs des figures toute naïvesencore de nouveaux venus de la province qui avaient l’air de ne pasbien comprendre les Parisiens.

Qui sait ? Ce serait peut-être amusant de tourner la tête à un deceux-là et d’aller vivre avec lui toute une semaine dans sa petitechambre d’hôtel, oubliant toutes ses orgies de fille galante etrefleurissant sous les primevères de la virginité.

Cela lui monta à la tête et la toucha au coeur.

- Pourquoi donc, moi qui me suis payé tant de choses, ne me payerais-jedonc pas le luxe d’aimer et d’être aimée ?


III

Le soir, Fleur-de-Lys, qui jurait bien de s’appeler Édith tout court,fut une des premières arrivées à la Closerie des Lilas.

Vous ne l’auriez pas reconnue tant sa métamorphose était réussie. Commeelle comptait plus encore sur sa figure que sur le fla-fla de ses robeset de ses chapeaux, elle s’était habillée non pas tout à fait enétudiante, mais en fille très simple. Sa femme de chambre lui avaitretrouvé une robe de cachemire noir qui d’ailleurs lui allait comme ungant ; elle s’était coiffée d’un chapeau à la Rembrandt pas tropemplumé ; rien aux oreilles ; au cou une ruche blanche ; sur le frontun voile, pour se donner l’air mystérieux ; des gants de Suède à sixboutons ; des bottines idéales marquées au 34 ; à la main un éventailjaponais qui valait bien six sous...

Et ainsi elle était charmante, la tête légèrement inclinée, l’airtimide, détournant les yeux comme une violette. On eût dit vraimentqu’elle s’était trompée de porte, et qu’elle était attendue dansquelque famille bourgeoise du voisinage où on joue au loto, à deux sousla partie, pour se donner des émotions.

Ce jour-là, un étudiant de seconde année qui vivait silencieusement ruede Médicis, pas loin de l’École de droit, se hasarda à la Closerie desLilas. A peine entré, il remarqua mademoiselle Édith. Après avoir faitun tour, il la remarqua encore. Mademoiselle Édith rougit et se cachasous un éventail.

Avait-elle vu son homme du premier coup ?

Lui qui ne cherchait pas, avait-il trouvé ?

Cet étudiant se nommait Adolphe Labour, il était né dans les Ardennes :tête blonde mais énergique ; yeux bleus, mais vifs ; il était grand etbien taillé quoiqu’il y eût en lui du sauvageon ; l’expression de safigure était d’une douceur pénétrante. On voyait à sa manière des’habiller qu’il ne se préoccupait guère de faire le beau. C’est quejusque-là la femme n’était pas entrée dans sa vie. Sa seule passionc’était l’étude. Il n’avait aimé que sa mère et sa soeur qui, à ellesdeux, étaient toute sa famille. Il vivait à Paris d’une pension de deuxcents francs par mois sans faire de dettes, parce qu’il était devant leluxe moderne d’un stoïcisme antique. Que lui importaient toutes cesfortunes qu’on traîne après soi, lui qui se trouvait riche dans sonpays natal, avec un livre à la main, ou un fusil sur l’épaule. A Parisson luxe c’était le musée du Louvre ou le musée du Luxembourg ; c’étaitle Jardin des plantes ou le Jardin d’acclimatation ; c’étaient lesévocations de Molière au Théâtre-Français ou les féeries de Mozart àl’Opéra ; ce luxe-là ne coûte pas bien cher, d’autant mieux qu’il avaitun ami de la rive droite qui lui donnait des billets de spectacle. Ilne renonçait pas pour cela aux droits non plus qu’aux devoirs de lavie, mais il attendait patiemment son heure. Il ne désespérait pasd’être éloquent quand il revêtirait la robe d’avocat. Son grand-pèreavait été député, peut-être se risquerait-il dans la vie politique ?Mais en attendant, ce qu’il voulait posséder, c’était la science dudroit sans trop s’inquiéter de la science de la vie.

