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HUGO, Victor(1802-1885): Mes Fils .- 4ème édition.- Paris : MichelLévy frères, 1874.- 48 p. ; 22,5 cm Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (18.VI.2011) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 2935). Mes Fils par Victor Hugo ~*~I Un homme se marie jeune ; sa femme et lui ont à eux deux trente-septans. Après avoir été riche dans son enfance, il est devenu pauvre danssa jeunesse ; il a habité des palais de passage, à présent il estpresque dans un grenier. Son père a été un vainqueur de l’Europe et estmaintenant un brigand de la Loire. Chute, ruine, pauvreté. Cet homme,qui a vingt ans, trouve cela tout simple, et travaille. Travailler,cela fait qu’on aime ; aimer, cela fait qu’on se marie. L’amour et letravail, les deux meilleurs points de départ pour la famille ; il luien vient une. Le voilà avec des enfants. Il prend au sérieux toutecette aurore. La mère nourrit l’enfant, le père nourrit la mère. Plusde bonheur demande plus de travail. Il passait les jours à la besogne,il y passera les nuits. Qu’est-ce qu’il fait ? peu importe. Un travailquelconque. Sa vie est rude, mais douce. Le soir, avant de se mettre à l’oeuvrejusqu’à l’aube, il se couche à terre et les petits montent sur lui,riant, chantant, bégayant, jouant. Ils sont quatre, deux garçons etdeux filles. Les années passent, les enfants grandissent, l’homme mûrit. Avec letravail un peu d’aisance lui est venue. Il habite dans de l’ombre etdans de la verdure, aux Champs-Élysées. Il reçoit là des visites dequelques travailleurs pauvres comme lui, d’un vieux chansonnier appeléBéranger, d’un vieux philosophe appelé Lamennais, d’un vieux proscritappelé Chateaubriand. Il vit dans cette retraite, rêveur, s’imaginantque les Champs-Élysées sont une solitude, destiné pourtant à la vraiesolitude plus tard. S’il écoute, il n’entend que des chants. Entre lesarbres et lui, il y a les oiseaux ; entre les hommes et lui, il y a lesenfants. La mère leur apprend à lire ; lui, il leur apprend à écrire.Quelquefois il écrit en même temps qu’eux sur la même table, eux desalphabets et des jambages, lui autre chose ; et, pendant qu’ils fontlentement et gravement des jambages et des alphabets, il expédie unepage rapide. Un jour, le plus jeune des deux garçons, qui a quatre ans,s’interrompt, pose la plume, regarde son père écrire, et lui dit : C’est drôle, quand on a de petites mains, on écrit tout gros, et quandon a de grosses mains, on écrit tout petit. Au père maître d’école succède le collége. Le père pourtant tient àmêler au collége la famille, estimant qu’il est bon que les adolescentssoient le plus longtemps possible des enfants. Arrive, pour ces petitsà leur tour, la vingtième année ; le père alors n’est plus qu’uneespèce d’aîné ; car la jeunesse finissante et la jeunesse commençantefraternisent, ce qui adoucit la mélancolie de l’une et tempèrel’enthousiasme de l’autre. Ces enfants deviennent des hommes ; et alors il se trouve que ce sontdes esprits. L’un, le premier né, est un esprit alerte et vigoureux ;l’autre, le second, est un esprit aimable et grave. La lutte du progrèsveut des intelligences de deux sortes, les fortes et les douces : lepremier ressemble plus à l’athlète, le second à l’apôtre. Leur père nes’étonne pas d’être de plain-pied avec ces jeunes hommes ; et, eneffet, comme on vient de le dire, il les sent frères autant que fils. Eux aussi, comme a fait leur père, ils prennent leurs jeunesse avecprobité, et, voyant leur père travailler, ils travaillent. A quoi ? Aleur siècle. Ils travaillent à l’éclaircissement des problèmes, àl’adoucissement des âmes, à l’illumination des consciences, à lavérité, à la liberté. Leurs premiers travaux sont récompensés ; ilssont décorés de bonne heure, l’un de six mois de prison, pour avoircombattu l’échafaud, l’autre de neuf mois, pour avoir défendu le droitd’asile. Disons-le en passant, le droit d’asile est mal vu. Dans unpays voisin, il est d’usage que le ministre de l’intérieur ait un filsqui organise des bandes chargées des assauts nocturnes aux partisans dudroit d’asile ; si le fils ne réussit pas comme bandit, le père réussitcomme ministre ; et celui qu’on n’a pu assassiner, on l’expulse. Decette façon, la société est sauvée. En France, en 1851, pour mettre àla raison ceux qui défendent les vaincus et les proscrits, on n’avaitrecours ni à la lapidation, ni à l’expulsion, on se contentait de laprison. Les moeurs des gouvernements diffèrent. Les deux jeunes hommes