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JANIN, Jules (1804-1874):  L’Antiquaire(1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.X.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.



L’ANTIQUAIRE

PAR

Jules JANIN

~ * ~

GRACE au roman moderne, qui s’est emparé avec tant depuissance et de bonheur des vieux temps, il n’est aucun de nous,quelque peu artiste de profession, qui ne se soit fait antiquaire, etqui n’ait été sérieusement, pendant un jour au moins, antiquairemodeste et dévoué, courant après les vieux cadres, les vieux tableaux,les vieux meubles, comme s’il eût eu à garnir tout un châteaud’Abbotsford !

Qui de nous n’a pas eu sa passion pour le moyen âge ? Qui ne s’est pasagenouillé devant l’ogive ? Qui n’a pas fait sa déclaration d’amour augothique ? Qui n’a pas embrassé sur la joue la Renaissance, noble damesi coquette et si déliée pour son âge ? La manie des antiquités a étébien grande pour nous dans les temps heureux de la Restauration, oùnous n’avions pas autre chose à faire qu’à nous construire de joliespetites passions, bien innocentes et bien chétives, faites à notretaille et à la taille de notre poésie ! Moi tout le premier, homme desang-froid, et que ceux qui ne me connaissent pas placeraientvolontiers dans les ricaneurs, j’ai été un antiquaire très passionné etde très bonne foi. J’ai entassé avidement, dans ma demeure tropétroite, les vieux bahuts, les vieux fauteuils à grands bras, lesprie-Dieu découpés, les tables aux pieds tors, les armures reluisantes,les missels rehaussés d’or, les horloges qui chantent à midi en battantdes ailes, les glaces à reflets brisés, que sais-je ?

J’ai donné sans distinction dans toutes ces reliques, respectables ounon ; j’ai confondu tous les âges et tous les temps. Plus d’une foisj’ai accouplé l’armure de fer du croisé à l’habit de velours de LouisXIV ; j’ai posé le rosaire de la reine Blanche sur les paniers de Mmede Pompadour, profane que j’étais ! Je ne sais pas jusqu’où cette maniem’aurait conduit, et dans quels excès elle ne m’eût pas jeté, sans uneaventure assez plaisante qui m’arriva il y a quelques années, au plusfort de ma gothique et ignorante passion.

J’avais entendu dire qu’il existait à F***, en Normandie, desantiquités, présumées romaines, qui n’avaient pas encore été décrites.La possibilité de recueillir, sans apparence de contestation, de lacélébrité comme antiquaire, dans un siècle stérile où l’on se bat àoutrance pour s’arracher les derniers lambeaux de gloire qu’ontdédaignés nos prédécesseurs, m’inspira un vif désir d’aller planter mondrapeau sur ce terrain, vierge encore, qui attendait son ChristopheColomb.

Je me voyais déjà, à l’aide d’un in-folio de ma fabrique, tout orné delongues planches explicatives du texte, frappant à la porte del’Académie des inscriptions, et admis savant, comme tant d’autres,après huit ou dix ans de sollicitations patientes et soumises. Jen’étais pas, à la vérité, un archéologue des plus forts ; mais j’avaispour m’enhardir l’heureuse impudence de Messieurs tels et tels :d’ailleurs, je pouvais espérer faire mon apprentissage sur les lieux,et devenir, ainsi que beaucoup d’illustres, habile tout d’un coup àforce d’erreurs et de bévues.

Je résolus donc de ne pas tarder à partir pour F*** ; mais, commej’avais affaire à une population que distingue exclusivement unsentiment fort chatouilleux et très raffiné de la propriété, je crusdevoir prendre mes précautions à l’avance, et m’assurer de la bonnedisposition des localités. Je m’adressai à cet effet à un de mes amis,inspecteur général des finances, en le priant de me donner des lettresde recommandation pour quelques-uns de ces nombreux agents fiscaux,dont les employés supérieurs du ministère dirigent despotiquement lesdestinées, comme Dieu tient dans sa main le cœur des rois.

Après y avoir pensé un instant, il me répondit qu’il avait mon affaire.« Je n’ai besoin, me dit-il, que de vous adresser à un seul homme, ledirecteur de l’enregistrement. Ce n’est pas qu’il jouisse d’uneprépondérance marquée dans le pays, mais il y est né, et il fait causecommune avec tous les naturels du lieu. C’est, du reste, un hommeauquel nous reconnaissons beaucoup de mérite ; je ne pense pourtant pasqu’il puisse vous aider personnellement pour le but immédiat de vosrecherches, et je ne crois point que l’opusreticulare ait beaucoup de prix pour lui, ni qu’il attache uneidée de nationalité quelconque à l’arc de plein cintre et à l’ogive ;mais il saura vous rendre à merveille tout le monde favorable etintéresser au succès de votre entreprise les vanités locales.

