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JANIN, Jules (1804-1874): Gaspard Hauser(1835). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.X.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Petits contes, tometroisième des Oeuvres de jeunesse deJules Janinpublié par Albert de La Fizelière en 1882 à Paris pour la Librairie desBibliophiles. Cette oeuvre a d'abord été publiée dans Le Journal des Enfants en 1833 sousforme de 3 articles ainsi que dans le tome VI du Salmigondis la même année. JulesJanin et son éditeur ont été condamné pour contrefaçon d'unarticle paru dans l'Echo Britanniqueselon la Revue des Deux Mondesde mai 1834. GASPARD HAUSER (1835) par Jules Janin _____ ON se plaint dela stérile fécondité des auteurs. Il vous vient deslivres de ci, de là, de partout. Vous avez déjà trop de romans ; on vadonc vous en donner de nouveaux. Il y a chroniques sur chroniques ; en conséquence on en compose de plusbelle. Du drame, vous n’en voulez plus, du vaudeville vous n’en faitesqu’un : hélas ! de lalittérature quelconque, vous ne voulez pas vousbaisser pour en prendre ; or sus, voilà des drames, voilà desvaudevilles ; et, pour de la littérature qui ne soit que de lalittérature en général, en voici et en voilà. Qu’est-ce à dire, Messieurs les auteurs, vous moquez-vous de moi,public ? Compteriez-vous sur moi ? Me prenez-vous pour dupe de vous,pour dupe de moi, pour dupe de qui Dieu voudra ? Je ne sais si le public parle ainsi, sa voix est si facile à couvrir !Il lui faut, comme à toutes les autres, pour être entendue, du silencede près et de loin ; et vous savez du reste si la voix publique peut sepromettre quelque peu de silence, aujourd’hui où rien ne demeure à saplace. N’en déplaise à bien des gens, à tout le monde peut-être, nullepart la multitude ne se fait entendre. Elle a trop d’échos pour ne passe taire. Elle les laisse retentir de sons tels quels, elle se tient dans sasombre et muette majesté ; les signes visibles dont elle suspendl’usage, elle les tourne tristement en surcroît de vie intérieure ;elle se souvient, elle prévoit, elle écoute, elle attend, rien que cela. Dans ces jours de malaise où la peur est la seule providence connue,dans notre France qui n’est ni debout ni assise, mais bizarrementaccroupie, soit pour s’étendre bientôt à plat, soit pour mieuxs’assurer du secret de son élan, dans votre Paris à vous, peuples etrois de l’Europe qu’il fait et refait à son insu, il ferait beau voirune chose dont personne n’a eu l’idée et qui a dû peut-être s’exécuterunanimement pour qu’il fût donné à un homme, à un seul, moins que cela,à moi écrivain inconnu et déjà fatigué pourtant, de souhaiter que cettechose arrivât. Ce vœu si naturel et si simple, et par cela même si longtemps ignoré decelui qui le forme, c’est de savoir si l’opinion publique, enlittérature comme en tout le reste, avoue ses interprètes. Nous quisommes n’importe quoi, c’est-à-dire vous qui êtes ce qu’il vous plaira,sommes-nous de l’avis de ceux qui parlent pour nous ? C’est quelquechose que cette question, j’espère. Si elle vous paraît vague, comme cequi touche à tout, ne vous hâtez pas de répondre oui, ou de répondrenon ; ne vous hâtez pas de douter même. Ceci regarde tous lesdépartements de l’esprit humain. Mon avis est que bien des gens, y compris vous et moi, ont perdu, sanssavoir comment et en toute conscience, l’habitude de penser ce qu’ilsdisent et de dire ce qu’ils pensent, en sorte que vous avez sur moi undroit que je prends sur vous : vous pouvez me prier de me taire pourmieux écouter ce que j’ai à vous dire de vrai. Grand et noble précepte ! sujet éternel de méditation, digne, peu s’enfaut, de me faire prolonger la digression de mon début ; digne de vousdédommager de l’ignorance où je vous laisserai, d’ici à je ne saisquelle page, de la nature précise de mon récit et de l’intérêt que cerécit aurait pour vous. Cette histoire que je veux vous faire, ou plutôt vous refaire avec lesmatériaux épars que j’ai rassemblés, c’est l’histoire de GaspardHauser, ce jeune homme exposé dans la ville de Nuremberg à l’âge dedix-huit ans et qui à dix-huit ans était aussi ignorant de toutes leschoses de la vie que l’enfant qui vient de naître. Homme au maillot, intelligence à la lisière, perpétuel bégaiement,tâtonnement sans fin, intelligence au-dessous de l’instinct ; c’est làun roman purement psychologique, entièrement dégagé d’aventuresmerveilleuses : quoi, en effet de plus merveilleux que cette aventure ! Un homme enfant ! Un homme qui ne sait ni marcher, ni entendre, nivoir, ni comprendre, ni sentir, ni aimer ce qui est fait à notre image! Cependant voilà bien ce que j’ai vu de mieux, moi, dans cettehistoire. Après cela, que vous importe de savoir de qui Gaspard Hauser était filset par quelles raisons il avait été exposé ainsi, ce pauvre enfant !Que vous importe tout cela ? Et à moi donc ? Je vous prie donc d’être indulgent pour cet essai d’un nouveau genre,pour ce nouvel essai de pensée et de style, dans lequel j’entre entremblant et qui probablement ne me réussira pas. Gaspard Hauser n’est pas la première chose venue, il n’est pas lepremier homme venu. Il s’agit ici de tout l’homme, par conséquent detout l’univers et par conséquent de tous les siècles. L’histoire dontje vous dois le récit réveille les pensées sociales, élève à l’honneurdu doute des besoins effrontément universels, remet en question l’art,la nature, le cœur, la vie, les vœux de l’âme et des sens. Gaspard Hauser ! quel spectacle que celui d’une intelligence naissantlongtemps après elle-même, gardant sous l’œil de Dieu seul l’unité sifixe de ses fonctions, pour l’épandre un jour en une variété d’idées,de mouvements, de vouloirs, qui rendra saillante pour nous-mêmes larichesse de la vie morale, restée jusqu’ici visible à celui-là seul quia tout fait ! Le monde extérieur nous prend la meilleure part de nous-mêmes. Immortels et périssables que nous sommes, nous donnons presque tout auprésent, cet éternel mensonge de l’avenir. Le présent nous tient de court, tout en satisfaisant par son vague réelà ce désir d’immensité qui nous agite en nous tranquillisant. Insensésque nous sommes ! nous attribuons aux sens ce qui appartient à l’âme.Le regard c’est l’âme, l’ouïe c’est l’âme ; l’âme a un langage qui està elle, elle se parle et elle se répond à elle-même, sans que cedialogue sublime, qui se passe en nous, nous rende attentifs et fiers.Le siège de la vie est un sanctuaire. Là tout est mystère, parce quetout est beauté. Mais nous aimons les portiques, les frontispices, lesfantaisies de l’art ; nous prenons d’une chose tout ce qui n’est paselle, nous sommes de grands philosophes, voyez-vous. Cependant, philosophes, publicistes, peintres, poètes, qui que noussoyons, il n’est pas que la dignité de l’homme ne nous frappequelquefois. Et s’il nous prend envie de bien voir ce que c’est qu’unhomme, ce ne sera pas dans l’étal d’un amphithéâtre, à coup sûr. Ce quidisparaît de l’homme n’était pas l’homme. Arrière donc notre poussière,allons au grand, au vrai, au durable, et n’ayons pas peur de valoirplus qu’on ne prétend. Appartenir à l’animal d’aussi loin que possible,toucher la terre comme un point de départ, reculer quelque peu vers lasource de toute grandeur, est-ce donc là être si rétrograde ? Quandbien même nous perdrions à cela un peu de positif, voyez donc le grandmalheur ! Gaspard Hauser est un beau sujet d’étude ; mais, avant de le produireen scène, il est bon de préparer le lecteur. Vous me direz : « Pourquoi donc ? montrez votre homme d’abord ; qu’ilagisse et qu’il parle tout de suite, et qu’il nous débarrasse de vous. » Si c’est là votre dernière volonté, lecteur, il faut bien vous obéir.J’ai beau vous dire que je n’ai pas d’histoire à vous raconter, vousvoulez que j’arrive à mon histoire. Vous me trouvez bien lent,j’imagine ; pour ma part, je vous trouve bien pressé. Moi, je tenais beaucoup à ce pauvre Gaspard Hauser, avec lequel vousvoulez vous amuser un quart d’heure. J’aime Gaspard Hauser ; ce hérossi monotone en apparence, c’est mon bien, et je vous l’envie ; leplaisir douloureux avec lequel j’ai suivi les développements si lentsde son intelligence, c’est encore ma propriété, et je vous la dispute. Et n’est-ce rien, je vous prie, qu’une pensée chèrement nourrie ?Voulez-vous qu’un artiste vous livre ses rêves, ses doutes, seséclairs, sur-le-champ, comme un insignifiant bonjour qui se jette aupremier venu, et sans donner un regret à leur mystère ? En serons-nous donc toujours là, nous autres conteurs, occupés à sauvernotre tête, comme la sultane des Milleet une Nuits, et toujourstremblant de faire notre conte ou trop long ou trop court ? Non pas,cela n’est pas possible. Il faut un peu de liberté même à celui qui estvenu pour vous amuser et pour vous distraire ; il faut un peud’indulgence, même à vous, sultan ! son juge et son bourreau, qui avezrésolu de lui faire couper la tête. Ici finit la longue préface de mont récit à venir, qui, j’espère, seratrès court. Cette histoire demandait d’ailleurs une préparation quelconque. Lesujet en est étrange, vous le verrez bien, et, quelque ménagée quepuisse être l’exposition, le récit pourrait encore vous paraîtreabrupt. Il est au delà de l’imagination ; il fallait, pour vousintroduire dans cette région nouvelle, traverser bien des espaces,hasarder plus d’un pas, s’exposer à se perdre pour vous guider. Nous avons à ce sujet deux choses à voir. Gaspard Hauser, jeté avec une âme nue, avec des organes neufs, aumilieu du monde réel ; Gaspard Hauser, resté enfant jusqu’à l’heured’être homme, nous servira de reflet pour ce que l’habitude nous rendcomme non avenu. D’un autre côté, il sera lui-même un spectacle ; ilnous fera pénétrer peut-être le mystère moral et physique de notreêtre, que l’on croit comprendre