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JANIN, Jules (1804-1874):  La Vallée de Bièvre(1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.XI.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.



LA

VALLÉE DE BIÈVRE

PAR

Jules JANIN

~ * ~

NOUS étions quatre amis dans la vallée de Bièvre. La vallée estentourée de bois et de prairies, les eaux sont cachées sous les arbrespenchés, le soleil jette sur ces arbres, sur ces eaux, sur ce gazon,une lumière tout à fait élyséenne. On n’entend de là aucun bruit de laville, aucune voix des hommes, aucune passion mauvaise ; la vie vatoute seule sous ces ombrages, et la plus grande agitation qui serencontre en ces beaux lieux, c’est le mouvement du lac légèrementeffleuré par l’aile de l’hirondelle qui jette son joyeux petit cri sanssonger à l’heure du départ. Comme je vous le dis, nous étions danscette vallée, nous tous, et très-heureux. Naturellement, et tant nousétions heureux, nous gardions le silence, jouissant de notre béatitudeà pleine âme et regardant de côté et d’autre, de temps en temps, pourvoir si Paris ne venait pas nous distraire, nous chercher là où nousétions si bien et si tremblants d’être dérangés. Il y a despressentiments qui ne trompent pas. Au plus fort de notrerecueillement, quelqu’un vint de Paris ou plutôt tout Paris nous vintdans la voiture de quelqu’un : un de ces premiers venus très-aimablessur le boulevard de Gand comme au foyer de l’Opéra, un des héros duParis futile, traîné par un beau cheval, portant un bel habit et unvisage serein, jeune homme d’une gaieté toute parisienne, d’uneconversation parisienne aussi, malheureusement pour lui et pour nous ;très-bon jeune homme au fond, spirituel, obligeant, affable, amusant,élégant dans ses manières et dans son langage, homme d’une grandefortune et d’un beau nom, ce qui ne gâte jamais rien, même dans lespays les plus constitutionnels ; homme d’une opposition sceptique etmoqueuse, c’est-à-dire homme de toutes les oppositions ; un hommeparfait, en un mot, parfait à Paris, j’entends, digne d’estime, derespect, d’admiration, de tout ce que vous voudrez à Paris ; mais, horsParis, insipide, ennuyeux, absurde, véritable animal sorti de sonélément, qui marche et qui parle au hasard, sans savoir ni ce qu’ilfait ni ce qu’il dit ; un être insupportable, en un mot, aussi déplacédans notre belle vallée que tu le serais toi-même, mon digne Renaud, situ quittais les légumes de ton jardin et Marguerite ta ménagère pourt’asseoir sur le sofa de Mlle Taglioni.

Nous autres qui étions là, humant l’air, et le soleil et l’ombre, et lebruit des oiseaux et le chant du coq, et tout ce que l’homme peutsaisir par les sens, par l’ouïe, par l’âme, par le cœur, par tous lespores, nous fûmes réveillés en sursaut par le bruit de la grille quitournait sur ses gonds, par les pas du cheval qui arrivait au galop.Nous nous sentîmes pris comme dans un filet, et ce fut alors qui denous tournerait la tête le dernier pour savoir comment s’appelait cetteoisiveté parisienne qui nous arrivait justement avant le déjeuner.

Notre oisif, ou, si vous aimez mieux, notre Parisien, vint à nous d’unair très-occupé, et, nous voyant silencieux et béants, couchés sur laterre dans toutes sortes d’attitudes, il s’imagina que nous étions dansun moment d’ennui, et ce fut là notre plus grand malheur ; car, danscette croyance, il voulut à toute force nous distraire, et il se montaau ton de la plus ennuyeuse gaieté.

« Bonjour, Arthur, dit-il ; bonjour, Antoine ; bonjour, Gabriel ;bonjour, Messieurs ; bonjour à vous tous. Vous avez de singulièresfigures ; on vous prendrait pour des idylles du temps de M. de Florian.Ma foi, en fait de campagne, vive la ville !