« C’est un homme tout à ma dévotion, un employé tout à fait. Il ne medoit point sa place, mais je lui ai fait accorder sa translation dansson pays natal, ce qui l’a mis à même d’y jouer un personnage, avantagequi n’est dédaigné par personne, par un provincial moins que par toutautre ; il sera enchanté de faire quelque chose à ma recommandation. »

Muni de ce talisman, qui devait faciliter l’enlèvement du trésor degloire auquel j’aspirais, je partis avec un jeune lieutenantd’artillerie, que l’École polytechnique a rendu savant, et l’ennui dela garnison, antiquaire. Il était environ midi quand nous arrivâmes àF***. C’était un beau dimanche.

Le mouvement d’une population nombreuse répandue dans les rues et surla promenade, les jeux de bagues, les roulettes portatives, lesmarchands de pain d’épices, de massepains et de jouets établis surl’esplanade, la joie bruyante des enfants, la parure un peu chargée deshabitants, nous donnèrent une bonne idée des dispositions despromeneurs et de l’aisance des différentes classes.

Du reste, on n’y sentait ni l’odeur du tabac de régie, ni la poussièretourmentée par un million de pieds, comme dans les fêtes publiques deParis. les agréments personnels des individus nous parurent s’accorderpeu avec leurs prétentions à l’élégance : mais nous nous rappelâmes quenous étions encore plus voisins des environs de Paris que du Calvados,renommé à juste titre pour la beauté de sa race privilégiée ; et puis,nous supposant spectateurs désintéressés, nous étions de bonnecomposition. Nous tenions même compte à tous ces gens de leur bonnevolonté.

Après avoir fait un peu de toilette à l’auberge de la poste, nous nousfîmes conduire chez M. le receveur de l’enregistrement, qu’on nousassura bien positivement devoir être chez lui, à cette heure. En effet,quand nous fûmes entrés, une domestique, après nous avoir introduitsdans une salle basse très proprement boisée et décorée d’anciennesgravures représentant les mœurs pastorales et fardées de Boucher et deWatteau, amena bientôt le maître de la maison, qu’elle était alléechercher au jardin.

C’était un petit homme, rond, gris, à demi chauve, heureux, à figureouverte et vermeille, bourgeois tout fait pour le vin vieux, le bœufbouilli, le jeu de reversi et le bonnet de coton ; il n’eut pas plutôtappris le sujet de notre visite, et jeté un léger coup d’œil sur lalettre de l’inspecteur, qu’il nous aurait volontiers embrassés.

« Ces Messieurs vont se rafraîchir, dit-il, sans même prendre le ton del’interrogation. Vous avez beau dire (et cependant nous n’avions puplacer qu’une inclination d’un caractère ambigu), quand on est restélongtemps en voiture par ce temps-ci, on a besoin d’atténuer les effetsaltérés du chemin. Demandez à monsieur l’inspecteur ! il sait biencela, lui, quand il passe par notre endroit ! Vous permettez, en outre,que je vous conduise au jardin, Messieurs ; vous vous y trouverez, sans vanité, mieux qu’ici, et j’yserai à portée d’ordonner quelques apprêts. »

Ce disant, il nous conduisit sous une treille où nous trouvâmesl’explication du sans vanité.Nous reconnûmes en cet endroit tout le confortable innocent et presqueenfantin que sait si bien se ménager le loisir du provincial, et quidiffère si fort du comfort anglais.On peut dire que ce bien-être de la province n’est guère que défensif,puisqu’il a principalement pour cause le besoin constant de luttercontre les fâcheux effets du climat et de l’ennui endémique. Larecherche de l’Anglais et des peuples méridionaux, au contraire, tendtoujours à la conquête de jouissances réelles et positives, sauf ànégliger quelques détails d’élégance et d’étiquette.

La treille de notre ami le receveur, également couverte à sa partiesupérieure, était abondamment garnie, à chacun de ses piliers, dechèvrefeuille, de jasmins, de clématites et autres plantes grimpanteset parfumées, et de joyeux buissons d’églantiers qui portaient desroses de toutes nuances et de toutes saisons.