Cependanton avait déjà dansé deux quadrilles et tourbillonné deuxvalses. Mademoiselle Édith ne perdait pas des yeux Adolphe Labour :elle avait beau regarder tous les autres, celui-là seul lui allait,soit qu’il fût la révélation d’un type rêvé, soit qu’une seule de sesoeillades eût pris son âme, car elle était, ce soir-là, toute aux beauxsentiments.

Lui-même, quoiqu’il ne fût pas venu là pour s’y attarder, passait etrepassait devant elle, comme entraîné par sa destinée ; mais il étaittimide et ne s’arrêtait pas pour lui parler comme font tant d’autresétudiants devant une bonne rencontre.

Édith vit bien que si elle n’y mettait du sien ce bel oiseau bleu luiéchapperait. La fête s’animait. La foule devenait cohue, il lui semblaqu’elle allait tout perdre s’il était détourné de son chemin, car sonchemin, c’était elle. Elle résolut de lui parler, mais comment ? Quelui dirait-elle ? S’il allait passer outre ? Enfin, elle se risqua.

- Monsieur...

L’étudiant s’arrêta et pâlit. Édith elle-même était toute blanche.

- Monsieur, est-ce que vous voulez bien valser avec moi ?

- Mais, mademoiselle, la valse est finie.

- Ah ! je croyais !... C’est que je ne suis jamais venue ici...

Sans songer à être poli, Adolphe Labour dit à Édith :

- Cela se voit bien, mademoiselle.

Ce mot alla au coeur de notre héroïne.

- Moi-même, reprit-il, je n’y viens pas souvent. C’est une bonnefortune pour moi d’être entré ce soir par distraction à la Closeriedes Lilas.

Ils marchaient du même pas, Adolphe dit à Édith :

- Si vous preniez mon bras ?...

- J’y pensais, car je suis toute confuse d’être seule ici, voilà oùmène la curiosité.

- Vous ne seriez pas femme si vous n’étiez pas curieuse.

Une bouquetière se jeta à la traverse.

- Jamais ! s’écria Édith.

- Vous n’aimez donc pas les fleurs ? lui demanda Adolphe.

- Oh ! je les aime beaucoup, mais pas ici : il me semble que cesfleurs-là sont aussi dépravées que celles qui les portent.

- Vous avez raison.

- Je me contente d’un simple bouquet de violettes, acheté dans la rue,ou bien des fleurs qui viennent ou qui poussent sur la fenêtre de mamère, et que je cultive ou que je cueille le matin quand je vais àl’atelier.

- A l’atelier ?

Édith raconta avec une charmante naïveté comment elle n’était qu’unepauvre fille qui gagnait sa vie à faire des robes, chez une des grandescouturières de Paris.

- Mais rassurez-vous, ajouta-t-elle, je ne suis pas une machine àcoudre : on m’a surnommée les Doigts de-Fée.

- Je n’en doute pas, dit Adolphe en caressant les doigts deFleur-de-Lys.

Et ainsi ils causèrent de ceci, de cela. Et plus ils parlaient et plusils s’aimaient.

Édith avait fini par questionner Adolphe, qui lui avait ouvert soncoeur. Elle était ravie.

- Enfin, se dit-elle, j’ai trouvé un homme. Tous ceux que j’ai connusne sont que des pantins. Jusqu’ici je n’ai joué qu’à la poupée. Je sensque je deviens une grande fille. Si celui-là m’aime, quand je mejetterai dans ses bras je lui donnerai une vierge.

Les courtisanes s’imaginent volontiers qu’elles ont dans leur jeunessetrois ou quatre virginités. Ne connaissent-elles pas toutes,d’ailleurs, le vers célèbre de Victor Hugo :

        Son amour m’a refait unevirginité.

Avant la fin de la soirée, miracle du coeur chez ces deux amoureux : ilss’aimaient.

- Et maintenant que je vous aime, dit Adolphe à Édith, vous allezretourner chez votre mère et je ne vous verrai plus.

Cela était dit avec un accent de profonde tristesse. On était dans unkiosque presque solitaire. Fleur-de-Lys mit ses deux mains sur lesépaules d’Adolphe et lui montra deux larmes.

