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JANIN, Jules (1804-1874):  La Double méprise(1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.X.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Petits contes, tome troisième des Oeuvres de jeunesse de Jules Janinpublié par Albert de La Fizelière en 1882 à Paris pour la Librairie desBibliophiles.



LA DOUBLE MÉPRISE
(CONTE FANTASTIQUE)
(1832)

par
Jules Janin
_____


VOUS savez la vieille maxime : Les mariages se fontdans le ciel. Il en est de ce proverbe comme de beaucoupd’autresproverbes que je n’ai jamais pu comprendre.

La sagesse des nations estembrouillée à faire peur ; on la prendrait souvent pour un système de philosophie allemande appliqué àl’histoire. Voilà pourquoi j’estime beaucoup l’honnête Espagnol qui ale premier arrangé des variations sur les vieux proverbes. A force devieillir, le thème était usé jusqu’à la corde. A mon sens il seraittemps de faire quelques changements indispensables au proverbe dont jeparle : Les mariages se font dans leciel.

En fait de mariage aujourd’hui, on s’en fie beaucoup moins à laProvidence qu’au notaire royal. On se marie encore plus devant sestémoins que devant le prêtre. Le cabinet de l’officier public estvisité avant l’église ; le sacrement est devenu une superfluitévulgaire, un vain et factice cérémonial. Le hasard lui-même, ce grandmarieur d’autrefois, a perdu toute son influence. Pour se marier, vautencore mieux s’en fier aux entrepreneurs de mariage dans les journauxqu’au hasard.

Le hasard, c’est un dieu trop capricieux, trop fantasque, trop boudeur,trop peu clairvoyant, pour conclure parmi nous cette grande affaire quise nomme mariage. Qui voudrait se charger de marier Venise auGrand-Turc, aujourd’hui où le doge lui-même a tant de peine à se marierà la mer ?

Faites donc les variations nécessaires au vieux proverbe ! Il n’y aplus de mariages qui se fassent dans le ciel. Le mariage est une choseessentiellement de la terre, comme une vente ou un contrat aléatoire.Plus d’amour, plus de passion, plus de ces élans indicibles quipoussaient deux amants à l’autel. Encore une fois, je m’étonne que leproverbe des mariages dans le cielsubsiste encore dans un siècle oùles opinions les plus tenaces et les préjugés les mieux consacrés sontrejetés avec aussi peu de cérémonie et de regret que les os desgénérations passées, sous la bêche du fossoyeur qui creuse une fossedans le cimetière.

Voyez comme se font tous nos mariages !

Les vieux généraux ne préparent pas avec plus de soins une bataille quidoit être décisive. Les deux époux, avant de s’unir, se sont observéslongtemps ; ils ont fait plus d’une marche et d’une contre-marche, ilsont battu la campagne en éclaireurs, ils se sont dressé l’un à l’autreplus d’une embûche, ils ont fait de longues haltes sous les armes, ilsont parlementé, ils ont dressé un traité d’alliance, ils se sont livrédes otages, ils ont stipulé des dommages et intérêts, ils sont entréspar la brèche dans l’hymen, comme Richelieu entrait dans les villes.Que de peines ils se sont données, les deux combattants, avant dechanter le Te Deum !

Que de musique sur le piano, que de grâces virginales, que de robesblanches, que de peintures à la sépia, que d’attention à se tenirdroite et bonne il en a coûté à la jeune épouse.

De son côté, que de peines pour s’enrichir, que d’attentions sur sesmœurs, que d’habits neufs, que de privations de tout genre : le jeu, lebal, le cigare de la Havane, il en a coûté à l’époux avant de conclurecette grande affaire !

Sans compter tous les soins de la mère, tous les efforts des amis, tousles calculs de l’avarice, toutes les informations sur la vie passée ;sans compter le contrat, les acquêts et les conquêts, la corbeille etle trousseau, et les valets qui mêlent leurs vœux intéressés à cetteunion : voilà ce qui s’appelle encore aujourd’hui un mariage fait dansle ciel !

Je veux pourtant, et vous l’auriez jamais deviné à l’exorde de monhistoire, vous raconter deux mariages faitsdans le ciel, deuxmariages très heureux dont le hasard cependant fut le grand prêtre. Lehasard échangea l’anneau nuptial des amants ; il unit la jeune fille auvieillard, la femme sur le retour au jeune homme, et la conclusion dumariage fut heureuse.

Vous voyez bien qu’en vous avertissant du dénouement de mon drame, jene crains pas d’en affaiblir l’intérêt, tant je suis sûr que vous serezattentif à mon récit.

Mais vous sentez bien que ce mariage qui se fait dans le ciel nes’est pas fait dans le ciel de l’Europe. Notre vieux monde a tropprofané le mariage, il l’a traîné beaucoup trop sur son théâtre,beaucoup trop humilié dans ses livres, beaucoup trop profané dans sesmœurs, pour que le ciel de l’Europe préside encore à nos hyménées parcontrat. Le ciel est d’airain pour les époux.

Laissons donc ce vieux monde ; passons la mer, allons sous un cielvierge, allons sur les bords de la rivière Rouge dans l’Amérique duNord ; visitons les belles prairies du Sud-Ouest de l’Amérique, beaupays, vaste contrée entourée de forêts primitives, chargée de fleursqui étincellent dans l’herbe comme des rubis perdus par une reine aprèsune orgie ; et au-dessus de tout cela, un grand soleil, auprès duquelle soleil de l’Europe n’est qu’une lanterne sourde ! Mais j’ai peur deme perdre dans cet océan de gazons et de fleurs ; revenons toutsimplement aux bords de la rivière Rouge, s’il vous plaît.

Voulez-vous descendre avec moi à la petite ville d’Adayes sur le fleuveRouge ? Adayes fut tour à tour une ville espagnole, puis une villefrançaise ; après de longues et sanglantes disputes, elle est restéeville espagnole. Là, plus d’un Européen bel esprit est venu changercontre une culotte de peau sa culotte de soie et les mœurs des citéscontre les mœurs des forêts. Venez à Adayes avec moi, vous y trouverezde bonnes gens, simples, hospitaliers, ignorants, bigots, très honnêtessurtout, et ne songeant nullement au bien d’autrui. Seulement prenezgarde à votre cravache, pour peu que le bout de cette cravache soit enargent.

O mœurs vraiment patriarcales et primitives !

Dans ce lieu, la vieille Europe se fait jeune fille et elle joue sonrôle de son mieux. Innocente fardée ! simplicité vernie ! probité qui abeaucoup de cadenas !

Quand vous avez traversé la ville espagnole, ces maisons recouvertes detorchis, ces portes basses où l’habitant paresseux respire mollement lefrais du soir, ces pans de murs qui sont déjà des ruines, et ces vieuxtroncs qui témoignent encore pour la forêt abattue, vous vous trouvezen présence d’une église, une vieille petite église, sur ma parole !C’est un monument déjà, cette petite église. Approchez-vous, vousverrez les vides de la pierre, et le clocher s’inclinera jusqu’à terrepour vous donner son bonjour amical ; le vent gémit dans les arceaux ;la porte a ses sculptures gothiques, le mur d’enceinte ses traditions.

Grâce à sa cathédrale, la ville d’Adayes a son moyen âge, elle aussi,comme toutes les villes de France, d’Angleterre ou d’Allemagne ont leleur.

La ville d’Adayes a ses antiquaires et ses ruines comme nous avons lesnôtres. Et en effet, quel bonheur de pouvoir balayer la poussière desâges sur les débris des monuments d’autrefois !

Grâce à son église, Adayes aura bientôt sa société des antiquaires pourla décrire et son Walter Scott pour faire des contes. Toutefois, quoid’étonnant ? L’église d’Adayes n’a-t-elle pas un siècle de vie ? Pourl’Amérique, c’est beaucoup, un siècle ; dans le nouveau monde, on estde bonne heure antiquité.

Regardez bien cette église, je vous prie ; elle a quatre cloches dansson clocher, dont trois fêlées, qui dans les fêtes religieusestémoignent de la joie publique par la plus dissonante harmonie qui sepuisse imaginer ! une véritable harmonie d’opéra-comique, Messieurs !le plus épouvantable carillon que vous ayez jamais entendu au mariagede votre rivale, Mesdames !

L’église est carrée à peu près ; elle mérite, comme c’est son droit, lenom de cathédrale. Ses murs sont ornés d’effroyables figures de saints,qui ont l’air d’être atterrés par le bruit des cloches. Égliseprimitive, peinture primitive, carillon primitif : que voulez-vous ?tout est primitif en ce lieu, excepté le prêtre qui dit la messe etl’ouaille qui l’entend.

Regardez l’église avec respect, ôtez votre chapeau comme ferait unEspagnol. Ceci est l’église, ou plutôt fut l’église du vénérablepasteur Balthazar Polo.