La vue, perçant sous ces festons de coquette verdure et de fleurs,allait se reposer sur une double ligne de petits orangers, et,dépassant les cimes des arbres du jardin, qui descendait vers larivière, s’arrêtait nonchalamment sur le coteau opposé, décoré partoutde jardins et de frais bosquets. Dans la verdure, ressortaient au loin,de tous côtés et dans toutes les postures, de jolies maisonssoigneusement blanchies et ornées d’un encadrement de briques. Enfaisant un retour sur la scène que nous occupions, nous trouvions sousla treille une grande table, autour de laquelle commençait à courir uncercle animé de couverts. Une tapisserie faite de divers morceaux, maistendue avec netteté et prévoyance, était destinée à garantir del’humidité du sol les pieds des convives. Dans un coin, rafraîchissaitun bataillon de bouteilles rangées par ordre de bataille, les conscritsen avant, et les troupes d’élite par derrière, pour achever l’assaut.

Nous nous récriâmes sur la beauté de l’aspect et sur l’ingénieusesensualité qui avait tiré un si bon parti de cette heureuse situation.

« C’est moi, nous dit notre homme, qui ai planté tout cela, moi qui aigreffé sur ces sauvageons tant de roses d’espèces différentes. J’aifait plus d’un essai, Messieurs, et je me suis piqué à plus d’une épine; mais, avec du temps et de la patience, on vient à bout de choses plusdifficiles. Or çà, Messieurs, vous avez été bien inspirés en venantnous visiter à cette époque. C’est aujourd’hui qu’on célèbre laSaint-Loup, fête patronale de notre petite ville. Vous avez déjà puvoir beaucoup de notre petite ville. Vous avez déjà pu voir beaucoup depréparatifs. Pour moi, je paye aussi mon tribut de zélé citoyen, etj’ai invité à dîner quelques bons amis ; j’espère que vous voudrezbien, au moins pour aujourd’hui, être des nôtres. »

Après huit heures de cahots et de chaleur sur une route poudreuse,tomber du haut d’une diligence dans un joli petit Éden bourgeois, pleinde verres et de bouteilles à la glace ; aspirer dans le calme l’air puret la lumière ; sentir ses nerfs olfactifs sollicités à la fois par lesparfums végétaux et par une odeur flagrante de cuisine, c’était là setrouver dans une position trop désavantageuse pour résister. Un Haïtienaurait été séduit.

D’une commune inspiration, nous répondîmes, mon compagnon et moi,quelques paroles vagues sur l’honneur qu’on voulait nous faire en nousadmettant à une réjouissance toute locale, et notre plus forteobjection fut que notre dîner avait été commandé à l’auberge. On ladétruisit avec plus de force que nous ne l’avions espéré, en nousapprenant que l’on avait déjà tout prévu ; que non seulement notredîner avait été décommandé, mais que nos effets venaient d’êtretransportés chez notre hôte, qui nous faisait préparer un appartement.C’était à en être confus et enchanté.

Après le premier moment de confusion, nous fûmes tirés d’embarras parl’arrivée de nouveaux convives : monsieur le lieutenant de gendarmerieet son épouse, bientôt suivisde la directrice des postes, grosse petite dame bouffie de prétentionsqui cumulait avec ses importantes fonctions le débit d’eau de Cologne,de boules de Nancy, de pilules de santé et autres préparations de cettepuissance médicale.

Le reste des invités ne tarda pas à paraître, et nous nous trouvâmes àtable environ douze ou quinze convives. La chère fut excellente et mêmeparticulièrement délicate, pour un pays où les cuisinières ne lisentsûrement ni Fouret ni Carême, et le vin très bon, comme partout où lesol n’en produit pas.

En vrai Parisien, j’avais passé d’avance condamnation sur le tourd’esprit des gens de province, et, à dire vrai, je n’éprouvai nisurprise ni mécompte ; mais je m’étais inutilement flatté de medédommager avec le bon sens et les connaissances locales. Nos gens,dédaigneux ce jour-là des choses communes et jaloux peut-être desoutenir l’honneur du pays devant des Parisiens, firent au contraire del’esprit et de l’élégance à perte de vue. On parla politique,saint-simonisme, et on attaqua beaucoup d’autres choses encore dont lenom n’était pas même prononcé correctement.