vont en prison ; ils y sont ensemble ; le pères’y installe presque avec eux, faisant de la Conciergerie sa maison.Cependant son tour vient à lui aussi. Il est forcé de s’éloigner deFrance, pour des causes qui, si elles étaient rappelées ici,troubleraient le calme de ces pages. Dans la grande chute de tout, quisurvient alors, le commencement d’aisance ébauché par son travails’écroule ; il faudra qu’il recommence ; en attendant, il faut qu’ilparte. Il part. Il s’éloigne par une nuit d’hiver. La pluie, la bise,la neige, bon apprentissage pour une âme, à cause de la ressemblance del’hiver avec l’exil. Le regard froid de l’étranger s’ajoute utilementau ciel sombre ; cela trempe un coeur pour l’épreuve. Ce père s’en va,au hasard, devant lui, sur une plage déserte, au bord de la mer. Aumoment où il sort de France, ses fils sortent de prison, coïncidenceheureuse, de façon qu’ils peuvent le suivre ; il avait partagé leurcellule, ils partagent sa solitude. II On vit ainsi. Les années passent. Que font-ils pendant ce temps-là ?Une chose simple, leur devoir. De quoi se compose pour eux le devoir ?de ceci : Persister. C’est-à-dire servir la patrie, l’aimer, laglorifier, la défendre ; vivre pour elle et loin d’elle ; et, parcequ’on est pour elle, lutter, et, parce qu’on est loin d’elle, souffrir. Servir la patrie est une moitié du devoir, servir l’humanité estl’autre moitié ; ils font le devoir tout entier. Qui ne le fait pastout entier, ne le fait pas, telle est la jalousie de la conscience. Comment servent-ils l’humanité ? en étant de bon exemple. Ils ont une mère, ils la vénèrent ; ils ont une soeur morte, ils lapleurent ; ils ont une soeur vivante, ils l’aiment ; ils ont un pèreproscrit, ils l’aident. A quoi ? à porter la proscription. Il y a desheures où cela est lourd. Ils ont des compagnons d’adversité, ils sefont leurs frères ; et à ceux qui n’ont plus le ciel natal, ilsmontrent du doigt l’espérance, qui est le fond du ciel de tous leshommes. Il y a parfois dans ce groupe intrépide de vaincus des instantsde poignante angoisse ; on en voit un qui se dresse la nuit sur son litet se tord les bras en criant : Dire que je ne suis plus en France !Les femmes se cachent pour pleurer, les hommes se cachent pour saigner.Ces deux jeunes bannis sont fermes et simples. Dans ces ténèbres, ilsbrillent ; dans cette nostalgie, ils persévèrent ; dans ce désespoir,ils chantent. Pendant qu’un homme, en ce moment-là empereur desFrançais et des Anglais, vit dans sa demeure triomphale, baisé desreines, vainqueur, tout-puissant et lugubre, eux, dans la maison d’exilinondée d’écume, ils rient et sourient. Ce maître du monde et de laminute a la tristesse de la prospérité misérable ; eux, ils ont la joiedu sacrifice. Ils ne sont pas abandonnés d’ailleurs ; ils ontd’admirables amis : Vacquerie, le puissant et superbe esprit, Meurice,la grande âme douce, Ribeyrolles, le vaillant coeur. Ces deux frèressont dignes de ces fiers hommes-là. Aucune sérénité n’éclipse la leur ;que la destinée fasse ce qu’elle voudra, ils ont l’insouciance héroïquedes consciences heureuses. L’aîné, à qui l’on parle de l’exil, répond : Cela ne me regarde pas. Ils prennent avec cordialité leur part del’agonie qui les entoure ; ils pansent dans toutes les âmes la plaierongeante que fait le bannissement. Plus la patrie est absente, pluselle est présente, hélas ! Ils sont les points d’appui de ceux quichancellent ; ils déconseillent les concessions que le mal du payspourrait suggérer à quelques pauvres êtres désorientés. En même temps,ils répugnent à l’écrasement de leurs ennemis, même infâmes. Il arriveun jour qu’on découvre, dans ce campement de proscrits, dans cettefamille d’expatriés, un homme de police, un traître affectant l’airfarouche, un agent de Maupas affublé du masque d’Hébert ; toutes cesprobités indignées se soulèvent, on veut tuer le misérable, les deuxfrères lui sauvent la vie. Qui use du droit de souffrance peut user dudroit de clémence. Autour d’eux, on sent que ces jeunes hommes ont lafoi, la vraie, celle qui se communique. De là, une certaine autoritémêlée à leur jeunesse. Le proscrit pour la vérité est un honnête hommedans l’acception hautaine du mot ; ils ont cette grave honnêteté-là.Toute défaillance à côté d’eux est impossible ; ils offrent leurrobuste épaule à tous les accablements. Toujours debout sur le haut del’écueil, ils fixent sur l’énigme et sur l’ombre leur regardtranquille, ils font le signal d’attente dès qu’ils voient une lueurpoindre à l’horizon, ils