Balthazar, un vrai saint qui avait assisté au convoi de Louis XIV, quiavait vu passer en carrosse toutes les maîtresses de Louis XV ;bonhomme, charitable et chrétien. Une affaire d’amour l’avait conduit,à travers mille périls, au Nouveau-Mexique. Dieu l’avait fixé à Adayespour prendre soin des corps et des âmes des habitants. Il enseignait àlire aux hommes de bonne volonté, il répétait leur Ave aux toutpetits enfants, il guérissait la fièvre jaune des vieilles femmes ; auxjeunes hommes il proposait des énigmes, et avec les jeunes filles, ledimanche, il jouait au colin-maillard ; colin-maillard, un jeu toutnouveau qu’il avait transplanté dans le pays avec des graines de melonet de tournesol. Le père Balthazar Polo était à la fois le curé, lemaître d’école et le médecin de la ville ; il aura la première placedans l’histoire de cette ville, si cette ville est assez malheureusepour avoir une histoire quelque jour.

C’était un homme accompli, d’une conscience douce, d’un sommeilprofond, d’un cœur tendre, d’un appétit toujours ouvert comme safigure, d’une physionomie sans défaut et sans tache ; seulement ilavait une taie sur l’œil droit.

C’était pourtant le meilleur de ses deux yeux, au temps où il en avaitdeux ; il perdit cet œil droit par la fâcheuse brusquerie d’unCastillan qui lui avait marché sur le pied et qui s’en était vengé enlui donnant un coup de poing dans l’œil ; ce qui fit que depuis il eutla vue faible et incertaine : le plus grand jour n’était pour le dignecuré que le faible crépuscule du matin ou la tremblante et timideclarté de la lune qui se lève entre les arbres. Ajoutez qu’il avait étési fort occupé d’importer à Adayes les tournesols et le jeu decolin-maillard, qu’il avait complètement oublié d’y transporter deslunettes, le bon curé !

Mais il était si bon, si bienveillant, si humain, si remplid’excellentes intentions, que personne à Adayes ne se permit de rire deses innombrables quiproquos, car il avait des méprises plaisantes, donton ne riait pas, tant c’était un homme respectable et respecté.

Sa charité allait à l’aveugle et comme elle pouvait, sans bâton et sanschien, sans que personne lui criât gare,par respect. On le vit plusd’une fois adresser à un nègre tout nu de très véhémentes exhortationssur les devoirs des maîtres envers les esclaves, sur l’humanité, lapatience et la bonté ; tout au rebours il prêchait aux maîtresl’obéissance, la soumission, le travail. S’il rencontrait une coquettede village, le nez au vent, l’œil noir, le pied mignon, il déploraitavec elle la manie du jeu, l’abus des liqueurs fortes et lesemportements de la colère, qui fait jurer en vain le nom de Dieu.

L’instant d’après, à un vieil Espagnol sans chemise, nu-pieds, sale,graissé de suif, puant, véritable Espagnol ! Espagnol primitif avec un puncho et une paire de culottesdéguenillées, les seules qu’il eût aumonde, à celui-là il débitait un sermon contre les parures, contre lescouleurs tranchées, les habits brodés d’or, le camée qui brille et quisert de maintien. Ainsi était fait le digne curé !

Mais toutes ces méprises, comme il a été dit, n’altéraient en rien lerespect dû au pasteur. Quand il parlait au nègre, le nègre l’écoutait ;à l’homme blanc, l’homme blanc l’écoutait, quoi qu’il pût dire !...

Jamais, ni aux vieillards, ni aux jeunes gens, il ne vint en idée de semoquer de cette respectable parole. Ils avaient autant d’estime pourles lumières du père Polo qu’ils avaient de reconnaissance pour sesbontés ; et, quand il venait à se tromper plus qu’à l’ordinaire, ilsprenaient aussitôt un air grave, et, secouant lentement leurssolennelles têtes espagnoles, ils se disaient entre eux que levénérable Polo avait sans doute ses raisons pour agir ainsi ; si bienque le plus souvent le digne homme pouvait être aveugle et distraitsans aucun fâcheux résultat soit pour les autres, soit pour lui-même.

Toutefois, pour en revenir à ma vieille église et au proverbe des mariages dans le ciel, il arriva unjour que la méprise du bonpasteur fut suivie de bien des chagrins et de bien des larmes. Cela sepassa dans ma petite église et sous l’empire de mon proverbe.

Au temps dont je parle, la plus jolie fille d’Adayes, où il y avaitbien des jolies filles, était, au jugement même de toutes les femmes,Thérèse Paccard, la fille d’un Français qui avait épousé une Espagnolede ce village. Thérèse avait toute la grâce française et toute lavivacité espagnole, la peau blanche d’une Parisienne et l’œil noird’une Andalouse. Thérèse parlait le français avec l’accent espagnol, etc’était une charmante langue, ainsi parlée, avec ce regard. A seize ansThérèse était orpheline, sans fortune et sans autre asile que la maisonde quelques amis.

Non loin du village vivait un jeune homme, enfant d’un père espagnol etd’une mère française. C’était encore un charmant produit celui-là, unbeau résultat de ce mélange des deux sangs, un jeune homme plusEspagnol que Français, comme Thérèse était plus Française qu’Espagnole.Notre héros, las de garder les troupeaux dans les grandes plainesouvertes des Avoyelles, avait émigré auprès d’Adayes ; il  avaitacheté quelques arpent[s] de terre, et, s’élevant ainsi à la rudeprofession de propriétaire, il vivait avec son vieux père et toute unearmée de sœurs dans une maison qu’il avait construite de ses mains.

Richard Alvarès, alors dans sa vingtième année, était un des plus beauxhommes de la province, malgré son pourpoint de peau et sa petite veste,costume des prairies. Il avait les cheveux blonds d’un Normand, car samère était Normande ; son teint frais et animé exprimait toutes lespassions ; sa tête, petite, se balançait sur des épaules robustes ; sonport était noble, son parler franc, et au bout de ses deux bras, sedessinaient deux larges poignets teutoniques.

On l’eût comparé trente fois par mois à Hercule et à Adonis, si Herculeet Adonis eussent été plus connus dans le pays ; mais le père Polo neles avait pas importés à Adayes avec les tournesols et lecolin-maillard.

Alvarès vit Thérèse, il aima Thérèse. Thérèse baissa les yeux sous leregard brûlant d’Alvarès ; elle devint rouge d’abord, et puis toutepâle ; lui aussi, sous les yeux baissés de Thérèse, il fut tout rouge,et puis tout pâle. Au bout d’un mois, la jeune fille, un dimanche,allait consulter le vénérable Balthazar Polo.

Le digne Balthazar ! Il était si intelligent qu’il vit tout de suite,malgré ses mauvais yeux, la rougeur de la jeune fille.

« Oui, mon enfant, dit le bon curé ; oui, mon enfant, je te comprends,je te vois. Il est vrai que le jeune homme n’est pas riche et que tu estrès pauvre ; mais vous êtes l’un et l’autre honnêtes, actifs et jeunes; vous vous aimez, je sais cela, Thérèse : ce n’est pas moi qui vousempêcherai d’être heureux ! »

Vers le même temps et tendant au même but, le mariage, marchait à paslents un autre amour, moins tendre peut-être, mais plus prudent et plusrespectable, entre un couple d’un âge mûr. Dans une riche et opulenteplantation vivait depuis dix-huit ans Mme Labédoyère, veuve d’un richeplanteur, sans enfants et dont la quarantième année allait sonner.Celle-ci était une Anglo-Américaine que Labédoyère avait rencontréedans une ville de l’Atlantique, pauvre, fière et jolie, et qu’iltransporta sur les bords de la rivière Rouge pour le gouverner, ainsique son ménage, pendant que lui-même gouvernait ses nègres.

L’honnête planteur, après la lune de miel, trouva sa femme beaucoupplus dans son rôle de femme-maîtresse qu’il ne l’avait espéré. Aprèsdix ans de mariage, il était rentré dans sa liberté primitive, ou, pourparler sans métaphore, il était mort, le plus soumis et le plusponctuel des époux. Depuis huit ans passés, Mme Labédoyère, seulehéritière des vastes propriétés de son époux, était condamnée à lasolitude du veuvage. Vingt ans de plus sur sa tête avaient changéquelque peu Mme Labédoyère. A l’air rêveur de la jeune fille avaientsuccédé les airs impérieux de la grande propriété ; le frais visage dedix-sept ans avait fait place à une figure carrée, entrecoupée desombres sourcils, rehaussée par une légère et brune moustache etéclairée par deux yeux noirs qui ne savaient plus se baisser. Tout lereste de la femme était à l’avenant ; la taille de la sylphide s’étaitélevée jusqu’à la corpulence de la ménagère, et le pied majestueux dela noble dame avait renvoyé bien loin les pas vifs et joyeux de sesjeunes années.