parce qu’on n’en est pas tourmenté.Cette fois nous serons confondus, moins encore de notre ignorance quede l’idée de ne l’avoir pas soupçonnée. Enfants que nous sommes ! quand nous avons dit : Ceci est naturel,nous croyons avoir compris ce mot, parce qu’il est le dernier de tous. C’est au contraire alors que nous sommes moins près de comprendre cequi se passe, témoin Gaspard. Par lui nous verrons à quoi se réduisent nos illusions. Son instinct, plus fécond que notre raison en plein rapport, nous diramerveilleusement combien nous sommes pitoyables. Homme de la nature etde la vérité, il jugera nos mœurs, nos arts, nos sciences. Ce seraplaisir de voir si ceux qui se donnent en cela pour organes de l’hommeont compris peu ou beaucoup ses besoins originels et le vrai sens de cequi se passe en son âme ; nous saurons s’ils ont mission pour faireparler la foule, ou pour la représenter jamais, elle qui a, commeGaspard Hauser, comme tout ce qui est enfant dans le monde, peu deparoles parce qu’elle a peu d’erreurs, quelque chose de surhumain dansses vœux, parce qu’elle garde de son mieux quelque enfance etmédiocrement de goût pour ce qu’on appelle les belles créations, grâceà ce précieux oubli où nous la laissons tous, en criant, à tout ce quin’est pas elle, que c’est à elle que nous voulons parler. Tous les journaux allemands ont parlé de Gaspard Hauser. Ce jeune hommefut exposé en 1828, au milieu de Nuremberg, sans qu’on sût par qui. Unhabitant de la ville le trouva à sa porte. Il le questionna, l’examina,lui témoigna cet intérêt qu’inspire un inconnu embarrassé de sapersonne, mais il ne put rien en tirer. Cet homme, prenant cet étranger pour ce qu’il voulut, le remit entreles mains de la police pour plus ample informé. Gaspard Hauser, on l’apprit bientôt, était un malheureux grandiphysiquement dans l’enfance de la pensée. Quelle que fût la cause decet état, personne ne douta de sa réalité. On se mit en devoir, nonplus de reconnaître si c’était de sa part quelque amère mystification,ou même une stupidité proprement dite, mais d’éclairer, au nom del’humanité, l’obscur et terrible moyen par lequel son intelligencesouvent frappante, et ses facultés de toute nature, qu’on ne putlongtemps méconnaître, avaient été suspendues si miraculeusementpendant des années entières. Les journaux allemands firent là-dessus des conjectures qui ne nousregardent guère, puisque nous ne faisons pas un roman ; ces conjecturesavaient à Nuremberg l’intérêt de médisances ou de calomnies indigènes.La famille de l’inconnu était traitée, on devine comment, par lacuriosité locale. Ce qui nous touche, ce n’est pas la justesse ou l’invraisemblance deces conjectures, mais bien le personnage qui les fit naître. Gaspard Hauser est assez intéressant par lui-même. Un homme, jeté aumilieu des hommes, sans rien avoir de social ! Une âme qui n’a jamaispensé, senti, voulu à notre manière ! Des organes étrangers à nosimpressions, ignorant la lumière, le son, les distances, la vieintérieure ! Quel miracle ! Nous avons bien assez de cette étude, sans en faire même un roman demœurs ; donc pour tout devoir, nous prendrons Gaspard Hauser comme ils’est montré, et nous le conduirons à l’état où il est parvenu, partous les degrés qui séparent la végétation de la vie morale. Parmi les précieuses remarques dont il a été l’objet, nous choisissonsles plus caractéristiques, empêché que nous sommes de traiter à notresatiété une matière qui demanderait des volumes, s’il est vraitoutefois qu’après des volumes, on puisse croire qu’on a peint notrenature. Lorsque Gaspard Hauser fut soumis à un examen calme et serein, ons’aperçut bientôt d’un étrange phénomène. Ce jeune homme, selonl’expression qu’il employa plus tard, n’étaitvenu au monde qu’aumoment où il avait paru parmi les hommes. Pensées, paroles, regards,tout en lui travaillait à naître. Ses facultés physiques, comme sesfacultés morales, avaient été jusqu’alors comme n’étant pas. Ce n’était pas l’homme sauvage avec la stérilité de son âme, mais aussiavec la perfection de ses sens. Ce n’était pas la nature moraleabsorbée dans la nature physique. Dans Gaspard, tout était ébauché,quoique le temps n’eût pas manqué au développement de son être. Avec lataille et la proportion de l’adolescence, il avait tout ce quiconstitue l’enfant. Les mouvements n’avaient pas de direction. Il neconnaissait pas les distances. La lumière offensait sa vue, et, loin delui révéler la présence des objets, les jetait devant lui dans unpêle-mêle effrayant. La curiosité publique avait fait de lui ce qu’elle avait pu. On avaitretourné Gaspard, on l’avait regardé en tous sens, on avait voulu fairedes expériences sur cet enfant de six pieds ; et de tout cela il neserait pas résulté grand-chose, peut-être même le pauvre jeune hommeserait-il tombé de son état animal dans un pire état encore, si le bonsens et l’humanité des magistrats n’eussent sauvé cette intelligence siattardée, en la dérobant à la niaiserie acquise et mise en double dupublic proprement dit. Après la première surprise causée par l’apparition de Gaspard, on serendit compte de ce qu’on éprouvait à sa vue, et on remarqua surtoutune chose, c’est que ce jeune homme présentait comme deux êtres. A lapremière vue, on le jugeait imbécile et frappé de nullité dans sesorganes aussi bien que dans sa nature morale. On ne voyait en lui qu’unessai du Créateur, une inexplicable ironie dans la distribution de sesdons. Gaspard alors n’inspirait que cet intérêt court et maladif, cetteattention tournée en remords, qu’on éprouve devant un être qui ne vouscomprend pas. Il y avait là une sorte de douleur, non pas nerveuse,comme on s’exprime souvent sans avoir rien à dire, mais intellectuelle,mais sociale, mais artiste. Voir Gaspard, c’était se rappeler tout ce qui n’était pas lui ;entendre ce qui lui tenait lieu de parole, suivre le mouvement de cetteâme qui tombait de repos en repos ; étudier le maintien, le geste, ladémarche de Gaspard, c’était comprendre, par le contraste, une véritépresque ignorée à force d’être connue ; c’était contempler face à facel’immense et plus qu’immense avantage pour l’homme d’être au milieu deses semblables. Gaspard fut un sujet d’étude pour tous les penseurs. Ce qui luimanquait, était-ce seulement la vie sociale ? Quand il aurait appris àimiter nos mouvements, à redire nos paroles, à sentir, à vouloir, àpenser comme nous, n’y aurait-il plus rien à faire de cet homme enfant? En un mot, pouvait-on lui souhaiter de nous ressembler en tout ? Laquestion était grave. On la posa peut-être, car les soins dont onentoura Gaspard indiquent dans ses protecteurs du sens et del’observation, quoique les choses aient été un peu précipitées. Au reste Gaspard n’était pas facile à juger : à travers l’obscurité deson état, on démêlait plusieurs particularités étranges. Il restaithabituellement anéanti, insensible à tout, demi-mort à tout ce quiréveille et touche les hommes ; mais cette stupeur n’était pas lastupidité. Seulement il se faisait dans cette âme une nuit et unsilence incompréhensibles. Ni le bruit, ni le mouvement, ni ladiversité de spectacle ne le tiraient de son engourdissement. Rien nevivait en lui. Une chose fut bientôt reconnue : Gaspard n’avait pas été plus disgraciépar la nature que le vulgaire des hommes, et l’absence de touteinfluence expliquait seule sa manière d’être. Loin d’être inhabile à cequi occupe les organes et l’intelligence de l’homme, Gaspard avait unefinesse, une profondeur d’aptitude qui, par son excès même, équivalaità une impuissance vigoureuse. Il vivait dans un étourdissement pleind’angoisse. La lumière, au lieu de l’animer et de le distraire,agissait sur lui comme par masse ; il en était heurté, ébranlé, mishors de lui. Son œil discernait tout dans la nuit la plus profonde. Une toiled’araignée, que vous n’eussiez pas distinguée en plein jour, était vuede Gaspard dans l’obscurité. Il en aurait compté les moindres fils etindiqué l’épaisseur, si la parole et la pensé avaient accompagné en luil’impression physique. Dans le jour, il semblait perdre la vue. Frappéà la fois de tous les rayons, il était accablé d’un ensemble dont lesdétails lui échappaient. Il voyait tout, quand il fallait voir quelquechose ; ce n’était pas un arbre, une maison, un tableau, un filetlumineux, mais à la fois et sans analyse un labyrinthe de lignes, unentassement redoublé de formes, une affluence irrésistible desplendeurs : il s’y perdait, il n’en pouvait plus, il demandait grâceau soleil ! Son ouïe n’était pas moins parfaite que sa vue ; d’abord on ne s’enétait pas douté. Assourdi par des sons de toute nature, il avaitentendu comme n’entendant pas ; autour de lui on parlait, on marchait,on produisait mille sortes de bruit. Rien n’y faisait. Gaspard n’avait pas vécu parmi les hommes. Il ignorait la valeur dessons. Il ne distinguait point le pas du claquement des mains ; ilaurait pris la voix humaine pour le sifflement du vent. Pendant longtemps il agit comme un homme frappé de surdité. La finesseextrême de son ouïe changeait pour lui l’effet du son, comme ladélicatesse de son œil dénaturait l’impression de la lumière.L’impuissance où il était de démêler les sons les rendait tous égauxpar le fait. Occupé machinalement, comme un enfant de deux ou trois ans, avec unjouet, il restait insensible au bavardage des curieux, au fracas qu’onproduisait de toute manière pour essayer de le distraire, à la musique,au son des cloches, au retentissement du tonnerre, à tout ce qui étaitbruit au dehors de lui. Dans cette question de la sociabilité, si souvent remuée par le derniersiècle, il y aurait un point neuf et curieux. Je ne sache personne quis’y soit attaché, personne surtout qui en soupçonne l’importance : ceserait de savoir, indépendamment de l’étude de la parole, quel est lerapport