« A la ville, on va, on vient, on s’éclabousse, on se parle, on secoudoie, on se heurte, on a toujours quelque chose à dire, à voir et àfaire. Quand on est fatigué, on prend une chaise sur le boulevard et onvoit passer le monde ; on s’occupe de chevaux, de femmes, de tableauxet de livres, puisque c’est la mode ; enfin et en un mot, on vittrès-vite à la ville ; chaque journée de vingt-quatre heures n’a quecinq heures. En dernier résultat, tout vous sert de spectacle et demaintien, même la Bourse et le Palais de justice. » Disant ces mots, ilfut s’asseoir sur un banc au pied duquel nous étions tous couchés, desorte qu’il nous parla de haut en bas, ce qui est la position la plusdifficile que je sache pour un conteur. Comme, en résultat, notreennuyeux dans la vallée est à Paris un homme amusant, serviable,honnête et bon, un homme qui vaut la peine qu’on l’aime et que nousaimons tous au fond de l’âme, nous fûmes honteux, notre premiermouvement d’humeur passé, non pas de l’avoir mal reçu, mais d’avoir eul’intention de le mal recevoir. Chacun de nous s’en voulut dans le fonddu cœur de ce fugitif moment d’égoïsme dont il aurait été bien empêchéde donner une raison plausible. Aussi, quand il nous eut dit bonjour àtous, chacun de nous se hâta de lui rendre son bonjour, et au silencequi régnait tout à l’heure sur la terrasse où nous étions succéda uneconversation presque générale, tant nous avions envie de faire honneurau nouveau venu ! Il y a deux sortes de conversations (il y en apeut-être de plus de deux sortes, mais ceci nous mènerait trop loin),la conversation qui dure, qui commence tout bas, qui finit tout haut,qui va le pas d’abord et le galop ensuite, et la conversation d’unmoment, qui s’empresse de jeter tout son feu, toute sa fougue, et quiredevient silence l’instant d’après. C’est ainsi que commença notreconversation générale. Nous voulions faire une politesse au nouveauvenu, et rien de plus. Quoique réunis, nous étions avides de silence,parce qu’à la campagne, quand on en est vraiment avide et qu’on n’enjouit pas souvent, le silence est aussi nécessaire que l’air, l’ombre,l’eau, le bruit des saules au-dessus de nos têtes. Nous espérions doncpeu à peu voir le silence revenir ; mais ce n’était pas le compte denotre Parisien maudit. Il arrivait tout gonflé d’anecdotes, tout bourréd’histoires de toutes sortes ; il en était confit, il en était truffé,il en avait une de ces indigestions contagieuses, véritable maladievenue des Grandes-Indes et qu’on ne saurait redouter avec trop de soinquand on est heureux et tranquille quelque part. Il fit donc avec nousle rouet pendant une heure au moins. A la fin, le voyant obstiné àraconter toujours, et voulant le faire taire à tout prix, nous prîmesun parti désespéré, nous résolûmes, sans nous rien dire, de ne pas nouslaisser assassiner d’histoires sans répondre à notre tour par d’autreshistoires ; nous voulûmes nous battre à armes égales, et, par ma foi,puisque nous étions réveillés enfin d’une manière si odieuse, nous nousmîmes à torturer notre conteur à notre tour. Ce fut Arthur qui lepremier provoqua Gabriel.

« A propos de soirée, dit-il à Gabriel, tu ne nous as pas raconté,Gabriel, ton aventure de jeudi passé, rue de Rivoli, à cet éléganttroisième étage où tu nous conduisis avec un air si réservé et simystérieux. » Gabriel comprit Arthur au premier mot. « Bon ! dit-il, tuétais à ce bal aussi bien que moi, Arthur, et tu sais bien ce qui s’yest passé.