Cette dame, ainsi faite et ainsi riche, soit oisiveté, soit ennui danssa maison solitaire, avait imaginé de concevoir les hommages d’un vieuxet riche Français qui végétait comme elle à deux ou trois milles de sonhabitation, un mille plus loin que la maison du jeune Richard et de safamille. M. Dulac, le riche Français en question, était un petit hommesur le versant de la soixantaine, hypocondre jusqu’à la moelle des os,acariâtre à l’excès ; son visage était jaune et ridé : on eût dit unepomme deux mois après l’automne, sans sa lèvre pendante et son sourireennuyé et mécontent ; du reste taciturne, mélancolique, dormeur. Ilfallait tout l’ennui de Mme Labédoyère pour la faire songer à voler ensecondes noces avec un pareil homme.

Mais n’avoir à gronder que des domestiques, n’avoir pour esclaves quedes gens achetés au marché, regarder chaque soir le joug du mari défuntinoccupé, meuble inutile, cela était dur pour la digne femme. Et puiscela lui parut noble et beau d’apprivoiser une bête aussi farouche queM. Dulac. Elle se mit donc à être polie et bonne pour le ridépersonnage ; elle eut pour lui des prévenances inouïes, elle lui envoyatoutes sortes de friandises, elle lui parla avec sa voix en fausset,elle fit sa barbe ! Son regard même, à force d’étude et d’attentions,devint doux et patelin et se teignit de cette molle fascination quidistingue le chat quand il fait patte de velours : cela réussit fort àla dame.

Le vieux gentilhomme devint pensif. Il se demanda, égoïste qu’il était,si les attentions, les petits soins et les prévenances d’une si belleveuve et si douce, ne lui seraient pas un utile secours dans lesinfirmités toujours croissantes de la vieillesse. Ceci alla si loin queM. Dulac étudia quelques mots de galanterie, et les débita l’un aprèsl’autre sans trop grimacer.

Comme Mme Labédoyère était aussi pressée que lui, après quelquesmoments d’hésitation et d’une pudeur bien naturelle, notre veuveconsentit à unir son cœur et ses esclaves au cœur et aux esclaves de M.Dulac.

Le vénérable couple et les jeunes amants s’étaient ainsi rencontrésdans leurs vœux les plus chers ; chaque couple ne songea plus, chacunde son côté, qu’à recevoir le serment du mariage. Balthazar Polo, laprovidence de tous les maris, jeunes et vieux, fut appelé en témoignagede ce quadruple serment. Les amours de nos deux couples avaientcommencé en automne ; janvier, le mois glacé, venait de finir ; févrierjetait ses pluies sur les chemins, et les torrents étaient tellementenflés qu’il fallait être bien amoureux, pour songer au mariage avantle beau temps.

Mais enfin, les tristes pluies de février s’arrêtèrent ; et bientôtparut dans le ciel éclairci le radieux soleil de mars.

Le mois de mars, si incertain en Europe, est un beau mois dans laNouvelle-Amérique. Mars amène de beaux jours, une brise chaude etlégère ; il fait pousser l’herbe dans les champs, il couronne l’arbrede verdure ; rien n’est éclatant, plein de vie et de luxe comme unprintemps de la Louisiane ! Cela vaut bien la peine, n’est-ce pas ?d’être acheté par quelques nuages qui se brisent, quelques éclairs quibrillent, quelques tonnerres qui grondent et qui tombent derrière lesmontagnes, sillonnant un ciel épais.

Nous étions donc au commencement, aux premiers zéphirs, aux premièresfleurs, mais aussi aux plus soudains orages du mois de mars. Déjà lesplanteurs confiaient à la terre les graines de coton et de maïs ; lesfeux volants inondaient la plaine, le soir, comme autant de papillonsaux ailes d’azur et sans corps. Le cornouiller étalait à loisir seslarges feuilles argentées, le bouton-rougeaux touffes cramoisiesbrisait les langes de l’hiver ; l’alizier, le jasmin et mille autresfleurs du printemps américain jetaient leurs parfums, leurs étamines etleurs couleurs sur les montagnes, dans le gazon, au sommet de l’arbre,partout où glisse le fleuve, partout où grimpe le chêne, partout oùl’oiseau chante.

Le printemps est la saison des projets nouveaux, des espérancesnouvelles ; c’est le temps pour tous les êtres de la création et pourl’homme aussi, quand il est sage, de purifier sa demeure, de se choisirune compagne ! Au printemps le vieillard, sur le bord de la tombe, faitun pas en arrière et regarde le ciel d’un œil serein. Attends lesoleil, vieillard, découvre ta tête blanchie, ouvre ta poitrine, et tonregard, et ton cœur, et tous les sens de ton corps et de ton âme àcette seconde vie qui descend du ciel sur les ailes du zéphir !

Je reviens à nos amoureux. A mesure que le soleil montait plus haut, M.Dulac devenait plus tendre ; son œil s’animait à l’aspect de ces forêtsrajeunies ; il attendait avec impatience le jour de l’hymen, il étaitpressant comme un Français de vieille cour.

« Ah ! ma chère dame, disait le vieillard d’une voix tremblotante etcassée, jouissons de notre beau printemps, cueillons les fleurs de lavie avant qu’elles soient fanées » ; et autres souvenirs de M. Dorat oude M. le marquis de Pezay.

A des vœux ainsi exprimés, la belle veuve ne pouvait rien opposer ;elle se sentit fléchir à la seconde giboulée du mois de mars et de M.Dulac ; elle consentit donc à ne plus différer le bonheur de son épouxet à marcher avec lui à l’autel.

De son côté Richard Alvarès, en phrases moins françaises, mais nonmoins passionnées et surtout avec le même succès, pressait et suppliaitla jolie Thérèse de ne plus différer leur union. Ajoutez que la fin ducarnaval approchait, et il ne restait plus que deux ou trois joursavant la venue du despotique carême, ce grand jeûne, si long et sitriste pendant lequel l’Église catholique défend l’heureuse cérémoniedu mariage, loi sévère en effet, surtout dans la Louisiane, où lecarême tombe justement au mois de l’année le mieux fait pour dire à lafemme de son choix : Je t’aime.

Comme le temps pressait, nos amants convinrent de se mariersur-le-champ ; après-demain sans retard, vingt-quatre heures avant lecarême. Ce qui fut résolu dans la maison de M. Dulac et de MmeLabédoyère fut résolu aussi dans le cœur de Richard et de Thérèse aucoin du bois.

Ainsi, sans se connaître, ces deux couples choisirent pour se marier lamême heure et le même jour.

Ce même jour-là, on eût dit que tous les célibataires de la paroisse,vieux et jeunes insensés, s’étaient aussi donné rendez-vous à labénédiction nuptiale. Je ne sais combien de couples d’âges, de nationset de peaux différentes, se présentèrent à l’église d’Adayes pour êtremariés par le digne Balthazar Polo ; on appelle encore cette année-làdans la paroisse, l’année des noces.

« Sais-tu, Richard, disait Thérèse à son amant, que le père Polo apromis de faire des mariages demain à midi et après-demain à quatreheures du matin, et de marier tous ceux qui se présenteront à l’église? Quel malheur d’être mariés devant tant de monde ! Tout le monde vousregarde. Mais au fait, Richard, si nous nous mariions après-demain despremiers, de très bonne heure ? Si nous laissions passer la fouledemain au grand jour, et si nous venions avant la foule, le matin,avant le soleil, qui nous verra ? Et ceux qui nous verront, mariéscomme nous, qu’auront-ils à dire ? Marions-nous après-demain à quatreheures du matin, si tu le veux, Richard ? »

Le jeune homme ne pouvait qu’obéir à ces très excellentes raisons, etil partit sur-le-champ pour faire tous les préparatifs de noces dans samaison.

Une chose digne de remarque, c’est que le caprice de cette jeune ettimide fille fut aussi le caprice de la volontaire et audacieuse MmeLabédoyère. Elle insista, elle aussi, auprès de M. Dulac pour n’êtrepas mariée avec les autres au grand jour, pour aller incognito àl’autel, la veille du carême, à quatre heures du matin. Ce fut en vainque le galant et tendre époux appela toute sa persévérance et toute sagalanterie à son secours pour vaincre les préventions de sa femmecontre les cérémonies nuptiales : la dame déclara qu’elle le voulaitainsi ; que, si le mariage ne se faisait pas à l’heure dite, il seraitretardé de quarante jours. M. Dulac fut donc obligé de renoncer auxcérémonies que l’Église lui réservait. Entre nous, Mme Labédoyère,voyant son époux si ridé et si flétri, le sourire aigre-doux et lecorps chancelant sur ses jambes amincies par l’âge, ne fut pas fâchéede se marier dans l’ombre du matin, et d’échapper ainsi aux regards descurieux et aux propos médisants.

