Aller au contenu principal
Corps
JANIN, Jules (1804-1874):  De l'influence de la plumede fer en littérature(ca1839).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.XI.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.


DE L’INFLUENCE


 DE LA PLUME DE FER

EN LITTÉRATURE

PAR

Jules JANIN

~ * ~

NOUS étions l’autre soir fort occupés, au coin du feu, à ne rien faire,et, qui plus est, à ne songer à rien. Chacun de nous avait fini sajournée et se reposait des mesquines agitations de ces quatre ou cinqheures de chaque jour, qu’on appelle la vie. A force de ne songer àrien nous en vînmes à traiter sérieusement plusieurs questionssérieuses ; et, si l’un de nous écrivait ses Tusculanes, nul doutequ’il n’eût écrit d’un bout à l’autre toute notre conversation cesoir-là. Tout d’un coup l’un de nous, dont le nom n’a rien defantastique, qui ne s’appelle ni Frantz ni Puzzi (il s’appelle Thomas),saisissant du pouce et de l’index un fragile morceau de métal tailléqui brillait devant l’âtre comme une épingle noire tombée des cheveuxde quelque belle fille italienne :

« Pardieu ! s’écria-t-il, la belle trouvaille que j’ai faite ! Jecroyais que c’était quelque chose : ce n’est qu’une plume, et une plumede fer encore ! Qui de vous veut ma trouvaille pour une prise de tabac? »

Ferdinand, qui est le cousin germain de Thomas, se mit à lui réciterd’un air goguenard les six vers qu’on a décorés du nom pompeux de fable de La Fontaine :

            Un ignorantrencontra
            Un manuscrit,qu’il porta
            Chez sonvoisin le libraire.
            - Je crois,dit-il, qu’il est bon,
            Mais lemoindre ducaton
            Ferait bienmieux mon affaire.

« Et c’est toi qui es le coq de cette plume, mon pauvre Thomas, ajoutaFerdinand. La plume c’est comme la langue dans Ésope.

- C’est ce qu’il y a de meilleur et de plus mauvais, reprit Thomas.

- Qui soulève les passions, dit Ferdinand.

- Qui calme les passions ! s’écria Thomas.

- Et si vous allez toujours ainsi, répliqua Honoré, nous allons avoirla plus belle kyrielle de lieux communs qui aient été débités depuisqu’on écrit des fables.

- Ferdinand est toujours beaucoup trop pressé d’avoir des idées, repritThomas. Il vient de m’arrêter, et c’est tant pis pour vous, dans laplus belle série d’imprécations toutes nouvelles qui jamais aient euenvie de sortir du crâne d’un homme. Mais, c’en est fait, me voilàapaisé, et, s’il vous plaît, nous retournerons aux lieux communs, pource soir. Je laisse donc la parole à mon cher et féal cousin Ferdinand,et à vous tous, ses dignes collaborateurs. »

Ainsi parla ce digne Thomas. Thomas est une de ces imaginationsparesseuses qui ne se mettent en frais d’esprit et d’invention que dansdes circonstances extraordinaires, lesquelles circonstances il fautsaisir en toute hâte si l’on veut en profiter. Penser est pour lui unefatigue presque aussi grande que parler ; il ne comprend guère qu’onécrive autre chose que ces mots tous les trois mois : « J’ai reçu deM*** trois cent quatre-vingt-dix francs (il y avait cinquante centimes; mais il les a retranchés, attendu que c’était trop long, et quel’argent ne valait pas les mots à écrire), pour ma rente de, etc. » Aaucun prix vous ne lui feriez écrire un mot de plus ; et encore seplaint-il qu’un honnête homme ne puisse pas toucher sa rente sanscoucher son nom sur un papier. Il y avait donc tout à parier queThomas, ainsi dérangé par son cousin dans une idée subite, allaitlaisser tomber impitoyablement un magnifique sujet de disputes, decontroverses et d’argumentations.

Mais ce n’était pas là notre compte ; et, pour forcer Thomas à rentrerdans l’idée dont il était sorti, nous prîmes soin de garder le silence.Si nous lui avions dit : Allons, frère, dis-nous ton idée, il n’auraitpas soufflé mot de huit jours ; mais, nous voyant aussi peu animés àl’entendre que s’il se fût agi d’un long discours politique sur lesucre indigène, il reprit soudain la parole pour ne pas la quitter desitôt.