sont les vigies de l’avenir. Ils répandentdans cette obscurité on ne sait quelle clarté d’aurore, silencieusementremerciés par la douceur sinistre des résignés. III En même temps qu’ils accomplissent la loi de fraternité, ils exécutentla loi du travail. L’un traduit Shakespeare, et restitue à la France, dans un livre desagace peinture et d’érudition élégante, « la Normandie inconnue. »L’autre publie une série d’ouvrages solides et exquis, pleins d’uneémotion vraie, d’une bonté pénétrante, d’une haute compassion. Ce jeunehomme est tout simplement un grand écrivain. Comme tous les puissantset abondants esprits, il produit vite, mais il couve longtemps, avec laféconde paresse de la gestation ; il a cette préméditation querecommande Horace, et qui est la source des improvisations durables.Son début dans le conte visionnaire (1856) est un chef-d’oeuvre. Il ledédie à Voltaire, et, détail qui montre la magnifique envergure de cejeune esprit, il eût pu en même temps le dédier à Dante. Il a l’ironiecomme Arouët et la foi comme Alighieri. Son début au théâtre (1859) estun chef-d’oeuvre aussi, mais un chef-d’oeuvre petit, un badinage depenseur, vivant, fuyant, rapide, inoubliable, comédie légère et fortequi a la fragilité apparente des choses ailées. Ce jeune homme, pour qui le voit de près, semble toujours au repos, etil est toujours en travail. C’est le nonchalant infatigable. Du reste,il a autant de facultés qu’il fait d’efforts ; il entre dans le roman,c’est un maître ; il aborde le théâtre, c’est un poëte ; il se jettedans les mêlées de la polémique, c’est un journaliste éclatant. Dansces trois régions il est chez lui. Toute son oeuvre est mêlée, c’est-à-dire une. Et c’est encore la loi desintelligences planantes, lesquelles voient tout l’horizon. Pas decloison dans cet esprit ; ou rien que des cloisons apparentes. Sesromans sont des tragédies ; ses comédies sont des élégies, et ellessont tristes, ce qui ne les empêche pas d’être joyeuses ; versement dela raillerie dans la mélancolie et de la colère dans le sarcasme, qui,de tout temps, d’Aristophane à Plaute et de Plaute à Molière, acaractérisé l’art suprême. Rire, quel motif de pleurer ! Ce jeune hommeest fait comme ces grands hommes. Il médite, et sourit ; il médite, ets’indigne. Par moments, son intonation moqueuse prend subitementl’accent tragique. Hélas ! la sombre gaieté des penseurs sanglotte. Pour ces causes et pour d’autres, ce jeune écrivain a dans le style cetimprévu qui est la vie. L’inattendu dans la logique, c’est le souverainsecret des écrivains supérieurs. On ne sait pas assez ce que c’est quele style. Pas de grand style sans grande pensée. Le style contientaussi nécessairement la pensée que le fruit contient la sève. Qu’est-cedonc que le style ? C’est l’idée dans son expression absolue, c’estl’image sous sa figure parfaite ; tout ce qu’est la pensée, le stylel’est ; le style, c’est le mot fait âme ; le style, c’est le langagefait verbe. Otez le style, Virgile s’efface, Horace s’évanouit, Tacitedisparaît. On a de nos jours imaginé un barbarisme curieux : « lesstylistes. » Il y a une trente d’années, une école imbécile decritique, oubliée aujourd’hui, faisait tous ses efforts pour insulterle style, et l’appelait : « la forme. » Quelle insulte ! forma, labeauté. La Vénus hottentote dit la Vénus de Milo : Tu n’as que la forme! Les oeuvres succèdent aux oeuvres ; après la Bohême dorée, la Familletragique ; créations composées de divination et d’observation, oùl’ironie se décompose en pitié, où l’intérêt dramatique arrive parfoisà l’effroi, où l’intelligence se dilate en même temps que le coeur seserre. Toutes ces qualités, style, émotion, bonté d’écrivain, vertu de poëte,dignité d’artiste, ce jeune homme les concentre et les condense dans ungrand livre, les Hommes de l’exil. Ce livre est un grand livrepolitique, pourquoi ? parce que c’est un grand livre littéraire. Quidit littérature, dit humanité. Ce livre, les Hommes de l’exil,est une protestation et un défi ; protestation soumise à Dieu, défijeté aux tyrans. L’âme est le personnage, l’exil est le drame ; lesmartyrs sont divers, le martyre est un ; l’épreuve varie, les éprouvésnon. Cette sévère peinture restera. Ce livre austère et tragique est unlivre d’amour ; amour pour la vérité, pour l’équité, pour la probité,pour la souffrance, pour le malheur, pour la grandeur ; de là une haineprofonde contre ce qui est vil, lâche, injuste et bas. Ce livre estimplacable ; pourquoi ? parce qu’il est tendre. Partout la justice, et