Enfin le dernier jour arriva ; le joyeux carnaval se sentait à peinemourir, et le pâle carême montrait déjà sa face pointue, quand, sur lestrois heures du matin, s’ouvrit l’église au bruit discordant et furieuxde ses trois cloches fêlées. Le digne Balthazar Polo, qui avait déjàfait des mariages toute la journée précédente, fut un des premiers àson poste. Cependant l’église se remplissait des futurs conjoints et deleurs amis ; les couples venaient les uns après les autres : c’était unspectacle d’une grande variété et d’une grande confusion, à la lueurdes lanternes vacillantes dans la main des nègres.

Arrivait un jeune Espagnol avec sa señora : le jeune époux en manteaucourt, avec chapeau aux larges bords ; équivoque figure, où les traitsespagnols étaient mêlés à ceux des aborigènes ; il marchait d’un airindifférent et distrait, soutenant une jeune femme, dont le visage plusrond et plus calme, mais moins bruni, était à demi couvert d’unemantille brodée. Sous le mantelet, près du front, on voyait le bouquetde fleurs naturelles qu’elle avait cueilli elle-même le matin. Plusloin venait une élégante Française, le sourire sur les lèvres, la roseà la joue, des fleurs artificielles dans les cheveux, exhalant lesessences du continent. Elle s’appuyait légèrement sur un homme auxcheveux poudrés, et dont l’habit bleu de ciel, le chapeau et le nezretroussé indiquaient suffisamment un Français. Dans beaucoup d’autresmariés, on pouvait également remarquer un mélange bizarre de costumes,un amalgame étrange de traits de physionomie qui indiquaient d’unefaçon très confuse ces origines croisées. Au reste, presque tous cesnouveaux mariés étaient abrités sous de vastes manteaux de couleursombre, dans lesquels ils avaient cherché un refuge contre l’inclémencedu temps.

En effet le ciel, qui la veille était bleu et serein, s’était tout àcoup chargé d’épais nuages ; mars avait passé du rire aux larmes, de lajoie à la colère, enfant gâté du printemps, à qui tout est pardonnéd’avance, en faveur d’un arbre qui verdit, d’une fleur qui se colore,ou d’un rayon de soleil qui s’échappe des cieux.

Quatorze couples, sur deux files opposées, les maris d’un côté, lesfemmes de l’autre, s’agenouillèrent, laissant entre eux un intervallepar où le prêtre put passer et unir les époux en leur donnant sabénédiction. Derrière chaque nouveau marié se tenaient les amis et lesparents, tout prêts à recevoir la nouvelle épouse après la cérémonie,et à la conduire en triomphe au domicile de son époux.

L’église était sombre, la nef était à peine éclairée par deux ciergesde cire vierge placés sur l’autel ; l’obscurité dansait autour de cettelueur solitaire, en s’allongeant horriblement. Au dehors, tout sepréparait pour un orage. A mesure que le jour avançait, le cieldevenait plus sombre ; le vent affluait avec violence autour du saintbâtiment et se précipitait en bouffées par la porte entr’ouverte ; laflamme des bougies, incertaine, se baissait, se pliait, se ranimait parintervalles, fatiguant la vue des spectateurs.

Les verres étaient horriblement serrés par l’orage. Un orage là-bas estquelque chose de bruyant et de sourd, qui emporte les villes dansl’espace, et qui brise une pierre comme il briserait un homme !L’orage, dans le Nouveau-Monde, c’est la machine à vapeur des tempsmodernes, implacable dès qu’elle vous saisit ! Vous pouvez donc jugerde la double terreur au dedans et au dehors de l’église ! Au dehors, levent qui gronde ; au dedans, les horribles figures des saints quis’agitent en tous sens ; la Vierge des sept douleurs, Virgen de losdolores, véritable caricature de l’affliction, donnant la main àsaintAntoine.

Au dehors, les chevaux, attachés aux arbres ou tenus en main par lesnègres, sentant l’orage, frappaient du pied, se démenaient,hennissaient d’impatience ou mordaient leurs larges freins espagnols.

Dans cette double circonstance de la nuit et de l’orage, le père Polovit, ou plutôt fut averti qu’il fallait se hâter s’il voulait que lesnouveaux mariés arrivassent sans encombre à leurs nouvelles habitations.

Il se hâta donc de passer au milieu de la ligne conjugale, pressant lepas et la bénédiction à mesure qu’il avançait ; c’était à peine si ledigne curé se donnait le temps de poser l’anneau nuptial aux doigts quilui étaient tendus. Cet anneau accepté, le digne Balthazar remettaitl’épouse aux amis de l’époux, qui se hâtaient d’envelopper la femmedans un manteau pour la conduire chez son mari avant l’orage.

Cela faisait plus rapidement que je ne puis dire ; l’orage grondaittoujours plus haut. A chaque pas que faisait le bon curé, un éclairbrillait dans le ciel, une nouvelle mariée disparaissait de l’église ;l’éclair rentrait dans le nuage, une nouvelle mariée remontait sur soncheval, et Balthazar Polo procédait à un autre mariage, sans voir peurd’un autre éclair.

Dans cette hâtive cérémonie, si touchante au dedans, si turbulente audehors, M. Dulac et Richard Alvarès étaient à genoux l’un à côté del’autre ; vis-à-vis de Dulac et de Richard se trouvaient Mme Labédoyèreet Thérèse Paccard, toutes deux tremblantes, l’une de peur, l’autred’amour ; toutes deux enveloppées dans leurs manteaux, toutes deuxtendant la main à l’anneau nuptial, et la tête baissée sous labénédiction du prêtre !

Balthazar Polo arriva à ces deux couples d’un pas précipité ; il étaitplus aveuglé que jamais ! Quatorze mariages, le bruit de la tempête, lamultitude des cierges, le maintien et le manteau des épouses, quevoulez-vous ? Ce qui devait arriver arriva.

Le digne homme, le cœur et l’esprit troublés, passa au doigt de lajolie Thérèse l’anneau du vieux et sec Dulac ; Mme Labédoyère tenditl’index à l’anneau du beau Richard ; et, pour achever toute lacérémonie, Balthazar remit Thérèse aux amis de Dulac, en même temps queMme Labédoyère était livrée aux amis de Richard. Un grand coup detonnerre éteignit les cierges de l’autel, toute l’église rentra dansl’obscurité, et le bon Polo, à genoux, se mit à remercier Dieu de tousles heureux qu’il avait faits.

On se hâte, on amène les montures ; les parents de Richard, tout entrouvant le fardeau un peu lourd, placent Mme Labédoyère sur un jolicheval d’un pas rapide et sûr, que le jeune homme avait choisi pour saThérèse. Thérèse, de son côté, se jeta doucement sur un petit bidet audoux pas d’amble, que M. Dulac avait acheté tout exprès pour la veuve ;et voilà nos deux mariés partis, l’un au trot, l’autre au pas ; lagrave Mme Labédoyère escortée par de jeunes gaillards vifs et biendispos, la sémillante Thérèse gravement accompagnée par de gravesplanteurs et trois ou quatre personnes d’un âge mûr qui vont au trot.Cependant l’orage gronde toujours.

L’orage brille au ciel, les bois mugissent, les bêtes de somme hâtentle pas, chacun s’enveloppe de plus belle dans son manteau, MmeLabédoyère se tient à la crinière de sa monture. Thérèse Paccard mauditla lenteur de la sienne : tout sert à entretenir jusqu’à la fin ladouble méprise des époux.

Thérèse arriva avec son escorte à l’instant même où les premièresgouttes de pluie pendaient sur les branches des arbres.

A la lueur du crépuscule, Thérèse put remarquer dans les bâtiments unesorte d’importance qui ne s’accordait guère avec ses idées sur lacabane de Richard ; les arbres et les arbrisseaux que le vent faisaitplier, indiquaient plutôt un manoir qu’une chaumière. Mais tout cecifrappait froidement ses regards et sa vue, elle n’eut pas le temps dese livrer à ses réflexions.

Arrivée sous le péristyle, une foule de nègres se précipita à sarencontre avec mille contorsions polies en faveur de leur nouvellemaîtresse. L’un s’empara de son manteau, un autre l’introduisit dans unappartement vaste et reluisant, un troisième s’empressa de lui offrirun fauteuil et un quatrième, qui portait des bracelets d’argent, luiprésenta un miroir pour rajuster sa chevelure que la rapidité de lacourse avait quelque peu dérangée. La jeune fille ouvrait de grandsyeux et elle doutait si c’était veille ou songe.

Elle jeta à la hâte un regard dans la glace, mais pour la premièrefois, ce fut un coup d’œil à la légère, elle n’eut pas le temps de sevoir : elle rendit le miroir à l’esclave et elle étudia l’appartementd’un long regard. Le spectacle était nouveau pour elle. Elle vit degrands fauteuils dorés en velours cramoisi et sculptés au bras et surle derrière ; elle vit de molles ottomanes autour desquellescirculaient des guirlandes de bois de chêne. Au-dessus du sofa etcontre le mur blanchi, était attachée une immense glace sculptée etdorée comme les fauteuils, mais qui malheureusement avait été fenduedans son voyage en France.