- Et maintenant que je vous aime, je suis bien malheureuse !

Adolphe voulait dire à Édith :

- Vous ne m’aimez pas !

Mais pourquoi ne pas croire aux larmes de cette belle créature, sisimple et si ingénue. Il se laissa prendre corps et âme, coeur etesprit, tout lui à tout elle.

- Ah ! comme je voudrais pleurer sur votre coeur ! reprit Fleur-de-Lys.

Adolphe avait promené ses lèvres sur les cheveux de la demoiselle. Ilprit l’ivresse après avoir pris l’amour.

- Eh bien ! lui dit-il, venez chez moi, une petite chambre d’étudiant,presque sous les toits : j’ai lu dans les philosophes que le bonheurest partout.

- Et vos philosophes ont bien raison. Puisque vous m’aimez je vousaccompagne chez vous, mais je serai seulement votre camarade.

- Pas mon camarade de lit ?

- Oh ! non, vous oublierez que je vous aime et vous ne m’embrasserezplus.

On alla dans la chambre d’Adolphe Labour. Édith sentit une forte etsaine odeur de livres. Elle ouvrit la fenêtre.

Que faire à la fenêtre ? On s’embrassa. On s’embrassa encore, ons’embrassa toujours.

- Ah ! comme je t’aime !

- Ah ! comme c’est doux de vous aimer !

Édith se promena par la chambre ; elle reconnut la mère d’Adolphe dansune photographie.

- Votre mère ? dit-elle.

Elle fit le signe de la croix. Et penchant encore sa tête sur le coeurd’Adolphe :

- Adolphe, empêchez-moi de penser à ma mère.


III [sic]

Quand on se réveilla, le matin, on s’aperçut que la fenêtre étaitdemeure ouverte. On vit s’agiter au vent la tête des plus hauts arbresdu Luxembourg. On entendit siffler le merle et chanter les fauvettes :un hardi pierrot vint sautiller sur la fenêtre.

- C’est mon ami, dit Adolphe. Je lui donne tous les jours les miettesdu déjeuner.

- On déjeune donc ici ?

- Oui, oui dit Adolphe, il y a table ouverte. J’ai des camarades quiviennent quelquefois le matin casser mon pain, boire mon lait et mangermes fraises.

Édith était toute joyeuse.

- Oh ! mais, c’est charmant ! On se croirait en pleine campagne.Voulez-vous que je déjeune avec vous ?

- Je crois bien !

Adolphe sonna : une superbe matrone apparut pour prendre les ordres.Édith s’était nichée sous l’oreiller.

- Madame Béga, dit Adolphe, vous allez demander au café Voltaire un déjeuner pour deux... Je me trompe, deux déjeuners pour un.

Il voulait sauvegarder la pudeur de Fleur-de-Lys.

- Non, non ! dit-elle, je veux déjeuner comme vous déjeunez tous lesjours. Vous entendez, madame Bega : deux pains, deux tasses de lait etdeux paniers de fraises.

- Voyons, dit Adolphe en riant, ajoutons à cela un pâté de foie gras etune bouteille de vin de Champagne.

C’eût été la joie d’Édith, qui était gourmande, mais elle se récria :

- Tout cela est bon pour la rive droite ; puisque je suis sur la rivegauche, je veux vivre comme une fille des champs.

- Eh ! bien, le vin de Champagne et le pâté de foie gras seront pourmoi... Vous entendez madame Béga...

La matrone sortit en murmurant :

- Je croyais que c’était un saint, mais il ne vaut pas mieux que lesautres. Oh ! les femmes !

Le déjeuner fut charmant, car on eut des baisers pour hors-d’oeuvre.Tout en condamnant le pâté de foie gras et le vin de Champagne, Édith ymit les lèvres et les dents.

- Pour faire comme toi, dit-elle à Adolphe.

Survinrent deux étudiants au dessert. Édith fut d’une tenue parfaite,rougissant à tout propos.