partout la pitié ; la belle âme exprimée par lebeau style ; tel est ce jeune écrivain. Ajoutons à ce don de la nature, le pathétique, un don de la solitude,la philosophie. Insistons sur cette philosophie. L’isolement développe dans les âmesprofondes une sagesse d’une espèce particulière, qui va au-delà del’homme. C’est cette sagesse étrange qui a créé l’antique magisme. Cejeune homme, dans le désert de Jersey et dans le crépuscule deGuernesey, est, comme les autres solitaires pensifs qui l’entourent,atteint par cette sagesse. Une intuition presque visionnaire donne àplusieurs de ses ouvrages, comme à d’autres oeuvres des hommes du mêmegroupe, une portée singulière ; chose qu’on ne peut pas ne pointsouligner, ce qui préoccupe ce jeune esprit, c’est ce qui préoccupeaussi les vieux ; à ce commencement de la vie où il semble qu’on a ledroit d’être uniquement absorbé par la préparation de soi-même, ce quiinquiète ce penseur, lumineux et serein jusqu’à l’éclat de rire, maisattendri, ce qui l’émeut et le tourmente, c’est le côté impénétrable dudestin ;c’est le sort des êtres condamnés au cri ou au silence, bêtes,plantes, de ce qu’on appelle l’animal, de ce qu’on appelle le végétal ;il lui semble voir là des déshérités ; il se penche vers eux ; ilconstate qu’ils sont hors de la liberté, et presque de la lumière ; ilse demande qui les a chassés dans cette ombre, et il oublie, en secourbant sur ces bannis, qu’il est lui-même un exilé. Superbecommisération, fraternité de l’être parlant pour les êtres muets, nobleaugmentation de l’amour de l’humanité par la douceur envers lacréation. Les vivants d’en bas, quelle énigme ! Inferi, motmystérieux ; les inférieurs. L’Enfer. Creusez le rêve des religionsvous trouvez au fond la vérité. Seulement, les religions interposées ladéfigurent par leur grossissement. Toute vie infernale, étant une vieplanétaire, est une vie passagère ; la vie céleste seule est éternelle. IV Ces deux frères sont comme le complément l’un de l’autre : l’aîné estle rayonnant, le plus jeune est l’austère. Austérité aimable commecelle d’un jeune Socrate. Sa présence est fortifiante ; rien n’est sainet rien n’est rassurant comme l’imperturbable aménité de l’ouvriercontent. Ce jeune exilé volontaire conserve dans le désert où l’on estpour jamais peut-être, les élégances de sa vie passée, et en même tempsil se met à la tâche ; il veut construire et il construit un monument ;il ne perd pas une heure, il a le respect religieux du temps ; seshabitudes sont à la fois parisiennes et monacales. Il habite unechambre encombrée de livres. Au point du jour il entend marcherau-dessus de sa tête, sur le toit de la maison, quelqu’un qui travaille; c’est son père ; ce pas le réveille ; alors il se lève et travailleaussi. Ce qu’il fait, on l’a vu plus haut, il traduit Shakespeare ;entreprise considérable. Il traduit Shakespeare, il l’interprète, il lecommente, il le fait accessible à tous ; il taille degré par degré dansla roche et dans le glacier on ne sait quel vertigineux escalier quiaboutit à cette cîme. On a bien raison de dire que ces proscrits-làsont des ambitieux ; celui-ci rêve la familiarité avec les génies ; ilse dit : je traduirai plus tard de la même façon Homère, Eschyle, Isaïeet Dante. En attendant, il tient Shakespeare. Conquête illustre àfaire. Introduire Shakespeare en France, quel vaste devoir ! Ce devoir,il l’accepte ; il s’y engage, il s’y enferme ; il sait que sa viedésormais sera liée par cette promesse faite au nom de la France augrand homme de l’Angleterre ; il sait que ce grand homme del’Angleterre est un des grands hommes du genre humain tout entier, etque servir cette gloire, c’est servir la civilisation même ; il saitqu’une telle entreprise est impérieuse, qu’elle sera exigeante etaltière, et qu’une fois commencée, elle ne peut être ni interrompue niabandonnée ; il sait qu’il en a pour douze ans ; il sait que sajeunesse y passera ; il sait que c’est là une autre cellule, et qu’ilse condamne au cloître, et que lorsqu’on entre dans un tel labeur, on yest muré ; il y consent, et, de même qu’il s’est exilé pour son père,il s’emprisonne pour Shakespeare. Sa récompense, c’est son effort même. Il a voulu traduire Shakespeare,et, en effet, voilà Shakespeare traduit. Il a renouvelé l’effrayantcombat nocturne de Jacob ; il a joûté avec l’archange, et son jarretn’a pas plié. Il est l’écrivain qu’il fallait. L’anglais de Shakespeare n’est plus l’anglais d’à présent ; il a éténécessaire de superposer à cet anglais du seizième