- Oh ! dit Arthur, tu vois de bien plus belles choses que moi, Gabriel.Ta nature de bal et ma nature de bal sont deux natures biendifférentes. Moi, j’arrive au bal en inspiré, en vrai hussard. A peineentré, l’odeur des femmes me monte à la tête et au cœur, le bruit de ladanse m’étourdit, le frottement de la valse m’enivre, les cris aigus deces souliers de satin m’agacent les nerfs comme le son d’un harmonica.Oh ! moi, je suis étourdi par le bal, je suffoque dans le bal, je nevois rien dans le bal ; c’est un nuage de toutes les couleurs, c’est unmurmure de tous les bruits, c’est une fusion de toutes les nuances,c’est un enchantement qui touche à tous les extrêmes. Au bal, je nesuis ni acteur ni spectateur, je ne vois ni n’entends ; je ne marchepas, je suis porté, je rêve ! Mais toi, c’est bien différent, mon fils; toi, quand tu es au bal, tu observes, tu écoutes, tu regardes, tu esde sang-froid, et, qui plus est, tu es sans passion ; toi, tu te placesdans un coin, sous quelque tableau de ton choix, vis-à-vis le refletd’une glace, et là, tu te fais le roi de la fête, tu te nommes de tonplein pouvoir le souverain de la fête. Tout ce monde qui s’agite, c’estpour toi qu’il s’agite ; tout ce monde qui s’amuse, c’est pour toiqu’il s’amuse ; toutes ces femmes parées, c’est pour toi qu’elles sontparées ; tout ce bruit, tout ce luxe, toutes ces fêtes, toute cettepompe, c’est pour toi ; c’est pour toi la robe blanche et ce bouquet defleurs, et l’air virginal, et le regard baissé, et les cheveuxflottants, et le sein qui bat, c’est pour toi. C’est pour toi que cemonde d’heureux a dit au sommeil de la nuit, fidèle au rendez-vous dechaque nuit : « Va-t’en, sommeil, et reviens demain, à midi ! » Et lesommeil, docile pour toi, s’en va, sauf à ne pas revenir demain. Toutcela pour toi, en effet : car toi, tu jouis ; car toi, tu vois tout. Sicette femme est blanche, si ce sein est jeune, si ces beaux cheveuxsont à elle, si cette robe est flétrie, si cet air virginal est naïf,si ce sourire est vrai, si cette joie est vraie, tu sais tout cela,toi, à coup sûr ; tu le sais, tu le vois, tu le sens, toi plus jeuneque moi, toi si jeune ! Raconte-moi donc, mon enfant, ce qui s’estpassé au bal où tu m’as conduit jeudi. »

Gabriel, à ce discours, se releva à demi, et, s’appuyant sur son coude: « A quelle heure es-tu sorti de ce bal, Arthur ?

- Je ne sais pas, dit Arthur, mais il était matin quand je suis parti.Les heures s’envolaient l’une après l’autre dans leur costume dedanseuse ; une de ces belles heures, surprise par l’aurore, m’a tenduses doigts de rose, couverts d’un gant, et elle m’a dit : « Ramenez-moià ma voiture, voulez-vous ? » et je l’ai ramenée à sa voiture, et ellem’a dit adieu avec un sourire, et c’est là tout ce que je sais de cebal.

- Eh bien ! tu es très-heureux, cher Arthur, dit Gabriel, de tombertoujours sur des heures qui ont leur équipage à la porte. Pour toi,Apollon est un dieu complaisant qui ne craint pas d’arrêter son char àla porte cochère et d’attendre comme un cocher de fiacre. Moi, je suismoins heureux que toi, je tombe souvent sur des heures qui vont à pied,et le soir même dont tu me parles j’en ai reconduit une à pied, brasdessus, bras dessous, dans les rues de Paris : c’est un très-singulierhasard. »

A mesure que nos deux jeunes gens racontaient leur histoire, jeremarquai que notre Parisien écoutait profondément ; évidemment ils’engluait malgré lui dans l’intérêt du récit d’Arthur et de Gabriel.

« Et comment donc, Gabriel, avez-vous reconduit chez elle dans les ruescette belle heure, le matin dont vous parlez ?

- Mais, dit Gabriel, la chose a été toute simple. Le matin venu etArthur parti, j’allais partir aussi, quand je vis une grande dameitalienne avec laquelle tu as dansé, Arthur, qui s’enveloppait dans sonmanteau. C’était une belle et grande personne, aussi Espagnolequ’Italienne pour le moins, toute noire : œil, teint, cheveux ; vive etrésolue. Elle descendit quand elle eut mis son manteau, elle descendittoute seule les trois étages, puis elle se mit à marcher à grands pasdans la rue, toute seule, et moi je lui offris mon bras sans rien dire,et elle accepta sans rien dire, et voilà tout.

- Et voilà tout ? dit le Parisien.

- Voilà tout, dit l’autre.

- C’est étrange », dit le Parisien.

Alors la conversation tomba. Cette fois nous espérions que le silenceaprès lequel nous courions tous allait durer une heure au moins, etdéjà nous nous blottissions sous ce bon silence, comme on se tapitdélicieusement sous un bosquet d’aubépines en fleurs ; mais ce n’étaitpas le compte de notre Parisien.