des sons avec le perfectionnement de l’homme. Chacun de nos sens est nécessaire aux autres. L’oreille a sa vue, adit un grand écrivain, le toucher a son ouïe, l’œil a son goût, nosorganes empiètent les uns sur les autres. L’homme est trop savammentcomposé pour n’être pas harmonique, pour manquer de cette unité tantaimée des esprits supérieurs, tant contestée dans les œuvres d’art,tant négligée dans notre XIXe siècle. On a remarqué que les animaux ne voyaient pas comme nous les couleurs,les formes et les proportions. Leur ouïe doit offrir les mêmesdifférences. Pour l’homme tout a une signification. La diversité dessons, qui a ses règles et son but, doit tendre, dans les vues duCréateur, à lier, par des rapports spéciaux, une foule de choses queleur confusion rendrait inutiles ou fâcheuses. Gaspard en offrit un exemple. D’abord, avons-nous dit, dans chaquebruit il entendait mille bruits, comme dans chaque nuance il voyaitd’innombrables couleurs, comme dans chaque mouvement il rassemblaittoute une succession de mouvements. Ces impressions si tumultueuses nel’étaient pourtant pas plus que les idées qu’on se formait de Gaspard.On ne se rendait compte de rien. On le regardait, on l’écoutait, et onrêvait. On aurait pu mieux faire. Son état révélait le nôtre, de même que le silence aide au souvenird’une mélodie et la fait renaître plus vivante et plus vraie ; de mêmeque l’obscurité éveille l’imagination, la repeuple de fleurs,d’oiseaux, de beaux fleuves, et les crée presque mieux que l’auteur detoutes choses. A la vue de Gaspard que l’écroulement du ciel n’eût pas faittressaillir, on se figurait la prodigieuse puissance des sons sur notreorganisation et notre intelligence. Parlez-nous des sons pour prouverl’âme humaine. La vie se manifeste à nous dans leur infinie variété. Depuis legazouillement du chardonneret jusqu’au rugissement du lion ; depuis lemurmure du ruisseau jusqu’au sombre et immense grondement des mers ;depuis l’archet de Paganini jusqu’au canon de Bonaparte, il y a certesun[e] belle échelle d’idées à remonter ou à redescendre. Ce seraitplaisir d’y voir un homme de génie, un de ces envoyés d’en haut quinous dispensent le vrai avec ou sans mesure, un Weber, un Mozart, unBeethoven, nous dire, si le langage de leur art daignait devenir de laparole, nous raconter, chacun avec ses mille âmes à lui, nous dévoiler,autant qu’il le pourrait ou l’oserait, les merveilles de cette régionoù ils vont puiser sans mesure et sans fin. Ce serait là, j’espère, une belle et religieuse leçon ; elleexpliquerait une chose qu’on veut avoir comprise : cette sympathie, cetéternel esprit de famille qui va au-devant des grands musiciens. Onverrait là, non plus seulement une réunion toute naturelle, mais uneloi sociale aussi profonde qu’oubliée. L’homme y apparaîtrait commel’écho de tous les langages qui se parlent dans la nature. Bruit léger,sifflement, mugissement, solennité de la tempête, tout viendrait, dansla pensée de l’observateur, concourir à former un des mondes quiremplissent le monde plus grand de l’âme humaine et y enchaîner par denouveaux liens ces êtres innombrables qui sont faits pour elle, afinque rien n’échappât à sa prise. Auteur de Fidelio, c’est àtoi que cela était possible. L’univers tecachait peu de chose. Grand cœur, toutes les voix nées pour émouvoir teparlaient d’abord, si elles n’étaient pas tes propres réponses ;imagination fécondante, tu comprenais et les cris du ciel, et lesmurmures de la terre, et les silences de l’homme ou de Dieu ;intelligence souveraine, tu prenais sur le fait la sagesse créatrice,et l’ordre, et les rapports, et les générations de vérités qui neluisent pas pour nous ; tu les tirais d’une immense nuit, que l’Europene saura pas refaire malgré tous ses aveugles efforts. L’indifférence de Gaspard pour les merveilles du monde visible enrelevait le prix pour ceux qui les goûtaient. A son occasion on faisaitun retour sur soi-même, et des vérités inconnues jusque-là, ou jugéestrop simples pour être étudiées, prenaient un caractère de douceur oude noblesse à la vue de ce faible enfant de vingt ans, inaccessible àtant de choses, dépourvu de la précieuse faculté de les rassembler etde les convertir en éléments de vie morale ; cette mort partielle deGaspard, ce tombeau d’intelligence, nous inspirait quelque chosed’amèrement religieux. Vous vous sentiez pleurer sans qu’il coulât unelarme de vos yeux. A la vue de ce jeune homme dont l’âme nue et glacéeavait si longtemps attendu la vie, un inexprimable mélange desensations diverses vous relevait vers le ciel et vous recourbait versla terre en même temps. Alors vous ne saviez plus lequel entendre,étonné que vous étiez de tant de bonheur. Alors, dans votrereconnaissant enthousiasme, vous nommiez comme il vous plaisait laProvidence ; vous l’accusiez magnifiquement de la disgrâce d’unecréature, vous l’accusiez plus noblement encore de vous avoir favorisésans bornes. La tournure pieuse et musicale du caractère allemand devait fairenaître ces pensées dans les protecteurs de Gaspard. Il n’y a point de pays où l’âme comprenne mieux l’harmonie. Pourqui a vu les alliés à Paris, il y a un fait merveilleux, c’est l’accordfranc, c’est l’intimité de commerce, c’est la société d’esprits et decœurs qui régnait dans ces innombrables masses pour l’exécution d’aisnationaux. Les régiments allemands n’étaient qu’un seul homme ; leurintelligence en ce point, ce don si merveilleux de se servir d’échol’un à l’autre, d’exprimer et de comprendre à un degré inouï lespassions qui sont la vie et l’honneur d’une armée, cettefraternité toute surhumaine était certes un trait de physionomiemorale, et un esprit supérieur y aurait pu voir de haut la différencede leur génie militaire avec le nôtre. Si les sons ont tant de pouvoir sur l’âme humaine, s’ils y répandenttant d’idées et de sensations, quel dénuement pour Gaspard que leurabsence complète ! quel sommeil moral ! quel fade milieu entrel’existence intellectuelle et la végétation ! La physionomie de Gaspard peignait fort bien cet indicible état. Sonregard était vague, et, quand il se fixait quelque peu, il y avait danssa limpidité je ne sais quoi de trop immobile. On n’y découvrait pointd’expression, ce n’était rien qui arrivât de l’âme ; pas de variété, designification, pas de succession de vouloirs, pas d’annonce de quelquechose d’intérieur qui eût précédé ou qui dût suivre ce regard. Dans cet œil, frappé de rayons visuels comme celui du premier animal,vous cherchiez vainement un de ces innombrables langages que l’hommesait parler. Par moments, il vous semblait que Gaspard allaits’émouvoir. Le son guttural et inintelligible qui lui tenait lieu devoix venait à s’assouplir. Des inflexions douteuses, et poséesinvolontairement, succédant à des mouvements qu’on prenait pour de lajoie ou de la tendresse, vous portaient à croire qu’il se passaitquelque chose dans Gaspard. Des objets riants présentés à sa vue, desphysionomies belles et bonnes, des couleurs de son goût, l’avaient unmoment tiré de son insouciance, et son regard allait traduire cecommencement de réveil. Il n’en était rien, hélas ! C’était un grave et triste spectacle. Un homme au milieu des hommes,étranger à ses semblables, indifférent à leurs avantages, ignorant cequi lui manque, et, dans cette impuissance de les comprendre, nes’apercevant même pas qu’il est à son tour une énigme. L’état de son intelligence se décelait donc par le regard. C’était bienle cas de dire que l’œil est le miroir de l’âme. On ne pouvait contempler Gaspard sans faire cette remarque, et sans lafaire dans toute son étendue. On se composait une histoire de tout cequi serait arrivé si ce jeune homme eût su converser par le regard, àl’exemple des personnes qui l’entouraient. Les curieux, à l’aidesurtout de leur silence, s’exprimaient pleinement dans ce langagerefusé à Gaspard. Des coups d’œil significatifs, rapides, prolongés,humides et sombres, faisaient circuler autour de lui ces idées presséeset sans limite qui naissent en nous du souvenir de ce que nous sommes.Les phénomènes de la pensée, si souvent mis dans l’ombre par notreétourderie, et regardés comme peu curieux au prix de nos puérilitésmatérielles, ces beautés multipliées du règne des âmes, que leuraffluence éternelle bien plus que leur secret fait compter pour rien,resplendissaient puissamment et délicieusement dans le langage muetdont Gaspard était l’occasion. Autour de cette âme enfouie qui, bienmême qu’elle eût trouvé un langage, n’aurait pas eu d’écho dans sesorganes, il se formait comme une couronne d’autres intelligences,réveillées par ce sommeil, étincelantes dans cette nuit profonde,reproduites chacune par toutes les autres dans ce concours d’idées, detentatives, de bons désirs, qui les rapprochaient de Gaspard et luiconstituaient une sorte de famille. C’était un beau spectacle, et depart et d’autre très neuf en vérité. Gaspard excitait plus que la curiosité. Son état différait en tout decelui de l’homme social. Tout l’avantage qu’on avait sur lui, c’étaitd’avoir vécu avec d’autres. Quelque faculté qu’on étudiât en lui, on nepouvait accuser la nature, on penchait même à croire qu’elle l’avaitlibéralement pourvu. Mais l’isolement avait presque tout annulé. Unefoule de dons naturels, qui échappent à l’estime parce qu’ils échappentà l’attention, acquéraient tout leur prix dès qu’on se comparait à cejeune homme. On se prenait à aimer les hommes, à les remercierprofondément, à reconnaître la dignité de leur condition terrestre, endécouvrant, par tout ce qui manquait à Gaspard, la prodigieusemunificence avec laquelle la société traite ses membres les plusinsignifiants. Grâces de l’enfance, éclat de la jeunesse, majesté del’âge mûr, mouvement, attitude, pensée, manière d’être, tout celadevenait remarquable à la