La glace portait un large emplâtre au milieu de sa face ; on eût dit unsoldat querelleur, le lendemain de la paye ; elle s’inclinait d’un airgoguenard sur l’appartement, de manière à refléter les moindres partiesdu sol de la vaste salle, qui était pavée en dalles, à la mode deFrance. Sur la muraille opposée étaient suspendus d’antiques portraitsde famille, affublés d’énormes perruques et couverts de brillantesarmures. Cette magnificence inouïe faisait un singulier contraste avecune large et grossière table de bois de cèdre placée au milieu de lachambre, entourée d’une douzaine de chaises du même bois et de la mêmefabrique. Dans cette chambre à part, le XVIIIe siècle, dans ce qu’ilavait de plus recherché et de plus fané, donnait la main d’une façontrès familière à l’art grossier de la civilisation américaine qui étaità son commencement.

Elle vit tout cela, Thérèse ; elle vit tout ce luxe d’un coup d’œil, etde cet appartement, portant les yeux sur elle-même, elle se vit assisedans un large fauteuil de damas fané, à franges d’or ternies, les piedssur un tabouret à fleurs, et devant elle un guéridon à pied de biche età dessus de marbre chargé d’un magnifique déjeuner.

Rien ne manquait à ce matinal repas de noces : le vin de Bordeaux, danssa bouteille allongée, le vin de Champagne, ficelé et goudronné ; lecristal de roche à facettes, l’argenterie armoriée, la porcelaine deSèvres, si rare aujourd’hui et si chère, et sur des plats d’argentnoirci : la truite savoureuse, le bar si friand, le pâté de canard,mets favori du pays, et une foule de plats exquis de la cuisinefrançaise dont la jeune fille n’avait jamais goûté. Ajouté qu’il yavait, sur la table même, des serviettes attachées avec un ruban rosedu temps de Mme Pompadour.

« Ah ! se dit Thérèse, voyant tant de richesse et de confort, ce n’estpas là, sans doute, la maison de mon Richard. » Puis, jetant un autrecoup d’œil sur toutes choses, elle ajouta : « A moins, après tout, queRichard ne soit riche et qu’il n’ait voulu me causer une surprise debonheur ! »

Le doute de la jeune fille ne dura pas, la porte intérieure del’appartement s’ouvrit lentement et elle vit entrer un vieuxgentilhomme, à la face jaunâtre et amaigrie, marchant d’un pas pénibleet maladif. Alors, le personnage qui jusque-là avait accompagné Thérèsese leva et présenta à Madame Dulac, Monsieur Dulac.

Mme Dulac resta immobile d’étonnement ; la pauvre enfant, s’entendantappeler la femme de ce vieillard, paraissait anéantie. Quant auvieillard, il eut bientôt retrouvé ses sens ; et, laissant de côtétoute hésitation, il prit la main de la jolie femme, qui n’osa pas laretirer, par respect pour un homme qui lui rappelait son aïeul.

Quand il sentit dans la sienne cette main si jeune, quand il vit rougirde si près ce joli visage, M. Dulac redevint Français tout à fait, iloublia les mots de galanterie qu’il avait appris par cœur pour plaire àla veuve, et, s’approchant encore plus près de Thérèse :

« Ah ! Madame, lui dit-il, pardonnez à mon embarras, mais mon bonheurme confond ; je reste muet d’étonnement et de joie. Combien vous êtesheureusement changée depuis la dernière fois que je vous ai vue !Heureux et fortuné que je suis ! je retrouve une épouse deux fois plusbelle et dix fois plus jeune ! Laissez-moi me féliciter de ce grandmiracle et en remercier en même temps le Ciel et vous ! »

Thérèse retira sa main et répondit vivement :

« Il n’y a pas de miracle à cela, Monsieur, je suis la même que je fustoujours ; mais il y a quelque chose d’étrange en tout ceci que je nepuis m’expliquer. » La pauvre enfant disant cela était près de pleurer.

« Vous avez raison, Madame, vous avez bien raison, disait le malinvieillard, cela est étrange que je retrouve, à la place de ma veuve,une toute jeune fille éblouissante et l’œil humide, et la main blancheet frêle ; que je vous trouve à mon foyer, souveraine et maîtresse dema maison, vous la vierge timide et tremblante ; cela est étrange, eneffet, bien étrange ; c’est un miracle qui vous donne à moi, et, encoreune fois, j’en remercie vous et le Ciel. »

A ces mots les larmes de la jeune fille augmentèrent, elle trembla.

« Ah ! Monsieur, s’écria-t-elle, nous sommes le jouet d’une fataleméprise ! Monsieur, vous n’êtes pas Richard ! Où est mon Richard ?C’est Richard que je veux ! Et Thérèse, les mains jointes, appelait : «Richard ! Richard ! »

Elle se leva pour sortir, appelant toujours : Richard ! mais l’amoureuxet obstiné vieillard se plaça devant la porte.

Cette beauté, qui d’abord l’avait frappé si vivement, lui revenait àprésent bien plus éclatante et bien plus entière. Une grande passions’empara de cette âme flétrie, quand le vieillard eut bien étudié àloisir ce joli visage rond, ce beau front couvert de cheveux, ces jouesmoulées, colorées d’une rougeur extraordinaire, ces grands yeux noirsqu’une larme rendait plus brillants encore, et ces lèvres boudeuses etvermeilles. Non par tous les saints ! le vieux Français se connaît tropbien en femmes jolies pour relâcher, à l’heure qu’il est, la joliecompagne que lui a donnée l’hymen.

« Puis-je prendre la liberté, Madame, dit M. Dulac à Thérèse, de vousdemander qui vous appelez ainsi de ce nom de Richard ?

- C’est Richard, Monsieur, Richard Alvarez, qui demeure là-bas près despeupliers, et que j’ai épousé ce matin. »

M. Dulac, prenant encore un ton plus doux :

« Prenez garde à ce que vous dites, reprit-il ; je ne connais pas ceRichard Alvarès. Celui que vous avez épousé ce matin, c’est moi ; celuià qui vous avez promis devant l’autel foi et fidélité, c’est moi. O majeune femme ! mon épouse bien-aimée, regardez à votre doigt l’anneaubrillant que vous portez et cette devise en pierreries : «jusqu’à lamort ; c’est mon anneau que vous portez ! C’est moi désormaisqui suisvotre protecteur, votre ami, votre époux, votre père. Vous êtes mafemme, sinon par l’effet de nos deux volontés, du moins par le bonplaisir de la Providence, qui nous a unis d’un lien que personne nepeut rompre. »

Ici, une toux violente interrompit M. Dulac dans ce discours siamoureux et si solennel.

Thérèse, comprenant toute l’étendue de l’accident qui avait rejeté sonmariage si fort en deçà de ses espérances, était retombée sur sonfauteuil, pleurante et désolée.

Le vieillard, qui était habile et amoureux, n’oublia rien pour laconsoler. Il fut aux petits soins pour elle, il lui fit seséblouissants cadeaux de noce : riche collier de pierreries, lourdechaîne d’or, robe de soie, robe parfumée, gants de France et toutes lesparures destinées à la belle veuve.

Le riche planteur parla moins de son amour que de sa fortune, del’étendue de son domicile, du nombre de ses esclaves, de sa fermevolonté de rendre sa femme la souveraine maîtresse de ses domaines.Puis, voyant qu’elle l’écoutait plus patiemment, il assaisonna sondiscours d’un peu de calomnie contre Richard, si gueux et si chargé defamille. Il insinua adroitement que cette méprise, dont il seréjouissait comme du moment le plus heureux de sa vie, ne serait pasarrivée sans un peu l’aide de la part de Richard.

L’instant d’après, il représentait Richard dans les bras de l’opulenteveuve, oubliant la pauvre Thérèse qu’il lui avait sacrifiée. Ainsiparla l’artificieux Français ; il avait l’air si honnête, si convaincude ce qu’il disait, si soumis à l’arrêt qu’allait porter sa femme !

Thérèse le regarda d’un air plus doux, elle plaça à son cou la chaîned’or, elle entoura ses bras des bracelets de perles, et peu à peu elleconsentit à s’asseoir avec M. Dulac au banquet qui était préparé. Elletendit son verre à la bouteille goudronnée et son joli nez se perditdans la mousse du vin de Champagne, cet oubli pétillant de tous lesmaux.

Cependant Mme Labédoyère, maintenant Mme Richard, était rapidementemportée vers la cabane de son époux par le fringant coursier queRichard avait amené des Avoyelles. Telle fut la rapidité de sa courseque les nuages paraissaient vaincus en vitesse, et, quoiquel’habitation de Richard fût plus éloignée que celle de M. Dulac, labelle veuve ne mit pas plus de temps à faire le trajet que la jolieThérèse ; elle arriva, comme elle, aux premières gouttes de pluie, auxpremières clarté[s] du matin.