siècle le françaisdu dix-neuvième, sorte de corps à corps des deux idiomes ; la plusredoutable aventure où puisse se hasarder un traducteur : ce jeunehomme a eu cette audace. Ce qu’il a entrepris de faire, il l’a fait. Ilimportait de ne rien perdre de l’oeuvre énorme. Il a mis sur Shakespearela langue française, et il a réussi à faire passer, à traversl’inextricable claire-voie de deux idiomes appliqués l’un sur l’autre,tout le rayonnement de ce génie. Pour cela, il a dû dépenser, à chaque phrase, à chaque vers, presque àchaque mot, une inépuisable invention de style. Pour une telle oeuvre,il faut que le traducteur soit créateur. Il l’a été. Unécrivain qui prouve son originalité par une traduction, c’estétrange et rare. Traduire ne lui suffit pas. Il bâtit autour deShakespeare, comme des contre-forts autour d’une cathédrale, toute uneoeuvre à lui, oeuvre de philosophie, de critique, d’histoire. Il estlinguiste, artiste, grammairien, érudit. Il est docte et alerte ;toujours savant, jamais pédant. Il accumule et coordonne les variantes,les notes, les préfaces, les explications. Il condense tout ce qui estépars dans les environs de Shakespeare. Pas un antre de cette caverneimmense où il ne pénètre. Il fait des fouilles dans ce génie. V Et c’est ainsi qu’après douze années de labeur, il fait à la France donde Shakespeare. Les vrais traducteurs ont cette puissance singulièred’enrichir un peuple sans appauvrir l’autre, de ne point dérober cequ’ils prennent, et de donner un génie à une nation sans l’ôter à sapatrie. Cette longue incubation se fait sans qu’il l’interrompe un seul jour.Aucune solution de continuité, pas de relâche, aucune lacune, aucuneconcession à la fatigue, toutes les aurores ramènent la besogne ; nulla dies sine linea ; c’est là du reste la bonne foi des fiersesprits. L’oeuvre qu’on accomplit et qu’on voit croître est parelle-même reposante. Aucun autre repos n’est nécessaire. Ce jeune hommele comprend ainsi ; il ne quitte jamais sa tâche ; il s’éveille chaquematin dès qu’il entend le marcheur d’en haut s’éveiller ; et quand,l’heure de la table de famille venue, ils redescendent tous les deux deleur travail, son père et lui, ils échangent un doux sourire. Isolement, intimité, renoncement, apaisement de la nostalgie par lapensée ; telle est la vie de ces hommes. Pour horizon le brouillard desflots et des événements, pour musique le vent de tempête, pourspectacle la mobilité d’un infini, la mer, sous la fixité d’un autreinfini, le ciel. On est des naufragés, on regarde les abîmes. Tout asombré, hors la conscience ; navire dont il ne reste que la boussole.Dans cette famille personne n’a rien à soi ; tout est en commun,l’effort, la résistance, la volonté, l’âme. Ce père et ces filsresserrent de plus en plus leur étroit embrassement. Il est probable qu’ils souffrent, mais ils ne se le disent pas ; chacuns’absorbe et se rassérène dans son oeuvre diverse ; dans lesintermittences, le soir, aux réunions de famille, aux promenades sur laplage, ils parlent. De quoi ? de quoi peuvent parler des proscrits, sice n’est de la patrie. Cette France, ils l’adorent ; plus l’exils’aggrave, plus l’amour augmente. Loin des yeux, près du coeur. Ils onttoutes les grandes convictions, ce qui leur donne toutes les grandescertitudes. On a agi de son mieux ; on a fait ce qu’on a pu ; quellerécompense veut-on ? Une seule. Revoir la patrie. Eh bien, on lareverra. Comme on y était heureux, et comme on y sera heureux encore !Certes, l’heure bénie du retour sonnera. On les attend là-bas. Ainsiparlent ces bannis. La causerie finie, on se remet au travail. Toutesles journées se ressemblent. Cela dure dix-neuf ans. Au bout dedix-neuf ans l’exil cesse, ils rentrent, les voilà dans la patrie ; ilssont attendus en effet, eux par la tombe, lui par la haine. VI Est-ce que ceci est une plainte ? Point. Et de quel droit la plainte ?Et vers qui se tournerait-elle ? Vers vous, Dieu ? Non. Vers toi,patrie ? Jamais. Qui pourrait songer à la France autrement que reconnaissant et attendri? Et pour cet homme-là, pour ce père, n’y a-t-il pas trois journéesinoubliables, le 5 septembre 1870, le 18 mars 1871, le 28 décembre 1873! Le 5 septembre 1870, il rentra dans la patrie, la France ; le 18 mars1871, le 28 décembre 1873, ses fils rentrèrent, l’un après l’autre,dans l’autre patrie, le sépulcre ; et à ces trois rentrées, tu vins detoutes parts faire cortége, ô immense peuple de Paris ! Tu y vinstendre, ému, magnanime, avec ce profond murmure des foules quiressemble