vue de Gaspard, et l’on était en voie decomprendre que l’homme ne serait rien s’il était livré à lui-même. Étranger à tout, indifférent à tout, mort à tout, Gaspard étaitpourtant le lien d’une foule de personnes. Il se formait autour de lui un concours moral, assez semblable à cetteassociation muette formée par des gens inconnus l’un à l’autre, àl’occasion d’une douleur à contempler, ou d’un grand phénomène àcomprendre. L’apparition de Gaspard au milieu des hommes avait d’abord été unévénement, et rien de plus. C’était une nouveauté, une choseimpossible, un mystère plein d’intérêt. L’oisiveté des esprits a besoind’aliment, en Allemagne comme ailleurs, et on se félicitait de cettebonne fortune. Mais après ce plaisir banal, qui, en fait de raretés,s’accommode de ce qu’il y a de plus gai comme de ce qu’il y a deplus triste, pourvu que ce soit une rareté, il devait se faire quelquechose de mieux que des questions sur l’état de Gaspard. Il s’agissait de le rendre homme, au risque de perdre ces occasionsd’étonnement que nous cherchons tous et toujours, et de faire de cetenfant un être aussi complet, aussi admirable, aussi oublié que peutl’être le premier venu, qui n’a tout simplement, pour se recommander àl’attention générale, que les prodiges opérés en lui par le commerce deses semblables. Pendant plusieurs mois, Gaspard resta plongé dans son enfance. Sa vieétait toute physique. Seulement, de temps à autre, il tombait dans unesorte de rêverie moitié animale, moitié intellectuelle, quand sesorganes recevaient quelque impression. On pense bien qu’il n’était pas laissé à lui-même. C’était à quiéveillerait son engourdissement. La plupart de ses efforts étaientinutiles ; mais, par moments, Gaspard semblait vouloir vivre à touteforce. Malgré la confusion de ses signes extérieurs, on découvrait enlui un air de méditation, un recueillement de son être, aussidifférents de la manière dont notre âme remplit ses fonctions que de lasomnolence où Gaspard était ordinairement plongé. Mais son intelligenceretombait bientôt sur elle-même. Impuissante à percer sa propre nuit,elle n’en venait pas même à souffrir de ce malheur. C’était pis quel’ignorance, puisque l’ignorance se connaît quelquefois ; c’était moinsque la curiosité, car la curiosité a son pouvoir et ses ressources, etelle est moins le commencement de la pensée que sa continuation. Gaspard n’était qu’une ébauche divine, et il fallait qu’il fût entreles mains de l’homme pour développer ses qualités originelles, aussibien que pour en reconnaître l’existence. Admirable prévoyance de lanature ! En donnant à l’homme tout ce qui fait sa prééminence dans lacréation, pensée, parole, maintien royal ; en lui faisant le cœur assezvaste pour contenir tout à tour et le ciel et l’enfer, elle n’a pasvoulu que tout cela fût à part ; elle a mis pour condition à sagrandeur une alliance, sous mille formes, avec l’humanité entière. S’ila de belles et nobles proportions, c’est lorsque ce commerce l’a sauvéd’habitudes mortelles pour la bonne grâce et la pureté des lignes. Sises mouvements, sa physionomie, son regard d’être immortel, répondent àtout ce que l’art cherche en lui, ne voyez-vous pas d’où il tient cecharme et sa puissance. N’a-t-il pas mêlé sa vie à la vie de tous ?n’a-t-il pas pleuré sur vos douleurs ? n’a-t-il pas ri de votre rire ?n’a-t-il pas enfanté ses idées dans votre âme ou laissé naître lesvôtres dans la sienne ? Avec vous, avec nous, il s’est assis près d’unberceau, il s’est incliné vers une tombe ; il a déployé en gestes, enattitudes, en mouvements incompréhensibles, la grandeur, lamultiplicité divine, l’harmonie qu’il porte dans son enveloppe mortelle. Quand Gaspard sortit intact des tentatives qu’on fit pour le former, etqu’on se fut décidé à en rester là, le pauvre jeune homme parutcondamné à vivre et à mourir dans sa stupidité. Bien des gensdésespérèrent de lui. On avait fait tant de gentillesses, on avait mistant d’esprit dans cette affaire ; femmes, enfants, savants, s’étaientdonné tant de peine pour mener la chose à bien qu’il fut dès lorsconvenu que Gaspard ne serait jamais que ce qu’il était. Heureusement tout le monde ne fut pas si zélé ni si habile. Parmi lesobservateurs il se trouva des gens qui ne se piquaient de rien, pasmême de réussir mieux que les autres. Ils firent plus que d’essayer ;ils attendirent. Au lieu de fatiguer Gaspard, ils s’efforcèrent de lecomprendre. Ils se firent à peu près ce raisonnement très simple surleur homme adoptif : son existence, de matérielle qu’elle était, devaitpeu à peu se transformer, et acquérir une à une les diverses partiesqui composent la nôtre. Semblable à l’enfant, Gaspard, moitié entrédans la vie, moitié resté en deçà, devait subir la loi commune dedéveloppement. Son âge même, loin d’en faire abréger l’application,voulait qu’elle s’étendît encore. Exposé à toutes les impressions à lafois, il ne pouvait pas, comme l’enfant, arriver par un progrès calmeet sans péril à l’emploi de ses facultés. Il pouvait, d’ailleurs,succomber dans leur affranchissement unanime. Ni le corps ni l’âme,négligés si longtemps, ne suffiraient à leurs propres besoins, s’ils sedéveloppaient tout à fait, tout à coup et en même temps l’un etl’autre. Cette vie disproportionnée eût été un meurtre. Tout cela fut compris ; et Gaspard fut placé prudemment entre les deuxexistences qu’il devait échanger, entre une insensibilité qui n’avaitrien de l’homme, mais qui laissait de l’espoir, et un réveil complet,qui eût détruit jusqu’aux dons à venir en violant d’un seul coup salongue paix. Une famille respectable, par une sorte d’adoption plus profonde quecelle d’un enfant, se chargea de Gaspard. Il y avait, comme on voit, enGaspard non seulement un être faible à protéger, un orphelin à entourerde parents, un enfant à préparer à être homme, mais encore une naturerebelle à soumettre. Il fallait vaincre ce bonheur négatif et pourtantobstiné avec lequel Gaspard retombait dans la nullité de son état. A levoir si malheureux de cette bienveillance, on comprenait tout le crimede ses anciens persécuteurs. On ne maudit qu’à moitié le mal qu’on n’apas à guérir. Délivré des importuns, Gaspard, à la faveur de ce repos, parut seremettre et jeter quelque lueur d’intelligence. Jusque-là desgémissements, des mouvements incertains, avaient été ses seuls signesde vie. Tout ce qu’on avait compris de lui, c’est que rien nel’intéressait au monde, et que l’espèce de tombeau où son cœur et sonâme avaient dû passer tant d’années était la seule chose présente à sapensée et chère à son cœur. Cette indifférence cessa par degrés. Tout d’abord on remarqua en lui, comme chez les enfants, son goût pourles objets brillants. Un jouet qu’il aimait beaucoup donna lieu à deprécieuses observations. C’était un cheval de carton. Toutes sespensées, tous ses soins, se concentraient sur ce joujou. Auxtransports, aux larmes, aux caresses de Gaspard, quand on le luiprésenta, on reconnut qu’il y attachait des souvenirs. On sut plus tardque dans sa longue détention un objet de ce genre s’était trouvé soussa main, et que c’était le seul être qu’il eût jamais compté pourquelque chose. Dans la bouche de Gaspard, le mot chevalexprimait à peu près tout ;c’était sa pensée fixe, son affection, sa vie. Incapable de s’occuperd’autre chose, il ne devait passer à de nouvelles idées, à desconnaissances quelconques, qu’en suivant le cours de cette sorted’amitié. Les personnes chargées de l’introduire dans la vie humaine reconnurentque, pour le tirer de cette immobilité de sensations, il fallaittrouver le germe des nôtres. Elles sentirent que Gaspard, à l’exemplede tout homme, n’atteindrait un point qu’en partant de celui où il setrouvait. En un mot, loin d’apporter à cette âme tout ce que la leurpossédait, elles crurent qu’il fallait se laisser éclairer, guider,redresser par les indications imparfaites, et pourtant seules vraies,que Gaspard donnerait à son insu. Cette discrétion fut récompensée ; on vit bientôt que Gaspard,appartenant corps et âme à son joujou, étendait déjà le domaine de sespropres facultés en parcourant les rapports qui naissaient de celui-là. Gaspard recevait des cadeaux de tout le monde : c’étaient des chevauxcomme le sien, des papiers coloriés, des soldats de plomb, et millebagatelles de ce genre. Absorbé dans la contemplation de son cheval, ilconsidérait les autres objets comme dépendances de ce premier objet, etpar un progrès naturel il en venait à les disposer autour de lui.L’idée de l’ordre, de l’harmonie, des convenances, découlait déjà pourlui d’une prédilection d’enfant. Son existence n’avait été jusque-làqu’un point imperceptible, mais central ; elle allait déjàs’élargissant en cercle grâce aux êtres qui venaient de donner prise àdes facultés endormies en attirant à eux la vie intérieure et comme nonavenue en Gaspard. Il secouait déjà en partie sa pesanteur ; il subissait les lois d’unecroissance particulière à mesure qu’on multipliait les objets propres àfaire famille avec ceux qu’il aimait. Son intelligence commençait àpoindre ; le plaisir, la douleur, la réflexion, la direction desmouvements corporels, prenaient en lui un caractère véritable, et,malgré l’immense intervalle qui le séparait des autres hommes, onespérait fermement l’avénement de Gaspard à l’était social. Sonimbécillité, inattaquable auparavant, présentait un côté ouvert ; maisil fallait user sobrement de sa bonne volonté : trop de leçonspouvaient éteindre son intelligence, trop de sentiments pouvaientcomprimer son cœur. Si l’artiste qui a bien conçu son œuvre a des peurs sublimes quand ils’agit de l’enfanter ; s’il est comme jaloux de lui-même, et qu’avantde livrer à tous le don divin qu’il avait reçu lui seul, et pour luiseul peut-être, il se sente malheureux de laisser sortir de son âme cequ’il n’a