Je fis nombre de questions sur les intérêts matériels du pays ; on yrépondit avec plus de complaisance que de véritable sympathie. En vainj’espérai de ces dames quelque discussion instructive sur la meilleuremanière de préparer les conserves d’oseille et les confitures à froid,tout le monde voulut garder son esprit de fête. Je me rabattis alorssur le lieutenant de gendarmerie, assis auprès de moi ; je comptais aumoins en tirer quelque récit de ses vieilles campagnes. J’aime à lapassion ces mensonges charmants, involontaires, auxquels chaquenouvelle répétition ajoute comme par une allusion insensible, et que leconteur finit par rendre, à son insu, merveilleuse comme une histoireorientale. Je manque rarement, dans mes promenades, d’en demander depareils au cocher de coucouet au batelier qui me conduisent, vieux soldats, à coup sûr, qui netrompent jamais mon attente.

Par malheur ce jour-là, le lieutenant était un homme de sens, bourgeoiscomplet, sauf l’uniforme, ne parlant même pas toujours de ce qu’ilavait vu. Ainsi, déçu du côté de la conversation, je pris le parti deme faire gastronome, moyennant quoi, je passai deux heures d’un bonheurparfait.

Après le café, dans ce moment heureux de renaissance et de légertrouble, où tout paraît au mieux dans le meilleur des mondes possibles,où l’on éprouve ce que M. Azaïs appellerait sans doute, dans sonexplication universelle, un énergique besoin d’expansion, on proposad’aller visiter les danses établies au bord de la rivière ; la motionfut accueillie avec acclamation, surtout par moi, qui commençais àm’inquiéter de l’emploi de notre temps.

Nous donnâmes le bras aux dames, et nous arrivâmes à une demi-luneplantée de tilleuls. Nous étions curieux, mon compagnon de voyage etmoi, de profiter de cette occasion pour savoir à quoi nous en tenir surla population féminine de la ville. Dans cette intention, que nousn’osâmes avouer à nos compagnes, nous leur fîmes passer la revue detoutes les lignes de chaises ; nous avions déjà vu une foule de têteset de tournures comme on en voit trop, et des toilettes comme on lesfait, au loin, d’après les gravures du Journal des modes.

Résignés et fidèles à notre mission de voyageurs curieux, nous nevoyions là aucun sujet de contrariété, quand nous aperçûmes dans uncoin un groupe à part ; environ trente personnes, aristocratie toutentière, admirable d’élégance et de bon goût, colonie envoyée tous lesétés par le faubourg Saint-Germain et la Chaussée-d’Antin dans leschâteaux environnants.

Pas de mouvement de ce côté ; mais des physionomies investigatrices etdes demi-sourires continuels qui se comprenaient en se croisant. Jecommençais à frissonner en pensant que nous ne pourrions échapper à cetribunal dédaigneux et muet, quand je crus m’apercevoir que nous étionsl’objet d’une attention toute particulière et même de quelqueschuchotements.

Au même instant, mon jeune compagnon nous quitta précipitamment pours’avancer, vers cette troupe d’élus, les physionomies devinrent plussérieuses et les sourires se comprimèrent. Une jeune femme, unesylphide d’une pâleur fraîche et ravissante se leva en rougissant ettendit au lieutenant sa blanche main avec une grâce parfaite ; elle luifit apercevoir aussitôt quelques autres personnes, qu’il s’empressa desaluer. Après quelques instants, il revint vers nous et s’excusa endissimulant mal sa joie, d’être obligé de nous quitter pour quelquetemps ; il venait de trouver là des parents qu’il ne savait pas dansles environs, et il ne pouvait s’empêcher de leur tenir assez compagniepour qu’ils ne pussent supposer que la rencontre le gênait en rien. Ils’échappa aussitôt et courut rejoindre sa parente, avec laquelle ildansa presque tout de suite.

Nos braves bourgeoises, que l’amour-propre rendait clairvoyantes, neprirent guère la peine de cacher qu’elles trouvaient inconvenante laconduite de ce jeune homme, qui leur eût paru toute naturelle s’iln’avait passé dans le camp ennemi. Les plaisanteries, bonnes oumauvaises, sur les dames du beau monde, ne furent pas non pluséconomisées. Comme on ne pouvait cependant détacher les yeux de cegroupe décrié et envié, j’eus tout le temps d’apercevoir ce qui s’ypassait ; je vis que mon compagnon parlait de moi, soit pour s’excuser,soit pour me faire plaindre. Je l’avouerai sans honte, placé dansl’alternative de paraître ridicule aux yeux des belles dames, ou demanquer de reconnaissance envers nos excellents bourgeois, je medécidai, au moins mentalement, pour ce dernier parti ; je désirais quele lieutenant s’occupât de trouver un prétexte pour venir me délivreraussi, que sais-je ? qu’il m’inventât, à défaut de parenté, des devoirsà l’égard de quelque patron puissant.