parfois au bercement des mères. Depuis ces trois joursineffaçables, y a-t-il eu quelque part, n’importe où, dans des régionsquelconques, de la calomnie, de l’insulte et de la haine ? Cela sepeut, mais pourquoi pas ? et à qui cela fait-il du mal ? à ceux quihaïssent, peut-être. Plaignons-les. Le peuple est grand et bon. Lereste n’est rien. Il faudrait pour s’en émouvoir n’avoir jamais vul’Océan. Qu’importe une vaine surface écumante quand le fond est simajestueusement ami et paisible ! Se plaindre de la patrie, luireprocher quoi que ce soit, non, non, non ! Même ceux qui meurent parelle vivent par elle. Quant à vous, Dieu, que vous dire ? Est-ce que vous n’êtes pas l’Ignoré? Que savons-nous sinon que vous êtes et que nous sommes ? Est-ce quenous vous connaissons, ô mystère ! Éternel Dieu, vous faites tournersur ses gonds la porte de la tombe, et vous savez pourquoi. Nousfaisons la fosse, et vous ce qui est au-delà. Au trou dans la terres’ajuste une ouverture dans le firmament. Vous vous servez du sépulcrecomme nous du creuset, et, l’indivisible étant l’incorruptible, rien nese perd, ni l’atome matériel, la molécule, dans le creuset, ni l’atomemoral, le moi, dans le tombeau. Vous maniez la destinée humaine ; vousabrégez la jeunesse, vous prolongez la vieillesse ; vous avez vosraisons. Dans notre crépuscule, nous qui sommes le relatif, nous nousheurtons à tâtons à vous qui êtes l’absolu, et ce n’est pas sansmeurtrissure que nous faisons la rencontre obscure de vos lois. Vousêtes calomnié vous aussi ; les religions vous appellent jaloux, colère,vengeur ; par moments elles plaident vos circonstances atténuantes ;voilà ce que font les religions. La religion vous vénère. Aussi lareligion a-t-elle pour ennemies les religions. Les religions croientl’absurde. La religion croit le vrai. Dans les pagodes, dans lesmosquées, dans les synagogues, du haut des chaires et au nom desdogmes, on vous conseille, on vous exhorte, on vous interprète, on vousqualifie ; les prêtres se font vos juges, les sages non. Les sages vousacceptent. Accepter Dieu, c’est là le suprême effort de la philosophie.Nos propres dimensions nous échappent à nous-mêmes. Vous lesconnaissez, vous ; vous avez la mesure de tout et de tous. Les lois depercussion sont diverses. Tel homme est frappé plus souvent que lesautres ; il semble qu’il ne soit jamais perdu de vue par le destin.Vous savez pourquoi. Nous ne voyons que des raccourcis ; vous seulconnaissez les proportions véritables. Tout se retrouvera plus tard.Chaque chiffre aura son total. Vivre ne donne sur la terre pas d’autredroit que mourir, mais mourir donne tous les droits. Que l’homme fasseson devoir, Dieu fera le sien. Nous sommes à la fois vos débiteurs etvos créanciers ; relation naturelle des fils au père. Nous savons quenous venons de vous ; nous sentons confusément, mais sûrement, le pointd’attache de l’homme à Dieu ; de même que le rayon a conscience dusoleil, notre immortalité a conscience de votre éternité. Elles seprouvent l’une par l’autre ; cercle sublime. Vous êtes nécessairementjuste puisque vous êtes ; et que ni le mal ni la mort n’existent. Vousne pouvez pas être autre chose que la bonté au haut de la vie et laclarté au fond du ciel. Nous ne pouvons pas plus vous nier que nous nepouvons nier l’infini. Vous êtes l’illimité évident. La vieuniverselle, c’est vous, le ciel universel, c’est vous. Votre bonté estla chaleur de votre clarté ; votre vérité est le rayon de votre amour.L’homme ne peut que bégayer à jamais un essai de vous comprendre. Iltravaille, souffre, aime, pleure et espère à travers cela. Devant vous,abaisser nos fronts, c’est élever nos esprits. C’est là tout ce quenous avons à vous dire, ô Dieu. VII Pas de plainte donc. Nous n’avons tout au plus droit qu’à l’étonnement.L’étonnement contient toute la quantité de protestation permise à cetimmense ignorant qui est l’homme. Et ce douloureux étonnement, commentle réserver pour soi quand la France le réclame ? Comment songer auxdouleurs privées en présence de l’affliction publique ? Une tellepatrie prend toute la place. Que chacun ait sa blessure à lui, soit,mais qu’il la cache en présence du flanc saignant de notre mère. Ah !quels songes on faisait ! On était mis hors la loi, expulsé, banni,rebanni, proscrit, reproscrit ; tel homme qui a des cheveux blancs aété chassé quatre fois, d’abord de France, puis de Belgique, puis deJersey, puis de Belgique encore ; eh bien, quoi ? on était des exilés.On souriait. On disait : Oui, mais la France ! La