pourtant pas la force d’y garder, qu’on se figure les joies,les alarmes, le religieux orgueil d’un homme, d’une famille qui, vouésau plus noble des arts, à l’art de créer l’homme véritable dans ce quin’est encore qu’une apparence, découvrent enfin le premier rayon de lalumière qu’ils ont à dispenser ! On a peint l’ivresse de la maternité, et celle-là certes a sa grandeur.Une créature imiter son auteur et donner la vie ! Un être faible,craintif, modeste, s’élever au-dessus de tant de puissances humainesautant que l’enfantement est au-dessus de la destruction, en sentirqu’il est beaucoup, qu’il peut beaucoup, parce qu’ici-bas son règnen’éblouit personne ! C’est bien noble et bien beau ! Mais une mère n’est qu’une mère. Qui dira l’enfantement de l’âme,l’éveil de la pensée, la résurrection du cœur ! Comptez le nombre devies donné à l’homme par son alliance avec les hommes ! Mesurezl’espace alloué à ses conceptions, quand il a reçu le pouvoir de lesformer ! Contemplez-le tout entier, si votre regard peut faire tant àla fois ; contemplez-le agrandi par l’acquisition de nos manièresd’être, atteignant tout ce qui n’est pas infini ; abrégeant l’immensitédivine pour la déposer dans quelque partie de lui-même, puis ladéroulant à travers la vie humaine ; oui, vraiment oui, s’avisantd’exclure toute limite dès qu’il lui plaît d’espérer, de croire,d’aimer, de distribuer le bien et le mal, l’erreur et la vérité, la viequ’il n’a déjà plus et l’immortalité qu’il n’a pas encore. C’est trèsnoble et très beau, cela ! L’instituteur de Gaspard, homme religieux et plein d’âme, put voir àplein la naissance intellectuelle de son élève. Gaspard étaitessentiellement bon ; les soins de cet homme et de sa famille nepouvaient manquer leur effet sur son cœur. Il s’était pris d’amitiépour les enfants. Leur douceur, leurs petites félicités, leursoumission filiale, étaient un spectacle qui renfermait sa leçon, etGaspard la comprit avant qu’on songeât à l’exprimer. L’idée d’union fraternelle, d’esprit de famille, de beauté morale, futbientôt présente à Gaspard. Elle ressortait de tout ce qu’il voyait ;son attention avait d’abord été toute matérielle, tant qu’elle s’étaitbornée à son joujou ; elle était devenue faiblement raisonnée,lorsqu’elle eut atteint l’ordre, la marche, l’accord des objets qu’ilrapportait à un seul ; elle fut enfin morale, à partir du moment où soncœur parla, où il entrevit le concours de toutes ces âmes qui, vivantd’une même vie, se donnant l’une à l’autre, se répandaient à plein borden secours mutuels, en échange de joies et de peines, en douces etpacifiques vertus. L’instruction commence par l’intelligence, l’éducation commence par lecœur. Né pour commander comme pour obéir, l’homme a besoin d’aimerl’homme pour régner sans tyrannie, pour servir sans esclavage, pourmaintenir ou atteindre son rang social moins par l’idée que par lesentiment de tout ce qu’il est et de tout ce qu’il n’est pas. Gaspard eut le bonheur d’être traité sur ce pied-là. Le respect, lareconnaissance, lui tinrent lieu des pensées qu’il n’avait pas encore.Des mœurs simples et intéressantes, beaucoup d’oubli de soi-même, lesoin même de négliger paternellement cet enfant d’adoption, tellesétaient les principales chances de succès dans cette grande entreprise.Gaspard se laissait aller à sentir et, quand cela lui prenait, ilsouriait, il s’attendrissait, il écoutait, âme contre âme, lesbienfaisantes vérités qu’on réservait pour lui. Dans cette méthode, assez peu usitée du reste, on retrouverait celledes mères. Savantes dans le vrai puisqu’elles aiment puissamment,souveraines dans leur action en vertu même de leur esprit dedépendance, les femmes, quand elles n’ont pas perdu trop de qualités àacquérir celles qu’on leur impose, les femmes prennent sur l’enfance unempire aussi vaste qu’il est peu admiré. Rien n’égale l’intelligence dujeune âge comme rien n’égale sa sensibilité ; or, je ne sais si lasupériorité d’un homme, en quelque genre que ce soit, est autre choseque le développement non interrompu de ce commerce divinement pur dontil se souvient à peine, ou bien le retour franc et décidé à cesimpressions, aussi lointainement vraies, aussi pleines de salut quel’est toujours la conscience de ce que l’on est. Qu’est-ce quel’élévation, la gloire, la puissance, si ce n’est le resplendissementde la physionomie de l’âme ? Et cette âme, n’est-elle pas en nous cequi est le plus nous-mêmes ? Et cette essence de notre être, ceprincipe d’unité de nos futures actions, cette originalité commencée,ne sont-ils pas confiés à l’instinct maternel ? N’est-ce pas lui quiveut le premier les voir vivre, s’épandre et se dessiner ? C’est en seposant sur notre âme que l’âme maternelle y porte chaleur et mouvement.Ces paroles qui sont tout amour, ces regards qui sont tout amour, ceschoses sans nom qui sont tout amour, cherchent et vont dégager dansl’enfance ce qui fera plus tard le grand homme, le vrai brave, l’amantsublime, l’artiste inspiré. C’est par tout cela que la véritable beautéde l’âme se détache et tend à se succéder en se surpassant ; c’est partout cela que nous arrivons, par un bond de la pensée, de la nuit aujour, de la nullité d’une première existence à la pleine et richepossession de tout ce qui constitue la vie sociale. Il y aurait un beaulivre à faire là-dessus. Je voudrais que l’on peignît les influencesnourricières de l’amour et de la piété domestique, et que pour y mettrele dernier trait on y comparât les influences des maîtres en toutgenre. Ce serait chose curieuse. Pour peu que la matière fût en bonnesmains, nous verrions, dans le tableau de ces contrastes, une révélationmoitié burlesque, moitié sublime. D’un côté, la nature serait prise surle fait, menée à bien, ennoblie comme tout ce que le cœur se mêle degouverner ; l’enfance, placée sous l’œil d’une philosophie qui mériteun plus haut nom puisqu’elle est un sentiment, et s’essayant, sous desformes délicieuses, à tout ce qui alimente et fait agir les facultésmorales ; l’esprit, l’indépendance, la recherche de l’inconnu, leprivilège, si mal respecté plus tard, de croire et de prouver qu’iln’est esclave de rien, ni d’une autorité, ni d’une réputation, ni d’unpédantisme, ni même d’aucune liberté. D’un autre côté, en regard de cesbienfaits maternels, dont la conservation ou le recouvrement sonttoujours ce qu’il y a de mieux en nous, on verrait la profondeimpuissance des savants, des rhéteurs, des métaphysiciens, voire mêmedes habiles de toute sorte, de ces hommes ennemis de tout ce qu’ilscroient faire, nés pour stériliser indéfiniment ce qu’ils veulentrendre fertile ; on les verrait réduisant la jeunesse à reculer versl’enfance, malgré l’instinct de progrès qui se trahit dans le corps etdans l’âme de l’homme, ou bien à se faner misérablement sous la fausselumière et sous la chaleur plus fausse qu’on s’avise de lui distribuer. Le monde est plein de gens qui ne savent ni ce qu’ils sont, ni cequ’ils peuvent, ni ce qu’ils désirent. Fats, flâneurs, sophistes,impudents, timides, une foule d’hommes vont, viennent, sans but, sansallure, sans aisance. Ils sont là, jetés par le hasard, repris par lehasard, n’appartenant ni à votre passé ni à votre avenir, justementparce qu’ils n’en ont pas eux-mêmes. Ne serait-ce point que leur vieest manquée ? Et ce malheur date-t-il de leur naissance, ou bien est-ille fruit d’une éducation faite à rebours ? N’en doutez pas, lesmédiocrités qui foisonnent ici-bas, les âmes valétudinaires quioffensent la santé des âmes bien portantes, les gens déplacés, ceshors-d’œuvre de l’humanité qui se multiplient à faire peur, sont unprésent fait au monde par les instituteurs, les arbitres des règles,les esprits exercés, les juges officiels. Trouvez, je vous prie ouplutôt cherchez-moi une espèce de sots qui ne puissent se réclamer decette paternité. Leibnitz répondait de tout en Europe, si on lui avait confié lajeunesse. Ce n’était pas si mal ! Il était savant, il est vrai ; mais àcela il y avait un remède, c’était son génie. Homme religieux etsimple, il n’eût pas manqué de rappeler la jeunesse à sa dignitéprimitive. Il aimait à réunir des enfants, à les voir s’ébattre,étinceler de vie, déployer dans leurs mouvements la liberté de leurâme, cette liberté née du milieu de notre être, de ce point de lumièreintérieure qui n’est pourtant pas nous, mais qui est Dieu lui-mêmeentrevu dans son sanctuaire. Leibnitz se prenait à penser par le cœur,à embrasser la multiplicité de rôles qu’ils rempliraient un jour ; illes rendait heureux pour un moment, pour mettre en relief leursdiverses aptitudes, sachant bien que les leçons tristes et sèchesn’apprennent rien, si ce n’est à souffrir, en dépit du Créateur. Il eût donc fait pour Gaspard ce que l’on faisait à Nuremberg. Il sefût délassé de son génie en suivant la marche enfantine de ce jeunehomme vers le monde réel. La faiblesse, l’innocence, la naïveté, ont uncharme puissant pour les hommes supérieurs. Impatients de tout cequ’ils savent, ils se complaisent à tout ignorer par moments et àredescendre dans cet état mystérieux et béni où l’âme nouvellement née,seule à seule avec son auteur, accepte à peine la vie qui lui vient detoute autre part, et rentre sans cesse sous je ne sais quel invisibleabri, avec ses anxiétés, avec son bien-être, avec un redoublementd’amour de tout ce qu’elle fait. Gaspard inspirait un intérêt profond. La simplicité céleste de soncœur, exprimée par toute sa contenance, lui donnait un genre de beautési pur, si étranger aux sens, qu’on croyait la découvrir sans leursecours. Ce n’était plus un corps inerte, dont les mouvements cessaientpour des journées entières, ou se montraient douteux etcontradictoires. Sa physionomie avait acquis une signification. Savoix, quoique souvent rebelle à la pensée, s’était assouplie, etrendait