Notre Parisien voulait parler à toute force, il croyait qu’il était deson honneur et de sa politesse de parler ; pour lui, raconter deshistoires était un devoir auquel il ne pouvait manquer sans déshonneur; il avait pris à tâche de soutenir la conversation envers et contretous ; et, malgré l’admirable retenue de nos amis pour arriver à uneconclusion silencieuse, le Parisien reprit la conversation en cestermes :

« Savez-vous, Messieurs, que le marquis de Nhérac est mort ? »

Personne ne répondit. Arthur ferma les yeux à demi, regardant Gabrielen dessous. Le Parisien, baissant la tête, nous regarda tous, et, àmoins de vouloir l’insulter, son regard plus encore que sa questiondemandait une réponse absolument.

« Quel marquis de Nhérac ? » demanda Moncalm, qui était blotti derrièreun vieux chêne de cent cinquante ans.

En voyant Moncalm sortir de derrière son chêne, lui dont personne nesoupçonnait la présence en ce lieu, j’admirai l’imprudence de Moncalm,tout en avouant, à part moi, que c’était un homme très-poli.

Mais ce n’était ni imprudence ni politesse de la part de Moncalm ; ilétait sorti de son repos par la seule raison qui fait qu’un homme sortde son repos : la passion.

Moncalm était un grand amateur de livres ; il était avide d’acheter debeaux livres, comme un autre à sa place eût été avide d’en faire.C’était un homme grand et beau, d’un sourire charmant.

« Quel marquis de Nhérac ? dit-il ; ne s’appelle-t-il pas Nhérac deMontorgueil ? Et si c’est lui qui est mort, que devient sabibliothèque, et qu’a-t-on fait de son bel exemplaire in-4° d’Isaïe leTriste, relié par Thouvenin ?

L’intervention de Moncalm et sa question faite d’un ton si sérieuxdéjoua tous nos projets : nous entrions, malgré nous, dans cesdésespérantes conversations de la ville, que nous avions voulu éviter àtout prix. Nous étions à peu près couchés sur la terre ; nous nousrelevâmes à demi, et la conversation allait commencer tout de bon entreMoncalm et le Parisien, si je n’étais pas intervenu.

« Vous avez raison, Moncalm, lui dis-je, c’est vraiment le marquisNhérac de Montorgueil qui est mort, ce petit vieillard avec qui nousavons passé de si délicieux moments chez Techener ; un hommetrès-estimé de Crozet, et à qui Thouvenin ne faisait pas attendre sesreliures plus de dix-huit mois : c’est bien le même marquis Nhérac deMontorgueil.

- Et qu’est devenu son exemplaire d’Isaïe le Triste ? demandaittoujours Moncalm.

- Il est entre les mains de ses héritiers, probablement », lui dis-je ;et je crus que la conversation allait se terminer là.

Mais ce damné Moncalm, une fois à cheval sur sa passion, ne s’arrêtepas si vite. Si Moncalm ne s’était pas trouvé là pour répondre à laquestion du Parisien, bien certainement nous serions, nous tous, venusà bout de nos désirs ; mais le moyen d’empêcher Moncalm de répondre auParisien, et le Parisien d’interroger Moncalm ? Cependant il y eut làun moment de silence qui dura bien cinq minutes, pendant lequel nousfûmes tous entre la vie et la mort de la conversation, espérant bienque ces deux messieurs allaient ne plus parler.

Vains efforts ! vain espoir ! Après ces cinq minutes de silence, lesplus difficiles de toutes à obtenir, au moment où tous les yeux, lesyeux mêmes du Parisien, se portaient mollement et vaguement sur tousles points de vue de l’admirable vallée :

« C’était un singulier corps que ce marquis de Nhérac de Montorgueil »,reprit Moncalm.

Il n’en fallut pas plus que cela pour réveiller tout à fait le Parisien; rien de ce qu’il avait sous les yeux, ni les saules qui s’avancentsur l’eau, ni les platanes qui poussent, ni la maison blanche là-haut,qui fait un si délicieux point de vue avec son portique de quatrecolonnes, ni les aqueducs de Bade, là-bas, qui se cachent à demi sousles peupliers jaloux, rien, rien ne put retenir une nouvelle questiondu Parisien, placée qu’elle était sur les lèvres de cet homme comme unpot de fleurs sur les fenêtres d’une grisette, sans garde-fous.

« Vous avez donc beaucoup connu le marquis de Nhérac de Montorgueil ?demanda le Parisien.