« Oui, dit-il (et notez bien qu’il tenait toujours dans la main cetteplume de fer), voilà, Messieurs, la cause finale de tous les maux quiaccablent de nos jours la société tout entière. Il y a dans je ne saisquel poëte une éloquente imprécation contre le premier qui aiguisa lefer et qui fit une épée de cette masse inerte, ferreus ille fuit qui,etc. ; mais, par le ciel ! maudit soit, et cent fois plus maudit, lepremier qui fit du fer une plume ! Celui qui a fabriqué la premièreépée n’a tué, à tout prendre, que des corps : celui qui a fabriqué laplume de fer a tué l’âme, il a tué la pensée ; vil scélérat, il a armél’espèce humaine d’un stylet plus formidable que tous les poignardsempoisonnés de feu l’Espagne ! Mais cependant ne vous attendez pas à ceque je vous fasse à ce sujet une sortie en quousque tandem ; j’ai laprétention de vous parler aussi niaisement que Ferdinand récitant safable :

            Un ignorantrencontra
            Un manuscrit,qu’il porta…

Je suis sûr que c’est la seule fable que Ferdinand sache par cœur. »

Après ce bel exorde, Thomas rentra dans son calme habituel ; et, sansdéclamer, il se livra à une piquante dissertation littéraire que jevoudrais, mais en vain, reproduire en entier.

« Il suffit, nous dit-il, de comparer entre elles la plume de fer, donton se sert de nos jours, et la bienveillante plume d’oie, dont seservaient nos bons et spirituels aïeux. La plume de fer, cetteinvention toute moderne, vous jette tout d’un coup une impressiondésagréable : cela ressemble, à s’y méprendre, à un petit poignardimperceptible trempé dans le venin ; son bec est effilé comme une épée,il a deux tranchants comme la langue du calomniateur. En jouant de cepetit stylet vous voyez un œil incessamment ouvert comme l’œil duCyclope, et quand la plume marche sous votre main, ce petit œil s’ouvreet se referme comme fait l’œil d’un espion. A ce petit fer qui blessele doigt qui le touche vous ajoutez un manche, un morceau de bois toutsec et tout nu, difforme, et dont le contact vous blesse la joue,pendant que vos trois doigts sont cruellement meurtris à force depresser ce fer qui crie et qui crache tout autour de votre pensée.Ainsi dans la plume de fer (plume et fer ! il faut déjà fairehurler deux mots de notre langue pour parler de cette affreuse machine!) tout est rude, triste, sévère, froid au regard, froid à la main.Ainsi armé il vous semble impossible que vous puissiez accomplirquelque chose de grand, de noble, de généreux, d’humain. Pour ma part,écrire une chose honnête avec ces horribles morceaux de fer, ou boireun honnête et frétillant vin de Champagne dans la coupe des Borgia, ceserait la même tâche, c’est-à-dire une tâche impossible ; et je vouscrois de trop honnêtes gens pour douter un seul instant que vous soyezde mon avis.

« Mais la plume d’oie, au contraire, voilà une facile, bienveillante etbien-aimée confidente de nos pensées les plus chères ! Rien qu’à lavoir je me sens réjoui jusqu’au fond de l’âme. Cette plume, c’est eneffet le duvet sur lequel se joue la pensée qui vient de naître, commel’enfant s’agit dans son berceau. Ce n’est plus là un triste métal,longtemps enfoui dans la terre, passé au feu, passé à l’eau, passé àl’enclume, torturé dans tous les sens, jusqu’à ce qu’enfin il rende aumonde tortures pour tortures ; mais, au contraire, cette plume, qui vanous servir à donner du corps à nos pensées, une figure à notre parole,elle s’associe à mille heureux et bienveillants souvenirs : avant d’enfaire notre heureuse et fidèle confidente, nous l’avons vue se jouermollement sur l’onde ou se sécher au soleil, brillante de mille perles; cette plume, elle est la cousine germaine et chantante du fin duvetsur lequel nous reposons notre tête le soir ; cette plume a étél’honneur de notre amie domestique ; l’animal qui la porta nous aservis comme un chien fidèle : il nous a donné ses petits et ses œufs ;il a mangé notre pain, il a été notre domestique dévoué et fidèle ; ila défendu nos dieux paternels comme autrefois il défendit le Capitole.Et ensuite quelle différence dans le double aspect de ces deuxinstruments de la pensée, qui portent à tort le même nom ! La plume defer est horrible à voir ; lourde et froide à porter, elle résiste à lamain qui la mène ; elle est comme un cheval sans bouche, ni éperons,qui vous emporte partout où il lui plaît d’aller. La plume d’oie estblanche, et nette, et légère ; son tuyau flexible frémit de plaisirentre les doigts qu’elle anime, son duvet caresse légèrement la joue,son bec docile se prête à toutes les combinaisons du style ; elle vadoucement à son but, sans bruit, sans efforts, sans aucun de cesaffreux crachements et de ces bruits aigus de la plume de fer. Atravers ce limpide canal il vous semble que vous voyez vos idéesdescendre lentement et en bon ordre, l’une après l’autre, comme ellestombent en effet d’une tête bien faite. La plume de fer, au contraire,elle est morne, elle est vide, elle est obscure ; elle a un œil pourtout voir, mais ce qui se passe dans ses entrailles nul ne le sait ;elle n’a pas d’entrailles ! Elle brise, elle déchire, elle estviolente, elle écume, elle fait peur !