- Où diable a-t-il déniché cette vertu-là ? dit un des étudiants.

- A coup sûr, ce n’est pas à la Closerie des Lilas ! répondit l’autre.

Le bonheur ne se raconte pas. Huit jours durant ce fut un flux deplaisirs, d’émotions, de ravissements. Les vagues heureuses, toutesbaignées de soleil, montaient les unes sur les autres ; jamais lerivage n’avait été plus joyeux. Mais l’heure du reflux devait sonnerbien vite. Édith était une dévorante ; elle ne fit que quelquesbouchées de son bonheur.

Un matin que dormait Adolphe, elle inventoria la chambre en pensant àson hôtel. Elle s’étonna d’avoir pu vivre huit jours sous ce plafondenfumé, devant ce papier bleu à ramages, en regard de cette pendule quine marchait pas, s’asseyant sur ces chaises d’hôtel garni, dormant dansce lit d’acajou à bateau, se mirant dans cette glace désétamée,inquiétée par les photographies de la mère et de la soeur de son amant.

Ce matin-là, la fenêtre était fermée, elle sauta hors du lit pourl’ouvrir.

- Qu’as-tu donc ? lui demanda Adolphe.

- J’étouffe. Je vais respirer.

Il ne comprit pas que tout était fini : il se retourna de l’autre côtéet se rendormit dans un rêve d’amour.

Quand il s’éveilla il fut surpris de voir Édith tout habillée.

- Où vas-tu ?

- Je vais chez ma mère.

Ce fut le dernier mot. On s’embrassa.

- Tu reviendras pour dîner avec moi ?

Édith était déjà sur le pas de la porte. Elle fit un signe et disparut.

Adolphe soupira. Il avait passé huit jours dans un conte de fées ouplutôt il avait assisté à la représentation d’une féerie en huittableaux et il lui sembla que la toile tombait pour ne plus se relever.


IV

Édith prit un fiacre. Elle donna cent sous au cocher pour qu’il allâtbien vite.

On ne l’attendait pas chez elle si matin, après une absence de huitjours. Le comte était venu souvent, très inquiet d’une disparition siimprévue.

Fleur-de-Lys n’était pas dans son hôtel depuis une heure, quel’amoureux héraldique arriva, accompagné d’un de ses amis.

- A la bonne heure, dit-elle, voilà mon monde.

L’ingrate oubliait déjà ses huit jours de bonheur sans nuage. Elleavait eu, grâce à Adolphe, sa part de ciel bleu, mais elle était troppervertie pour ne pas mieux aimer les orages : « Tu as amoncelé lesnuées ; tu vivras dans les nuées. »

- D’où viens-tu ? demanda le comte à Fleur-de-Lys.

- De Monte-Carlo.

- De Monte-Carlo ! dans cette saison !!!

- Oui, mon cher ami, c’est si vrai que je suis ruinée. Le princeGalitzin m’a prêté vingt-cinq louis pour revenir.

Et comme Édith voyait que cela prenait, elle ajouta :

- Après m’avoir prêté cent louis à mon dernier jour de jeu. Ah ! quelledéveine ! Il n’y a que toi qui pourras me consoler : aime-moi bien.

Et elle se jeta dans les bras du comte.

- Oui, je comprends, cela me coûtera cher, dit le comte, qui était unhomme d’esprit, mais égaré par la passion.

Et la folie continua de plus belle.


V

Cependant ce brave Adolphe Labour avait pris tout cela pour de l’argentcomptant. Il avait embrassé le bonheur à belle étreinte, comme un bienqui ne devait pas s’évanouir. Jusque-là, je l’ai dit, il avait passédevant la femme, lui prenant une heure, quelquefois une nuit, mais sansamour et sans passion. Il avait fallu que ce tourbillon qui s’appelleÉdith vînt embraser son coeur et troubler sa raison. Il l’aimait detoute la force des ses vingt-deux ans. C’est qu’elle avait étécharmante pendant les huit jours qu’elle venait de passer avec lui. Unsourire perpétuel, à peine traversé de quelques expressionsd’impatience quand il n’allait pas, dans ce rêve à deux, aussi vitequ’elle-même. Il sentit tout d’un coup la solitude tomber sur lui,froide et nocturne. Il ouvrit ses livres de droit, mais il les refermaparce qu’il n’y trouva pas le mot amour.