souvent par la parole, et toujours par l’accent, les accidentsde son cœur et de son intelligence. Il souriait, et le sourire, cecaractère si digne de méditation, refusé à tout autre animal, avaitdans les traits de Gaspard des nuances d’une ravissante délicatesse.C’était le reflet d’une âme où l’homme n’a rien gâté encore parce qu’iln’y a rien fait ni rien mis. Mélancolie, bonheur, amour du vrai ; telsétaient les sens divers qu’on donnait à son sourire. Souvent même,après en avoir joui tout amicalement, tout saintement, on perdaittoutes les idées que ce sourire avait traduites. Par un de ces heureuxhasards qui nous font penser comme ne pensant pas, sentir avec autrechose que le cœur, voir sans le secours des yeux, la présence deGaspard, le pouvoir seul de ses muets transports, vous plongeaient aveclui dans l’infini. Son regard, image parfaite d’une âme parfaite, vousatteignait jusqu’au fond de votre être ; et là vous retrouviez,revêtues de la lumière divine, ces vérités sans nombre et sans prixsemées par le Créateur en vous, hors de vous, dans le Ciel, sur laterre, dans l’ensemble et dans les détails de la vie sociale, et qu’ilnous est donné de contenir toutes, chaque fois que nous admettons Dieuen nous. En regardant Gaspard, on échappait aux illusions les plusordinaires, et on se surprenait avec lui à être simplement, docile,pur, comme si on eût été aussi au premier essai social. Il y avait dans cette disposition quelque chose de sacré dont on ne sedéfendait pas. A mesure que Gaspard entrait dans les pensées humaines, il devenaitplus cher à sa famille adoptive ; il en resserrait les liens par cettepuissance, accordée à l’enfance, de porter autour d’elle la grâce et laforce que son innocence possède sans le savoir. Après avoir eu pour maîtres toutes les personnes qu’il avait pouramies, il se trouva qu’à son tour il leur apprenait bien des choses. Asa vie première, qui n’était pas une vie, avait succédé un certainréveil. Ce n’était pas encore la raison dans sa plénitude, mais c’étaitdéjà l’instinct avec toute sa pureté. Il lui échappait des traits quivalaient toute une science acquise. Semblable encore à l’enfant dans leprogrès de tout son être, il redressait le sens à bien des gens, sansautre habileté que le naturel. Exempt de nos préjugés, Gaspard arrivait chez les hommes avec uneignorance d’erreurs qui compensait en lui l’ignorance de la vérité. Iln’est pas clair qu’on acquière par nous plus d’idées qu’on n’en oublie.Si Gaspard avait manqué de leçons pendant bien des années, il n’enavait pas reçu de fausses ou de ridicules, et c’était beaucoup. Ce quenous appelons nos idées et notre savoir eût été pour Gaspard un joug,et rien de plus peut-être. Son enfance, cultivée à notre manière, eûtété plus incurable, plus tristement faite à l’erreur, qu’au sortir decette existence nulle et voilée, où toute action, et même celle duCréateur avait été suspendue. Désormais Gaspard prenait rang parmi les hommes. Il avait beaucoup àdemander et beaucoup à offrir. Il pensait enfin, il se trouvait uncœur, il recevait des impulsions de toute nature ; quelque éloignéqu’il fût de toute son individualité, quoiqu’il ne fût encore quel’ombre de lui-même, la vie, la vérité, l’appel de l’avenir, étaient enlui tout éclatants. C’était plaisir de le voir, abîmé dans sesrêveries, sonder ces invisibles abîmes, ces mystères infinis quientourent l’âme humaine, quelque part qu’elle recule ou qu’elle avance.Avec ce goût de l’inconnu, Gaspard poussait à travers bien des véritésles esprits les plus vulgaires. Il marchait au milieu des immobiles :Gaspard ne savait rien, mais il voulait savoir. Il rendait sainte etmagnifique, par ses désirs, par ses efforts, cette science de la viequi lui manquait encore, et que les autres possédaient trop commodémentpour la relever. En contemplant la lutte de cette âme contre sesignorances, on découvrait tout le domaine de notre pensée. Grâce àGaspard, on comprenait que l’infini est partout, à commencer par desmilliers de riens. Il réfléchissait sur la nature de la famille, et sedoutait que la famille était une merveilleuse conception du Créateur.Il pleurait d’admiration en acquérant une idée d’ordre, de mœurs, debienséance, et voilà qu’on se disait : ̶ Ces choses sontgrandes et quelque peu divines, bien que jamais nous n’en ayons tenucompte ! Ce qu’on était, ce qu’on avait, ce qu’on voulait ici-bas, toutcela se devinait, se développait sans mesure, dès qu’on voyait Gaspard,non plus comme un objet rare et mystérieux, mais comme un être de notrenature, resté en deçà d’elle, et la reconnaissant, à distance, aussimerveilleuse, aussi sublime que vous la voyez en effet, avant d’avoirfait le dernier pas vers elle. Un jour Gaspard était plus absorbé que de coutume. Quelques têteslégères en auguraient mal. Au lieu de cette naïveté sublime qui lecaractérisait, on l’avait trouvé impassible, stupide, et comme vaincupar un immense sommeil. Selon l’usage, personne ne se faisait justice ; on ne se demandait passi l’air anéanti de Gaspard était une preuve d’animalité, ou bien si lepauvre jeune homme était las et rendu d’avoir écouté des sottises. Rienn’est plaisant, ou, si vous voulez, rien n’est triste comme ces sortesde méprises. Celui qui en est l’objet passe d’un supplice à un autre.On l’ennuie d’abord, et on l’ennuie ensuite. Tant qu’on lui a prêtéquelque esprit, on s’est dispensé d’en avoir, on a été fade, sec,niais, à qui mieux mieux : car chaque qualité qu’on veut choyer dansles autres nous met à même de prouver qu’elle nous manque. Ce mal unefois fait, tant à nous qu’au prochain, nous ne le tenons pas quitte.Nos importunités l’avaient puni de vouloir se passer de nous ; nousl’abandonnerons à l’instant où, devenu aussi stupide que nous, ilaurait besoin de nous. Gaspard était triste ; il souffrait. Sa physionomie, tour à touréclairée par quelque chose d’intérieur et couverte d’une ombreindéfinissable, exprimait une disposition particulière, un de ces étatsmixtes où l’âme fuit et cherche mille choses, où la joie tourne à latristesse, la vérité au doute, la vie et toute son intimité à uneinexprimable agonie. Plongé dans ses pensées, le bon jeune homme oubliait tout, jusqu’à sespensées mêmes. Son regard, après avoir jeté quelque éclat, retombaitpeu à peu dans le sommeil ; on eût dit que son âme et sa paupière sefermaient en même temps. On avait beaucoup parlé, et, contre sa coutume, il n’avait pas tenucompte des réponses, tout en faisant les questions. Sa voix, empreinted’une mélancolie magnifique, avait gagné en accent ce qu’elle avaitperdu en netteté, à mesure qu’elle se retirait du milieu des autresvoix, abandonnant encore çà et là quelques paroles à l’attention desinterlocuteurs, et prenant par degrés ce caractère inexplicable quifait que parfois dans une parole, comme dans un regard, on n’ose pluscroire qu’il y ait rien de matériel. La compagnie s’était beaucoup agitée. Les enfants avaient sautillé,fait des gentillesses ; on voulait qu’ils eussent été charmants. Cen’était donc pas leur faute si tout cela n’avait servi à rien. Lesfemmes n’avaient rien négligé pour distraire Gaspard : empressement,gaieté, attentions infinies, robes de couleur, bruit de la soie et dusoulier qui crie, essences précieuses, mouchoirs de batiste, et toutel’innocente coquetterie des femmes honnêtes, elles avaient essayé detout, mais en vain. Gaspard allait peut-être passer pour un ingrat, etpersonne n’eût dit que non, pas même moi, peut-être. Quand vous êtesjugé par l’esprit des femmes, taisez-vous par pitié ; quand vous êtesjugé par leur cœur, taisez-vous par devoir. Gaspard se taisait, mais ce n’en était pas mieux. Les soins de mère, desœur, d’amie, que chaque femme lui prodiguait, ces fonctions diversesétaient réunies dans les moindres actes, dans des cadeaux offerts, dansdes secours donnés à son inexpérience. A voir chacune des femmesoccupée de Gaspard, on l’eût prise pour plusieurs femmes. Dans labienveillance de ces femmes, mêlée de hardiesse et de simplicité, onvoyait toute une succession d’âmes, les divers âges du cœur,l’innocence qui ose parce qu’elle ignore, la chasteté timide dans sessoins, parce qu’elle sait quelque chose, et la sagesse des derniersans, qui n’est plus ni craintive, ni hardie, parce qu’elle n’est que lasagesse. Le silence de Gaspard attristait les hommes, et, comme pour consolerles femmes, on avait tâché de le tirer de sa rêverie, bien moins dansl’espoir d’y réussir que dans le dessein d’en prouver l’impossibilité. Les jeunes gens perdirent leurs peines comme les vieillards. Ni lapétulance, ni le calme, ni les propos joyeux, ni les graves leçons,n’éveillèrent Gaspard. Il était décidé que ce jour-là rien ne le toucherait. Tout le monde s’était mis en frais, à l’exception d’une seule personne. C’était l’instituteur de Gaspard, homme de sens, mieux que cela, hommede cœur. Quoique instruit jusqu’à l’érudition, sa rare intelligenceavait cette indépendance, cette naïveté de mouvement qui n’appartientqu’aux âmes exemptes du triste fardeau de la science. Il laissa faireles importuns. Il savait bien qu’ils finiraient par se lasser deGaspard. Avez-vous quelquefois compris un homme qu’on ne comprenait pas ?Avez-vous joui de votre découverte ? Au moment où les amours-propres, succédant à la bienveillance, seliguaient contre lui sans se le dire, accumulaient leur ennui pourexhausser leur dédain, vous est-il arrivé de réclamer pour la victime,et de doubler votre intérêt pour elle par votre pitié pour les autres ? Gaspard, malgré son insensibilité, n’était une énigme que parce qu’onle voulait bien ; l’instituteur le pénétrait. Il n’avait pas songé àfaire l’habile ; il avait souri des efforts des hommes et des femmes.Quelque chose lui disait que Gaspard l’écouterait, lui répondrait,mettrait toute son âme à sa