« Voilà pour la description physique des deux rivales. Quant auxconsidérations physiologiques de mon sujet, elles sont sans nombre. Lemoindre inconvénient de la plume de fer c’est d’être toujours et àchaque instant toute prête à écrire sur toutes sortes de sujets. Vousne prenez pas la plume de fer : c’est elle qui vous prend. Elle voustient par la bride, et il faut marcher avec elle ; il faut aller, ilfaut courir à droite et à gauche, çà et là, par monts et par vaux ;sauve qui peut ! Elle est impitoyable ; c’est la machine à vapeur de lapensée. Elle jette autour d’elle plus d’encre que d’idées, plus defumée que de feu. Point de retard, point de repos, pas un moment deréflexion ; vous êtes l’âme damnée de la plume de fer. Allez donc,allez toujours ! elle commande, il faut obéir. A mesure que votre mainse fatigue et s’irrite à tenir cet affreux stylet de brigandage, votreesprit obéit malgré lui à votre main : il s’irrite des difficultés, ils’emporte sans savoir où il va. Se voyant entraîné ainsi, il est à lafois plus irréfléchi et plus impitoyable ; rien ne l’arrête et rien nelui fait peur une fois entraîné, perdu, égaré dans ce tourbillond’encre, de ténèbres et de nuages. Vous demandez pourquoi tel homme,d’un esprit doux et sémillant, est terrible et sans pitié la plume à lamain ? Rien n’est plus simple : cet homme écrit avec une plume de fer !pourquoi celui-là, dont la parole est abondante et cadencée, estbrusque et impoli dans son style ? cet homme écrit avec une plume defer ! pourquoi celui-là, qui est sage, calme, sans passions, renverseet brise dans ses livres l’autel et le trône ? il écrit avec une plumede fer ! pourquoi ce bonhomme, qui autrefois s’amusait à pêcher à laligne, se plaît aujourd’hui dans d’obscures et ignobles calomnies quin’amusent personne et qui lui font horreur et dégoût à lui-même quandil les a écrites ? croyez-moi c’est l’influence de la plume de fer.Vous parlez de la poudre à canon, du feu grégeois, des chartesconstitutionnelles : misère comparée à la plume de fer !