France est là,toujours grande, toujours belle, toujours adorée, toujours France ! Ily a un voile entre elle et nous, mais un de ces jours l’Empire sedéchirera du haut en bas, et, derrière la déchirure lumineuse, laFrance reparaîtra ! La France reparaîtra, quel éblouissement ! Dans sasplendeur, dans sa gloire, dans sa majesté fraternelle aux nations,avec toutes sa couronne comme une reine, avec toute son auréole commeune déesse, puissante et libre, puissante pour protéger, libre pourdélivrer ! Voilà ce qui est triste, c’est de s’être dit cela. Hélas, onrêvait l’apothéose, on a le pilori. La patrie a été foulée aux piedspar cette sauvage, la guerre étrangère, et par cette folle, la guerrecivile ; l’une a essayé d’assassiner la civilisation et de supprimer lechef-lieu du monde ; l’autre a brûlé les deux crèches sacrées de laRévolution, les Tuileries, nid de la Convention, l’Hôtel-de-Ville, nidde la Commune. On a profité de la présence des Prussiens pour jeter basla colonne d’Iéna. On leur a ajouté cette joie. On a tué desvieillards, on a tué des femmes, on a tué des petits enfants. On a étédes gens ivres qui ne savent ce qu’ils font. On a creusé des fossesimmenses où l’on a enterré pêle-mêle, et à demi morts, le juste etl’injuste, le faux et le vrai, le bien et le mal. On a voulu abattrecette géante, Paris ; on a voulu ressusciter ce fantôme, Versailles. Ona eu des incendies dignes d’Érostrate et des fratricides dignesd’Atrée. Qui a fait ces crimes ? Personne et tout le monde ; ces deuxexécrables anonymes, la guerre étrangère et la guerre civile ; lesbarbares, qui en sont venus aux mains, stupidement, des deux côtés à lafois, du côté orageux où sont les aigles, du côté ténébreux où sont leshiboux, enjambant la frontière, enjambant la muraille, ceux-cifranchissant le Rhin, ceux-là ensanglantant la Seine, tous franchissantet ensanglantant la conscience humaine, sans pouvoir dire pourquoi,sans rien comprendre, sinon que le vent qui passe les avait mis encolère. Attentats des ignorants. Aussi bien des ignorants d’en haut quedes ignorants d’en bas. Attentats des innocents aussi, car l’ignoranceest une innocence. Férocités farouches. Qui plaindre ? les vaincus etles vainqueurs. Oh ! voir à terre, gisant, inerte, souffleté, lecadavre de notre gloire ! Et la vérité ! et la justice ! et la raison !et la liberté ! toutes ces artères sont ouvertes. Nous sommes saignésaux quatre veines de notre honneur. Pourtant nos soldats ont étéhéroïques, et certes le seront encore. Mais quels désastres ! Rienn’est crime, tout est fatalité ! Les vieilles calamités de Ninive, deThèbes et d’Argos sont dépassées. Personne qui n’ait sa plaie, laquelleest la plaie publique. Et, à travers tout cela, aggravation lugubre, ilvous vient par moments cette pensée poignante qu’à cette heure il y a,à cinq mille lieues d’ici, loin de leur mère, des enfants de vingt ans,condamnés à mort, puis au bagne, pour un article de journal. O pauvreshommes ! éternelle pitié ! fanatismes contre fanatismes. Hélas !fanatiques, nous le sommes tous. Celui qui écrit ces lignes, est unfanatique lui-même ; fanatique de progrès, de civilisation, de paix etde clémence ; inexorable pour les impitoyables ; intolérant pour lesintolérants. Frappons-nous la poitrine. Oui, ces choses sombres ont été accomplies. On a vu cela, et, à cetteheure, que voit-on ? La joie des rois assis comme des bourreaux sur undémembrement. Après les écartèlements, cela se fait ; et Charlot, avantde les jeter au bûcher, s’accroupit et se reposa un moment sur leslamentables tronçons de Damiens, comme Guillaume sur l’Alsace et laLorraine. Guillaume, du reste, n’est pas plus coupable que Charlot ;les bourreaux sont innocents ; les responsables sont les juges ;l’histoire dira quels ont été, dans l’affreux traité de 1871, les jugesde la France. Ils ont fait une paix pleine de guerre. Ah ! lesinfortunés ! A cette heure, ils règnent ; ils sont princes, et secroient maîtres. Ils sont heureux de tout le bonheur que peut donnerune tranquillité violente ; ils ont la gloire d’un immense sang répandu; ils se pensent invulnérables, ils sont cuirassés de toute-puissanceet de néant ; ils préparent, au milieu des fêtes, dans la splendeur deleur imbécillité souveraine, la dévastation de l’avenir ; quand on leurparle de l’immortalité des nations, ils jugent de cette immortalité parleur majesté à eux-mêmes, et ils en rient ; ils se croient de bonstueurs, et pensent avoir réussi ; ils se figurent que c’est fait, queles dynasties en ont