Mes provinciaux, qui me suffisaient l’instant d’auparavant, quand jeles acceptais, spectateur indifférent et bien désintéressé, comme desobjets de découverte et d’observation, m’étaient devenus insipides.J’étais révolté par leur trivialité prétentieuse ; leur audace à singerles belles manières m’indignait, comme s’ils eussent osé parler unelangue dont ils ne savaient pas le premier mot. Et puis, que leuravais-je fait pour m’imposer ainsi leur esprit guindé et sans naturel,leur élégance d’emprunt, aussi étrangère à la grâce naïve qu’au bongoût véritable ; enfin tout ce je ne sais quoi provincial qui s’affublede tout ce qu’on porte, qui parle de tout ce qu’on dit, qui veut êtretout et qui n’est rien, sinon détestable ? D’ailleurs, pourquoim’emmener avec eux ainsi qu’une conquête ? pourquoi me façonner enadmirateur, me faire marcher au milieu d’eux comme un converti, mecompromette, enfin ?

Je crus voir les élégantes du bal, les Parisiennes de Paris, tournervers moi quelques regards de pitié ; j’affectai un air d’indifférenceplein de dignité, tant que je crus que leur comparaison si désirée mesauverait. Mais bientôt, leur intérêt lassé et leur curiositésatisfaite, chacun ne s’occupa plus que de son plaisir particulier ;les belles dames et le jeune lieutenant, mon camarade de table et devoyage, m’oublièrent tout à fait pour ne songer plus qu’à faire del’égoïsme à eux tous.

Jamais naufragé qui voit passer et disparaître au loin le navire auquelil a fait d’inutiles signaux de détresse n’éprouva une angoisse plusamère que celle qui me serra le cœur en me voyant submergé sans espoirde secours. Après quelques moments de véritable serrement de cœur, jefus saisi d’un secret accès de rage et je me dis, comme le poète : « Jeveux me livrer aux joies les plus cuisantes. »


Duhœrest ja, von Freud’ ist nicht die Rede :
Dem Taumel weich’ iche mich,dem schmerzlichsten Genusz,
Verliebten Hass, erquickendemVerdruss.

Tu comprends bien, il ne s’agitpas ici de plaisir. Je veux m’abandonner à l’ivresse du vertige, auxjouissances les plus cuisantes, à la haine d’amour, à la peine quisoulage.

                             
(GOETH, Faust.)


J’emmenai bien vite nos grosses dames à l’extrémité opposée de lademi-lune, et je proposai une contredanse ; puis, sans attendre deréponse, je saisis la main de la directrice des postes, et je la fissauter et pirouetter d’une manière dont elle avait probablement perdul’habitude depuis longtemps. Je les passai ainsi toutes en revue ;c’était plaisir de les voir tourbillonner à perdre la respiration, à medemander grâce !

La sueur ruisselait sur leurs épaisses collerettes ; elles avaientvingt fois failli tomber ; mais, de suspect que j’avais paru toutd’abord, en raison de mon accointance avec le jeune lieutenant, j’étaisdevenu un homme charmant. Je m’étais, de fait, comporté en véritableParisien, impertinent sans qu’elles s’en doutassent, aimable à moninsu. Ainsi soutenu par la fièvre qui m’aiguillonnait, je conservaipendant près de deux heures les forces voulues pour ce métierformidable, qui eût éreinté M. Albert, de l’Opéra.

Cependant la nuit commençait à baisser. On me dit que toute la villeavait coutume de se rendre à cette heure à la Redoute, près du Mail. «Allons donc à la Redoute, près du Mail ! » m’écriai-je encore altéré devengeance ; et nous partîmes. Je continuai, pendant le chemin, à donnercours à mon irritation par une gaieté forcenée ; toute la compagnieapplaudissait à mon implacable amabilité. Cependant la beauté de lasoirée, les brises tièdes et embaumées qui flottaient sur un paysagemourant dans les demi-teintes du crépuscule, l’éloignement des objetsde comparaison qui m’avaient agité, me calmèrent et me rafraîchirent lesang. La mélancolie me gagnait, je devenais moins bruyant et je sentaisque j’allais perdre toute ma faveur dans l’esprit de mes compagnons.J’avais pris le parti de me rabattre sur l’éloge du pays, quand nousapprochâmes de la Redoute.

C’était une grande salle, qu’on aurait très bien pu qualifier de grangesans des fenêtres dont les vitres avaient été drapées par lesaraignées. Quand nous eûmes été admis, au prix de trente centimes partête, j’aperçus la véritable population provinciale, sans mélange etdans toute sa pureté.