merci. Rien ne vous rend seul comme une société factice. Alors plus que jamaisvotre cœur veut du repos, votre pensée du silence, tout votre êtrel’affranchissement. Alors vous n’avez rien à demander, et partant rienà pardonner, pas même l’amitié qu’on vous témoigne. Vous n’avez qu’unseul besoin, celui d’oublier les autres ; ils n’ont qu’un devoir, celuide vous absoudre. L’instituteur en prit son parti. Il laissa la compagnie s’épuiser,revenir à la charge, en finir une bonne fois, et se retirer enfin,mécontente de Gaspard, et persuadée qu’on n’en ferait jamais rien. Ilne s’agissait cependant que de savoir l’interroger. C’était par une belle soirée d’hiver. La famille adoptive de Gaspard,restée seule près de lui, se livrait à des jeux enfantins, entremêlésde cette gravité douce qui varie, presque invisiblement, les scènes dela vie domestique. La paix de ces âmes était merveilleuse. C’étaientdes finesses que le cœur désavouait à temps, et qui devenaient ainsides épanchements de bonhomie ; c’étaient des gaucheries, desmalentendus, des embarras, accompagnés d’une grâce bien supérieure àcelle qui frappe les regards, et d’autant plus délicieuse qu’elleéchappe en un sens pendant qu’on la saisit dans un autre. Si lesplaisirs de famille sont si vrais, c’est qu’il leur manque assez dechoses pour qu’on se sache gré de les goûter encore. Il faut qu’ons’estime en proportion de ses jouissances. Pour s’ennoblir par elles,il faut qu’on puisse se dire : J’en ai bien voulu ! Au milieu de tout cela, Gaspard, rêveur, isolé en pensée, ne semblaitpourtant pas perdu. Il ne vivait que par l’âme ; mais ces bonnes gensen étaient presque là. Leurs entretiens, leurs mouvements, n’étaientque ce qu’il fallait pour porter et rapporter leurs pensées. On separlait bien plus du cœur que de la voix. Gaspard eût pu rester pensiftant qu’il aurait voulu sans gêner les allées et venues secrètes de cesâmes. Elles s’entendaient avec la sienne, arrivant comme elle, et sanss’en douter plus qu’elle, à une rêverie sublime. Accord inexprimable !bienheureux silence ! arrière-vie de l’homme sur la terre ! Dans cemoment, Gaspard et cette famille, avant de s’être demandé de quoi ilétait question pour tous, s’élevaient vers la même pensée, recevaientla même influence ; ils allaient bientôt voir où ils tendaient, et lesadmirables voies qui les avaient tous conduits à leur but. Gaspard,sous son silence et son insensibilité, cachait aux autres et à lui-mêmeun plein réveil d’idées et de sentiments. A tout cela il ne manquaitque des noms. Une parole dite à propos par l’instituteur pouvaitrévéler ces choses, qui ne demandaient qu’à se reproduire. Gaspard,deviné à un degré quelconque, serait sorti de lui-même comme parenchantement. Il touchait à une crise décisive. Cette âme s’ouvriraitenfin, et dès lors seulement elle prendrait date dans la vie. D’unautre côté, la bonne et pieuse famille, longtemps impuissante à formerGaspard, à secouer ses restes d’enfance, se sentait plus affectueuse,plus mère que jamais. De douces larmes coulaient de tous les yeux,personne n’avait senti les siennes couler. Elles venaient silointainement du cœur ! L’idée de Gaspard, restée derrière les autresidées dans chaque esprit, avait dès lors le charme du mystère ; c’étaitpour chacun une inspiration spéciale, une manière de valoir mieux queles autres ; tous attendaient, sans la hâter, l’occasion de s’ouvrirlà-dessus ; un même pressentiment régnait parmi eux ; il lesavertissait que Gaspard allait bientôt commencer une véritable vie, sil’on donnait à son âme ce qu’elle semblait prête à recevoir. Cette scène, moitié silencieuse, moitié parlée, moitié extérieure,moitié invisible, était contemplée par l’instituteur, non pas avec unplaisir de philosophe, mais avec un sentiment d’artiste. C’étaitdommage d’y rien changer, même en mieux ; il le fallait pourtant.Gaspard pouvait retomber pour longtemps dans son état, si on neprofitait pas du moment. Son air absorbé n’annonçait ni stupidité nifatigue ; c’était plutôt un repos mêlé d’alarme, une halte de l’âmeavant de se jeter dans l’infini, une sorte d’hésitation à se donnerpleine naissance : tout était prêt en lui ! L’instituteur ne différa plus. Pour achever l’œuvre secrète de laDivinité, il exécuta un projet longtemps nourri : il voulait occuper àla fois toutes les pensées de Gaspard sans les étourdir, et leconduire, par une impression aussi douce que vaste, à entrer dans laplénitude de l’activité humaine. Il voulait encore se juger lui-même en se comparant cette fois àGaspard. C’était la voix de Dieu qu’il allait faire entendre ; c’étaitun spectacle fait pour le cœur de l’homme, qu’il allait montrer etcontempler à la fois. Il prit Gaspard par la main. Sans l’avertir de son intention, il sortittout à coup, suivi de sa famille, dans la campagne, et là, immobile,muet, montrant à Gaspard les cieux admirablement étoilés, il attendit. La nuit était belle, on n’entendait aucun bruit ; seulement quelquessouffles d’air traversaient les branches des arbres dépouillés parl’automne. Tout était désert ; aucune autre voix que celle del’Éternel, aucun autre mouvement que celui de la pensée humaine. Gaspard n’avait pas témoigné de surprise. Son extase était en mêmetemps violente et calme ; ses pensées n’avaient point paru changer decours quand on lui avait montré le ciel ; seulement elles s’étaientreconnues dès ce moment ; elles étaient sorties d’une nuit profonde,mais dans cette nuit elles avaient pris naissance et commencé à vivrepour le jour. La parole lui manqua. Sa figure était inspirée, éclairée par unelumière douteuse, elle était comme l’ombre de son âme. Gaspard selaissait aller vers Dieu avant même d’en savoir le nom ; un instinctcéleste l’élevait au-dessus des sens ; il avait retrouvé tout son êtreenfin. Pendant qu’il se livrait à de silencieux transports, la famille del’instituteur avait aussi les siens. Sous l’empire d’une seule et mêmepensée, ces âmes se trouvaient toutes ralliées. Cette harmonie pouvaitse passer de paroles. Émues, éclairées, agitées diversement, suivantl’âge et le sexe, ces bonnes gens se comprenaient les uns les autrescomme si Dieu, qui parlait à tous ces cœurs, eût encore rapporté àchacun d’eux tout ce que les autres avaient à lui dire. Nous avons tous vu pareille chose. Cette union qui se forme entre nosâmes, tantôt par une alliance de douleurs, tantôt par un concours dejouissances, nous la connaissons tous ; elle est mystérieuse autant quebelle : belle parce qu’elle vient du Ciel, mystérieuse parce qu’ellevient du Ciel. Dans la solennité de cette heure d’extase, qui de nous n’a pas vécuavec un surcroît de réalité ? qui de nous n’a pas mieux saisi lesrapports de l’homme avec l’homme, et commencé dès lors à s’orienter aumilieu du temps et du changement ? Cela nous est arrivé à vous et à moi; si vous l’avez oublié, voici l’époque. Vous étiez un jour plusfrivole que de coutume, rien ne fixait votre esprit, vous ne sembliezêtre ni vous-même ni un autre ; votre légèreté était celle du premiervol de l’âme parmi les erreurs et les vérités de la vie. Vous en étiezà l’indifférence et à la curiosité d’un début, vous que l’âge, lesvicissitudes, l’amitié avaient dû depuis longtemps rendre mélancolique; comme il convient à notre âme immortelle, à notre âme étonnée etfatiguée d’être mêlée d’abord à ce qui finira. Je souffrais, moi, et jene voulais pas souffrir seul ; je vous souhaitais ma douleur, parcequ’elle était fière. La société me faisait blessure sur blessure, vousprodiguant sourires et regards ; la société entière était comme unebarrière entre nous : vous aviez trop à vous en louer ; rien ne vouspréparait à aimer ses rigueurs. Maintenant, vous vous le rappelez,n’est-ce pas ? Un grand spectacle vous imprima tout à coup les plusintimes pensées ; une voix qui n’est pas de l’homme se fit entendre àvous. A la vue d’une multitude passionnée, terrible, sublime, voustressaillîtes, et quelque chose comme du dévouement et de l’orgueils’éveilla tout à coup dans votre âme. Je fus compris de vous ; voussûtes pourquoi je combattais, pourquoi j’étais jaloux de ma tristesse ;je vous vis homme enfin, prêt aux grandes choses prenant la vie ausérieux et sentant qu’on est ici-bas pour tous les hommes, excepté poursoi-même. Une autre fois nous nous devinâmes encore. Las de toutes choses,épuisés de vie morale, éloignés de la Divinité par tout ce qui nousétait venu des hommes, nous nous prenions à gémir, à gémir encore. Nosannées, ces années si rares, nous semblaient bien nombreuses ; lecharme présent des souffrances passées, notre supériorité dans lascience de la douleur, allaient devenir un parti pris, un niais refusde quelque joie du Ciel. Ce jour-là, c’est vous qui deviez m’éclairer ;nous nous promenâmes dans la campagne, muets, calmes, laissant notrecœur se dégager lui-même. C’était sur les bords de la mer ; les vagues,cachées au loin sous les ombres du ciel, venaient mourir, elles et leurgrande voix, au pied des falaises. Le bruit lui-même avait quelquechose du silence : l’obscurité était incertaine ; tout apaisait notreâme, tout nous affranchissait d’émotions artificielles ; nous n’osionsdéjà plus garder d’amertume. En présence de l’infini, le cœur se résoutà être grand ; des conventions avec lui-même ne lui vont pas plus queles systèmes de l’intelligence. Il faut qu’il cède, n’importe à quoi ;la majesté de Dieu l’envahit avant qu’il y songe bien ; il est touché,il s’élance, il arrive à son élément. Et quels pleurs nous versions ! oui, des pleurs, en vérité. La paixnous venait de toutes parts, nous étions soulagés de nos années, detoutes celles qui nous séparaient de l’enfance ; et, retournant à lanaïveté, aux émotions faciles, à ce que Dieu avait fait de notre cœuravant les leçons de l’homme, nous étions dignes de nous attendrir avantd’en