« Mais la plume d’oie ! la plume d’oie, au contraire, c’est la plumequi enfante les chefs-d’œuvre ; nous lui devons les plus beaux livresqui aient honoré l’esprit humain et la langue française, elle est lamère de toute sage réflexion. Grâce à elle, les hommes d’autrefois (etcertes on ne dira pas que ceux-là ne savaient pas écrire) étaientforcés d’écrire leur pensée avec une sage lenteur ; et ces lenteurs,c’était autant de gagné pour la noblesse du vers, pour l’élégance de laprose, pour la beauté limpide du style. La plume d’oie, loin d’êtretoujours toute prête et toute taillée comme la plume de fer, exige aucontraire mille petites préparations qui vous donnent le temps, àl’insu même de votre esprit, de réfléchir à ce que vous allez dire.D’abord il faut la tailler de vos mains, et c’est là un moment solennelde votre travail : tout en aiguisant le bec de votre plume, votrepensée s’aiguise elle-même ; vous allez chercher l’idée dans le fond devotre cerveau tout comme vous allez chercher la moelle de votre plume.Quand votre plume est taillée, il vous la faut essayer avant de vousmettre à l’ouvrage, et c’est comme un petit délai dont votre penséeprofite : si votre idée n’est pas bien nette encore, si vous n’êtes pasencore très-sûr de ce que vous allez dire, si votre discours n’est pasnettement dessiné dans votre esprit, si vous ne voyez pas d’un coupd’œil ce qui est la première condition de l’écrivain, le commencement,le milieu et la fin de votre œuvre, alors, ma foi ! et sans vouschagriner vous-même, en avouant à vous-même que vous n’êtes pas prêtencore, vous donnez encore un petit coup à votre plume. Cependantl’idée arrive enfin, nette, claire, précise, heureuse, et avec l’idéearrive l’expression. D’abord vous avez écrit lentement : vous essayezvotre plume ; puis bientôt, comme un cheval bien ménagé, la plumemarche plus vite ; elle est souple, docile, fidèle ; elle obéit à lamain, ou plutôt à l’esprit qui la dirige ; un léger zéphyr, présageheureux, enfle la voile gracieusement courbée ; vous voilà en pleinair, en plein soleil, marchant sans courir dans une belle plainesablée, allant à votre but, tantôt avec la rapidité de la flèche,tantôt par mille heureux et ingénieux détours ; car, vous le savez,pour aller au cœur de l’homme la ligne droite n’est pas toujours lechemin le plus court. Cependant l’idée vient-elle à manquer, le besoindu repos vient-il à se faire sentir : la plume intelligente s’arrêted’elle-même. Vous profitez de cette douce halte pour jeter un coupd’œil en arrière ; vos pensées, à peine écloses, se déroulent devantvous dans tout leur éclat printanier ; après quoi vous reprenez votrecourse, plus reposé et plus inspiré que jamais. Vive la plume d’oie ! àbas la plume de fer !

« D’autant plus que voici une raison sans réplique. Comparez, je vousen prie, les chefs-d’œuvre écrits avec le fer aux chefs-d’œuvre écritsavec la plume. Quelle différence, grand Dieu ! entre ces deux procédés,et quel immense abîme les sépare ! La plume d’oie, ou plutôt la plumede cygne, vous a donné tous les chefs-d’œuvre du grand siècle, œuvresdu goût, de la raison, du bon sens et de l’esprit français. Ces noblesœuvres méditées à loisir, qui vivront éternellement et à l’éternelhonneur de l’esprit humain, l’Art poétique de Despréaux, lestragédies de Racine, les chapitres de La Bruyère, les comédies deMolière, les Fables de La Fontaine, à quelle plume les devons-nous ?Croyez-vous que les grands génies du grand siècle, si attentifs sureux-mêmes, se seraient fort accommodés de cette furie sans frein qu’onappelle la plume de fer ? Ils avaient la main trop légère et l’esprittrop posé. Pascal lui-même et Bossuet, ces génies sévères, cesterribles chrétiens, auraient eu peur de se servir de cette arme acérée; car dans Pascal et dans Bossuet vous trouvez souvent, de temps àautre, telle phrase partie du cœur que jamais la plume de fer n’auraitécrite. – Elle  florissait, avec quelle grâce, vous le savez,messieurs, et toute cette touchante peinture d’Henriette d’Angleterre,quelle plume l’a donc écrite ? Car la plume des grands écrivains sait,au besoin, être énergique et forte ; mais la plume de fer, elle ignorela grâce, elle ignore ces mille charmes si touchants auxquels elle nesaurait se plier ; elle procède par sauts et par soubresauts que nul nesaurait expliquer. Savez-vous quelles sont les œuvres de chaque jour ?Frémissez ! C’est la plume de fer qui écrit ces longs articles dejournaux politiques qui ont endurci les esprits et le cœur de la nationla plus policée et la plus éclairée de l’Europe ; c’est la plume de ferqui jette chaque matin en pâture aux oisifs tant de calomniesdéshonorantes pour une nation comme la nôtre ; c’est la plume de ferqui a remis en lumière les sanglantes théories de 93, évangile decannibales auquel la plume de fer a ajouté des notes et des titres dechapitres ; c’est la plume de fer qui s’est chargée de réhabiliter dansl’art le laid et le difforme, c’est elle qui a écrit ces magnifiquesthéories littéraires où il est démontré que la courtisane et le forçatsont désormais les seuls héros du poëte, et qu’il n’y a dans les artsque les guenilles, la lèpre, les pustules et les ruines de tous genres.Avec quelle plume pensez-vous que nos grands génies modernes aientécrit ces affreux mélodrames où les cadavres sont entassés sur lesadultères, où le cercueil suit de près le poison et le poignard, oùtoutes les passions difformes s’agitent indignement en hurlantd’horribles paroles empruntées à l’argot du bagne et de l’enfer ? C’estla plume de fer qui a écrit tous ces drames. Elle est la plume chériede l’usurier qui dépouille un pauvre jeune homme amoureux, du faussairequi vole tout l’avenir d’une famille, du juge impitoyable qui signe unarrêt de mort, de la coquette sans cœur qui griffonne, en souriant, lescent mille petits prétextes d’une vertu qu’elle n’a pas. La plume defer, c’est la honte, c’est le déshonneur, c’est le fléau des sociétésmodernes. Enfin, je vous le dis, le monde ne mourra ni par la vapeur,ni par le gaz hydrogène, ni par les ballons, ni par les chartesconstitutionnelles, ni par les chemins de fer ; le monde mourra par laplume de fer !