Pendant que nos gens s’établissaient, j’examinai à loisir les élémentsde l’assemblée. Mais quel aspect, hélas ! Plus d’aristocratie étrangère! plus d’élégance exotique ! A vrai dire, je n’en fus point fâché ;seulement, en fait d’aristocrate, on me signala un étudiant qui,anticipant sur les vacances, était venu faire admirer dans son endroitdes bas de soie chinés, des souliers de daim jaunes et une sorte debarbe à la Henri III qui s’harmonisait comme elle pouvait avec lespointes montantes d’un col de chemise très moderne. Les demoiselles,tout en ricanant, se le montraient ou se le disputaient comme un modèlede bon goût ; les plus mesurés, pénétrés de la dignité des traditionslocales, espéraient pour lui que l’âge et un solide établissement dansle pays le feraient renoncer à ces distinctions discordantes.

J’examinai encore quelque temps tous ces groupes, je me demandai sitous ces visages que je voyais animés d’une gaieté si expansive et sibruyante ne couvaient pas quelque mécontentement secret, quelque dépitinsupportable comme celui que j’éprouvais. Je me faisais à ce sujet lesplus beaux raisonnements pour me persuader qu’il en devait être ainsi ;je ne pouvais m’accoutumer pour ces gens à l’idée d’une joie sansarrière-pensée ; j’étais comme un malade réel ou imaginaire qui, lisantdes livres de médecine, retrouve les symptômes de son mal dans lesdiagnostics même les plus insignifiants. Je sentis pourtant qu’ilfallait revenir auprès de mes hôtes, et je voulus à toute force renouerla chaîne de mes prouesses dansantes ; mais le paroxysme était passé,ma gaieté était devenue rationnelle et maussade, je ne pus parvenir àreproduire mon accès.

J’enviais, mais inutilement, la robuste énergie de ce tragédien qui, àla foire de Caen, avait joué deux fois dans un jour le rôle d’Hamlet,et je compris qu’il fallait, pour conserver ma réputation intacte, meretirer à temps du théâtre de ma gloire. J’allai donc trouver notrereceveur, et je lui dis que la fatigue de la journée commençant à sefaire sentir, j’avais besoin de quelque repos.

Il s’empressa de sortir avec moi, pour chercher sa servante qui devaitme servir de guide. Nous trouvâmes la bonne fille au dehors avec lespaysannes, qui, le nez collé contre les vitres des fenêtres,contemplaient avec admiration les amusements des bourgeois. A la vue decette méprisante séparation de la part de gens si peu faits  poury prétendre, je fus d’abord saisi de pitié et d’indignation ; puis jeme réjouis de ce qu’ils reconnaissaient ainsi, malgré eux, lalégitimité des exclusions aristocratiques, et je me retirai enchanté dela justification que me fournissait cette disposition universelle àdistinguer et à classer.

Je me dis, chemin faisant, que j’avais moins tort que ces bons paysans,puisque, après tout, à la faveur d’attentions que j’avais d’abord vouluéviter, les bourgeois, mes hôtes, s’étaient crus autorisés àm’emprisonner dans un cercle d’habitudes qui n’étaient pas les mienneset de plaisirs qu’on ne devait imposer à personne ; en même temps, monhumeur rancuneuse se demandait ce que les paysans auraient gâté aumilieu d’eux.

Ainsi réconcilié avec moi-même, je rentrai chez mon hôte en fort bonnedisposition et je ne tardai pas à m’endormir d’un sommeil profond. Il yavait déjà longtemps que j’avais perdu la conscience de mondépaysement, quand je fus éveillé par le retour de mon jeune compagnon,qui rentrait tout échauffé d’une réunion où l’avait présenté sadélicieuse cousine. Il me raconta des merveilles de la fête qui avaitété organisée avec un goût exquis, chez un vieux général, dans unedemeure ravissante. Il en était encore tout ébloui : il entendaitencore le son des instruments, il sentait encore la main de sa cousine,la fête circulait encore autour de lui, le pauvre jeune homme ! Aussiétait-il parleur animé et compagnon tout éveillé, pendant que moi,plongé dans cet état de torpeur qui n’est ni la veille, ni le sommeil,ni le songe, je répondais par mots entrecoupés à ses brillantesdescriptions.

« Quand je vous ai quitté, me dit-il, j’ai pris le bras de ma cousine,un bras si léger ! et nous nous sommes mis à courir à traversl’aubépine jusqu’à la demeure du général.