Mais la surprise de la dame fut bien plus grande encore que celle de lajeune fille. La pièce dans laquelle elle fut introduite était parquetéede planches mal jointes, sur lesquelles on passait comme sur unhuchoir. Un grand trou pratiqué au milieu de l’appartement servait decheminée et dévorait la fumée d’un cyprès tout entier. Les poutres nuesdu plafond étaient noircies par la fumée ; quelques vieux coffres, unedouzaine d’escabeaux et deux grossiers fauteuils formaient toutl’ameublement de la maison.

C’est dans ce trou que la veuve fut introduite. Nul esclave ne seprésenta pour la recevoir, une jeune fille aux cheveux blonds flottantsl’aida à ôter son manteau, et lorsqu’elle parut à découvert dans toutle feu de ses diamants, dans tout le bruit de sa robe frémissante, lesdeux vieillards qui s’étaient levés pour la recevoir, un bonhomme desoixante ans à barbe blanche et en culotte de peau et une respectablematrone de dix ans plus jeune, en grossier bonnet de coton blanc etrobe de bure, retirèrent leurs bras tendus pour embrasser leur nouvellefille et s’inclinèrent jusqu’à terre, dans le silence du respect.

« Quelle belle dame ! » disait la vieille femme à son mari.

« Quelle femme âgée ! » chuchotait aux deux frères, la jeune blonde quiavait débarrassé Mme Labédoyère de son manteau.

Pendant ce temps, la sévère dame promenait sur le groupe et sur lacabane des regards empreints d’un dédain amer. Ses yeux noirs ethautains lancèrent des flammes quand elle repoussa le misérablefauteuil qu’on lui offrait ; sa moustache renaissante se redressa sursa lèvre enflée.

« Où suis-je ? s’écria-t-elle ; dans quelle maison ? chez qui ?pourquoi m’a-t-on conduite ici ? Ce n’est pas la maison de mon mari.

- Où est ma femme ? dit Richard qui entrait en même temps, l’œilétincelant de joie, où est ma femme, que je l’embrasse ? Puis, voyantla belle veuve :

- Quelle est cette dame ? demanda-t-il d’un ton plus bas et déjà fortinquiet, sans trop savoir pourquoi.

- Cette dame, Richard, répondit un des jeunes garçons, c’est ta femme,c’est la dame que le curé nous a donnée pour toi.

- Et une belle dame encore ! je puis bien jurer qu’il n’y en a pas deplus belle dans le pays, ajouta la mère de Richard.

- Mais je ne suis pas votre femme, Monsieur ! s’écria la veuve enéclatant, les poings fermés. Je ne suis pas votre femme, je le jure.Qu’on me remène chez mon mari ; je ne resterai pas dans cette misérablecabane un instant de plus.

- Vous dites très vrai, répliqua Richard, vous n’êtes pas ma femme,Madame ; j’ai épousé une plus jeune et, j’en rends grâce au Ciel, unebien plus jolie femme que vous. Thérèse Paccard ! ma jolie Thérèse. Jevois ici quelque fatal quiproquo que je dois éclaircir ; mais il fautque vous restiez chez moi en otage jusqu’à ce que nous ayons retrouvé,vous votre mari et moi ma femme. Avant que Thérèse me soit rendue, etmalgré votre bonne envie d’en sortir, vous ne sortirez pas, je le jure,de cette misérable maison.

- Ah ! s’écria la mère de Richard, frappée d’une idée subite, tuverras, mon fils, que ce sera là un tour du mauvais œil du pauvreBalthazar qui t’a donné la mauvaise dame.

- En ce cas-là, ma mère, il faudra bien que le seigneur Balthazar meretrouve et me rende ma véritable femme. Quel endroit aurait-il dem’escroquer au profit d’un autre ma gentille Thérèse ? pourquoim’affubler de cette dédaigneuse dame qui est assez âgée pour être mamère ? Mais j’irai trouver Balthazar, j’irai le trouver sur-le-champpour qu’il me rende Thérèse Paccard. Si je ne le fais pas, je consensbien à ne plus monter à cheval le reste de mes jours ! En attendant,faites veiller sur cette dame ; gardez-la ainsi que ses soieries et sesbijoux, et ne la laissez pas sortir jusqu’à mon retour.

Disant ces mots, il se précipita par la porte, malgré la pluie quifrappait contre les vitres. Sa mère le rappela en vain. Il s’élança surson cheval et courut, à travers l’orage, à la cure d’Adayes. Là il eutune longue conférence avec Balthazar Polo. Le bonhomme essaya d’abordde le convaincre qu’une pareille erreur était impossible, qu’il étaitsûr d’avoir remis à chacune de ces dames l’anneau de son époux, et cesdames elles-mêmes aux mains de leurs époux.

Mais tout ce que put dire le digne curé ne servit qu’à augmenter lafureur de Richard. Il demanda à Balthazar s’il pensait que tout lemonde fût aveugle, et s’il le croyait incapable de distinguer une femmede quarante ans d’une jolie fille de dix-huit. Alors Balthazar demandaau jeune homme s’il savait le nom de l’homme qui devait épouser la damequi était chez lui, parce qu’il était probable que chez cet homme lafiancée de Richard avait été conduite.

Richard, frappé de cette idée, ne sut que répondre. Il n’avait pas mêmesongé à s’informer du nom de la femme qu’on lui avait amenée. Ilfallait donc prendre de nouvelles informations auprès de la veuve et ilpartit pour retourner chez lui.

Cependant il ne voulut pas quitter le village d’Adayes sans aller à lademeure de Thérèse. A la demeure de Thérèse on ne put rien luiapprendre ; on la croyait chez son époux ; on ne savait aucune nouvelledepuis qu’elle avait quitté la maison en beaux habits de noce. Ilcourut à l’église, dans un vain espoir qu’elle serait encore àl’église, et là il ne trouva que le sacristain et les disgracieusesfigures des saints à longues barbes qui regardaient ses angoisses avecla plus entière indifférence.

La Virgen de los dolores,tout entière à ses violentes douleurs,n’avait aucune pitié pour les chagrins si cuisants et si récents deRichard. Richard à ce sang-froid fut presque tenté d’arracher ceshorribles peintures ; mais il eut peur de faire attendre Thérèse. Ilremonta donc sur son cheval et il arriva chez lui trempé par la pluieet au milieu d’une épaisse vapeur produite par la température de cescontrées.

La fureur de l’orage, qui aurait perdu les habits de noce de MmeLabédoyère, si elle avait tenté de se hasarder au dehors de la maison,lui avait fait supporter avec assez de patience sa détention dans lamaison de Richard. A son retour Richard trouva la veuve assise dans unfauteuil, l’air soucieux plutôt que pensif, ses sœurs se livraient àleurs occupations habituelles, quoique plus silencieuses et plusréservées qu’à l’ordinaire. Le ton impérieux de la dame inconnue etl’éclat de son costume gênaient quelque peu leurs mouvements. Quant auxréflexions intimes de Mme Labédoyère, elles n’étaient pas toutes audésavantage de Richard. 

Si Richard retrouvait Thérèse, M. Dulac n’était pas perdu, sinon cetteperte pouvait être facilement réparée par ce jeune homme de si bonnemine et de si riche encolure. Jeune, colère, animé, montant à chevalpar l’orage, vaniteux, amoureux à outrance, insolent, cela valait bienles richesses et les catarrhes de M. Dulac ; et puis, si Richard étaitpauvre, la riche veuve avait assez de bien pour deux. Tout bien pesé,elle commençait à trouver sa situation fort supportable lorsque Richardentra.

Richard, tout essoufflé, tout mouillé, tout haletant, demanda à la dameet son nom à elle, et le nom de l’homme qu’elle devait épouser avantqu’elle tombât entre ses mains.

Toute la famille tint conseil et délibéra sur ces informations. Lasuperbe veuve elle-même descendit de son orgueil pour donner son avisdans cette circonstance difficile. Il fut arrêté d’une commune voix queRichard irait avec son père à l’habitation de M. Dulac pour redemandersa jeune épouse. Si sa femme lui était rendue, Richard, promettrait enéchange de rendre à Mme Labédoyère son mari et sa liberté.

Cela dit, le père et le fils se mirent en route comme deux paladinsd’autrefois. Le père était un cavalier peu habile, qui, de toutes lesallures du cheval, ne connaissait que le pas ou tout au plus le petittrot. Aussi Richard, impatient d’arriver, appelait-il son père de tempsà autre, lui faisant remarquer que le chemin était long ; qu’il fallaittraverser toute la ville d’Adayes pour retrouver, au côté opposé, lamaison de M. Dulac, et qu’à la manière dont ils allaient, il leurserait impossible d’arriver à leur destination avant la nuit.