Qu’était-elle donc devenue cette femme, cette amoureuse, cetteapparition ? Il la cherchait partout, mais il ne la trouva pas plus àla Closerie des Lilas que dans le jardin de Mabille. Il ne pouvaitplus vivre chez lui. Le jour, il battait les pavés de la rive droitecomme ceux de la rive gauche. Le soir, il entrait dans trois ou quatrethéâtres, mais que lui importait la comédie ! Il dévorait du regardtoute la salle, croyant toujours reconnaître cette adorable figure quil’avait enchanté, et qui, maintenant, faisait le désert dans sa vie.

Que s’était-il donc passé ? Voyageait-elle ? Était-elle malade ? Unomnibus l’avait-il coupée en deux ? Dans ses folles recherches, il allajusqu’à la Morgue.

Vainement ses camarades, surpris de sa pâleur et de son inquiétude,voulaient-ils l’égayer ou seulement le distraire, il aimait mieux vivreseul, se trouvant ainsi plus près de celle qui était si loin. Sa soeurlui écrivit qu’elle était malade : son aveuglement fut tel qu’il n’allapas voir sa soeur, parce qu’il croyait toujours qu’Édith allait frapperà sa porte.

Que de fois il recommanda à la mère Béga de donner sa clef à l’absentesi elle revenait ! Bien mieux, il recommandait de l’enfermer dans lachambre ; aussi n’était-il jamais plus de deux ou trois heures sansrentrer. La nuit il ne dormait pas, croyant toujours reconnaître sonpas dans l’hôtel, espérant sans cesse que le fiacre qui passait sous safenêtre lui amenait Édith.

Il tomba malade, s’étonnant lui-même, malgré son violent amour, d’avoirsi peu de vertu pour résister aux passions de la jeunesse. Dans sonaffolement il ouvrit son coeur à un de ses amis. Il pleura comme unenfant, il lui dit qu’il n’avait plus le courage de vivre.

C’était un dimanche : son ami croyant l’arracher à son chagrin leconduisit de force à Bougival où il avait un bateau. On se promena surla Seine. Il y avait d’autres camarades. Au dîner on but du vin deChampagne. On chanta à tue-tête. On conta des histoires sadiques. MaisAdolphe Labour n’était pas de la fête, il voyait passer dans sonimagination la figure d’Édith ; quoi qu’il fît et quoi qu’on fît, elleétait toujours là.


VI

On entraîna l’amoureux non sans quelque résistance à la petite fête dela Grenouillère, où les hautes courtisanes, ou les comédiennes enrupture de rôle se risquent le dimanche dans les quadrilles les plusendiablés. Tout le monde sait ça, tout le monde a vu ça, ne fût-ce quepar les journaux – mondains qui ne parlent jamais que – du demi-monde.

Adolphe Labour entra là comme un étranger qui n’a aucun souci duspectacle. Que lui faisaient toutes ces filles à la mode, toutes cessoupeuses, toutes ces beuglantes, toutes ces tapageuses qui venaient làsecouer les sept ou huit péchés capitaux qui sont de leur cortège.

Mais tout à coup le cigare lui tomba des lèvres.

Parmi celles qui levaient la jambe jusqu’à décoiffer les curieux, ilreconnut cette belle ingénue de la Closerie des Lilas, cette viergeimpeccable qui avait pleuré sur son coeur, cette Édith adorée qui luiavait ouvert le ciel.

Il la reconnut, et il ne la reconnut pas, tant elle était redevenuemademoiselle Fleur-de-Lys, c’est-à-dire un diable-au-corps, uneinsatiable, une affolée, une furibonde. Il faillit se trouver mal. Ilserra la main de son ami en lui disant :

- Empêche-moi d’aller tuer cette femme !