- Moi, lui dis-je, j’ai eu deux pesantes bourgeoises à mon bras, etnous avons marché au pas dans un chemin pierreux.

- Moi, reprit-il, je suis entré avec elle dans un salon de verduremollement éclairé ; il y avait des violons, une clarinette, ungaloubet, que sais-je ? Tout cela chantait doucement, la pelouse tendueà neuf et nous avons dansé là comme des ombres, vous savez, dans Horace:

           Geminisquesororibus audet
    Ducere nudachoros.

- Moi, lui répondis-je, j’étais dans une grange qui sentait la vieillepaille, et qui était éclairée au suif ; en fait de musique, il n’yavait ni galoubet, ni flûte, mais bien une grosse caisse à faire tomberles murs de Jéricho. Nous bondissions sur les dalles de la grange sicut agni ovium et sicut arietes,pour répondre à votre citation. »

Lui, en se déshabillant : « Elle est si jolie, ma cousine ! si simple !si moqueuse ! quels doigts !... J’ai ramassé son mouchoir de batiste,il est là sur mon cœur ! et son bouquet de violettes, là sur mon cœur !et son sourire, là sur mon cœur ! et sa voix aimée, là sur mon cœur !C’était charmant ! »

Moi, en bâillant : « Ma danseuse m’a marché sur le pied, et je sensencore son empreinte brûlante là sur mon pied ! et sur ma mainl’empreinte où sa main m’a touché ! C’était charmant aussi !Laissez-moi dormir », m’écriai-je.

Mais lui, racontait toujours les aventures de sa soirée. Jeune hommeheureux, il cherchait à retenir le rêve qu’il avait fait tout éveillé.Moi, au contraire, je ne demandais qu’à me plonger dans un rêvequelconque, tant soit peu aristocratique, pour me délivrer de toutesces pesantes réalités. Heureusement, lorsqu’il fut las de faire dubonheur et de la poésie, mon jeune compagnon s’endormit.

Le jour commençait à paraître. Quelques heures de sommeil sontordinairement tout ce que permet l’agitation d’une situationinaccoutumée. Je ne pouvais plus espérer de me rendormir. Je me mis àune fenêtre qui donnait sur le jardin, observant avec ravissement lesprogrès de l’aurore, aussi sensibles que le pas régulier de l’aiguillesur le cadran ; épiant l’un après l’autre tous les bruits quis’éveillaient successivement.

Quand la basse-cour fut éveillée, quand j’entendis remuer dans lamaison, et quand j’aperçus notre hôte lui-même, en habit blanc, quivenait respirer la fraîcheur matinale, je pris ma revanche sur lelieutenant, et je le réveillai, tout en lui rappelant le but de notrevoyage. L’agitation de la nuit passée lui permit de s’exécuter de bonnegrâce. Après un déjeuner fait de fort bonne humeur, nous partîmes pourle terrain aux antiquités avec notre hôte, enchanté de nous servir deguide et de se procurer une distraction, même scientifique : c’était unévénement rare dans sa vie de provincial.

Nous prîmes le chemin qui nous avait conduits la veille aux danses,près de la rivière. Il me parut tout différent. Le jour matinal, lafraîcheur de la verdure renouvelée par la nuit ; le silence interrompuseulement par le chant de quelques oiseaux et par les explications denotre cicerone ; surtout la liberté de jouir de mon plaisir comme jel’entendais, et de rêver à mon aise, ajoutaient un attrait tout nouveauà des lieux que j’avais déjà trouvés charmants. Je ne pouvais me lasserde me dire que personne à présent ne me commandait plus de m’amuserselon l’usage du pays.

J’essayai alors de communiquer à mes compagnons un peu de monenthousiasme champêtre. Vains efforts ! mon lieutenant pensait à sacousine, passion d’un jour !

Le receveur me répondit, en me faisant observer l’art avec lequel lespaysans employaient à l’irrigation de leurs champs les petites sourcesqui se trouvaient en abondance à mi-côte.

J’aurais donné beaucoup, la veille, pour de pareilles remarques ; maisje ne pus m’empêcher de penser en ce moment que le nombre des gensvraiment sensibles aux beautés de la nature est bien plus rare qu’on necroit.

Tout le monde, sans doute, ressent avec plaisir la tiédeur de l’air,l’éclat joyeux de la lumière ; mais ces jouissances à l’usage de tousn’occupent qu’un instant l’homme qui n’en a pas fait une étude, uneanalyse spéciale. En vérité, il faut, pour bien sentir la nature, êtredevenu connaisseur avec autant d’attention qu’on le fait pour lestableaux. Tel homme s’extasiera devant la gigantesque magnificence d’unchêne séculaire, auquel son voisin répondra, d’un ton approbateur, ceque ce bel arbre, abattu, rendraau moins de cordes de bon bois.