inventer la raison. Livrés tous deux aux mêmes pensées, nous nous appartenions davantage ;nous revenions parmi les hommes, non plus pour faire nombre avec eux,mais pour en resserrer la famille, pour nous reprendre à la vie commedeux âmes rendues à la liberté originelle. Dieu, contemplé dans sesœuvres, avait versé en nous une joie secrète et pleine de force.L’espérance, les grands instincts du cœur, l’orgueil repentant, nousramenaient aux choses humaines pour nous montrer notre tâche et notreavenir. Amitié, poésie, indépendance, tout recevait de notre changementun air nouveau. Nous nous étions retrempés les uns pour les autres ;nos forces iraient alors jusqu’où il plairait à Dieu. Notre histoire, c’est l’histoire de Gaspard et de sa famille adoptive :en présence de Dieu, de Dieu tout entier, ils acquéraient tout à coupla pleine liberté du sentiment. Dès ce moment Gaspard embrassait tout ;il reportait toujours ses regards vers le Ciel, à l’exemple de sesamis, ne trouvant pas autre chose à leur dire, et recevant de leur partla même réponse. Après cette rêverie si unanime, ce qu’on avait prévu arriva.L’instituteur, par cette épreuve, avait changé toutes choses autour deGaspard. Quelque chose de suave et de puissant, comme l’action de Dieumême, avait pénétré tous les cœurs ; Gaspard venait de perdrel’étrangeté de son maintien ; il s’abandonnait, il était enfant avecles enfants, gracieux avec les femmes, imposant avec les hommes faits,tout en lui était déjà concevable, facile, social, et cette merveillecachait son auteur. Son âme, rendue à sa dignité, en admettantsilencieusement le grand Être, lui empruntait une étincelle de vie, ettoutes ses facultés surgissaient à la fois : intelligence, amour,imagination. Sa physionomie, comme voilée de plusieurs ombres, lesdissipait successivement pour briller enfin de tout l’éclat de son âme.Il avait de l’aisance, de la vérité dans les mouvements ; la haute etreligieuse idée qu’on lui avait fait naître, au lieu de s’affaiblir ense mêlant à des impressions ordinaires, ennoblissait celles-ci en lesrapportant au Ciel. Sa famille adoptive avait aussi gagné à cette scène. Tout s’y étaitpassé simplement. Personne n’avait fait de l’esprit ou du sentiment. Ons’était dit ce qu’on avait dans le cœur ; et Gaspard, présenté pourainsi dire à l’Être suprême par ces âmes franches et pures, semblaitleur être rendu par lui pour recevoir des soins de plus en plus sacrés. Le changement soudain de Gaspard leur servait de leçon. Il n’y avait eulà ni raffinement d’habileté, ni effort de patience. Gaspard avaitsenti, il avait conçu, il avait goûté. Il était désormais en bonnevoie. On avait souvent pris de la peine et perdu son temps pour l’yfaire entrer, on s’était tourmenté à l’infini, et voici qu’en un clind’œil tout allait à bien sans que personne dût en tirer vanité. A présent tous ces instituteurs savaient très bien ce qu’ils avaient àfaire. A l’avenir, on laisserait agir la nature. Chacun abrégerait les leçonsautant que possible. Et pourquoi y songeait-on si tard ? Cet homme,resté seul jusque-là, quoique entouré de ses semblables, n’avait dûentrer dans l’immense famille que de la bonne et vraie manière. Cen’était ni des noms propres qu’il avait à apprendre, ni des misères deconvention qu’il lui fallait noter, ni des recettes de civilisationqu’il devait s’appliquer. Abandonné avec son instinct, avec moins quecela encore, aux influences sociales, l’intelligence de Gaspard nepouvait soulever son sommeil sans être secondé par quelque chose demieux que des méthodes. A l’âme humaine, ce qu’il faut avant tout,c’est d’être, c’est d’aller, c’est de croire en elle-même. Et cela,qu’est-ce autre chose que de remonter vers la vie, que de se tournersans cesse vers l’infini d’où elle est venue sur la terre, tout enentrant dans notre monde à nous ? Qu’est-ce que l’intelligence dutemps, des choses, des hommes, de la société enfin, si ce n’est Dieu etl’immortalité contemplés à travers toute cette ombre ? Gaspard prenait rang, dans le monde connu, à partir de cette heure. Lesliens invisibles de l’humanité, les seuls qui soient quelque chose,allaient acquérir à ses yeux toute leur valeur. Élevé par toutes lespensées jusqu’à Dieu, il le reconnaissait comme le seul être quil’attirât tout entier ; force lui serait maintenant d’expliquer toutpar lui et de réunir dans cette vue, comme dans un amour voisin decette grande idée, les choses éparses et contraires que l’usage nousfait prendre pour un tout, puisqu’il les exprime souvent par un seulterme. Ces noms de vie humaine, de société, de nature, auraientdésormais pour Gaspard leur vaste et noble sens. Il dépasserait par laportée de l’âme les limites apparentes de toutes choses. Pourcomprendre ce qui se voit ici-bas, il faut demander le mot de l’énigmeà qui l’a proposée ; Gaspard aurait réponse à tout. L’épreuve dont il sortait si heureusement fit époque. Il ne fut pasinspiré en prophète, et même, à la première vue, bien des gens purentencore le prendre pour un homme à jamais retardé. Mais ses progrès n’enétaient que plus profonds. Il avait ce calme et cette simplicité quiabusent le vulgaire. Sa vie s’étendait de proche en proche ; elleatteignait pour ne plus s’en départir tous les rapports naturels, àcommencer, bien entendu, par ceux qui unissent les cœurs. Dans sonaffection pour son instituteur, il comprenait sa famille, moins encoreles membres reconnus que les personnes qui avaient avec elle analogiede pensées ou de vertus ; dans ce cercle d’affection il faisait entrerbientôt la ville entière où elles étaient fixées par goût, par habitudeou par d’autres raisons. Il ajoutait à lui-même tout ce qu’il aimait ;et par cette loi magnifique que l’homme n’a pas faite, en se donnant deplus en plus aux autres, à mesure que son âme croissait en richesse eten besoin, il était d’autant plus lui qu’il s’oubliait davantage ; ilgrandissait à l’infini tout en se laissant entourer par les choseshumaines. Il y avait pourtant une chose désespérante. Dieu venait de s’inclinervers l’âme de Gaspard ; le bon jeune homme avait délié ses plussecrètes facultés ; il comprenait l’ordre moral en se saisissant de sonauteur, et toutes les affections humaines lui venaient à la fois commechoses anciennes et familières ; et néanmoins, quand on lui parlait detout cela, son indifférence était plus grande qu’auparavant. Il nemontrait ni curiosité ni reconnaissance ; il avait l’air offusqué decet appareil, et bien des gens allaient déclarant que c’en était faitde son intelligence. Cependant Gaspard faisait bon emploi de tout ce qu’il avait reçu duCiel. Ses goûts avaient une teinte religieuse. Il était plus que jamaistouché des soins de ses amis ; tout ce qu’il faisait, tout ce qu’ilaimait à voir était sage, pur, céleste, et Dieu, avec ce qui en découledans les choses de la vie, était, pour son âme, le but d’un éternelretour. Gaspard était comme jaloux de ses propres pensées. Il ne lui plaisaitpas que d’autres les exprimassent, ou même qu’ils eussent l’air d’enavoir de semblables. La religion, la vertu, la vérité avaient pour luile charme qu’elles auraient pour l’homme, si celui qui les a créées leslui donnait de première main. Quelle que fût la candeur de sesdiscours, il y avait toujours là quelque chose d’appris et de convenu.Pour un langage parfait il faudrait moins l’art que les hommespossèdent, que la simplicité dont l’enfance a le privilège. Ce qui nevient pas d’elle, en fût-il bien rapproché, serait éloquemmentcondamné par sa voix, si le Ciel avait mis sur ses lèvres tout ce qu’ila déposé dans son cœur. Rien n’égalait le bon sens de Gaspard. C’était par là qu’il dérangeaitles idées des autres, bien loin de se laisser dominer par elles. Ilsemblait parfois que cette pureté de raison serait trop à part et queGaspard, incapable de goûter le vrai pour peu qu’il fût retouché etgâté par les hommes, deviendrait une sorte de rareté incommode ; maisil y avait remède à cela. Gaspard, épris d’abord de la perfection,était conduit à elle par toute autre chose que les dires de la foule.S’en séparant ainsi, il s’apercevrait bientôt des raisons qui la luifaisaient quitter, et il la connaîtrait d’autant mieux qu’il ne luiappartiendrait pas. Telle devait être pourtant la situation de Gaspard ; à la distance oùil se tenait involontairement il voyait les hommes et les choses telsqu’ils étaient, tandis que les meilleurs juges, placés, quoi qu’ilsfissent, au milieu des préjugés, des habitudes, des désirs de tous, n’ydécouvraient que ce qu’ils y mettaient eux-mêmes. C’était chose curieuse de calculer les besoins de Gaspard. Il tenaitaux objets qui remplissent la vie, non comme un homme qui y parvientenfin, mais comme un être supérieur qui la quitte déjà. Ce n’était paspour lui un terme, mais un point de départ. Et pourtant Gaspard n’étaitni guindé, ni important en fait de religion. Il se prêtait à nosdevoirs extérieurs, il aimait obligeamment ce qu’aimaient les hommes ;mais la dignité de l’âme se montrait dans toutes ses concessions. Uneimmense pitié, aussi dépourvue d’amertume que de prétention, selaissait voir dans ses rapports avec la plupart des hommes. Il sentaiten lui-même, avec l’indépendance d’une nature immortelle, l’actionsouveraine d’une intelligence qui avait enfanté la sienne, etachèverait un jour de la délivrer de l’erreur et de l’ignorance. Ilpardonnait aux hommes d’ignorer ce bienfait. Placés sous des influencesassez multipliées, assez puissantes pour vaincre un moment celles duCiel, les hommes devaient, selon le cœur de Gaspard, être àl’abri de la vérité et de la grandeur, comme il était lui-même à l’abride tout ce qui est faux et mesquin. Dans chacun d’eux, quelque accompli qu’il fût, on trouvait tel homme ;dans Gaspard, quelle que fût l’enfance de ses facultés, on voyaitl’homme. |