fini avec les peuples ; ils s’imaginent que latête du genre humain est décidément coupée, que la civilisation serésignera à cette décapitation, qu’est-ce que Paris de plus ou de moins? Ils se persuadent que Metz et Strasbourg deviendront de l’ombre,qu’il y aura prescription pour ce vol, que nous en prendrons notreparti, que la nation-chef sera paisiblement la nation-serve, que nousdescendrons jusqu’à l’acceptation de leur pourpre épouvantable, quenous n’avons plus ni bras, ni mains, ni cerveau, ni entrailles, nicoeur, ni esprit, ni sabre au côté, ni sang dans les veines, ni crachatdans la bouche, que nous sommes des idiots et des infâmes, et que laFrance, qui a rendu l’Amérique à l’Amérique, l’Italie à l’Italie, et laGrèce à la Grèce, ne saura pas rendre la France à la France. Ils croient cela, ô frémissement ! VIII Et cependant la nuée monte ; elle monte, pareille à la mystérieusecolonne conductrice, noire sur l’azur, rouge sur l’ombre. Elle emplitlentement l’horizon. Les vieillards la redoutent pour les enfants, etles enfants la saluent. Une funeste inclémence germe. Les rancunescouvent les représailles ; les plus doux se sentent confusémentimplacables ; les augustes promiscuités fraternelles ne sont plus desaison ; la frontière redevient barrière ; on recommence à êtrenational, et le plus cosmopolite renonce à la neutralité ; adieu lamansuétude des philosophes ! entre l’humanité et l’homme la patrie sedresse, terrible. Elle regarde les sages, indignée. Qu’ils ne viennentplus parler d’union, d’harmonie et de paix ! Pas de paix, que la têtehaute ! Voilà ce que veut la patrie. Ajournement de la concordehumaine. Oh ! la misérable aventure ! Les échéances sont inévitables ;on entend sourdre sous terre les catastrophes semées, et sur leurcroissance, de plus en plus distincte, on peut calculer l’heure de leuréclosion. Nul moyen d’échapper. L’avenir est plein d’arrivées fatales.Eschyle, s’il était Français, et Jérémie, s’il était Teuton,pleureraient. Le penseur médite accablé. Que faire ? Attendre etespérer, mais espérer à travers le carnage. De là un sinistreeffarement. Le penseur, qui est toujours compliqué d’un prophète, adevant les yeux un tumulte, qui est l’avenir. Il cherchait du regard,au-delà de l’horizon, l’alliance et la fraternité, et il est condamné àentrevoir la haine. Rien n’est certain, mais tout menace. Tout estobscur, mais sombre. Il pense et il souffre. Ses rêves d’inviolabilitéde la vie humaine, d’abolition de la guerre, d’arbitrage entre lespeuples et de paix universelle, sont traversés par de vaguesflamboiements d’épées. En attendant on meurt, et ceux qui meurent laissent derrière eux ceuxqui pleurent. Patience. On n’est que précédé. Il est juste que le soirvienne pour tous. Il est juste que tous montent l’un après l’autrerecevoir leur paye. Les passe-droits ne sont qu’apparents. La tomben’oublie personne. Un jour, bientôt peut-être, l’heure qui a sonné pour les fils sonnerapour le père. La journée du travailleur sera finie. Son tour sera venu; il aura l’apparence d’un endormi ; on le mettre entre quatreplanches, il sera ce quelqu’un d’inconnu qu’on appelle un mort, et onle conduira à la grande ouverture sombre. Là est le seuil impossible àdeviner. Celui qui arrive y est attendu par ceux qui sont arrivés.Celui qui arrive est le bien venu. Ce qui semble la sortie est pour luil’entrée. Il perçoit distinctement ce qu’il avait obscurément accepté ; l’oeil de la chair se ferme, l’oeil de l’esprit s’ouvre, etl’invisible devient visible. Ce qui est pour les hommes le mondes’éclipse pour lui. Pendant qu’on fait silence autour de la fossebéante, pendant que des pelletées de terre, poussière jetée à ce qui vaêtre cendre, tombent sur la bière sourde et sonore, l’âme mystérieusequitte ce vêtement, le corps, et sort, lumière, de l’amoncellement desténèbres. Alors pour cette âme les disparus reparaissent, et ces vraisvivants que dans l’ombre terrestre on nomme les trépassés, emplissentl’horizon ignoré, se pressent, rayonnants, dans une profondeur de nuéeet d’aurore, appellent doucement le nouveau venu, et se penchent sur saface éblouie avec ce beau sourire qu’on a dans les étoiles. Ainsi s’enira le travailleur chargé d’années, laissant, s’il a bien agi, quelquesregrets derrière lui, suivi jusqu’au bord du tombeau par des yeuxmouillés peut-être et par de graves fronts découverts, et en même tempsreçu avec joie dans la clarté éternelle ; et si vous n’êtes pas dudeuil ici-bas, vous serez là-haut de la fête, ô mes bien-aimés ! |