« Qu’importe, Richard ? disait le vieillard : il sera toujours asseztemps d’arriver pourvu que nous arrivions avant la nuit ; vous savezbien que voici bientôt dix ans que je n’ai monté un cheval, et vous nevoudriez pas, mon fils, que votre vieux père se fit le jockey de votrepassion pour se casser le cou dans sa vieillesse. Soyez donc pluspatient pour moi, mon fils Richard, et si votre cheval va trop vite,modérez-le en lui pressant le flanc, et tenez-vous à mes côtés. »

Que ce voyage parut long à Richard ! que son père lui parut cruel ! Ilsatteignirent cependant la maison de M. Dulac à l’heure douteuse ducrépuscule, quand il ne fait plus jour, quand il ne fait pas encorenuit. La pluie avait cessé ; le mois de mars était redevenu printempset le serein avait remplacé l’air boudeur. Dans le ciel, les nuagesvaporeux et diaphanes se coloraient à l’avance d’une teinte rose pourêtre tout prêts quand viendrait le beau jour de demain.

L’impatient jeune homme, pendant que son père arrivait, frappa à laporte de M. Dulac. Quand il eut frappé à plusieurs reprises, un nègrevint ouvrir, et il apprit aux voyageurs que M. Dulac venait de secoucher avec sa nouvelle femme il n’y avait qu’un instant.

« Et quelle femme ? demande Richard.

- Une très belle et très jeune dame, répondit le nègre, que mon maîtrea amenée aujourd’hui même. »

A cette réponse, la respiration et le cœur manquèrent entièrement àRichard ; il n’eut plus assez de voix ni de courage pour interroger lenègre plus longtemps.

Son père se chargea de ce soin. Le nègre parlait volontiers ; ils’étendit tant qu’on voulut sur la description de sa nouvellemaîtresse. Elle avait dix-huit ans, elle était de la ville d’Adayes,elle avait nom Thérèse Paccard ! Elle avait d’abord pleuré dans legrand salon, puis elle s’était mise à table le visage serein ; puis,avant la nuit, elle paraissait heureuse et très contente de son époux.

Ce que Richard éprouvait ne saurait se décrire. Le sang français et lesang espagnol se livraient dans ses veines un combat sérieux. A la finl’orgueil français l’emporta.

« Partons, mon père, dit Richard, partons, je comprends tout ceci àprésent ; Thérèse s’est cruellement jouée de moi ; partons, mon père,partons, partons ! »

Le vieillard retint son fils, et, se retournant vers le nègre :

« Il faut absolument que je parle à ton maître, lui dit-il, etsur-le-champ.

- Cela est impossible, dit le nègre, mon maître a défendu que, sousaucun prétexte, on entrât dans sa chambre avant le jour.

- Je te dis qu’il faut absolument que je parle à ton maître, esclave deSatan ! cria d’une voix terrible le vieux Louisianien, il faut que jeparle à ton maître ; va lui dire que je veux le voir sur-le-champ. »

Le noir alla prévenir M. Dulac. L’instant après, le noir revint porteurd’un honnête message de son maître, qui prévenait M. Richard et sonpère que lui, Dulac, c’était sa nuit de noce ; qu’il s’était retirépour reposer à côté de sa nouvelle épouse, qu’il priait ces messieursde ne pas le troubler dans son bonheur, et que demain il serait heureuxde les recevoir et d’obéir aux ordres qu’ils voudraient bien lui donner.

Le vieux berger suivait cette réponse du regard et du geste, segrandissant d’un demi-pied à chaque mot que disait l’esclave, etdéveloppant peu à peu ses vastes épaules, ses grands bras, ses largesmains et la fureur qui gonflait sa poitrine :

- Va dire, cria-t-il au nègre, et la porte était entr’ouverte, va direau Français Dulac que si je ne le vois pas tout de suite, je renversesa maison d’un coup d’épaule et que je l’ensevelis, lui et sa femme,sous les débris. »

Alors une fenêtre s’ouvrit au premier étage ; l’appartement étaitsombre et silencieux. Une tête couverte d’un bonnet de laine retenu parun ruban d’un demi-pied se présenta à la fenêtre, et M. Dulac demandad’une voix aigre et cassée quel était ce bruit et ce qu’on lui voulaità cette heure de la nuit.

Le père répondit pour Richard : il exposa en peu de mots l’objet deleur visite ; il parla du changement de femme dont Richard était lavictime ; il finit par réclamer à haute voix la femme de Richard,offrant de rendre en retour les diamants, les habits et la fiancée deM. Dulac.

Un grand silence s’ensuivit. Richard prêtait l’oreille, prêt às’élancer dans l’appartement au moindre cri, au moindre soupir ; maispas un soupir ne se fit entendre. M. Dulac rompit ce silence d’un tontriomphant.

« Messieurs, leur dit-il, vous voyez, il n’y a pas d’erreur. Je suistrès satisfait et très heureux du mariage que j’ai fait ce matin.J’espère que la jeune dame, mon épouse, qui est près de moi, estheureuse comme je suis heureux, et d’ailleurs vous voyez bien qu’ellene fait aucune objection. Cette jeune femme est à moi selon les règlesde l’Église car elle porte au doigt un anneau d’épouse légitime gravé àmon nom, que lui a donné le prêtre. Quant à Mme veuve Labédoyère, jen’ai rien à y voir ; faites-en ce qu’il vous plaira ; c’est une trèsrespectable dame, qui convient parfaitement à M. Richard, et aveclaquelle je lui souhaite toute sorte de bonheur. »

Le vieillard se retirait, Richard voulut tenter un dernier effort.

« Thérèse ! s’écria-t-il, ma Thérèse ! Thérèse Paccard ! »

Ce fut encore M. Dulac qui répondit, mais cette fois sur un ton plusélevé :

« Jeune homme, dit-il, c’est s’y prendre de bonne heure pour convoiterma femme ! c’est être bien emporté dans ses désirs que de vouloirarracher ma femme de mon lit la première nuit de mes noces ! Vous vousêtes mis trop tôt en chemin pour cette galante expédition, Messieurs !Ce n’est pas l’habitude même en France, aux galants comme vous, depourchasser la femme d’autrui le lendemain de ses noces ; le galant leplus exigeant donne au moins quelques jours de repos aux maris. Etvous, Monsieur Alvarès, comme je crois que vous vous appelez, je suisétonné de voir un homme à barbe grise soutenir M. Richard dans une siméchante affaire.

« Vous voulez ma femme, Messieurs, et vous voulez me donner en troc MmeLabédoyère ? Je ne veux pas, moi, de ce changement. Je suis content demon lot, et je le garde ; faites-en autant de la femme qui vous estéchue.

« Messieurs, je vous souhaite bien le bonsoir ! »

A ces mots, le bonnet disparut, la fenêtre se referma, le voletintérieur cria sur ses gonds, et au même instant le nègre tira leverrou de la porte d’en bas.

Toute la maison rentra dans le silence et dans l’obscurité.

Le père et le fils se regardèrent, immobiles de fureur et d’étonnement.Le vieil Alvarès parlait d’enfoncer la porte ; Richard voulait oublierl’ingrate ; et tous les deux, l’un jurant, l’autre pleurant, ils serendirent auprès du triste Balthazar Polo, qui pâlit en les revoyant,l’un si colère, l’autre si triste.

Le bon curé les reçut avec sa bonté ordinaire ; il écouta doucementleurs plaintes.

« Mes amis, leur dit-il, j’ai le plus grand chagrin de l’erreur quej’ai commise, et cependant j’y reconnais le doigt de Dieu ; je ne puisdéfaire ce que le Ciel a fait. Richard, Mme Labédoyère est votre femmedevant Dieu et devant les hommes ; Thérèse Paccard est la femmelégitime de M. Dulac. Venez me voir demain avec votre femme, Richard ;j’enverrai chercher, de leur côté, M. et Mme Dulac et je tâcheraid’arranger les affaires aussi bien qu’il se pourra. »

Le lendemain, à la moitié du jour, les deux nouveaux couples étaientréunis au presbytère. Mme Dulac, toute honteuse, baissait les yeux ets’appuyait à regret sur son vieil époux ; Mme Richard, au contraire,marchait tête levée, et se pressait près de son jeune époux, comme sielle eût redouté encore quelque méprise.

Richard était calme et paraissait soumis aux ordres de la Providence ;M. Dulac souriait avec l’assurance d’un homme à bonnes fortunes, qui nedoute plus de rien et qui est accoutumé à de pareils exploits.

Le bon prêtre, quand il vit ces couples si mal assortis et par safaute, comprit toute son erreur ; il parla ainsi :

« Nous avons fait une grand méprise, dit-il, je suis bien coupabled’avoir ainsi violé un contrat pour lequel on appelait en témoignagemon sacré ministère ! Et vous, dit-il en s’adressant aux vieux amants,vous avez été les gagnants à ce jeu de hasard auquel ces malheureuxjeunes gens ont horriblement perdu. »

« Vous leur devez une compensation, qui sera toujours trop faible.Soyez moins dur que la loi, vieillard : la loi ne donne rien à cesenfants pour être, Thérèse, votre femme, et Richard votre mari, Madame; réparez l’oubli de la loi et ma faute à moi, pauvre aveugle, qui neveux pas pleurer pour ne pas perdre tout à fait la lumière du jour.