- Laquelle ?

- Celle qui, du bout de sa bottine, a jeté ton chapeau par terre.

- Pourquoi donc ?

- C’est elle !

Adolphe était pâle comme un mort.

Oui, c’était elle, ou plutôt ce n’était plus elle... Fleur-de-Lys avaitretrouvé son fumier.

Et pourtant elle reconnut aussi Adolphe.

Elle en était à son dernier coup de pied ; elle ne fit pas de façonpour venir droit à lui.

- Mon Adolphe ! lui dit-elle sans s’inquiéter du comte qui la regardait.

Le jeune homme ne répondit pas.

Elle était à moitié soûle, car elle aussi avait dîné au vin deChampagne, aussi elle ne comprenait pas qu’il le prît de si haut.

- Ah ! çà, est-ce que tu t’imagines que c’était sérieux ? Mais leneuvième jour nous serions morts d’ennui. Voyons, reviens à toi,reviens à moi. Veux-tu que je te présente au comte, nous souperonsensemble ? Veux-tu valser avec moi ?

Adolphe ne répondait toujours pas.

Son ami jugeait à sa pâleur, au feu de ses yeux, à la contraction deses muscles qu’un drame allait éclater au milieu de cette comédie.

- Voyons, parle-moi donc ! reprit Fleur-de-Lys.

- Madame, je ne vous connais pas...

Fleur-de-Lys devint une tempête.

- Ah ! tu ne me connais pas ! Ah ! tu m’en veux parce que je t’ai donnéhuit jours de ma vie que j’aurais vendu si cher aux autres ! Ah ! tu neme connais pas !

- Chut ! dit l’ami d’Adolphe en les entraînant tous les deux hors duchamp de bataille de la danse, – je veux dire du chahut.

Adolphe avait compris. Tout son rêve et tout son bonheur n’avaient doncété qu’un jeu de courtisane. Il voulait ne pas ouvrir la bouche, maisil se ravisa.

- Écoute, Édith, dit-il doucement en prenant la main de Fleur-de-Lys :Puisque tu m’as donné huit jours, tu peux bien me donner encore huitminutes, huit minutes de grâce !

- Oh ! oui, dit Édith avec joie, car elle se sentait vaguement repriseà son amour.

- Eh bien, mon ami va nous montrer sa barque : il fait un beau clair delune, je te dirai mon secret, et tu me diras le tien.

- Tu sais nager, n’est-ce pas ?

- Pourquoi ?

- C’est que si nous allions chavirer...

- Oui, je sais nager.

Il ne fallut pas une minute pour aller jusqu’à la barque.

Et quand ils furent seuls sur l’eau, en face de la lune, sous le cielétoilé, que lui dit-il, et que lui dit-elle ?

La barque s’éloigna rapidement de la Grenouillère. L’ami qui les avaitconduits au rivage était retourné au bal, entraîné par une femme.

Ni Adolphe ni Fleur-de-Lys ne reparurent.

Quand, à minuit, l’ami d’Adolphe chercha sa barque il ne la retrouvapoint.

Le surlendemain on découvrit non loin de Marly une femme noyée vêtued’habits de fête ; le même jour, sous Saint-Germain, on découvritpareillement le cadavre d’un jeune homme qui fut reconnu par une lettrede sa mère portant cette inscription :


        Monsieur
            Adolphe Labour
               Étudiant en droit
        Rue de Médicis
                   Paris.


L’amant en titre d’Édith Jaillet lui fit élever au Père Lachaise untombeau de marbre blanc semé de fleurs de lys d’argent.

Il y conduisit ces jours-ci sa nouvelle maîtresse, qui savait bienl’histoire de la morte.

La demoiselle soupira en se disant : « Au moins, celle-là a eu ses huitjours de joie ! »

Et comme le comte causait avec un gardien du cimetière, elle murmura :

« C’est égal, l’étudiant est un fier muffle d’avoir jeté une si bellefille à l’eau. Faites donc le bonheur des hommes ! »