- Si je l’ai connu ! reprit l’autre ; il n’y a pas trois semainesencore, nous étions, lui et moi, chez Sylvestre, à une belle vente. Mafoi, j’avais une bonne place à la table. Quand le marquis vint, je luifis place, et là tous les deux, dans une muette contemplation, nousvîmes passer sous nos yeux des chefs-d’œuvre, des livres admirables,Messieurs, jusqu’à faire pleurer de joie. Le marquis achetait d’un tonferme, sans balancer, comme un homme qui est riche et qui s’y connaît ;moi, triste et pensif, je voyais les plus beaux livres passer devantmoi et s’en aller dans les mains des autres : mon cœur se brisait dansma poitrine, je n’avais jamais été si humilié de ma vie de mamalheureuse pauvreté. Je poussais de profonds soupirs, hélas !

« Qu’avez-vous ? me dit le marquis. Vous n’achetez pas ces Lettresprovinciales », Moncalm ? C’est un beau livre, sur ma parole, et quivous convient parfaitement. »

Je ne pus que répondre par un profond soupir.

« Vous êtes malade, Moncalm ? me dit le marquis. Donnez-moi le bras, etsortons. » Il sortit, non sans donner ses ordres au libraire chargé dela vente, et, quand nous fûmes dans la rue des Bons-Enfants : « Voyons,me dit-il, qu’avez-vous ?

- Hélas ! répondis-je, Monsieur le marquis, je n’ai pas d’argent, etcette vente me tue ; car, en vérité, ces Lettres provinciales,c’était un beau livre !

- Vous n’avez pas d’argent, vous, Moncalm ! un homme qui se connaît enlivres comme vous ! c’est bizarre. Voulez-vous cinquante mille francs ?

- Et vous avez pris les cinquante mille francs ? demanda le Parisien.

- Monsieur ! dit Moncalm, je n’ai jamais emprunté l’argent que je nepouvais pas rendre ; seulement j’ai dit au marquis : « Prêtez-moi votreexemplaire d’Isaïe le Triste, s’il vous plaît ! »

Ici la conversation tomba encore une fois. Le Parisien, qui ne doutaitde rien, se crut parfaitement éclairé et ne demanda pas le reste del’histoire ; moi, qui pour savoir le reste de l’histoire avais comptésur la question du Parisien, voyant que le Parisien ne faisait pascette question, je restai très-mécontent du Parisien et de moi et deMoncalm. Adresser moi-même cette question à Moncalm, je n’osai pas :d’abord c’eût été aller contre le vœu de nous tous, le silence ; contrele but que nous nous étions tracé, le silence ; et ensuite c’étaitressembler beaucoup trop au Parisien ; enfin c’était donner un nouveaucours à la conversation qui paraissait terminée. Cependant je ne puspas me contenir en voyant Moncalm si malheureux.

« Je suis sûr, lui dis-je, que le marquis, qui vous offrait cinquantemille francs, ne vous a pas prêté Isaïe le Triste.

- Vous avez deviné juste, mon brave, me dit Moncalm en me pressant lamain ; il voulait me donner cinquante mille francs, il n’a pas voulu meprêter son livre : c’était un digne et honnête homme celui-là. »

La saillie de Moncalm  nous étonna, puis elle nous fit rire : nouscomprîmes alors que le silence n’était plus possible ; ce damnéParisien avait changé toute l’allure de notre esprit : donc noussortîmes de notre recueillement et de notre béatitude sans trop nousplaindre, nous fîmes le tour du beau parc, mollement tapissé d’un sabledoux et fin, jaune comme l’or.

Alors, en marchant, en courant dans les bosquets, dans le bateau, surle rivage, dans l’île, tout en parlant femmes, modes, et chevaux etvieux livres, avant comme après le déjeuner, nous trouvâmes le Parisienaussi aimable qu’il l’était en effet. Mais le soir, quand chacun denous fut rentré dans sa chambre, et quand il vit qu’au lieu de penseril avait agi, qu’au lieu de rêver il avait parlé, chacun de nous pensaque sa journée était perdue, chacun regretta son bon silence et satranquille contemplation de tous les jours, et ce jour-là nous fûmestous bien persuadés d’une chose dont on n’est pas assez convaincu engénéral, à savoir que de tous les contes fantastiques et nonfantastiques, le silence est le conte le plus difficile à faire et leplus difficile à raconter.