A vrai dire cependant, mes réflexions n’avaient rien d’hostile. J’étaissi heureux ce matin-là ! Je prenais ma revanche sur mes compagnons. Aprésent, j’étais chef d’expédition, j’avais une volonté à faireprévaloir ; j’arrachais le lieutenant au souvenir de ses bellesélégantes, et j’allais faire au receveur les honneurs de son proprepays ; je triomphais !

Je me souvins alors que l’inspecteur des finances me l’avait donné pourun homme de mérite. Je fis appel à ma bonne volonté, et je trouvaibeaucoup de raisons pour justifier l’opinion du receveur. Je merappelai d’abord beaucoup d’hommes de ce mérite tout spécial, qui n’estjamais à dédaigner, surtout chez ceux qui ont fait le sacrifice deleurs facultés et les ont concentrées toutes au service d’une idéeutile. Puis la vie et l’entourage auxquels le receveur avait étécondamné me revenaient en mémoire. Il lui avait fallu sans douteémonder le luxe brillant et dangereux de ses belles qualités inutiles ;se rabougrir pour ne pas exciter la jalousie ; se baisser jusqu’à sesvoisins pour ramasser les seules jouissances qu’on eût laissées à saportée. Peut-être était-ce quelque autre René devenu sage, qui, plusdocile aux conseils, avait enfin compris que le bonheur n’est que dansles voies communes et dans les bureaux de l’enregistrement.

Après plusieurs riants détours dans notre conversation et dans notrepromenade, nous arrivâmes enfin aux antiquités que nous étions venuschercher si loin. Le lieu était peu compliqué et peu gothique. Aprèsbien des efforts et des recherches, nous reconnûmes un petit portiquequi avait dû être d’un assez bon style ; il était à moitié enfoncé dansle sol, et encadré dans les murs d’une sorte de magasin à fagots ; descolonnes plates cannelées, quelques figures devenues camardes etmanchotes, par suite des injures du temps et des polissons, étaient lesseuls restes qui pussent alimenter notre curiosité et notre faim degloire.

On ne connaissait pas autre chose dans le pays en fait de monuments, etl’inspection minutieuse des alentours ne nous donna pas de plus grandesespérances. Faire fouiller le terrain pour trouver des médailles ou desfragments de statues eût été au moins hasardeux ; on ne découvre pastous les jours Herculanum !

Je demandai au lieutenant s’il pensait qu’il y eût là pour nous matièreà publication : il me répondit par un éclat de rire. Au fait, enréunissant à grand’peine tous les plans, profils, coupes, élévations,aspect actuel des lieux, projet de restauration, dissertation sur lagéologie locale, et autres circonstances aussi importantes, nousaurions pu fournir à peine huit à dix cahiers grand-aigle, de sixfeuilles chacun ; cela n’en valait pas la peine, assurément.

Nous nous contentâmes donc, pour emporter d’autres souvenirs que ceuxde la danse de la Saint-Loup, de dessiner une vue détaillée de toutesces pauvres ruines, dont je me promis bien d’envoyer un double toutencadré à notre ami le receveur : ornement bien agréable pour sa salleà manger ! Après quoi, et malgré les instances de notre hôte, nousquittâmes le pays, pour n’y plus revenir, s’il plaît à Dieu !

En rassemblant en moi-même les souvenirs de cette expédition, j’y airetrouvé quelque peu de rancune, et je demanderai à ceux qui s’yconnaissent, si je dois en effet une grande reconnaissance à des gensqui, sous prétexte de me fêter, m’ont confisqué à leur profit toute unesoirée, ont tout dénaturé le plaisir que je me promettais, et l’ontremplacé par l’étalage d’une amabilité bâtarde, d’un esprit frelaté, etd’une bonne grâce achetée avec le Journaldes tailleurs, enfin une perpétuelle contrefaçon de Paris.

Cette maussade aventure m’a dégoûté pour longtemps de la manie desantiquités ; depuis ce temps on ne me parle jamais de ruines sans queje rêve bals champêtres et marchandes d’eau de Cologne. Quoi qu’il ensoit, n’allez pas croire que j’aie manqué de faire, selon l’usage,toutes les offres de service possibles au receveur de l’enregistrementet des domaines de la ville de F***.