« Que M. Dulac abandonne la moitié de ses immenses propriétés à sajeune femme ; et vous, Madame, cédez la moitié des vôtres à votre jeuneépoux, et après, le Ciel et les jeunes gens me pardonnent, et que cesmariages restent tels qu’ils sont ! »

Au premier abord, la transaction parut dure aux deux riches intéressés; mais l’argument du pasteur était péremptoire. M. Dulac ne pouvaitplus songer à céder Thérèse ; de son côté, Mme Labédoyère, quand ellevit le beau Richard à côté de son laid rival, ne put s’empêcher decomparer tant de jeunesse à tant de décrépitude, et intérieurement ellese félicita de l’échange. Le notaire fut donc appelé, il instrumentasur-le-champ, et les parties se retirèrent : Thérèse avec M. Dulac,Richard avec Mme Labédoyère, dont il alla habiter la maison, devenue lasienne.

Le soir même, les jeunes gens sentirent leur plaie saignante serenouveler d’une façon cruelle.

La coutume des charivaris, renouvelée en France avec tant de fracaspour la distribution des croix d’honneur, n’a jamais cessé d’êtrereligieusement observée dans toutes les colonies de l’Amérique du Nord.C’est la plus bruyante manière, par conséquent la meilleure manière,que nous sachions de célébrer les mariages inégaux et mal assortis.

La nuit approchait à peine que l’on entendit de la maison de MmeRichard le charivari qui approchait. Le cor sonnait, le sifflet criait,le chaudron tonnait, la cloche tintait, la cornemuse mugissait, lesvoix hurlaient. La procession marchait à travers les bruyères, à lalueur des torches ; elle était conduite par deux figures horriblementmasquées : l’une de ces figures représentait une vieille femme auregard fier et assuré ; l’autre représentait un jeune rustre, d’unetournure niaise ; ces deux figures se baisaient d’une ardeur touteburlesque. Après elles, venait un drôle à large poitrine qui criait detous ses poumons une ballade appropriée à la circonstance ; toute latroupe répétait en chœur le joyeux refrain dans lequel les noms deRichard et de sa femme figuraient en première ligne, comme si lescouplets eussent été arrangés par une société de vaudevillistes deParis.

Cependant l’intrépide Mme Richard, à l’approche de l’ennemi, sepréparait à le bien recevoir ; la troupe joyeuse, arrivée devant laporte des nouveaux mariés, se rangea en ligne et en silence.

Un plaisant de la bande, dans le costume et avec les attitudessolennelles d’un clown dethéâtre, sortit des rangs et vint frapperrudement à la porte avec la baguette qu’il tenait à la main. Ce fut lesignal pour les assiégés de faire usage de leurs armes défensives : àson premier coup de baguette, le clown et la bande joyeuse furentaccablés d’eaux croupies, d’œufs pourris, de pommes moisies et autresprojectiles en usage dans les premières représentations. On rendit auxtapageurs parfum pour musique. Ils étourdirent les oreilles, on infectaleurs habits ; entre les œufs et la musique la lutte était inégale, ilfallut que le son battît en retraite.

Ainsi fit-il, et le joyeux charivari, venu en si bon ordre, se retiraprécipitamment à travers les plaines, non sans avoir laissé sur lechamp de bataille plusieurs instruments de la victoire, d’après lesopinions très respectables de cuisiniers de M. et Mme Richard.

J’ignore si ce fut le fait de la même bande, mais le charivari, battu àla porte de Richard, fut complètement heureux à celle de M. Dulac.

Le vieux gentilhomme se soumit de si mauvaise grâce à cette ouverture àgrand orchestre qu’il augmenta beaucoup la joie de la société : lesmusiciens le bernèrent après lui avoir écorché les oreilles ; ilsentrèrent chez lui, en lui riant au nez, comme à un mal-appris descoutumes et des usages ; ils burent son meilleur vin ; ils endossèrentses meilleurs habits, et l’un d’entre eux, jeune et spirituel gaillard,eut l’audace d’offrir un baiser à la mariée, qui l’accepta.

Si Richard eût été là, il se serait donné à tous les diables.

Ainsi fit M. Dulac ; il avait eu trop d’esprit à sa première nuit denoces, il ne lui en restait plus le second jour : il fut brutal et malparlant cette nuit-là ; il s’emporta avec fureur contre tout le monde,contre le charivari, contre les nègres, contre sa femme, contre sajeune femme ! et il poussa la sottise jusqu’à regretter Mme Labédoyère.

La jolie Thérèse ne pleura pas ; elle n’avait pas attendu ce moment-làpour regretter Richard.

A partir de ce jour, le vieux Dulac redevint, dans toute la laideur del’expression, le vieux Dulac d’autrefois, morose, malpropre, égoïste,fatigué, blasé, et ne disant jamais bonjour de peur d’avoir un accès detoux.

Cela dura trois ans.

Thérèse devint pâle, triste et silencieuse ; elle remplit pendant troisans les pénibles fonctions de garde-malade ; puis le malade mourut, luilaissant la moitié de sa fortune qu’il ne pouvait pas lui ôter. L’autremoitié de cette grande fortune, il la donnait à un de ses noirs ! Toutcela, parce qu’il avait eu à subir un charivari, le rancuneux vieillard!

De son côté, Mme Richard avait essayé vainement de reprendre avec sonjeune mari les habitudes despotiques qui avaient soumis si complètementM. Labédoyère.

Le jeune homme était froid, réservé, volontaire ; il se sentait chezlui, car il avait chèrement payé son domaine. Il voulut être le maîtreet il fut le maître au grand crève-cœur de sa femme. Richard était bonfils et bon frère : il établit le pâtre, son père, chez sa femme ; ilhabilla ses jolies sœurs des mêmes habits que sa femme, il les nourritdu même pain, les fit servir par les mêmes esclaves ; et, quand ilfallut les marier, il coupa en six parties son bien matrimonial et ildit à chacune de ses sœurs : « Prenez ! »

Ce fut une grande douleur pour la vieille matrone. Elle rongea sonfrein longtemps ; puis, un jour, elle fut retrouver dans le ciel, ouautre part, M. Labédoyère à tourmenter.

Vous savez la fin de l’histoire. Richard et Thérèse, libres tous deux,enfin ! riches tous deux, moins jeunes, moins vifs, mais non pas moinsbeaux et moins épris, purent se marier, et cette fois sans méprise.

Richard avait mis de côté, bien précieusement, la bague d’argent que lehasard avait placée au doigt de sa veuve, et cette fois on ne choisitplus le crépuscule du matin ; on attendit le grand jour de midi.

La pompeuse cérémonie fut célébrée dans l’église d’Adayes. Jamais lachère petite église n’avait été plus parée, jamais le carillon fêlén’avait faussé à si haute voix.

Balthazar Polo fut encore le prêtre de cet hymen. En bénissant les deuxépoux, il tremblait de faire encore une méprise, le digne Balthazar !

Cette fois pourtant, il avait pris toutes ses précautions : il portaitsur le nez des lunettes à branches qu’il avait fait venir tout exprèspour la cérémonie, de la Nouvelle-Orléans.

Le digne couple, heureux enfin et tranquille, a vieilli dansl’abondance, au milieu d’une nombreuse prospérité. On les cite dans lepays des Avoyelles pour leur travail, leur constance et leur charité,trois vertus qui font les bons ménages.

Ils s’aiment tant qu’ils ne se sont jamais parlé depuis de la fataleméprise qui pensa les rendre si misérables.

Seulement, il y a quelques années, un respectable botaniste français,qui voyageait dans le pays, vint leur demander l’hospitalité un soir ;le voyageur, entre autres choses qui avaient rapport avec la science,montra aux vieux époux comment la feuille du sycomore contient, cachéedans son pétiole, le germe de la feuille qui doit se développer l’anprochain.

Le vieux Richard, entendant ceci, regarda, les larmes aux yeux, savieille compagne, lui montrant, du cœur et du doigt, cet ingénieuxtableau de leur premier et malheureux mariage, qui contenait le germede leur tristesse et de leur bonheur.

Thérèse comprit son époux, elle jeta les feuilles du sycomore, enconservant avec soin le germe de la feuille à venir. Le lendemain ilsfirent planter au-devant de leur porte deux sycomores de la même forceet du même âge.

Sous leur ombre ils s’aimèrent encore quelque temps, puis sous leurombre ils s’éteignirent, Philémon et Baucis de la ville d’Adayes.

Telle est leur histoire ; on conserve aussi précieusement le nom deBalthazar Polo.

C’est un des derniers mariages de l’Amérique qui se soient vraiment faits dans le ciel.