« Je sais bien quelles objections pourront me faire quelques esprits àdemi savants en faveur de cet horrible stylet sans âme et sans cœur. –La plume de fer, diront-ils, descend en ligne directe du stylet antique: Sæpe stylum vertas. – Mais quelle mauvaise et fallacieuse défense !Le stylet antique traçait les lettres romaines sur un enduit de cirequi en amortissait singulièrement la furie : la plume de fer ne trouveen son chemin pas un obstacle ; le stylet antique, obligé de se frayerla route dans cette couche de cire, allait péniblement au pas : laplume de fer va au galop ; le stylet antique gravait à grand’peinequelques lignes, qu’il était toujours facile d’effacer en retournantcontre les lignes écrites l’autre bout de la plume : la plume de fergrave sur le papier comme on graverait sur le cuivre, et elle nerevient jamais sur ses pas. C’est une improvisation qui ne sait nieffacer, ni corriger, ni s’arrêter ; il faut qu’elle marche ! Tant pispour les erreurs, tant pis pour les crimes, tant pis pour les calomniesqu’elle jette en chemin !

« D’où je conclus comme j’ai commencé : ce méchant petit morceaud’acier, interposé dans la civilisation française, y jette tout à faitle même désordre que le grain de sable placé là, comme dit Bossuet enparlant de l’urètre de Cromwel. Les grands critiques cherchent bienloin d’où viennent tant de barbarismes imprévus ; les grands politiquescherchent bien loin d’où viennent tant de résistances imprévues ; etils ne savent pas s’en rendre compte à eux-mêmes, par la raison qu’ilssont en effet de très-grands critiques et de très-grands politiques ;aucun d’eux n’a songé à la plume de fer. En effet, c’était là unesolution trop simple et trop facile à prouver.

« Enfin que vous dirai-je ? On m’assure que de grands génies, qu’ilfaudrait tuer à bout portant, s’occupent, à l’heure qu’il est, à perfectionner la plume de fer. Perfectionner la plume de fer, grandDieu ! Eh ! malheureux ! dans quel but ? Ce perfectionnementconsisterait à trouver une plume de fer qui portât elle-même et quidistillât son encre, comme le serpent porte et distille sonvenin.  Par ce moyen une rapidité nouvelle serait ajoutée à cetterapidité déjà effrayante ; la main de l’écrivain resterait constammentfixée sur le papier sans même que l’esprit eût, pour se reconnaître, leléger intervalle qui sépare encore la plume de fer de l’encrier où elles’abreuve ! Si nous tombons encore dans ce progrès-là, c’en est fait,la fin du monde est proche ! l’esprit humain reste sans défense contreses propres excès, et la société, envahie soudain par une improvisationsans fin, sans terme et sans contre-poids, devient un sauve qui peutgénéral ! En vérité, Messieurs, je ne connais pas de danger plusterrible que le progrès. »

Ainsi parla notre ami Thomas. Il fut beaucoup plus éloquent que je nepourrais vous le dire. Il est, comme vous voyez, tout à fait levéritable descendant de cet apôtre obstiné qui niait la résurrection duChrist, et à qui Notre-Sauveur fut obligé de débiter les deux rimeslatines :

               Vide pedes, vide manus :
               Noli esse incredulus.